La vie en rose
À 62 ans bien sonnés, Marcel Delourme passait pour un rude gaillard un peu bourru, mais avec un cœur « gros comme ça ». Sa haute stature, un bon mètre quatre-vingts, et ses épaules solidement charpentées par la pratique régulière des travaux des champs en imposaient encore facilement aux godelureaux du voisinage. « Le père Delourme, faut pas lui marcher sur les pieds », avait-on coutume de dire de lui, en aparté. Adepte chevronné du dicton et du proverbe, il maniait la repartie cinglante avec l'aisance du commerçant qu'il avait été autrefois. Et personne, au village, ne se serait hasardé à s'y frotter de trop près. Encore que tous s'accordaient à reconnaître qu'au fond « c'était un bon gars ». Le tout était de savoir le prendre. Avec un rien de doigté, on pouvait en faire ce qu'on voulait : doux comme un mouton, un agneau tout juste sorti du ventre de sa mère.
Veuf à 27 ans, celui-ci n'avait pas eu d'enfant et, sans descendance, sa ferme était condamnée à un abandon inéluctable. Un véritable crève-cœur pour cet homme de devoir qui donnait aux labours une valeur quasi métaphysique.
Mais, pour l'heure, il n'y avait pas péril en la demeure. Car la vitalité de Marcel faisait des envieux parmi les sexagénaires des environs. Sa silhouette d'éternel jeune homme – pas un pouce de graisse, sauf un soupçon d'estomac qu'il s'évertuait à rentrer avec élégance – lui valait des regards attentionnés, pour ne pas parler d'une certaine convoitise, de la part de ces dames au marché qui se tenait chaque mercredi à Saint-Flour.
Pour tout dire, de multiples légendes circulaient à son sujet. Il avait la réputation d'un séducteur invétéré. Sans doute cela tenait-il en partie à son ancien statut de résistant qui l'auréolait du prestige de l'aventurier. Et également à un séjour de plusieurs années à Paris dans l'immédiat après-guerre.
En fait, on lui prêtait probablement beaucoup plus d'aventures amoureuses qu'il n'en avait réellement vécues. Car, s'il était « monté » à la grande ville, c'était tout simplement pour se marier. Il avait alors connu dix années de bonheur quasi parfait avec sa Jeanne, une vraie petite Parisienne à la langue bien pendue et au regard piquant. Et il ne pouvait s'empêcher de penser que ce bonheur durerait encore sans ce fichu cancer qui lui avait enlevé son épouse en moins de six mois. Une perte dont il n'avait pu se remettre, même s'il n'en parlait jamais.
Et depuis lors, Marcel menait une existence presque monacale de célibataire endurci. Non qu'il fût un parangon de vertu. Il lui arrivait bien de fréquenter de temps à autre les prostituées de Clermont, à l'occasion d'un achat de nouveau matériel agricole ou d'une visite à son banquier. Mais, en dehors de ces plaisirs tarifés, on ne lui connaissait aucune aventure régulière. Ce qui n'empêchait pas les imaginations de trotter et les langues de tourner. Il est vrai qu'il avait bien failli « marier » la Colette, la fille cadette de l'ancien maire. Un beau brin de femme, à la franche gaieté et aux bras robustes. C'était peu de temps après son retour au village, dans les années cinquante. Mais, finalement, l'affaire ne s'était pas faite. Nul ne savait exactement pourquoi. La vérité c'est qu'au fond, derrière ses allures revêches, ce brave Marcel cachait un cœur de midinette : sa Jeanne, il lui avait juré fidélité au-delà de la mort. La Colette, il l'aimait bien, mais pas assez pour oublier Jeanne.
En venant de Saint-Flour, vous trouverez la ferme de Marcel sur votre droite, à l'entrée de Coussergues, au bout d'un petit chemin de terre qui débouche sur une vaste esplanade rectangulaire où s'ébrouent, en général, une bonne demi-douzaine de canes de barbarie. À l'écart des autres habitations du village, ce qui correspond bien à la misanthropie latente de son propriétaire, elle se compose de deux bâtiments en L délimitant la cour aux canards.
Depuis son retour au pays, qui avait suscité maints commentaires, Marcel Delourme menait l'existence de n'importe quel paysan du coin. Il s'était fondu dans le paysage au point que la plupart avait oublié qu'il n'avait pas toujours été là. Après un lever matinal, sa vie, telle celle des moines bénédictins, était réglée comme une horloge ; la traite, le sarclage au potager, les labours, le fourrage, le grain à jeter aux poules, le travail ne manquait pas, qui le conduisait jusqu'au moment du dîner et de la lecture du journal. Car Marcel était probablement l'un des derniers du village à ne pas avoir sacrifié à l'achat du sacro-saint poste de télévision, une « boîte à conneries » selon lui, « tout juste bonne à abrutir le gogo ». Son vieil appareil de radio lui suffisait amplement. Et encore ne l'écoutait-il que le matin, avant la traite.
« De toute façon, pour ce qu'ils ont à raconter ! Toujours les mêmes balivernes, 'y a longtemps que je les connais par cœur. »
De son passé, Marcel ne soufflait mot. Il semblait l'avoir complètement évacué, oublié. Était-il heureux ? Sans doute ne se posait-il même pas la question. Il avait fait un choix, il s'y tenait, voilà tout. Quant à l'avenir, il se gardait bien de l'évoquer : « Tant que mes jambes me porteront. » C'était, à ce sujet, son entrée en matière préférée. Une forme de sagesse paysanne qui coupait court à tout débat.
Pourtant, ce matin de septembre 1989, Marcel ressent les premiers symptômes d'un mal qui allait lui réserver bien des surprises et des désagréments. À son réveil, il se retrouve assis sur le bord du lit, un vieux lit de noyer hérité de ses parents, les yeux dans le vague. Il est incapable du moindre mouvement, comme si ses jambes refusaient de le porter. Une immense lassitude s'est abattue sur lui, le clouant sur place. Ses membres sont lourds, inanimés, ses mains ne répondent plus, son torse est en proie à un léger balancement qu'il ne parvient pas à maîtriser, sa tête est vide. C'est alors qu'il croit entendre une musique. Une chanson plus précisément. Il ne l'identifie pas d'emblée. Mais, bientôt, celle-ci se fait plus précise, plus présente aussi :
« Quand tu me prends dans tes bras, tu me parles tout bas, je vois la vie en rose… »
Il a l'impression qu'elle vient de la pièce à côté. Il est pourtant bien sûr de ne pas avoir allumé la radio depuis la veille. De toute façon, il ne dispose pas de l'énergie suffisante pour aller vérifier. Il n'a pas d'autre choix que de se laisser bercer par cette rengaine venue du fond des temps, d'un passé qu'il croyait à jamais enseveli.
Cet état ne va durer en fait que quelques secondes, une minute tout au plus. Ce laps de temps écoulé, Marcel sort progressivement de sa torpeur, réussit à se lever. Son premier réflexe le conduit auprès de son vieux poste à lampe : pas de doute possible, celui-ci est bien éteint. Mais alors, d'où venait cette musique ? De dehors ? Allons donc, la première maison se trouve à plus de cinq cents mètres ! Et il n'a jamais rien entendu de tel depuis plus de trente ans qu'il est installé ici. « J'ai dû rêver », finit-il par se dire.
Marcel retrouve peu à peu sa motricité habituelle. Il met à réchauffer la soupe de la veille, qu'il arrosera d'une généreuse rasade de vin rouge et épaissira de pain coupé en morceaux. Après la traite, Marcel se rend au Jardin pour y sarcler les pommes de terre et fumer les planches de haricots avant l'hiver. L'air vif de l'automne achève de le réveiller. Tout à son ouvrage, il ne voit pas le temps passer. Quand midi sonne au clocher, il a complètement oublié l'incident du matin.
Il se sent bien un peu fatigué, mais attribue la chose à son labeur ininterrompu depuis l'aube : « Ma foi, c'est que je ne me fais plus tout jeune. Va falloir apprendre à se ménager, mon vieux ! »
Après le souper, Marcel chausse ses lunettes et feuillette sans conviction son journal. Il n'a pas vraiment le courage de lire. À 21 heures, il décide d'aller se coucher, avec la satisfaction du devoir accompli. C'est qu'il en a encore abattu, du boulot, dans sa journée. Pour sûr, c'est pas un feignant, le Marcel. À peine la tête sur l'oreiller, il s'endort du sommeil du juste.
Mais, le lendemain matin, Marcel se réveille dans le même état que la veille. Il se redresse péniblement en appuyant son dos à la tête du lit, sans pouvoir aller plus loin. Il est saisi d'une sorte d'hébétude qui le paralyse totalement. La bouche ouverte, les lèvres pendantes, il ne peut articuler la moindre parole. La panique le prend. Dans un ultime effort, il tente de bouger ses bras. Rien n'y fait. Il a l'impression de sombrer dans un puits, dans un grand trou aux parois inaccessibles.
Une descente sans fin, vertigineuse, qu'il ne maîtrise plus. Il ne sait plus où il est, ne reconnaît rien autour de lui. Comme s'il avait perdu tout contrôle sur lui-même et sur ce qui l'entoure. Plongée dans la nuit, sa chambre n'a plus de limites. Les objets familiers s'enfuient dans le lointain. Son lit est un radeau qui dérive sur un lac sans fond. Il se sent fatigué, épuisé, au bord de l'évanouissement. Bouger la tête lui paraît une tâche insurmontable. Et soudain la musique revient, identique, lancinante. Il voudrait la chasser, la repousser, mais n'a aucune prise sur elle :
« C'est moi pour lui, lui pour moi dans la vie. Il me l'a dit, l'a juré sur la vie… ».
Cette chanson, il la connaît trop bien. C'est la chanson de Jeanne, celle qu'elle fredonnait chaque matin en faisant sa toilette dans leur deux-pièces de la rue Duhesme, qu'ils avaient loué au-dessus du magasin. Pourtant, ce n'est pas sa voix à elle qu'il entend. C'est bien celle d'Édith Piaf, il serait prêt à le jurer. Tout y est, l'orchestre, les chœurs, et même les grésillements caractéristiques des vieux enregistrements sur disques vinyle.
Cette fois-ci, l'étourdissement de Marcel va durer un peu plus longtemps que la veille : deux minutes, peut-être, il ne saurait dire exactement. Quand le cauchemar s'arrête, aussi brusquement qu'il a commencé, les choses reprennent leur place assez rapidement. Au point que Marcel se prend à douter :
« C'est pas possible. On veut me faire une blague, une mauvaise plaisanterie. Quelqu'un a dû cacher un poste de radio dans la maison. »
Il se secoue, sort de son lit d'un mouvement décidé, se met à fouiller méthodiquement la pièce, regarde sous le lit, dans la grande armoire à glace, ouvre la table de nuit, là où on plaçait autrefois le pot de chambre, procède de la même manière dans la cuisine, mais ne trouve rien :
Tout de même, il n'a pas rêvé : il faut bien que cette fichue musique vienne de quelque part. Il poursuit son inspection dans les dépendances, la laiterie, le cellier. Même la cave y passe. En vain. Mais son travail quotidien l'attend : musique ou pas, les vaches il faut les traire. Puis, dans le tourbillon de ses activités, Marcel en oublierait presque l'affaire si ce n'était ces bouffées de fatigue, inhabituelles, qui l'obligent plusieurs fois dans la journée à interrompre son labeur.
« Je devrais peut-être appeler le docteur » se dit-il.
Mais il repousse bien vite cette idée. Depuis le cancer de Jeanne, il tient en sainte horreur le milieu médical dans son ensemble. Malgré tout, Marcel est plus troublé qu'il ne veut bien se l'avouer par son étrange malaise matinal. Car, qu'il le veuille ou non, celui-ci a des résonances toutes personnelles. « La Vie en rose » le replonge, comme malgré lui, dans les émois de son adolescence. Il se rappelle sa rencontre avec Jeanne dans la tourmente de la Libération. Il avait, quoi, tout juste 17 ans, elle à peine un peu plus. Dès le premier regard, dans un camion militaire américain qui remontait vers Paris, ça avait été le coup de foudre. Ils étaient faits l'un pour l'autre comme le beurre et la tartine.
Mais un cancer foudroyant devait emporter sa femme en moins de six mois. Il avait fait vœu de ne jamais se remarier. Mais avait-il fait le bon choix ? N'était-ce pas la solitude qui finissait par lui jouer des tours ? N'était-il pas en train de devenir fou ? N'aurait-il pas dû refaire sa vie avec la Colette ou avec une autre ?
Décidément, Marcel est bien perturbé. D'autant que ses malaises deviennent désormais quotidiens. Chaque matin, la même lassitude, le même manque d'énergie qui le prend au réveil. Et toujours cette musique qui semble sortir de nulle part et qui est pourtant chaque fois présente. Lui qui n'a jamais été loquace, il aimerait bien en parler à quelqu'un. Mais à qui ? Il n'a pas d'amis. Au village, on se moquerait de lui. « Ils vont me croire maboul. » Il n'ose plus sortir de sa ferme, se terre dans sa cuisine à l'abri des regards indiscrets. Il se sent de plus en plus fatigué, vidé. Il ne pense qu'à des choses tristes, à ses parents qui l'ont si mal aimé, à la mort de Jeanne, à sa rupture avec Colette. Tout le ramène à sa solitude présente.
Il vit maintenant presque en permanence avec la chanson d'Édith Piaf dans la tête. Comme si on lui avait branché un haut-parleur dans le cerveau. Pour un peu, il aurait inventé le Walkman !
« Il me dit des mots d'amour, des mots de tous les jours, et ça m' fait quelque chose… »
À tout propos la rengaine peut se déclencher. Il lui suffit de s'arrêter un instant dans son travail et elle est là, omniprésente. Une véritable obsession. Un matin, saisi d'une impulsion subite, il décide de s'en ouvrir au facteur, un jeune type un peu benêt avec son anneau à l'oreille, mais pas méchant pour deux sous. Il profite de ce que celui-ci vient lui apporter une lettre recommandée, probablement encore une histoire d'impôts. Il l'invite à boire un petit coup de rouge
« D'accord, mais en vitesse. J'ai ma tournée à faire, et je ne suis pas en avance. »
Le préposé écoute poliment Marcel et sa rocambolesque histoire de musique, tout en faisant claquer sa langue à la manière des paysans du coin. Puis il éclate de rire :
« Qu'est-ce que vous me racontez là ? Ça ne va pas, la tête ! Forcément, à force de vivre seul, comme un ours, vous gambergez. Ce qu'il vous faut, Marcel, c'est une gentille femme qui s'occupe de vous.
— À mon âge, tu parles !
— Allons, il n'est jamais trop tard. Et puis, d'abord, pourquoi que vous vous êtes pas remarié ? Avec tout le bien que vous avez, ça a pas dû vous manquer les filles qui vous tournaient autour… »
Pour ça, non. Mais comment expliquer à ce jeune rustaud, tout fier de sa queue-de-cheval et de ses allures de citadin, qu'une histoire d'amour vieille de trente ans puisse encore vous chavirer le cœur ? Il n'aurait pas compris.
« Bon, ben, c'est pas le tout, mais faut que j'y aille, moi. Ça rigole pas, dans l'administration. »
Marcel le laisse partir sans rien ajouter. D'ailleurs, qu'a-t-il de plus à dire ? Au fond, ce type-là a peut-être bien raison : la solitude le ronge et la démence le guette. Si ça continue, c'est à l'asile de Clermont qu'il va finir ses jours ! Fort de cette expérience peu concluante, il se jure de ne plus parler de tout ça à quiconque : « Ça passera comme c'est venu, voilà tout. »
Mais, de semaine en semaine, son mal s'aggrave. Du matin au soir la chanson d'Édith Piaf le poursuit. Pis, elle est maintenant accompagnée de brouhahas, de bruits divers, d'éclats de voix qui lui fracassent la tête. « On va bientôt m'appeler Jeanne d'Arc », se dit Marcel avec amertume. Il s'abrutit au travail, boit de plus en plus, écluse jusqu'à trois litres de rouge par jour. Le soir, il s'endort comme une souche. Mais son sommeil est intermittent, chaotique, entrecoupé de cauchemars qui le mettent dans un état de transe extrême.
Dans le plus grand désordre, il revit les moments forts de son passé. Il se revoit à 17 ans dans le maquis. Le campement avait été repéré par les boches. Il avait fallu fuir à la hâte. Dans un éboulis, Marcel avait glissé. Sa tête avait heurté un rocher. Il avait perdu connaissance. Ses camarades avaient réussi à le porter jusqu'à l'hôpital le plus proche, celui du Puy. Il y était resté huit jours. Les médecins de la Croix-Rouge avaient bien détecté un traumatisme crânien, mais sans séquelle apparente. Ils l'avaient laissé repartir sans plus de formalités : il est vrai qu'ils étaient plutôt soulagés de voir se libérer un lit alors que les blessés arrivaient de tous côtés.
Tout au plus des maux de tête intermittents lui rappelèrent quelques mois encore sa chute accidentelle. Puis il avait rencontré Jeanne et avait tout oublié. Mais pourquoi tout cela remontait-il aujourd'hui à la surface ?
Quand par hasard le facteur aperçoit Marcel en déposant le journal dans sa boîte, il ne manque pas de lui demander des nouvelles d'Édith Piaf, avec un petit sourire entendu. Plaisanterie bientôt éculée, et toujours laissée sans réponse. Le premier lundi d'octobre, c'est la 205 rouge du docteur Michon qui stoppe au beau milieu de la cour, déclenchant une véritable cacophonie de la part des canes effarouchées. En sortant de son véhicule, ce dernier est étonné de ne pas apercevoir Marcel à l'étable ou au jardin.
« Bizarre, se dit-il, où est-ce qu'il est allé se cacher, ce vieux bougre ? »
Il le découvre attablé à la cuisine, devant une bouteille de vin aux trois quarts vide. Manifestement le ménage n'a pas été fait depuis un moment, la vaisselle sale s'entasse dans l'évier, la pièce sent le renfermé, une acre odeur de tabac froid le saisit à la gorge. Marcel semble assoupi. Le médecin le réveille d'une tape sur l'épaule.
« Et bien, mon vieux, ça n'a pas l'air d'aller. Qu'est-ce qui se passe ?
— Un coup de fatigue, je présume. »
Il lui prend sa tension, l'ausculte mécaniquement, tout en essayant de le faire parler :
« Vous savez bien que vous pouvez me faire confiance. Ça fait un bail qu'on se connaît tous les deux. Et puis au médecin, c'est comme au curé, on peut tout lui dire. Si vous avez des problèmes, faut pas hésiter. Je vois bien que vous n'êtes pas dans votre assiette. Ce n'est pas la peine de mentir. Alors qu'est-ce que c'est ? Des histoires d'argent, des difficultés avec la banque ? Si ce n'est que ça, ça peut s'arranger… »
Mais le vieil homme s'obstine dans son silence. Le col crasseux de sa chemise bâille sur son cou amaigri.
« Quelle tête de mule vous faites. Si vous ne me dites rien, comment je peux vous aider, moi ? »
Toujours pas de réponse. Les secondes défilent, inexorablement. Le docteur Michon sent une sorte d'angoisse monter en lui. Et s'il fallait le faire hospitaliser ? Il voit alors le bras de Marcel se tendre vers la bouteille. L'homme se verse un verre, en boit une gorgée et ouvre enfin les lèvres.
« Voilà, docteur, c'est tout simple, je suis en train de devenir fou : un fada, un maboul, un cinglé, à vous de choisir. Que voulez-vous ? J'ai 62 ans, 'y a rien à y faire. C'est la vieillesse !
— Mais qu'est-ce qui vous fait dire ça, Marcel ? C'est pas parce qu'on est vieux qu'on est forcément gaga. Ce n'est pas une fatalité. Qu'est-ce que vous me chantez là ?
— Ben, justement, à propos de chanson, j'en ai une à vous raconter. »
Et voilà le Marcel qui déballe, tout à trac, son invraisemblable roman. D'abord légèrement surpris, puis carrément intrigué, le médecin l'écoute quasiment sans l'interrompre, sauf pour un détail ici ou là, une date, un lieu qu'il n'est pas sûr d'avoir bien saisis. Il ne peut cacher tout à fait son étonnement : il n'a jamais rien entendu de tel. Pourtant, son professionnalisme reprend le dessus :
« Il doit y avoir une explication à tout ça. Nous allons la trouver, Marcel. Et commencez par vous ôter de la tête que vous êtes fou. Ça vient probablement de vos oreilles, vous devenez un peu sourd, vous le savez bien. On va vous envoyer consulter un ORL. Et il y a peut-être aussi un petit problème de dents. Depuis le temps que je vous demande d'aller chez le dentiste ! Cette fois-ci, vous ne pouvez plus y couper. Par la même occasion, vous me ferez aussi une prise de sang. On ne sait jamais. »
Le ton énergique du médecin rassure Marcel. Quand il le raccompagne à la porte, il se sent nettement plus calme, plus détendu. De s'être confié, d'avoir reçu une écoute attentive lui a fait du bien : une sorte de libération, en somme, dont il avait grand besoin. Et même si dans les jours qui suivent la musique revient, ce n'est plus avec la même intensité. Peut-être, au fond, n'est-ce qu'une question d'habitude, se dit Marcel. Et le mercredi, il retrouve avec plaisir ses clients du marché.
Malheureusement, les premiers examens ne sont guère probants. La prise de sang révèle tout au plus un léger excès de cholestérol. Rien qui puisse expliquer le mal dont souffre Marcel. La consultation chez le dentiste n'amène pas plus d'éclaircissements : il y a bien ici ou là quelques caries, des plombages qui ont besoin d'être revus, mais de là à entendre de la musique !
Quant à l'ORL, son diagnostic est on ne peut plus clair : il est absolument impossible de relier l'affection du patient à sa surdité. Il remet cependant à Marcel un mot destiné au docteur Michon. Il lui conseille d'adresser M. Delourme à un psychiatre.
Le docteur reste perplexe à la lecture de ce courrier. D'un côté, il se sait impuissant. Après tout, il s'agit peut-être d'un cas particulièrement précoce de démence sénile. Bien sûr, 62 ans, c'est un peu jeune. Mais pourquoi pas ? D'un autre côté, il craint la réaction négative de Marcel quand il lui parlera de psychiatre. Il s'y résout pourtant. Et, contre toute attente, Marcel accepte la proposition :
« S'il le faut, j'irai », dit-il d'un ton décidé.
Le psychiatre, un spécialiste de Clermont, reçoit Marcel une semaine plus tard. C'est un homme affable, au sourire franc et aux rondeurs rassurantes.
Marcel se confie à lui sans la moindre hésitation. Il lui raconte même ce qu'il n'avait encore jamais raconté à personne : une enfance déchirée entre un père tyrannique, violent, et une mère soumise. C'est pour cette raison, plus que par conviction politique, qu'il s'était engagé à 17 ans dans la Résistance. Pour cette raison également qu'il avait choisi de s'installer à Paris, avec Jeanne. Il n'avait jamais revu ses parents : quand il était rentré au pays, ils étaient déjà morts. Cette douloureuse confession dure presque une heure. Au terme de celle-ci, le psychiatre reprend la parole :
« Je crois comprendre ce qui vous arrive. Je ne peux pas vous en dire plus. Mais soyez sûr que l'on va trouver la cause de votre mal, ou plutôt de votre mal-être. Je vais vous adresser à un collègue, un neurologue qui devrait vous sortir définitivement d'affaire. »
En entendant cela, Marcel est terriblement désappointé. Autant de bla-bla pour rien. Et encore un nouveau toubib auquel il va falloir réexpliquer toute l'affaire depuis le début. Il prend la feuille que lui tend le psychiatre sans même chercher à la lire. Cette fois-ci, il en a marre. Pas question de neurologue. Après tout, il vit très bien avec sa musique. Il rentre à Coussergues fermement décidé à s'en tenir là.
Mais, le lendemain matin, Marcel s'effondre au pied de son lit en tentant de poser les pieds à terre. La crise est plus violente encore que toutes celles qu'il a connues jusqu'alors. Il en ressort littéralement épuisé. Il prend peur. Si ça continue, il va crever ici, seul, comme un vieux chien, sans personne pour le secourir, l'assister dans son épreuve. Dès qu'il en a la force, il décroche son téléphone et prend rendez-vous avec le neurologue.
« Nous allons pratiquer un électro-encéphalogramme. Je vous rassure tout de suite, ce n'est absolument pas douloureux. »
Vêtu d'une blouse blanche, le médecin s'agite au-dessus de Marcel allongé sur la table d'examen. Il lui place toute une série d'électrodes autour de la tête. Celles-ci sont reliées à un petit appareil enregistreur sur lequel s'inscrit une sorte de courbe en dents de scie.
« Je vais vous demander de ne pas parler pendant quelques minutes. Si vous entendez quelque chose, de la musique, vous levez le bras droit, c'est tout. »
Mais, cette fois-là, rien ne se passe. Il faut attendre la semaine suivante, un autre rendez-vous, pour avoir la clé du mystère. La séance a commencé de la même manière, par le branchement des électrodes. Puis le silence. Et, soudain, la main de Marcel qui se lève. L'appareil enregistreur se met à crépiter : le stylet mécanique imprime à toute allure sur le papier des vagues aiguës comme des sommets alpins. Puis tout se calme. La main de Marcel, restée en suspens, retombe doucement le long de son flanc. La musique s'est arrêtée dans sa tête.
« Eh bien nous y sommes, déclare le médecin. Vos crises sont en fait des manifestations d'épilepsie temporale. Mais rassurez-vous, ça se soigne très bien aujourd'hui. »
Un scanner pratiqué à l'hôpital de Clermont quelque temps après mettait en évidence une zone d'infarctus dans une partie du lobe temporal de Marcel. Celle-ci était, sans aucun doute possible, la cause de ses hallucinations musicales. En fait, des crises d'épilepsie secondaire due à un accident vasculaire probablement provoqué par son hypertension. Un traitement médicamenteux fut immédiatement prescrit à Marcel, qui le suivit sans sourciller avec toute la constance d'un élève appliqué. Il avait eu si peur de devenir fou. La musique disparut en effet comme elle était venue, sans crier gare. Mais la seule chose que Marcel ne put jamais avouer, c'est l'infinie tristesse qu'il en avait éprouvée.
Diagnostic
Marcel Delourme a bien présenté des crises d'épilepsie d'un type très particulier. Mais qu'est-ce que l'épilepsie ? C'est une affection chronique, caractérisée par une répétition de paroxysmes dus à des décharges épileptiques, c'est-à-dire à l'activation subite, simultanée et anormalement intense d'un grand nombre de neurones cérébraux. Ces paroxysmes se traduisent cliniquement par des crises épileptiques. Celles-ci, toujours soudaines, ont des aspects cliniques variables allant des crises généralisées aux crises partielles et aux absences. Les crises d'épilepsie s'accompagnent de manifestations visibles à l'électro-encéphalogramme, dont la répartition à la surface du crâne est plus ou moins diffuse. Marcel présentait des crises d'épilepsie partielle, temporale, secondaire à une atteinte d'une zone du lobe temporal, après un accident vasculaire de cette région. Cela aurait pu être une tumeur, une infection de cette région, un traumatisme.
Les manifestations de l'épilepsie varient selon la région du cerveau atteinte : peuvent alors survenir par exemple des pertes de connaissance brutales, des absences, des troubles du comportement, des difficultés à parler, à voir ou à entendre, des mouvements anormaux ou des hallucinations auditives ou visuelles.
Les crises d'épilepsie se manifestent sous formes très variées mais restent le plus souvent identiques chez une même personne. Elles s'accompagnent de manifestations de l'électroencéphalogramme.
Marcel a présenté un type d'épilepsie partielle temporale très particulier : c'est l'épilepsie musicogénique, forme très rare d'épilepsie qui est une curiosité médicale. On recense une centaine de cas dans la littérature.
En effet, le pôle temporal joue un rôle important dans ce qu'on appelle le sens musical.
Le lobe temporal est la zone du cerveau associée à la représentation centrale de musique et de bruit, avec l'évocation de scènes et d'expériences complexes. Le centre musical proprement dit est situé à la pointe du lobe temporal.
Si cette région est atteinte par une tumeur ou un accident vasculaire, comme c'est le cas pour Marcel, des manifestations d'épilepsie musicogénique pourront se produire. Ces hallucinations auditives ne sont jamais imaginaires et correspondent à des souvenirs précis originaux.
Au cours des crises, une partie de l'existence se trouve ainsi restituée, car des épisodes de la vie restent inscrits de manière indélébile dans des parties du cerveau et réapparaissent à ces occasions.
Il est évident qu'un processus émotionnel intervient en relation avec un foyer d'épilepsie. Ces crises d'épilepsie musicale paroxystiques se classent dans le groupe des hallucinations psychiques en état de rêve, dans lesquelles les modifications d'ordre psychique sont les premières à apparaître.
Lors de la crise hallucinatoire, le patient ressent une impression de rêve qui peut ne pas avoir de relation avec l'entourage.
Une malade opérée de cette partie du cerveau entendait pendant plusieurs minutes sonner les cloches de Pâques ; elle sortait pour vérifier et parfois perdait connaissance.
De nombreuses expériences ont été faites pour confirmer ce diagnostic, sur des sujets conscients, en stimulant électriquement des points du cortex cérébral prédisposés à la crise. On a reproduit ainsi chez ces patients la sensation d'entendre des airs, de revivre des scènes qu'ils avaient vécues des années auparavant.
Ces phénomènes sont encore complexes, et le cerveau est le centre de bien des questions. Pourquoi certaines zones sont-elles prédisposées à de telles décharges ?
Chez ces malades, il faut traiter la cause (tumeur, traumatisme, accident vasculaire) et associer la prescription d'anti-épileptiques. Dans la majorité des cas, l'audition de musique disparaît.