Rouge porto

En sortant de la salle de gym de la rue Chanez, à Paris, où il venait de pratiquer son heure quotidienne de musculation, Jean-François n'avait pu retenir une grimace douloureuse. Son fichu mal de dos le reprenait. C'était bien sa veine en ce jour où il devait visiter trois chantiers. Il avait peiné comme un beau diable pour remonter les escaliers du vestiaire et s'installer sur le siège de son 4x4. Décidément, il se souviendrait de cet hiver 1992.

Certes, Jean-François avait toujours été un peu négligent en ce qui concernait sa santé, faisant trop confiance à sa bonne étoile et à sa résistance hors du commun. Athlète depuis son plus jeune âge, il pratiquait les sports de glisse aussi souvent que son boulot d'architecte le lui permettait et entretenait régulièrement sa forme, pour ne pas dire ses formes, au Gymnase Club : du reste, il était fier de ses abdos en plaque de chocolat, de ses pectoraux rebondis, et ne perdait jamais une occasion de les exhiber, affectionnant les tee-shirts moulants et les jeans serrés. Célibataire endurci, il collectionnait les conquêtes féminines.

En fait, Jean-François ne supportait pas d'être malade. Le seul médicament que contenait son armoire de toilette était un tube d'aspirine régulièrement renouvelé. Hormis celui-ci, point de salut. Pourtant, à plusieurs reprises déjà, il avait connu de telles douleurs lombaires. Mais chaque fois, il lui avait suffi de ralentir ses activités sportives et d'adopter un traitement anti-inflammatoire fourni par un ami pharmacien pour que tout rentre dans l'ordre. Il avait bien consulté un médecin trois ou quatre ans auparavant, à l'occasion d'une crise plus violente que d'habitude, qui avait émis l'hypothèse d'un début d'arthrose et suggéré de vérifier en procédant à une radio, mais trop absorbé par ses différentes activités, Jean-François n'avait jamais pris rendez-vous dans un centre de radiographie.

Cette fois, la crise semblait plus sérieuse. Au bout de huit jours, et malgré l'arrêt de tout exercice physique, Jean-François avait de plus en plus mal au dos. Qui plus est, les articulations de ses genoux le faisaient souffrir : monter trois marches d'escalier devenait très pénible. Cette fois, il ne pouvait plus se dérober : c'était le médecin ou la chaise roulante. Après avoir procédé à l'examen d'usage, un spécialiste lui avait fait subir un interrogatoire serré. Un peu gêné, Jean-François avait été obligé d'avouer qu'il émettait des urines noires depuis des années. Il souffrait, en fait, d'ochronose.

Diagnostic

La découverte de l'anomalie urinaire de Jean-François a permis d'effectuer le diagnostic souvent difficile de l'ochronose. Depuis l'enfance, il présentait une alcaptonurie, propriété particulière que présentent les urines : se colorer en rouge porto lors de leur exposition à l'air libre. Une anomalie bénigne qui peut rester asymptomatique pendant trente ans, puis évolue progressivement vers l'ochronose.

Cette maladie est provoquée par l’absence de l'acide homogentésique-oxydase provoquant une accumulation d'acide homogentésique dans les tissus.

L'ochronose, qui vient du grec, ochros, signifiant ocre, et nosos, maladie, est due à l'accumulation de pigments ochromatiques, de couleur brunâtre, sur les tissus conjonctifs. Des dépôts colorés sont alors observés fréquemment sur la sclère des yeux, les pavillons des oreilles et les ongles de la main. L'arthrose ochronique en représente la manifestation la plus invalidante. Des douleurs et une raideur des genoux, de l'épaule, des hanches suggèrent alors une arthrose banale qui peut égarer les médecins, retarder le diagnostic et entraîner une évolution plus sévère. Le pronostic de cette maladie dépend de l'atteinte cardiaque et rénale, qui peuvent mettre en jeu le pronostic fonctionnel et vital.

La patiente la plus connue reste une momie égyptienne remontant à 1500 avant Jésus-Christ. Des études radio-logiques ont permis de découvrir sur elle des dépôts caractéristiques.

Le diagnostic de l’ochronose s’effectue le plus fréquemment lors de la découverte de calcifications discales, d’une pigmentation ochronotique et du noircissement des urines à l'air ambiant.

Cette maladie, dont le diagnostic est souvent difficile et effectué tardivement, doit être dépistée le plus précocement afin d'éviter des complications plus sérieuses et de commencer une prise en charge thérapeutique, comprenant notamment des médicaments antalgiques et des anti-inflammatoires.