Faux-semblant
À l'école primaire, déjà, Jean-Claude était un teigneux, prompt à prendre la mouche, à se quereller. Par la suite, cette violence lui avait joué bien des tours dans sa vie professionnelle, l'obligeant maintes fois à démissionner, victime de l'hostilité de ses collègues. Obligé de partir, en fait, parce que plus personne ne pouvait supporter son sale caractère. Une fois, il en était même venu aux mains avec son patron : résultat, il avait reçu sa mise à pied le soir même. Mais Jean-Claude prétendait toujours qu'il n'y était pour rien ; que ce n'était pas sa faute s'il était entouré de cons. À l'écouter, les autres lui en voulaient alors qu'il souhaitait toujours arrondir les angles. Mais comme on le poussait à bout, il devait bien réagir.
Ce comportement paranoïaque s'est aggravé depuis un terrible accident de voiture qui l'a laissé handicapé à vie, diminuant la motricité de ses jambes. Plus que jamais, il semble prêt à se battre contre la terre entière, en voulant à l'ensemble de l'humanité de sa situation. Il devient de plus en plus invivable, envoie tout le monde promener, se dispute avec ses voisins comme avec les commerçants. Même avec ses propres enfants, il devient violent. Jusqu'à prétendre ne pas les reconnaître : « Ce ne sont pas mes enfants, ce sont des doubles qu'on m'a envoyés », déclare-t-il un soir, tout à trac, à sa femme. Sur le coup, Sylvie pense avoir mal entendu. Mais quand sa petite fille, Nathalie, âgée de 6 ans, lui demande : « Pourquoi Papa dit qu'on n'est pas ses enfants ? », elle comprend qu'elle n'a pas rêvé. Jean-Claude est de plus en plus bizarre. Mais il est vrai que, la plupart du temps, il paraît tout à fait normal. Malgré le handicap dû à son accident, il a su rester actif, s'occupe admirablement du jardin et bricole des heures entières dans son atelier, réparant tout ce qui est cassé dans cette maison de Neauphle-le-Château.
Pourtant, ce dimanche-là, alors que ses parents viennent déjeuner, Jean-Claude présente à nouveau un comportement curieux. En leur ouvrant la porte, il s'exclame : « Ce ne sont pas mes parents ! », et glisse à l'oreille de sa femme, en la rejoignant dans la cuisine : « Je t'assure, ce ne sont pas eux. D'ailleurs, ils ont disparu en Afrique, tu le sais bien. Je te dis qu'on les a remplacés pour qu'ils me surveillent. » Sylvie fait mine de ne pas comprendre et réussit tant bien que mal à faire passer cette phrase pour une nouvelle facétie de son mari. Elle est anéantie. Son mari devient fou.
Le lendemain matin, Sylvie décroche le téléphone et appelle le médecin en cachette. Jean-Claude n'a jamais voulu entendre parler d'assistance médicale, se considérant en parfaite santé mentale et physique. Mais, cette fois, il faut faire quelque chose. Il déraille complètement. Le généraliste lui dit de ne pas s'inquiéter : il passe dès qu'il a un moment, probablement dans l'après-midi.
Mais quand il se présente à l'improviste, vers 14 heures – Sylvie s'est bien gardée de dire quoi que ce soit –, Jean-Claude ne semble absolument pas le reconnaître. Il devient même agressif, le repoussant brutalement vers la sortie en hurlant : « Vous vous faites passer pour mon médecin, mais vous mentez. Qui êtes-vous, d'abord ? Vous me voulez du mal. Ça fait des années que je sais que vous me voulez du mal. » Un instant désarçonné, le médecin prend rapidement la mesure de la gravité de la situation. En accord avec Sylvie, il décide de faire hospitaliser Jean-Claude en unité psychiatrique, où le diagnostic de syndrome de Capgras est alors porté.
Diagnostic
Joseph Capgras décrit, en 1923, le syndrome qui porte son nom comme une affection mentale, encore appelée « l'illusion des sosies » : c'est une forme d'hallucination visuelle dans laquelle le sujet rencontre de pâles copies des êtres qui lui sont proches.
Ce trouble délirant provoque chez les malades l'illusion que la famille, les amis et toutes les personnes qui lui sont liées affectivement ont été remplacés par des sosies. Ce phénomène peut également se rencontrer avec des objets (habits, meubles, lettres, papiers officiels) que le malade dévalorise. Les sosies qui se succèdent ne sont qu'un pâle reflet, sans relief et sans originalité propre, de la personne originale. Le nombre de sosies augmente avec la gravité du syndrome. Il est rapporté le cas d'une femme qui a visualisé deux mille sosies de sa fille pendant plusieurs années. Les sentiments du patient vis-à-vis du sosie sont variables, allant de l'indifférence à l'agressivité. Des troubles psychiatriques de type psychose ainsi qu'une prédisposition paranoïaque sont souvent associés.
Les causes de cette maladie font aujourd'hui l'objet de nombreuses recherches. Un dysfonctionnement cérébral s'associe au trouble psychiatrique.
L’épilepsie et les traumatismes crâniens peuvent en être une cause. Des lésions de la région temporo-pariétale cérébrale pourraient être mises en cause.
Dans son mémoire Approche clinique du syndrome de Capgras ou Illusion des sosies présenté en juillet 2006, Gaël Le Vacon évoque de nombreuses causes organiques possibles comme par exemple certaines maladies cardio-vasculaires, une tumeur cérébrale, un AVC, une sclérose en plaques, une maladie infectieuse ou métabolique.
Des expériences menées à l'université de San Diego en Californie semblent montrer qu'il n'existe pas de communication entre le centre de reconnaissance des visages et la partie du cerveau qui gère les émotions. Le patient reçoit ainsi une image véritable de la personne qu'il reconnaît, mais ne ressent pas l'émotion qui devrait accompagner cette vision de visages familiers. Une autre partie du cerveau s'efforce alors de compenser cette anomalie et invente des sosies.
L'illusion de Fregoli peut se rapprocher du syndrome de Capgras. Fregoli, illustre imitateur, qui se produisait dans le monde entier au début du siècle, pouvait prendre l'apparence physique et gestuelle des personnages qu'il imitait. Dans ce cas, le malade croit reconnaître un individu, alors qu'il n'existe aucune ressemblance physique avec celui-ci.
Des traitements neuroleptiques associant anxiolytiques et anti-dépresseurs permettent de diminuer les pensées délirantes ainsi que les manifestations d'angoisse et de dépression.