Incompréhension

Levis, banlieue de Québec, octobre 1996. Un alignement de petites maisons blanches, presque identiques avec leurs toits rouges et leurs doubles garages accolés. Une banlieue qui ressemble à celle de n'importe quelle ville d'Amérique du Nord. Sauf qu'ici les rues qui descendent vers le Saint-Laurent et ses débarcadères ouvrent sur le superbe panorama de la vieille ville, dominée par la silhouette massive de Château Frontenac.

C'est dans l'une de ces maisons, rue Ramsay, qu'habite Vicky, son mari et ses trois enfants. Il suffit de passer la porte pour savoir qu'il fait bon vivre chez eux. Un intérieur cosy, chaleureux, avec des meubles de bois clair, des rideaux colorés et des paniers d'osier accrochés un peu partout, débordant de coloquintes et de bouquets de fleurs séchées. Un bon fumet de cuisine, qui envahit tout le rez-de-chaussée : une tourte croustillante, dorée à point, ou un gâteau au chocolat, qui finissent de cuire dans le four de la cuisinière. Sans oublier les jouets des enfants qui traînent sur le tapis du living, ou ceux du chien, éparpillés un peu partout.

Originaire du Kentucky, Vicky avait eu du mal, les premières années, à s'accoutumer à la longueur et aux rigueurs des hivers canadiens. Quand elle voyait venir le bout du tunnel, jamais avant la mi-mai, elle se sentait anémiée par le manque de lumière. Heureusement, cette impression avait été rapidement compensée par la chaleur humaine légendaire des Québecquois. Vicky s'était mise au français très facilement et n'avait pas tardé à se constituer un réseau d'amies avec qui aller « magasiner » ou prendre un verre de vin. En bref, elle avait réussi son intégration.

Malgré les enfants, Vicky avait tenu à conserver son travail à mi-temps de secrétaire à l'université Laval. Afin de ne pas perdre contact avec la vie active, disait-elle. Elle s'y rend tous les matins, empruntant d'abord le bac, au bas de la rue, puis le bus qui la conduit jusqu'au campus, où elle s'occupe essentiellement du suivi de la scolarité des étudiants étrangers, Américains, Français ou Africains en majorité. Elle les aide aussi à écrire leurs mémoires de fin d'études, boulot passionnant qui lui permet de conserver une certaine vivacité intellectuelle.

Vicky est également impliquée dans la vie associative, beaucoup plus active au Québec que dans la vieille Europe. Elle s'occupe notamment d'une association sportive, dans laquelle ses trois enfants sont inscrits. En été, elle organise des stages de nature, de voile, d'escalade et, en hiver, des séjours de ski ou de patinage. Elle est toujours partante pour accompagner un groupe, quitte à devoir rattraper ensuite ses heures à l'université. Mais là comme ailleurs, Vicky doit faire très attention aux conséquences éventuelles de ce qu'elle est bien obligée d'appeler sa « maladie ».

Déjà, quand elle était gamine, elle passait pour une casse-cou, entraînant frères ou cousins dans des aventures intrépides. Plus d'une fois, sa mère l'avait retrouvée sur le toit de la maison, faisant le clown pour amuser ses copines. Cette dernière se souvient encore du jour où elle l'avait vue ressortir, rigolarde et couverte de suie, par le manteau de la cheminée du salon parce qu'elle souhaitait savoir comment s'y prenait le père Noël.

Ce n'est que bien plus tard que Vicky avait pris conscience de son étrange anomalie. À la naissance de son dernier enfant, en fait. Tout avait commencé quand le directeur de l'université, furieux d'une erreur faite par Vicky en tapant un courrier, était entré dans son bureau en colère. Impassible, elle ne comprenait pas ce qui se produisait, comme si elle n'arrivait plus à analyser les réactions de son supérieur. Lui-même avait été troublé, mais pensait qu'il s'agissait d'un mode de défense. Quelques jours plus tard, un autre événement aussi curieux s'était produit : son dernier enfant souffrait de maux de ventre mais n'osait pas se plaindre à sa mère. Et c'est son père qui remarqua les signes de souffrance de sa fille. Vicky ne voyait rien, à nouveau incapable de réagir.

Depuis, elle est devenue un sujet d'études pour les médecins. On parle d'elle dans les colloques les plus pointus. On s'est aperçu, en effet, qu'en plus d'ignorer la peur, Vicky est dans l'incapacité totale de lire une expression négative sur un visage. Ainsi, quand son directeur hausse le ton contre un étudiant, elle ne le remarque même pas. Et il en va de même avec son mari, ses enfants ou ses amis. Bien sûr, avec les années, Vicky a appris à gérer ce handicap, à se fabriquer des points de repère personnels, mais elle doit rester constamment en éveil. Enfin, au moins maintenant, elle sait que sa pathologie porte un nom : la maladie d'Urbach-Wiethe

Diagnostic

La maladie d'Urbach-Wiethe, encore appelée protéinose lipoïde est une affection génétique très rare qui provoque un enrouement, des épisodes d’acné et d’éruption cutanée accompagnée d’une infiltration et d’un épaississement de la peau et de certaines muqueuses. Cette maladie provoque également des anomalies : elle détruit l'amygdale, petite structure du cerveau, et entraîne l'incapacité de lire la peur sur le visage humain avec une impossibilité d'interpréter une réaction négative comme la colère. Le patient atteint est normalement intelligent, mais connaît un handicap dans sa vie privée et professionnelle. Les réactions de joie ne présentent, elles, aucun problème d'identification.

Des chercheurs de l'université d'Iowa (États-Unis) ont analysé ce phénomène chez une patiente, lui ont présenté une série de photos de visages connus qui exprimaient différentes émotions. Elle a identifié les visages, analysé la joie mais fut incapable de décrire l'expression d'une de ses amies hurlant de peur.

Les amygdales sont deux structures symétriques impliquées dans la reconnaissance de la peur et des expressions négatives.