Un vrai petit diable
Allongée sur la méridienne de rotin du salon, Sandrine rêvasse paresseusement, les reins bien calés par un gros oreiller. Elle garde les yeux mi-clos, se laissant aller à une douce somnolence, à ce point exact où veille et sommeil se confondent en un espace incertain. Sa main droite repose sur son ventre généreusement rebondi. Enceinte de six mois, presque sept au fond, elle n'en revient toujours pas d'être là, tranquille chez elle, n'ayant rien d'autre à faire que de s'occuper d'elle-même et de la graine qui pousse en elle, un garçon dont le prénom est déjà choisi, « Jules ».
Sandrine a pourtant eu très peur quand, au milieu du cinquième mois, elle a fait une menace d'accouchement prématuré. Elle a bien cru alors que tout allait basculer. D'autant que les médecins ont pris ce problème très au sérieux, la contraignant à plusieurs jours d'hospitalisation. Depuis, elle est condamnée à un strict repos, doit rester allongée le plus possible et éviter tout effort superflu. Elle d'habitude si active, toujours prise entre deux rendez-vous, deux coups de téléphone ! Elle s'est dit qu'elle ne pourrait jamais s'y faire. Et puis, tout compte fait, il lui a bien fallu convenir que cela ne lui déplaisait pas. Après tout, ce repos, elle l'avait bien mérité, elle qui en trois ou quatre ans n'avait jamais pris plus d'une semaine de congé d'affilée. Aussi jouit-elle aujourd'hui pleinement de sa détente forcée, d'autant qu'elle en connaît le caractère provisoire : après l'accouchement, il lui faudra reprendre le collier si elle ne veut pas définitivement perdre pied dans son métier.
Durant les longs après-midi de solitude qui sont son lot désormais, Sandrine se remémore sa rencontre avec Thomas, les aléas de la vie à deux, mi-attendrie, mi-amusée. Elle pense aussi à l'avenir : ce que devra être l'éducation du petit Jules, les problèmes matériels posés par sa venue, la crèche qu'il faudra trouver au plus vite. Car Sandrine n'a aucunement l'intention de sacrifier sa carrière professionnelle à son enfant. Elle est bien décidée à reprendre son travail dès que possible. Elle a d'ailleurs déjà reçu un certain nombre de propositions intéressantes, à côté desquelles elle ne peut pas se permettre de passer. Thomas et elle sont bien d'accord sur ce point : hors de question d'admettre que la naissance du bébé ruine leur vie personnelle. D'ailleurs, comment pourraient-ils l'aimer dans ces conditions ? Non, décidément, les choses sont bien claires.
Trois semaines avant terme, alors que Thomas vient de rentrer de son travail et s'apprête à se servir un verre de vin blanc, Sandrine ressent les premières contractions. Elle est transférée d'urgence à la maternité. Dans la nuit, elle met au monde un petit garçon de 2,9 kilos.
Prétextant des seins peu volumineux, la jeune maman refuse d'emblée d'allaiter son enfant. De toute façon, elle n'en voit pas l'intérêt. Bien sûr, elle est attentive au bien-être de son bébé ; elle le prend volontiers dans ses bras, joue souvent avec lui, le promène au jardin dans son landau. En revanche, pas question de s'affoler pour un rien, de se précipiter aux premiers pleurs. Son fils, elle n'a pas l'intention de le couver, elle n'est pas une mère poule. Elle-même d'ailleurs a été élevée comme ça, à la dure, et n'a jamais eu à s'en plaindre.
Au demeurant, le petit Jules non plus n'a pas l'air de s'en plaindre : c'est un bambin dodu, épanoui, toujours content d'avoir du monde autour de lui et à qui, apparemment, rien ne fait peur. En bref, un vrai casse-cou, mais un casse-cou sympathique et heureux de vivre. Il ne pleure jamais longtemps : devant l'absence de réaction de ses parents, il a appris à s'arrêter très vite. Même la percée de ses premières dents ne suscite aucune manifestation de sa part. L'événement, habituellement si douloureux, passe comme une lettre à la poste. Jules ne semble pas en souffrir, bien au contraire. Il n'a jamais été aussi rigolard. Il ne se mord pas la langue, ne présente aucun des symptômes usuels dans ces circonstances. Sandrine se plaît à y voir les fruits de son éducation.
La jeune femme a repris progressivement ses activités. Bien sûr, elle s'arrange pour travailler le plus possible chez elle, ne serait-ce que pour éviter les frais de baby-sitter.
C'est quand Jules commence à marcher, vers l'âge de 1 an, que les premiers vrais problèmes apparaissent. La ravissante maison de Garches avec ses quatre niveaux et ses innombrables escaliers devient une source de stress permanent pour Sandrine. Elle se révèle être d'un seul coup une mine de pièges aussi redoutables qu'imprévisibles. D'autant que Jules apparaît totalement inconscient du danger : il fait bêtise sur bêtise, ouvre toutes les portes, s'enfourne dans n'importe quelle ouverture avant qu'on ait eu le temps d'y voir, se lance tête la première dans les escaliers. Un enfer ! Il peut se cogner, pas le moindre cri, pas le moindre pleur, aucun de ces hurlements propres aux tout jeunes enfants qui ne savent pas encore s'exprimer autrement. Comme s'il ne sentait rien.
Un midi, Jules est installé dans sa chaise, à l'entrée du coin-cuisine. Sandrine lui prépare une purée de légumes. Toute à sa préparation, elle ne se rend pas compte qu'il soulève la petite tablette l'immobilisant habituellement dans son siège. Quand elle se retourne, c'est pour le voir chuter la tête la première sur le carrelage. Trop tard pour faire quoi que ce soit. Sandrine lâche sa casserole et se précipite sur Jules. Elle le soulève dans ses bras, lui caresse la tête, l'embrasse partout, cherche une plaie ou bosse, se demandant s'il faut appeler d'urgence le médecin. Mais l'enfant semble tout surpris de cette sollicitude : manifestement, il n'en comprend pas très bien la raison. Et lorsque sa maman le repose à terre, dans son parc, il se met à sourire comme si de rien n'était. C'est à n'y rien comprendre : comment, après une telle chute, cet enfant peut-il se comporter ainsi ? Sandrine est certes soulagée, mais, en même temps, un brin perplexe.
C'est ainsi que se forge peu à peu la réputation du petit Jules : un vrai petit diable, un dur à cuire, une tête brûlée. Il faut dire qu'à l'ère des enfants surprotégés, cela a de quoi surprendre. Sa grand-mère, elle-même, n'en revient pas le jour où elle le voit se précipiter en courant vers le radiateur du salon. Au dernier moment, il trébuche sur ses petites jambes et son front heurte de plein fouet les montants de fonte. Mais il se relève aussitôt. Un peu K.O., certes, mais toujours le sourire aux lèvres : il a une grosse bosse à la base du cuir chevelu et s'en soucie manifestement comme d'une guigne.
Quand on propose à Sandrine un poste de rédactrice en chef adjointe dans un nouveau mensuel santé, Jules va avoir 2 ans. Thomas et elle conviennent qu'il est temps pour l'enfant d'apprendre à côtoyer des enfants de son âge. Ils l'inscrivent à la crèche, dont il devient rapidement la vedette. Un tel casse-cou, ça force l'admiration, ça épate les copains, même les plus grands ! Pensez donc, s'ouvrir l'arcade sourcilière en tombant sur un pot de fleurs et ne pas verser la moindre larme, cela fait de vous le caïd des maternelles, le superman des cours de récré, une star au royaume des couches-culottes.
C'est cependant un épisode beaucoup plus grave et beaucoup plus troublant qui va véritablement mettre en alerte les jeunes parents. Pour les 3 ans de Jules, ils ont invité toute la famille à la maison, grands-parents, oncles, tantes, neveux et nièces. À la fin du repas, après le cérémonial des bougies et de l'ouverture des cadeaux, les enfants sont autorisés à quitter la table, pendant que les grands prennent le café. Laissant ses cousins descendre seuls au jardin, Jules se précipite sur Rick, le berger allemand de ses grands-parents. On lui a pourtant dit maintes et maintes fois de s'en méfier, mais il ne veut rien entendre, comme pour le reste ! Il faut dire que le chien et l'enfant offrent un tableau très tendre : les voir tous les deux se cajoler fait craquer toute la famille. Le seul problème est que Jules n'a pas conscience des limites du jeu et à force d'exciter Rick, l'inévitable se produit : le chien le mord profondément à la joue et au cuir chevelu. D'un seul coup, c'est le drame. Tout le monde se met à crier. Le sang coule abondamment des blessures de l'enfant. Mais, paradoxalement, il apparaît calme, presque détaché, comme inconscient de l'incident. Sandrine est affolée. Elle tente tant bien que mal de stopper l'hémorragie à l'aide de compresses, pendant que Thomas sort la voiture du garage.
Quelques minutes plus tard, ils pénètrent en trombe aux urgences de l'hôpital le plus proche. Jules est immédiatement pris en charge. La blessure au cuir chevelu s'avère superficielle, quelques points de suture suffisent. En revanche, l'interne conseille une intervention au bloc opératoire en ce qui concerne la plaie de la joue, beaucoup plus profonde. Mais ce qui l'intrigue le plus depuis le départ, c'est l'attitude de l'enfant lui-même. Il n'a jamais observé une telle résistance à la douleur, à un âge aussi précoce. C'était proprement stupéfiant. Même lorsqu'il lui a fait l'injection anesthésiante pour soigner son cuir chevelu, l'enfant a à peine bougé. Cela, il ne peut pas le comprendre : il y a quelque chose d'anormal, presque inhumain, dans cette insensibilité.
Le lendemain, après une opération sans problème, le jeune médecin interroge les parents. C'est ainsi qu'il apprend l'étrange comportement de Jules face à la douleur, son inconscience face au danger. Il suggère alors de le soumettre à quelques tests qui pourraient s'avérer fort éclairants. Bien que circonspects, Sandrine et Thomas donnent leur accord.
C'est ainsi que l'on découvre l'étrange affection dont le petit garçon est probablement atteint depuis sa naissance, mais que nul n'avait jamais soupçonné jusqu'alors : une insensibilité congénitale à la douleur.
Diagnostic
L'insensibilité congénitale à la douleur est une anomalie rare, inquiétante, fascinante et difficile à diagnostiquer. Elle peut être découverte très tardivement à l'occasion d'une intervention chirurgicale, d'un accident ou par hasard. Dans 75 % des cas, elle est reconnue avant l'âge de 20 ans. En 1932, Deaborn mit en évidence cette affection en découvrant le cas d'un homme de 50 ans qui déclarait n'avoir jamais ressenti la moindre douleur. Ce personnage hors du commun gagnait sa vie dans un cirque où il présentait un numéro pendant lequel il se laissait enfoncer de nombreuses aiguilles dans le corps. On l'appelait « The Pincushion Man ».
L'insensibilité congénitale à la douleur, appelée également analgésie congénitale, est une pathologie génétique au cours de laquelle la sensation douloureuse n'est pas perçue par le cerveau.
La douleur est le symptôme le plus fréquent en consultation. Elle possède de nombreuses définitions et il est difficile de la résumer. Il existe trois composantes : sensorielle, émotionnelle qui influence beaucoup et rend difficile la quantification de la sensation de douleur, et cognitive qui fait référence à des processus mentaux divers non directement impliqués.
La douleur est variable d'un individu à l'autre, et chez le même sujet en fonction de son état psychique. L'anxiété et l'affectivité peuvent en changer totalement la perception. La part importante qu'elle prend dans notre vie fait que son absence rarement suspectée est d'autant plus difficile à affirmer que le sujet atteint est jeune.
Trois critères sont indispensables à la définition de cette anomalie :
— l'absence de perception de la douleur depuis la naissance,
— l'atteinte de la peau et des viscères de tout l'organisme,
— la normalité des réflexes et des sensibilités thermiques et tactiles.
L'indifférence aux agressions se traduit par des situations surprenantes. L'enfant atteint réagit peu aux bruits, tombe souvent dès qu'il marche, boite, présente de nombreuses fractures qui passent inaperçues et qui entraînent parfois des déformations (poignet, épaule…). Ses plaies se surinfectent, cicatrisent difficilement, récidivent et laissent de nombreuses traces. En cas d'abcès dentaires, il ne se plaint pas. Les infirmiers et les médecins sont parfois très surpris de voir l'enfant très calme pendant des séances de vaccinations ; lors d'une intervention chirurgicale, les réveils sont non douloureux et le sujet peut s'asseoir quelques heures après. L'enfant se mord souvent jusqu'au sang. Ses ongles et ses dents sont de mauvaise qualité, sa peau est épaisse. Il peut se brûler ou se mordre la langue sans en être conscient. Il n'existe pas d'altération de l'état intellectuel, le bilan neurologique et les examens complémentaires sont normaux, à l'exception de l'épreuve « touche-pic » pendant laquelle le sujet ne ressent pas la piqûre.
Il faut dépister cette maladie le plus tôt possible car elle évolue de façon identique avec une restauration de la sensibilité exceptionnelle. Le pronostic dépend des traumatismes, des fractures, des automutilations. Les urgences abdominales posent de sérieux problèmes car l'absence de manifestations douloureuses peut en retarder le diagnostic et entraîner alors des complications sévères. Il est indispensable d'éliminer les insensibilités acquises, secondaires à des infections, un cancer, des troubles métaboliques ou à un désordre psychique hystérique. L'enfant présente très souvent des problèmes psychologiques. L'absence de manifestations sensitives diminue les contacts physiques indispensables à l'équilibre relationnel et affectif ainsi que la découverte du monde extérieur.
Il évolue dans un vide qui risque de l'affecter considérablement et de lui donner du mal à s'intégrer dans la vie quotidienne : l'entourage familial est vite terrorisé à l'idée de le garder, car il est perçu comme un être bizarre. Il peut être rejeté par les autres enfants.
Le rôle du médecin, primordial, consiste à informer le malade et sa famille des risques et des complications possibles afin de le protéger car il n'existe aujourd'hui aucune solution médicamenteuse. Il faut leur donner des points de repère (interdire le feu et la fumée, les objets tranchants), leur apprendre à consulter en cas de blessure sanglante, les confronter à des situations d'urgence car ils sont incapables d'évaluer seuls les risques qu'ils encourent. Ces sujets doivent éviter des activités traumatisantes, le sport, certaines professions plus exposées (peintre en bâtiment, coursier…). Les enfants qui en sont atteints présentent de nombreuses blessures à répétition qui peuvent évoquer à tord une maltraitance en raison de la présence de nombreuses ecchymoses, blessures ou brûlures.
Cette expérience irremplaçable de la douleur, qui fait défaut, est très difficile à vivre. Alors que de nos jours, on essaie par tous les moyens de la faire disparaître, elle reste présente dans de nombreuses cultures dans lesquelles persistent des traditions où la résistance à la douleur apparaît comme un rite d'initiation. La douleur est un phénomène curieux et fascinant comme en témoignent les souffrances des personnes amputées au niveau du membre absent.
Le professeur Lhermitte déclarait que la douleur est une sensation d'alarme qui doit permettre la mise en jeu dans les plus brefs délais d'une réaction de défense et de protection.
Son absence peut entraîner une peur irraisonnée de souffrir, une grande frayeur et perturber la vie quotidienne.
Il est indispensable de dépister le plus précocement, d'expliquer, de prévenir des complications, d'accompagner psychologiquement les patients atteints de cette anomalie afin de leur permettre de mieux vivre ce drame.