Des orgasmes incongrus
« Au fond, je regrette presque », se dit Anna en songeant aux trois années écoulées. Des années tellement étranges, perturbantes, mais aussi, parfois, si délicieuses. Seulement, ça, Anna ne peut le confier à personne, pas même à ses proches. Ils ne comprendraient pas qu'elle ne puisse pas être heureuse d'être guérie. Et pourtant…
Anna est une jeune femme sportive, dynamique, hyperactive dirait-on aujourd'hui. Elle est sans cesse en mouvement. Avec ses yeux rieurs, son visage avenant, elle force la sympathie. Entrée dans cette grande entreprise de transports de la banlieue d'Orléans pour une mission d'intérim de quelques mois – hôtesse d'accueil, c'était son titre –, elle y exerce aujourd'hui la fonction de secrétaire aux services financiers. Pour tout un chacun, ces colonnes de chiffres, ces listings comptables interminables pourraient paraître rébarbatifs. Mais pas pour Anna. Au contraire. « C'est comme un jeu », dit-elle. Elle trouve un côté rassurant à tout ça. « C'est concret, ça me plait ».
Les premiers troubles d'Anna surgissent un dimanche d'hiver, juste avant Noël, sans que rien n'ait pu le laisser présager. Partie pour une grande randonnée, elle décide de s'assoir quelques minutes sur une souche afin d'observer l'éveil de la nature dans cette aube encore naissante. Elle sent sur elle la chaleur des premiers rayons du soleil. Une sensation de bien-être l'envahit toute entière. Ce n'est pas quelque chose de nouveau pour elle. Sauf que, cette fois, cela prend une ampleur très particulière, bien plus forte que d'habitude. C'est comme une jouissance, presque un orgasme. Elle a du mal à retenir un cri. La sensation d'extase se prolonge quelques minutes encore, accompagnée d'un halètement saccadé qu'elle ne parvient pas à réprimer. Et quand cela s'arrête, aussi brutalement que cela a commencé, Anna est comme groggy. Elle reste assise là un long moment, les yeux hagards, perdus dans le vide. Elle a l'impression de ne plus pouvoir bouger. Son cou est raide, sa nuque, ses épaules, tout son corps, en fait. Quand elle finit par reprendre ses esprits, elle est très perturbée par ce qu'elle vient de vivre. D'autant que tout cela lui semble impossible à raconter à qui que ce soit. Comment expliquer, sans passer pour une folle, que l'on a connu l'extase comme ça, seule dans la forêt, et sans le moindre attouchement ? Au bout de quelques minutes, son corps retrouve sa souplesse, sa mobilité usuelle, et Anna peut reprendre sa marche. Au fond, se dit-elle, l'incident est sans doute à mettre sur le compte de l'excitation d'avant Noël et de la proximité des fêtes. Pas de quoi s'alarmer !
Mais les troubles d'Anna ne s'arrêtent pas là. Dans les semaines et les mois qui suivent, elle revit à intervalles plus ou moins réguliers le même phénomène et avec un scénario en tout point identique. Ce qui finit par perturber profondément son existence. La seconde fois que cela lui arrive, c'est au travail. Elle est assise à son bureau, dans le vaste open space qui abrite la quasi-totalité des services commerciaux et financiers de l'entreprise. Ses doigts volent au-dessus du clavier de son ordinateur. Bien que très concentrée sur son travail, Anna sent soudain monter en elle cette même sensation de jouissance, proche de l'orgasme, qu'elle a connue quelques semaines plus tôt en forêt. Sauf que cette fois-ci, cela se produit sous le regard de tous ses collègues. Elle parvient pourtant à retenir le cri qui s'apprête à sortir de ses lèvres et maîtriser tant bien que mal sa respiration. Mais quand tout cela retombe, comme un soufflé monté trop vite, Anna connaît comme la première fois une forme d'absence : elle reste les mains en suspens au-dessus de son clavier, le regard vide, comme figée. Au point que sa collègue d’en face finit par se rendre compte qu'il se passe quelque chose d'anormal. « Tu ne te sens pas bien ? Tu veux que je t'apporte un verre d'eau ? », lui demande-t-elle attentionnée. Anna est vraiment obligée de prendre sur elle pour lui répondre. « Ce n'est rien, ça va passer. », murmure-t-elle dans un souffle. Mais elle se sent totalement épuisée. Anna finit par se ressaisir. Mais le soir, en rentrant chez elle, elle ne peut s'empêcher de repenser à l'incident. Comment un tel truc peut-il arriver ? Elle n'y comprend rien. Ce qu'elle comprend, surtout, c'est qu'elle est seule face à son problème. Car elle ne sait vraiment pas à qui en parler, ni comment.
Par chance, quand cela se reproduit, c'est plutôt dans des moments d'intimité, lorsqu'Anna vaque à ses occupations ménagères, seule chez elle, ou pendant l'une de ses balades en solitaire dans la forêt. Sans témoin, en tout cas. Et Anna, du coup, finit même par y trouver une forme de satisfaction. D'autant que depuis sa rupture avec son dernier petit ami elle n'a plus personne dans sa vie. Certes, elle voudrait bien comprendre ce qui se passe en elle mais, en même temps, et à partir du moment où cela n'interfère pas dans sa vie professionnelle ou familiale, elle s'en accommode. Et il y prend même du plaisir, doit-elle s'avouer. Un plaisir souvent bref, presque éclair, mais à chaque fois terriblement intense. Au point, parfois, de lui arracher des larmes de bonheur. Mais c'est justement ça qui rend la chose indicible. Non pas qu'elle se sente coupable. Non, c'est plutôt qu'elle a l'impression de ne plus être maîtresse de ses sensations, de ne plus être maîtresse de son propre corps. Et elle ne supporte pas l'idée que les choses puissent échapper ainsi à sa volonté. Elle y voit une forme de faiblesse qui ne lui ressemble pas et la met mal à l'aise.
Finalement, tout cela se dénoue au cours d'un dîner. Ce soir-là, Anna a rendez-vous avec ses parents dans une grande brasserie du centre, à l'occasion de l'anniversaire de sa mère. L'atmosphère est détendue et chacun lève son verre de champagne en l'honneur de celle qui fête aujourd'hui ses 48 ans. Tous se sont ralliés à l'idée d'une choucroute. Mais le serveur a à peine le temps de poser les plats de choux et de charcuterie sur la table qu'Anna est la proie d'une crise encore plus brutale et plus violente que toutes celles qu'elle a connues jusqu'alors. Cette fois, c'est véritablement un râle de plaisir qui s'échappe d'elle sans qu'elle puisse faire quoi que ce soit pour le retenir. Ses membres se tordent malgré elle, sous l'effet de la jouissance, ses jambes s'emmêlent, ses doigts se crispent sur sa bouche comme pour retenir un cri. La sueur commence à perler sur son front. Anna gémit, se met à baver. Les traits de son visage se rétractent comme sous l'effet d'une douleur fulgurante. Il n'est plus vraiment question de plaisir, maintenant. C'est même tout le contraire. Son corps tout entier est pris de tremblements et elle finit par tomber de sa chaise, entraînant la nappe avec elle, et toute la vaisselle. Autour d'elle, tout le monde s'agite. C'est la panique. Quand les pompiers débarquent, à peine quelques minutes plus tard, ils découvrent Anna allongée sur le sol du hall d'entrée, à demi inconsciente. Sa langue blessée par des morsures sort de sa bouche, du sang s'écoule de la commissure de ses lèvres. Ses yeux sont révulsés et elle ne paraît plus vraiment savoir où elle se trouve. Le diagnostic de crise d'épilepsie est rapidement posé. Les pompiers la conduisent directement aux urgences de l'hôpital. Anna recouvre rapidement ses esprits. Le médecin décide néanmoins de la garder en observation. Le lendemain, la jeune femme est transférée dans le service de neurologie pour y subir des examens complémentaires, EEG et scanner. Ceux-ci mettent en évidence un foyer temporal droit, responsable des auras orgasmiques que connaît Anna depuis 3 ans maintenant.
Diagnostic
L'épilepsie témoigne d'une souffrance cérébrale provoquée par des décharges paroxystiques anormales correspondant à l'activation incontrôlée d'un grand nombre de cellules du système nerveux, appelées les neurones. Les crises d'épilepsie se répètent à un rythme plus ou moins fréquent et de manière plus ou moins violente ou prolongée.
Les manifestations varient selon la région du cerveau atteinte : peuvent alors survenir par exemple des pertes de connaissance brutales, des absences, des troubles du comportement, des difficultés à parler, à voir ou à entendre, des mouvements anormaux ou des hallucinations auditives ou visuelles.
Les crises d'épilepsie se manifestent sous des formes très variées mais restent le plus souvent stéréotypées. Elles s'accompagnent de manifestations de l'électroencéphalogramme. Les causes de l'épilepsie sont nombreuses et peuvent être principalement d'origine traumatique, tumorale, vasculaire ou infectieuse.
L'aura épileptique correspond à un épisode épileptique au cours duquel le patient reste conscient et garde un souvenir précis de la manifestation qu'il a vécue. Elle correspond à une crise partielle simple sans perte de connaissance. Les auras épileptiques peuvent provoquer des manifestations très variables comme des hallucinations olfactive, visuelles… ou très exceptionnellement un orgasme. Une aura épileptique peut annoncer la survenue d’une crise d’épilepsie plus sévère. Selon son type, il est possible de repérer la localisation de la zone cérébrale concernée.
L'aura orgasmique est un cas rare de manifestations d'épilepsie au cours de laquelle la personne ressent un véritable orgasme.
Les auteurs d'une étude publiée en 2002 dans la revue Neurology, précisent la valeur localisatrice de l'aura orgasmique. Ces auras orgasmiques seraient provoquées par l'activation de la région fronto-temporale de l'hémisphère droit, identique à celle qui produit l'orgasme physiologique. Le rôle de cette partie du cerveau avait déjà été préalablement mis en cause lors de la masturbation en raison de sa plus grande irrigation. De nombreux travaux ont montré que le cerveau était le centre de l'orgasme féminin et intervenait comme coordinateur du plaisir et du désir.