Fatale insomnie
Sur le marché Poncelet, la voix tonitruante de Madeleine est tout aussi légendaire que celle de « la Callas » pour les mélomanes avertis. Quoique dans un tout autre registre. Elle fait partie du décor au même titre que le clochard du coin de l'avenue des Ternes, l'étal du fleuriste, le déballage de tissus de Toto ou la boulangerie Paul et sa célèbre baguette à l'ancienne. Il n'y a qu'elle, en effet, pour hurler de la sorte afin de convaincre combien ses moules sont fraîches, et ses crevettes aussi, et inviter à venir le vérifier toute affaire cessante. Tout le monde en convient, à commencer par ceux à qui elle casse les oreilles toute la sainte journée, le marché sans elle serait comme une poule sans ses poussins, un coiffeur sans ses bigoudis et Pâques sans les œufs en chocolat.
Depuis bientôt vingt ans qu'elle est installée là – elle avait accueilli son premier client le 2 décembre 1975 –, elle n'a jamais raté un seul jour d'ouverture. Qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige, Madeleine est fidèle au poste. Le matin, elle se lève à 4 heures pour faire ses achats à Rungis, tenant à être parmi les premières, dès l'ouverture, afin de sélectionner les meilleurs produits. En outre, elle est dure en affaires, intraitable sur la qualité et la fraîcheur, mais paie le prix sans barguigner. C'est qu'elle connaît ses clients, des pointilleux et des râleurs. Dame, le XVIIe arrondissement, ce n'est pas Barbès.
À l'approche de Noël, les journées sont rudes. Il lui arrive alors de rester plus de dix-huit heures debout, sans avoir le temps de s'arrêter un instant. C'est qu'il faut qu'elle ait l'œil à tout, veillant sans relâche à ce que l'écailler ait bien ouvert la commande de madame Dehousse et que le petit commis ne mélange pas les bigorneaux et les bulots. Malgré son embonpoint, elle se démène comme un beau diable et ne ménage pas sa peine.
Remarquez, elle ne se plaint pas. Elle aime son travail et n'en changerait pour rien au monde. Mais cette année, elle ne se sent pas dans son assiette. Depuis le début décembre, elle qui a toujours eu un sommeil de bébé, peine à s'endormir. Et le matin, à sortir du lit. Dans la journée, il lui arrive de connaître de véritables coups de pompe : pour un peu, elle s'endormirait sur son comptoir, l'indéfrisable posée dans la glace en train de fondre. Dans un premier temps, elle met ça sur le compte de l'âge : c'est qu'à 60 ans bientôt carillonnés elle n'est plus une gamine. Mais à l'approche des fêtes, son insomnie s'aggrave. Elle ne dort plus qu'une heure par nuit, et souvent en pointillés. Ce n'est pourtant pas le moment. Il faut au moins qu'elle tienne jusqu'en janvier. Exceptionnellement, elle pourrait peut-être s'arrêter une huitaine. Après tout, ce ne serait pas un drame.
En quelques semaines, Madeleine a perdu près de quatre kilos. Mais ce qui l'inquiète le plus, ce sont ces mouvements désordonnés et incontrôlables qu'il lui arrive d'avoir à certains moments. Au point qu'elle est parfois incapable d'emballer la marchandise des clients. Quant à ouvrir des huîtres, il n'en est même plus question.
Traditionnellement, son fils Christian profite des vacances scolaires – il est enseignant – pour lui donner un coup de main dans la dernière ligne droite, juste avant Noël. Mais, cette année, quand il débarque à la poissonnerie, il est immédiatement frappé par le visage amaigri et les traits tirés de sa mère. Dans l'après-midi, la voyant piquer du nez, il l'envoie se reposer à l'appartement. Mais quand elle réapparaît une heure plus tard, c'est plutôt pire. Sa démarche semble mal assurée. Elle vacille derrière le comptoir, comme si elle avait bu, alors qu'elle ne prend jamais une goutte d'alcool. De plus, son élocution parait pâteuse. À plusieurs reprises, Christian l'entend saluer d'un sonore « Bonjour Monsieur » des clientes fidèles, qui repartent éberluées, se demandant si elles ont bien entendu. Sans compter qu'elle se trompe trois ou quatre fois en rendant la monnaie, elle qui a toujours eu une calculatrice dans la tête. À l'heure de la fermeture, Madeleine est trop fatiguée pour aider au rangement de l'étalage. Non sans mal, Christian réussit à la convaincre d'appeler le médecin du quartier. Celui-ci ne laisse aucun choix à sa patiente : c'est l'hospitalisation immédiate. Madeleine souffre d'une insomnie fatale familiale.
Diagnostic
L'insomnie fatale familiale est une maladie génétique rare, de découverte récente. Cette encéphalopathie spongiforme transmissible à l’homme est caractérisée par l'association d’une insomnie devenant rapidement totale, des troubles du système nerveux, contractions musculaires brusques, involontaires, se répétant à intervalles variables, des troubles sphinctériens) associée à une démence qui peut être tardive.
La maladie évolue vers une issue fatale en moins de 3 ans.
Elle débute vers l'âge de 50 ans, et associe une insomnie devenant rapidement totale à des troubles du système nerveux et des épisodes de myoclonie, contractions musculaires brusques, involontaires, se répétant à intervalles variables. L'évolution est mortelle en moins de trois ans. Très peu connue, cette maladie touche parfois plusieurs membres d'une même famille et fait partie du groupe des maladies à prions, telle la maladie de Creutzfeld-Jakob.
Elle est due à l'existence d'un agent infectieux non habituel constitué en partie ou totalement d'une protéine du patient qui s'est modifiée et accumulée dans les cellules. Les affections à prions touchent également les animaux.
Ces affections sont aujourd'hui difficilement accessibles à tout traitement.