Gabriel avait promis à son amie de noter tout ce que diraient les enseignants en son absence.
— Tout d’un coup que les professeurs donnent de la matière difficile, avait marmonné la jeune femme avec inquiétude. Je me vois mal aller voir monsieur Marcoux pour qu’il m’offre un peu de rattrapage. Il y a peut-être juste monsieur Buisseau qui serait plus compréhensif…
La jeune étudiante s’était ensuite tue avant d’en dire trop. Elle avait bien remarqué que l’enseignant du cours d’embaumement n’était pas aussi revêche avec elle que les autres. Par contre, elle espérait que ses pairs ne s’en aperçoivent pas, pas même Gabriel, pour éviter qu’ils ne soupçonnent un passe-droit de la part de celui-ci.
Gabriel lui avait assuré qu’il serait ses yeux et ses oreilles tout au long de sa journée d’absence. Alors, assis dans son local de classe, en ce début de matinée, il relisait les notes qu’il avait prises jusqu’à maintenant en attendant l’arrivée de monsieur Berger, le professeur de restauration. D’une oreille distraite, il écoutait la conversation entre Philémon Trudeau et un dénommé Donald Leclerc quand un commentaire acrimonieux l’interpella.
— … maudits immigrants. À côté de chez nous, peux-tu croire ça ?
— Pauvres vous ! Tes parents ont laissé faire ça ?
— Pas le choix, qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ? Ils sont partout, et ils sont riches à part ça. Bien plus que tous les francophones du Québec, à ce que mon père m’a dit !
Philémon, le maigrichon roux qui prenait plaisir à embêter Marie-Camille à la moindre occasion, se mit à expliquer à voix haute l’évènement qui le perturbait autant :
— La maison voisine vient d’être vendue à des Juifs.
Gabriel tressaillit au son de ces mots crachés avec dédain. Il aurait préféré s’éloigner de ce groupe d’hommes, mais l’enseignant devait arriver dans les prochaines minutes et il ne voulait pas manquer le début de son cours.
— Ils ont l’air d’être cinquante, je vous mens pas ! Je sais pas combien de personnes vont s’installer là, mais lors du déménagement, la fin de semaine passée, j’ai vu au moins trois bonshommes à petites calottes.
— À petites calottes ? répéta en rigolant un des étudiants qui participait à la conversation.
Philémon traça un cercle imaginaire avec son index sur le dessus de sa tête avec un air goguenard.
— Tu sais, le petit chapeau idiot que les Juifs se mettent sur les cheveux. J’ai jamais trop su pourquoi ils…
— C’est une kippa, coupa Gabriel, en s’en voulant aussitôt.
Il plongea le nez sur son cahier de notes en espérant que personne n’avait entendu son intervention. Mais pour son plus grand malheur, l’étudiant Trudeau se tourna complètement sur sa chaise pour mieux le voir. Il plissa son visage de fouine en questionnant :
— Une quoi ?
— Le chapeau des Juifs s’appelle une kippa.
— Ah.
Soulagé de voir que la conversation semblait se terminer ainsi, Gabriel abaissa sa garde. Or, mal lui en prit, car au lieu de continuer à se lamenter, l’autre se mit à l’observer, avec les yeux à demi fermés.
— Comment ça se fait que tu sais le nom de ce truc ridicule-là ? s’informa suspicieusement l’étudiant maigre.
Gabriel sentait son cœur battre rapidement dans sa poitrine. Il pensa à sa kippa profondément enfouie dans son sac et eut, l’espace d’un moment, l’envie de la sortir pour la montrer au groupe et en finir avec cette conversation désagréable. Mais les commentaires moqueurs qui suivirent l’en dissuadèrent aussitôt.
— Ouin, comment ça se fait que tu connaisses ça, les Juifs ? répéta Donald Leclerc, un gros garçon à peine sorti de l’adolescence qui avait la chance d’être un membre de la famille du doyen. Dès leur première semaine de cours, Marie-Camille et Gabriel s’étaient rendu compte que le plus jeune de leur cohorte n’était pas un génie, loin de là.
— Peut-être qu’il fait partie de cette race-là, pointa Philémon en regardant Gabriel d’un air suspicieux.
Ce dernier se sentit rougir devant les regards curieux de tous les jeunes gens autour. Car avec tous les efforts que déployait Philémon Trudeau pour être le centre de l’attention, les autres étudiants avaient cessé de parler pour suivre la scène. Même les hommes plus âgés, qui, généralement, discutaient entre eux, avaient cessé leurs conversations et hochaient de la tête pour approuver le fanfaron. Gabriel secoua ses boucles foncées sans rien dire, et l’impertinent en rajouta une couche.
— À bien y penser, les trois Juifs à côté de chez nous avaient une grosse barbe dans ton genre. Nous cacherais-tu quelque chose, mon cher ami ?
Le grand maigre se leva pour s’avancer vers le Juif, tout en remontant son pantalon, qui peinait à rester sur ses hanches trop étroites. Sans même réfléchir, Gabriel souffla entre ses lèvres sèches :
— Bien non, voyons, je ne suis pas juif. Je n’ai rien à faire avec cette race-là.
— Une chance ! approuva Philémon, parce que mon père dit que c’est toute de la racaille, ce monde-là. Je pense même qu’il va mettre notre belle maison à vendre plutôt que d’être pogné avec des voisins de même.
L’étudiant retourna s’asseoir sans remarquer la pâleur de Gabriel, qui venait, en l’espace de quelques secondes, de renier sa foi, sa culture et son héritage. Complètement démonté, le pauvre ne réussit pas à suivre le cours de monsieur Berger et lorsque ce dernier mit fin à la leçon, le jeune homme jeta un regard découragé à sa page presque vierge. Marie-Camille devrait se débrouiller pour demander ses notes à quelqu’un d’autre. Comment pourrait-il expliquer son manque de rigueur, lui qui avait promis à la jeune femme d’être ses yeux et ses oreilles lors de cette journée d’absence ?
Au moment du souper à Sainte-Cécile, Marie-Camille dut se rendre à l’évidence : elle avait déjà hâte au dimanche. Assise dans sa berçante, le pied posé sur une caisse de lait, Florie commença à donner des ordres à sa sœur et à sa nièce dès la fin de l’après-midi.
« Coupe pas tes patates petites de même, franchement ! »
« Arrose plus souvent la viande, sinon on va manger un ragoût sec comme du cuir. »
« Adèle, Adèle ? Veux-tu bien me dire qu’est-ce que tu fais ? Il faut aller chercher des oignons dans le caveau. »
Adèle, installée dans la salle de bain, fumait une cigarette en soufflant la fumée par la fenêtre grande ouverte. Elle n’avait jamais pu se résoudre à avouer à sa sœur qu’elle avait ce vice. Soupirant avec désespoir, elle se prit à rêver de refaire sa valise pour aller retrouver son amoureux, aussitôt le souper terminé.
— J’arrive, Florie, cria-t-elle, en fermant la fenêtre et en espérant que l’odeur ne s’incrusterait pas dans ses vêtements.
Quand Édouard et Laurent rentrèrent du travail, Adèle et Marie-Camille étaient sur le point d’exploser et, l’une comme l’autre, visualisaient sans difficulté une manière de balancer leur façon de penser à la blessée malcommode !
— Salut, les femmes, vous avez passé une belle…
— NON ! répondirent simultanément Adèle et sa nièce, alors qu’un puissant « OUI » émanait de la chaise berçante.
— Heu…
Florie regardait ses victimes d’un air si innocent que les deux femmes se sentirent un peu coupables. Jusqu’à ce que la plus âgée dise :
— Ça devrait être prêt dans une demi-heure. C’est certain que ça goûtera pas comme d’habitude, j’ai dû leur faire confiance. Mais qu’est-ce que tu veux, elles ont fait de leur mieux !
De retour chez lui, après cette journée de classe qui lui avait paru interminable, Gabriel voulait juste s’enfermer dans sa chambre sans manger. Maria Joseph prit son manteau, l’accrocha dans le placard de l’entrée et invita son fils à passer à la cuisine. Ce dernier secoua la tête et se dirigea plutôt vers l’escalier.
— Je pense que j’ai attrapé un virus, expliqua-t-il à sa mère, qui l’accueillait comme toujours avec un doux sourire.
Devant le refus de son garçon, la femme fronça les sourcils. L’une de ses préoccupations premières, depuis la naissance de ses enfants, était de s’assurer qu’ils se nourrissaient convenablement. Elle ne pouvait contrôler ce que mangeaient ses deux aînés, loin d’elle, quoique la présence de bonnes épouses juives auprès d’eux la rassurait. Alors, elle ne laisserait pas son cadet s’en tirer ainsi.
Au collège, Gabriel avait eu l’impression d’étouffer, plus la journée avait avancé. Les regards des autres étudiants lui semblaient suspects – comme s’ils savaient – mais surtout, la honte qu’il ressentait face à son déni ne l’avait pas quitté depuis le matin.
— Viens manger un peu, ça ira mieux ensuite, proposa gentiment Maria.
— Je te dis que je ne file pas, maman, riposta Gabriel. Je suis assez grand pour savoir si j’ai faim, quand même !
Sa voix claqua sèchement dans la maison et une moue blessée remplaça le sourire d’accueil. Gabriel était déjà au milieu de l’escalier, la main sur la rampe, lorsque la question de sa mère le figea sur place.
— Où est ta kippa, mon garçon ?
Sans se retourner, Gabriel passa une main dans ses boucles noires en se maudissant intérieurement. Toute la journée, il avait eu l’impression que son couvre-chef brûlait le fond de son sac de cuir. Toute la journée, il avait craint qu’un des étudiants fouille ses affaires et l’expose à la vue de tous. D’habitude, dès qu’il était sorti de l’université, le jeune homme s’empressait de remettre sa kippa avant de grimper dans l’autobus. Pas aujourd’hui.
— Oh, c’est vrai, je l’ai échappée dans la neige et j’ai oublié de la remettre.
— Comment ça, dans la neige ?
Le jeune homme mordit sa lèvre avant de se retourner pour faire face à sa mère, qui le regardait avec cet éternel air de douceur. Il mentit sans vergogne pour éviter une longue confrontation avec son père, lorsque ce dernier reviendrait. Car s’il y avait une chose que Gabriel avait comprise depuis longtemps, c’était que sa mère n’avait aucun secret pour Edmond. Pour son paternel aux valeurs traditionnelles, le port de la kippa juive n’était pas un choix. Il fit donc un léger sourire et expliqua :
— Quand j’ai mis mon chapeau d’hiver, ma kippa s’est déplacée et je l’ai enlevée pour mieux la replacer. Mais un de mes collègues de classe m’a bousculé par inadvertance et je l’ai échappée. Comme elle était mouillée, j’ai voulu attendre d’être dans l’autobus avant de la remettre et j’ai oublié. Voilà. Bon, je vais m’étendre un peu. Je descendrai plus tard.
— Mais tu dois manger.
Gabriel redescendit quelques marches pour rejoindre Maria, qui le fixait d’un regard chargé d’inquiétude. Puis, il se pencha pour baiser sa joue et chuchota :
— Ne te soucie de rien, mère. Ce fut juste une longue semaine. Je vais seulement me reposer quelques minutes.
Malgré ces mots qu’il voulait rassurants, il sentit pourtant les yeux dardés sur lui tout au long de sa montée et, lorsqu’il referma la porte de sa chambre, il poussa un profond soupir de soulagement.
— Enfin !
Il fouilla son sac, en sortit l’objet de la discussion et s’assit sur son lit. Il baissa les yeux sur la kippa noire, où sa mère avait cousu une feuille d’érable, en honneur de leur pays. Gabriel pensa à la loi orale, le Talmud, qui expliquait que la kippa se voulait un rappel que Dieu était l’Autorité suprême « au-dessus de nous ». Ce geste symbolique de placer un objet tangible sur la tête devait rappeler que Dieu était omniprésent. L’étudiant avait l’impression d’avoir failli à sa foi.
— Quelle honte ! chuchota-t-il, désespéré. Si papa savait ce que j’ai fait, les paroles que j’ai prononcées, comme il serait choqué et peiné !
Se pressant vers la fenêtre, l’homme ouvrit le tiroir de sa table de chevet et en sortit son voile de prière. Se couvrant les épaules, Gabriel se tourna vers Jérusalem et, dans un balancement de son corps d’avant en arrière, il se mit à prier Dieu afin qu’Il lui accorde son pardon.
— Enfin ! souffla Adèle au moment où elle sortait la voiture de la cour de la maison familiale. Un peu plus et je l’étouffais, je te jure !
— Matante ! rigola Marie-Camille, sans toutefois lui donner tort.
Les deux femmes avaient passé la fin de semaine à la merci de Florie, qui n’en avait jamais fini de se lamenter.
« Oh, mon doux, peux-tu m’apporter mon tricot, Marie ? Je l’ai oublié au salon. »
« Je pense que je pourrai pas dormir. Un petit thé m’aiderait sûrement, Adèle. Je vais le prendre dans mon lit. Tu viendras me le servir là. »
Sans arrêt, dès que sa sœur ou sa nièce se posaient quelques minutes, l’accidentée se découvrait un nouveau besoin. Au moment où elle s’était enfin retirée dans sa chambre sous l’escalier, le samedi soir, Adèle avait souri béatement.
— On devrait pouvoir jouer aux cartes tranquilles maintenant ! À croire qu’elle s’est fracturé les deux mains, en plus du reste ! En tout cas, je peux vous dire que son coup sur la joue l’empêche pas de critiquer tous nos faits et gestes ! avait grogné l’écrivaine.
Laurent n’avait rien rétorqué, se contentant de se bercer dans la chaise enfin délaissée. En l’observant discrètement, Marie-Camille avait eu envie de savoir, de questionner son oncle sur ces tourments qui semblaient l’envahir lorsque la noirceur venait. L’homme costaud avait le cou d’un taureau, les épaules larges et musclées, et des mains usées par le travail de la terre. Son visage, hâlé par l’air et le soleil, portait maintenant les traces de ses sacrifices. Deux profondes rides entre les sourcils, des plis amers sur le côté de sa bouche. Il souriait peu, sauf parfois, lorsqu’il allait passer quelques heures en compagnie de son ami, François-Louis Beaulieu. Avec ce pharmacien, il partageait quelques moments privilégiés. Si Laurent avait su à quel point sa nièce était curieuse, nul doute que ses inquiétudes seraient remontées à la surface.
— Elle fait pitié, quand même, je trouve, l’excusa Marie-Camille, en saluant de la main son père qui se tenait sur le balcon pour observer leur départ.
— T’es trop bonne avec elle, Mimi, je te l’ai toujours dit ! grogna Adèle, qui se rappelait à chaque visite pourquoi elle avait fui le village, quinze ans plus tôt. Moi, j’étouffe quand je reste ici trop longtemps.
L’écrivaine aimait sa sœur, mais à petites doses seulement. Si Adèle était demeurée à Sainte-Cécile, elles auraient fini par s’entre-déchirer, tant leurs convictions divergeaient. Adèle laissa glisser sa main gantée sur le menton de sa nièce, qui inspira longuement avant d’appuyer sa tête contre le dossier de la voiture. Au coin du chemin des Fondateurs et du rang Latraverse, Marie-Camille envoya la main à Jeremiah Holland et à son épouse Béatrice, qui marchaient rapidement vers l’église.
— Tu ne penses pas que tu aurais dû avouer à Florie que tu avais laissé ton travail à l’hôpital ? demanda Adèle une fois le village derrière elles. Me semble qu’il est temps qu’elle sache que tu étudies au Collège des embaumeurs, non ? Ton père va finir par s’échapper devant elle. Puis, à ce compte-là, tu auras terminé ta formation avant même qu’elle apprenne que tu l’avais commencée ! N’attends pas à Noël, parce qu’on risque de passer des fêtes aussi pénibles que ce qu’on vient de vivre !
La femme pencha sa tête vers sa nièce, qui grimaça avant de répondre :
— Je vais lui dire bientôt, mais je pense que je vais le faire par téléphone. C’est lâche, mais au moins, je serai pas à ses côtés pour l’entendre ronchonner.
— Hum, je pense que tu as raison, ma belle. Mais ne tarde pas trop, parce que le jour où elle va savoir qu’on était au courant avant elle, je ne donne pas cher de ta petite vie !
Adèle éclata de rire en se moquant de sa grande sœur, au caractère parfois si difficile.
Quand Marie-Camille ouvrit la porte de son appartement, Israël arriva aussitôt en se lamentant. Le chat caramel s’enroula autour des jambes de sa maîtresse en miaulant son mécontentement. La jeune déposa rapidement sa valise, avant de se pencher pour le prendre contre elle. Mais la bête continuait de se plaindre.
— Voyons donc, mon minou, tu t’es ennuyé tant que ça !
Satisfaite d’être enfin chez elle, Marie-Camille inspecta son petit appartement, après s’être déchaussée. Elle se pressa dans sa cuisinette pour vérifier que son chat avait encore de la nourriture.
— Pauvre Israël ! T’as plus rien à manger ! Oh, t’as pas d’eau non plus. Coudonc, Alice a oublié de venir te voir ou quoi ?
Un peu contrariée, la jeune se dépêcha d’ouvrir le réfrigérateur et s’exclama aussitôt :
— Mais là ! Elle t’a pas nourri !
La conserve qu’avait laissée Marie-Camille avec des consignes claires affichées sur le réfrigérateur n’avait pas été donnée à l’animal. La femme sortit la pâtée au poulet et se pressa d’en déposer une grosse portion dans le bol du chat, qui s’y attaqua voracement. En colère, elle réenfila ses bottes et descendit l’escalier. En moins d’une minute, elle était devant la porte d’Alice. Elle y cogna fortement quelques coups. Marie-Camille colla sa bouche contre le bois et lança d’une voix forte :
— Alice Thibault, ouvre tout de suite !
Il fallut encore quelques minutes de patience à la blonde avant qu’enfin, la porte ne s’entrouvre. Dans l’entrebâillement, le visage ensommeillé de son amie apparut.
— Wô les moteurs ! C’est quoi l’affaire de crier comme ça à cette heure-là ?
La rousse était échevelée et portait une robe de chambre en ratine usée. Elle avait les yeux rouges, comme quelqu’un qui avait trop pleuré.
— D’abord, Alice, il est 2 heures de l’après-midi. Ensuite, peux-tu me dire pourquoi tu t’es pas occupée d’Israël ?
— Israël ?
— Mon chat.
— Je sais que c’est ton chat, franchement. Mais… oh rentre donc, on est pas pour parler ici, l’écornifleuse va sortir dans deux minutes.
Alice pointa le palier du dessus où vivait Albertine Vadeboncœur, l’octogénaire qui n’avait rien d’autre à faire que de se préoccuper de la protection des âmes des jeunes femmes. Du moins de l’avis d’Alice. Marie-Camille, elle, appréciait la vieille, qui la faisait rire avec les histoires de son passé. Elle hésita, pressée de retourner dans son logement, mais se glissa tout de même à l’intérieur pour écouter les explications de son amie.
— Ouache, ça pue donc bien chez vous, Alice !
— Merci ! J’ai… j’ai été un peu malade. Ça fait que…
La femme referma sa robe de chambre avant de lever le bras pour pointer son évier et son comptoir débordant de vaisselle sale. Son amie fit une moue de dégoût.
— Ça a pas de bon sens !
— OK, es-tu venue me faire la morale ? Je pensais qu’on parlait de ton chat.
Marie-Camille se retourna et leva sa tête vers l’autre, qui, en taille, avait quelques pouces de plus. Depuis l’été, à quelques occasions, la blonde avait eu d’étranges altercations avec son amie. Comme si cette dernière lui taisait un pan de sa vie. Les dernières fois où Marie-Camille avait invité Alice à venir souper chez elle, celle-ci avait soit refusé sous un prétexte quelconque ou elle avait mangé rapidement avant de dire qu’elle devait partir rencontrer un ami. Si la plus jeune tentait de connaître l’identité de la personne qu’elle rejoignait, Alice s’empressait de lancer un prénom inconnu, avant de changer de sujet. Marie-Camille décida d’en avoir le cœur net et la prit par la main pour l’attirer vers son divan de velours noir légèrement défoncé. Quand Alice prit place à ses côtés, Marie-Camille l’observa longuement sans dire un mot. Elle prit sa main, la porta à son cœur et murmura :
— Es-tu malade pour vrai, Alice ? Je suis inquiète. T’as les yeux rouges comme quand on a le rhume.
La femme porta son autre main à son front et détourna son regard. Elle se racla la gorge en reculant vers l’accoudoir. Elle tentait de réfléchir, pour éviter d’avoir à trop mentir.
— Non, non, je suis correcte. C’est juste une mauvaise journée. Hier, au restaurant il y a un client qui reniflait et éternuait sans précaution. J’ai dû attraper son rhume.
Aussitôt, Marie-Camille reprit un ton plus sec.
— Alors, dis-moi pourquoi t’as pas pris soin d’Israël comme tu me l’avais promis ? Il a pas mangé depuis deux jours, Alice !
— Oh ! J’ai… j’ai… oublié, hier. Mais vendredi soir, j’y suis allée quand même ! Il est toujours pas mort !
— Oublié ? Oublié ? J’ai mon voyage !
Offusquée d’un tel manque de sens des responsabilités, Marie-Camille oublia sa compassion envers son amie et se leva d’un mouvement brusque. Elle croisa ses bras sur sa poitrine menue et fixa Alice, qui fuyait son regard.
— C’est pas comme si je te demandais ça chaque semaine. Je te faisais confiance.
— Justement, j’y ai pas pensé parce que ça arrive jamais. Mais c’est pas la fin du monde câline, reviens-en !
Marie-Camille vint pour riposter, mais l’air insolent sur le visage de son amie la figea. Depuis trois ans, depuis qu’elles travaillaient ensemble au restaurant de la rue Saint-Denis, elles étaient devenues inséparables. Auparavant, toutes les fins de semaine, tous leurs moments libres, Alice et elle les passaient à faire des activités ou juste à jaser de tout et de rien. Parfois, elles cuisinaient quelques ragoûts et des tartes, qu’elles se partageaient. Les vendredis, à l’occasion, Alice accompagnait même Marie-Camille chez sa tante Adèle, où les trois femmes soupaient ensemble. Mais depuis septembre, l’étudiante avait été tellement occupée que ses temps libres avaient été consacrés à l’étude. « Alice m’en veut peut-être ? » songea-t-elle. Mais ce n’était pas une raison pour négliger son chat Israël. Sur un ton blessé, Marie-Camille murmura donc :
— Tu sais, si tu voulais pas me rendre service, t’avais juste à me le dire, je me serais arrangée autrement. Madame Vadeboncœur me l’avait offert, mais je voulais pas la déranger. J’aurais peut-être dû ! En tout cas, bye !
Alice ne répondit pas et regarda son amie s’éloigner d’un pas énergique vers la porte. Elle aurait voulu, elle aurait pu la retenir, mais pour lui dire quoi ?
« Excuse-moi, j’ai trop fêté en fin de semaine et j’en ai perdu des bouts. »
Marie-Camille ne comprendrait pas. Dans son petit village natal des Hautes-Laurentides, entourée de sa famille poule, la jeune femme avait été choyée et protégée toute son existence. Depuis quelque temps, lorsqu’elle passait quelques heures à ses côtés, Alice s’apercevait des différences qui existaient entre elles. Elle en voulait presque à la jeune Gélinas de ne pas avoir connu les mêmes embûches qu’elle. La femme préférait oublier que Marie-Camille avait perdu sa mère quelques mois après sa naissance.
— Toujours à faire la morale aux autres, murmura-t-elle, en rattachant ses boucles sur le dessus de sa tête, avant de s’emmitoufler dans la grosse couverture rouge qui traînait tout près.
Sans plus une pensée pour Marie-Camille, Israël ou quiconque, elle sombra de nouveau dans un sommeil profond, en aspirant seulement à retourner chez Josh le plus rapidement possible. Quand elle consommait de la marijuana, toute sa vie lui semblait plus réussie. Momentanément, du moins.