La rivière sur tableau
New-yorkaise de naissance, Jane est, à 82 ans, une vieille dame dynamique qui vit seule dans un immense loft du sud de Manhattan, dans le quartier de Soho. Quand elle a emménagé là, vingt ans plus tôt en 1966, tous ses amis l'avaient prise pour une folle. Pourtant, aujourd'hui, le moindre mètre carré s'y dispute à prix d'or, et beaucoup lui envient son appartement. Jane a manifestement eu le nez creux, elle qui pourtant n'a jamais été une femme d'affaires.
Son immeuble jouxte la fondation Guggenheim, un vaisseau de briques rouges et de fonte consacré à l'art contemporain installé dans une usine désaffectée restaurée à grands frais. Elle ne rate jamais un vernissage ou une exposition quand elle est à New York. Elle-même n'hésite pas à acheter des œuvres de jeunes artistes lorsque ses moyens le lui permettent. Des œuvres qu'elle accroche, au gré de sa fantaisie, sur les murs blancs de son appartement.
Très alerte pour son âge, elle voyage beaucoup, n'hésite pas, sur un simple coup de tête, à sauter dans un avion pour Milan ou Paris. Des villes qu'elle connaît depuis l'époque où elle était mannequin vedette et où elle faisait les défilés de haute couture. Elle y a tissé des liens à la fois affectifs et professionnels, et éprouve toujours du plaisir à y revenir, même si nombre de ses relations sont décédées. Elle doit se faire à cette idée : elle est quasiment la dernière survivante d'une époque engloutie. Les hommes de sa vie, et Dieu sait s'il y en a eu, sont tous morts depuis longtemps. Par chance, ils lui ont légué une fortune suffisante qui lui permet de vivre à sa guise, sans avoir à se soucier des contingences matérielles.
Quand elle est à New York, Jane reçoit beaucoup. Des dîners intimes, autour d'un plat de pâtes qu'elle fait venir d'un restaurant de Little Italy. Elle joue au bridge presque tous les après-midi ; va régulièrement au théâtre ou au concert, jusqu'à trois fois par semaine pendant la saison. Elle ne dédaigne pas non plus de passer une soirée seule chez elle, à écouter de la musique, à lire ou à regarder un bon film à la télévision.
Ce soir-là, justement, Jane a décidé de ne pas sortir. Elle place sur sa platine laser un disque de cantates de Bach et s'installe sur son canapé en allumant un cigare, son seul plaisir inavouable. Au bout de quelques instants, elle a l'impression que la rivière, peinte sur le tableau face à elle, se met à couler, entraînant dans ses flots une multitude de poissons colorés et d'animaux enrubannés. Cette étrange sensation ne dure pas plus de quelques minutes et disparaît aussitôt. Jane est intriguée. Sans doute a-t-elle rêvé. Fatiguée, elle a dû s'assoupir. D'ailleurs, elle décide d'aller se coucher.
Mais trois jours plus tard, alors qu'elle est à nouveau seule chez elle, le même phénomène se reproduit. À peine Jane est-elle installée sur son sofa que la rivière coule. Cette fois, ce sont des dizaines de chats qui se noient dans ses eaux, en se débattant éperdument. Jane perd la mesure du temps. Quand cette hallucination, qui lui laisse une horrible impression de malaise, cesse enfin, elle réalise qu'elle n'a pas dormi. Serait-elle en train de devenir folle comme son amie Lisbeth qui a perdu la raison en moins d'un mois et qu'il a fallu placer dans une maison spécialisée ? Jane est paniquée : elle s'était pourtant juré de ne jamais finir comme cela.
Le lendemain matin, en se réveillant, elle ne ressent plus le moindre trouble. La rivière est bien à sa place sur le tableau, sagement enfermée dans son cadre d'acier poli. Durant toute la journée, elle se surveille avec la plus grande vigilance. Mais non, décidément, elle marche parfaitement droit et voit tout à fait clair. Jane décide cependant d'en toucher un mot à son médecin. Après lui avoir rapporté ses visions, celui-ci lui fait subir une série d'examens, dont les résultats, quelques jours plus tard, s'avèrent des plus normaux. Il n'y a rien d'inquiétant, lui dit-il au téléphone. Mais Jane croit déceler un soupçon d'hésitation dans sa voix. La suspecterait-il de devenir sénile ?
Dans les jours qui suivent, elle hésite de plus en plus à sortir de chez elle. Il faut dire que ses visions ont repris. Jane passe désormais des heures assise sur son canapé, un verre de whisky à la main, à regarder couler sa rivière. Elle y prend même une sorte de plaisir hypnotique : le spectacle de cette eau qui balaie tout sur son passage agit sur elle comme un sédatif et finit par l'apaiser. Pour un peu, elle ne bougerait plus de là.
Heureusement, un ami de longue date, qui s'inquiète de ne plus avoir de ses nouvelles, réussit à l'arracher à sa contemplation morbide. Jane, après quelques hésitations, se confie à lui : elle est en train de perdre la boule, lui confie-t-elle. Il l'oblige alors à prendre rendez-vous chez son propre médecin, qui ne tarde pas à la rassurer. Non, Jane n'est absolument pas folle ni sénile : elle souffre, en fait, du syndrome de Charles Bonnet.
Diagnostic
Le syndrome de Charles Bonnet entraîne des hallucinations visuelles chez des personnes âgées indemnes de problèmes neurologiques ou psychologiques. Peu connue, cette maladie est souvent considérée à tort comme une confusion ou une démence, isolant ainsi les malades. Il faut, bien entendu, effectuer des examens pour éliminer ces pathologies.
Les hallucinations sont exclusivement d’ordre visuel.
Les personnes atteintes sont souvent âgées, ne présentent aucun trouble mental et souffrent la plupart du temps d'un déficit de l’acuité visuelle lié au vieillissement ou à des lésions des nerfs de la vision.
Les hallucinations surviennent brutalement, durent de quelques jours à plusieurs années. Elles n'entraînent pas de gêne pénible et provoquent parfois même un certain plaisir parce qu'elles peuvent être amusantes. L'occlusion des yeux entraîne leurs disparitions.
Ces hallucinations peuvent être très simples. Le patient visualise des oiseaux ou des tapisseries qui semblent bouger, des paysages somptueux. Les images se succèdent rapidement, sont brillantes, éclatantes et révèlent un souci du détail. Elles sont souvent merveilleuses et drôles. Des animaux apparaissent plus d'une fois sur deux. Parfois, ces hallucinations sont plus complexes, et le sujet visualise de véritables scènes très élaborées, comme un défilé militaire.
Le stress, la solitude, l'inactivité peuvent être des facteurs déclenchants. Des méthodes sont conseillées pour éviter l'apparition de ces hallucinations : parler aux personnages, s'approcher d'une source lumineuse, se concentrer sur d'autres objets, fermer les yeux…
Il n'existe aucun traitement, mais il est parfois indispensable de corriger une acuité visuelle déficiente qui est souvent associée au syndrome.
Bien connaître cette maladie rare permet d'aider les patients, de les rassurer, de les prendre en charge psychologiquement et de leur faire comprendre que cette anomalie n'est pas grave.