Le chaos. À l’état pur. Le spectacle en contrebas évoquait un paysage frappé par un ouragan de catégorie 5 ou un bombardement aérien. Les nombreuses structures et canaux étaient toujours à la merci des éléments et montraient des signes inquiétants de décrépitude et d’abandon. La jungle commençait déjà à reconquérir la région des canaux et entamait un long processus visant à éliminer toute preuve que l’homme avait séparé les continents un siècle auparavant.
Des silhouettes sans âme déambulaient, fouillant les environs, sous l’impulsion électrique de synapses défuntes.
Un cadavre vêtu uniquement d’une chemise de mécanicien errait dans les environs. Il devait ce nouveau statut à sa rencontre avec le canon de fusil d’un soldat panaméen, à l’époque où le couvre-feu national était encore en vigueur. L’ « homme » devint la « créature » après que son cœur perforé avait cessé de battre et que sa température corporelle avait commencé à chuter, laissant place au phénomène inexpliqué qui réanimait les défunts. L’anomalie (c’était ainsi qu’on l’appelait) s’était répandue rapidement dans le système nerveux du mécanicien, altérant des zones fondamentales de l’anatomie sensorielle. Elle s’était enracinée puis reproduite dans le cerveau, mais seulement dans les zones où l’instinct primaire se développait et était archivé dans l’ADN et les capteurs électrochimiques, à la suite de millénaires d’évolution. Au cours de son périple d’autoreproduction et d’infection, l’anomalie avait fait une courte pause dans le conduit auditif. Là, elle avait altéré la structure des osselets au niveau microscopique, entraînant une amélioration de l’ouïe. Terminus, les yeux. Après quelques heures de réanimation, l’anomalie avait achevé son cycle de reproduction et son processus de remplacement de structures cellulaires à l’intérieur des yeux, avec pour conséquence le développement d’une perception thermique rudimentaire à courte portée qui compensait une acuité visuelle dégradée par la nécrose.
L’ancien mécanicien s’immobilisa et pencha la tête de côté. Il percevait un bruit au loin, un bruit familier… Un éclair de lucidité mémorielle aussi vite enfui qu’il était survenu. Le bruit gagna en intensité, excitant la créature, la faisant saliver. Un liquide translucide et grisâtre dégoulinait de son menton, pour s’écraser sur une jambe nue et presque squelettique. Le mécanicien fit un petit pas en direction du bruit ; les tendons à vif au sommet de son pied se contractèrent et actionnèrent les petits os du pied. La créature sentait que cette rumeur grandissante n’était pas naturelle, qu’il ne s’agissait ni du vent, ni du martèlement incessant de la pluie qu’il ignorait d’habitude. La créature pressa le pas à mesure qu’elle approchait d’une zone de végétation dense. Un serpent frappa lorsque le mécanicien pénétra sous les frondaisons, percutant la chair morte et laissant deux petits trous dans un mollet rachitique. La créature n’y prêta aucune attention et continua sa lente progression en écartant la végétation. Le chœur des âmes égarées résonnait de toutes parts lorsque le macchabée pénétra dans la clairière.
Deux cent mille morts vivants, coincés du même côté du canal de Panama que le mécanicien, hurlaient vers les cieux. Un hélicoptère militaire gris survolait la zone à cent nœuds, longeant le canal selon une trajectoire sud-est. Le mécanicien réagit instinctivement au bruit du moteur en levant les bras, comme s’il pouvait saisir cet énorme oiseau et le dévorer tout cru. Rendu fou par la faim, il suivit l’engin volant sans le quitter des yeux. Dix mètres plus loin, la créature quitta la berge pour s’enfoncer dans les eaux du canal.
Son lit sinueux n’était plus rempli d’eau boueuse et de navires en transit. Désormais, des cadavres flottants boursouflés bloquaient cette voie fluviale jadis très empruntée. Certaines de ces silhouettes repoussantes bougeaient encore. Elles n’avaient pas encore été dissoutes par l’action combinée de la chaleur panaméenne, de l’humidité et des eaux infestées de larves de moustiques. Les hordes innombrables d’un côté du canal criaient et mugissaient en direction de leurs confrères morts vivants de l’autre côté, dans une version « canal de Panama » de la rivalité entre les Hatfield et les McCoy1.
Avant l’anomalie, le monde était régenté par l’indice du Dow Jones, les chiffres du chômage bidons fournis par le gouvernement, le cours de l’or, les taux de change et la crise de la dette. Les quelques rares survivants priaient désormais pour un retour à un indice Dow Jones de 1000 et un taux de chômage de 80 %. Ça serait toujours ça de pris.
Les conditions de vie sur le terrain s’étaient vite dégradées après l’apparition du premier cas signalé en Chine. Dès le début de la crise, les reliquats de l’autorité exécutive américaine avaient décidé de larguer des ogives nucléaires sur les principales cités métropolitaines dans le but « d’empêcher, par tous les moyens, les morts vivants d’éradiquer la population encore en vie des États Unis. » Les cités furent rasées par des frappes nucléaires d’une puissance inouïe. Bon nombre des créatures furent instantanément désintégrées mais le contrecoup se révéla catastrophique. Les macchabées situés en dehors des zones d’impact relativement réduites se retrouvèrent bombardés d’un nombre tellement élevé de particules alpha, bêta et gamma que les radiations éliminèrent toutes les bactéries permettant la décomposition. Selon les scientifiques, les morts resteraient intacts pendant des décennies.
Un petit nombre de survivants éparpillés subsistaient cependant. Un semblant de hiérarchie militaire était toujours en place. Une opération était d’ailleurs en cours pour en savoir plus sur la série d’événements qui avaient entraîné l’humanité au bord de l’extinction.
En petit comité, on évoquait l’idée de concevoir une arme de destruction massive capable d’éradiquer ces créatures ; il n’y avait pas assez de munitions d’armes de poing, voire même de personnes sur terre pour presser la détente. En plus petit comité, on évoquait des solutions encore plus effroyables.
Le pilote de l’hélicoptère se retourna et s’adressa aux passagers en hurlant, la bouche pleine de tabac à priser.
— Trente minutes avant qu’on survole l’USS Virginia !
Le système de communication interne de l’appareil avait cessé de fonctionner des mois auparavant. Il ne servait plus désormais que pour les communications entre le pilote et son copilote à l’avant.
Le pilote avait la soixantaine bien tassée, à en juger par ses cheveux gris, ses pattes-d’oie prononcées et sa vieille casquette Air America. Le passager qui occupait le siège du copilote ne faisait pas partie de l’équipage. D’après les registres de vol, il était juste un autre membre de ce que l’on appelait le commando Hourglass.
Ces derniers mois, les pilotes étaient devenus une denrée rare. La plupart étaient portés disparus au cours de missions de reconnaissance. Les appareils militaires encore en état de voler étaient constitués de milliers de pièces complexes qui devaient toutes faire l’objet d’inspections et d’opérations de maintenance rigoureuses, à défaut de quoi ils ne seraient bientôt plus que du mobilier urbain de luxe. Le vieux pilote semblait apprécier d’avoir de la compagnie à ses côtés. Au moins il ne crèverait pas tout seul si la situation partait vraiment en couille, ce qui arrivait fréquemment.
Le passager semblait nerveux et jetait des coups d’œil fréquents autour de lui. Il portait un harnais trop serré, s’agrippait à la poignée de la portière et avait les yeux rivés sur le circuit principal d’alarme. Inquiet, il surveillait les instruments de navigation de l’hélicoptère. Le passager risqua un œil en contrebas. Ils volaient vite, à basse altitude. Une illusion d’optique induite par la forme du cockpit laissait penser que l’appareil était presque au niveau des berges, de part et d’autre du canal. Les créatures hurlaient et se débattaient frénétiquement au fur et à mesure qu’elles s’enfonçaient dans l’eau, sans pouvoir rivaliser avec le vacarme assourdissant du moteur. En entendant les litanies des cadavres en contrebas, l’imagination du passager comblait facilement les vides bien malgré lui. Le syndrome post-traumatique dont il souffrait depuis les événements de l’année écoulée remontait à la surface. D’instinct, il tâta son flanc, cherchant le contact rassurant de son fusil, paré pour un nouveau crash.
Le pilote s’en aperçut et beugla dans son casque :
— J’ai entendu ce qui vous est arrivé. Votre hélicoptère s’est écrasé en rase campagne.
Le passager joua avec le bouton de son casque.
— C’est à peu près ça.
Le pilote grommela.
— Vous venez d’émettre sur la radio. Vers le bas pour me parler à moi, vers le haut pour vous adresser à la Terre entière.
— Ah, désolé.
— Pas de souci. De toute façon, doit pas y avoir grand monde à l’écoute. Y’a que ces choses aux environs. Pas mal de collègues pilotes en train de patauger là-dessous. Ces missions sont de plus en plus dangereuses. Les coucous tombent en miettes, pas de pièces de rechange… Vous faisiez quoi avant ? brailla le vieil homme dans son casque pour couvrir le rugissement du moteur à turbine.
— Officier dans l’armée.
— Quelle arme ?
Le passager réfléchit et dit :
— Je suis lieu… euh, commandant de la Navy.
Le pilote se mit à rire.
— Faut savoir, fiston. Lieutenant, c’est quand même pas la même chose que commandant.
— C’est une longue histoire, rien de bien palpitant.
— Ça j’en doute. Tu faisais quoi dans la Navy avant ?
— Aviation.
— Sans déconner, tu veux le manche pour le reste du trajet ?
Non merci. Les hélicos c’est pas trop mon truc.
Le pilote ricana.
— Quand je pilotais des petits avions à basse altitude au-dessus du Laos, avant que tu sois né, je savais pas non plus comment m’y prendre.
Le passager regarda les marées de morts vivants en contrebas et marmonna :
— Des avions américains survolaient le Laos ?
Le vieil homme sourit.
— Nan. Mais comment tu crois que les snipers du projet Phénix s’approchaient des huiles de l’armée viet ? En se trimballant leurs carabines sur plus de cent bornes dans la jungle ? Putain… Si tu crois que Phénix n’a servi qu’au Vietnam, alors moi j’ai une belle propriété en bord de mer à Panama qui devrait t’intéresser !
Leur éclat de rire couvrit le ronronnement sourd des pales de rotor au-dessus d’eux. Le passager fouilla dans son sac et sortit un bout de chewing-gum chipé dans une boîte de rations de l’armée. Il en tendit la moitié au pilote.
— Non merci, ça déglingue mon appareil dentaire et j’ai plus de fixodent. Tu me présentes tes petits copains à l’arrière ?
Le passager fronça les sourcils.
— On vous met jamais au courant, pas vrai ? Le basané est un ami à moi. Les autres sont des SOCOM, du moins ce qu’il en reste.
— SOCOM, hein ?
— Ouais, des nageurs de combat, ce genre de gars. Je sais pas trop si je peux vous en dire plus et pour être honnête, j’en sais pas beaucoup plus moi-même.
— Je comprends, on veut rien dévoiler au vieux croulant.
— Non, pas du tout, c’est…
— Je plaisante, t’inquiète. Moi aussi de mon temps j’ai dû garder un ou deux secrets.
D’autres minutes s’écoulèrent au rythme du vrombissement du rotor avant que le pilote ne pointe son doigt ridé vers l’horizon.
— Voilà le Pacifique. Les coordonnées du Virginia sont sur la planche de vol. Ça t’embête de les saisir ?
— Pas du tout.
Une fois les coordonnées rentrées, le pilote modifia sa trajectoire de quelques degrés à tribord et maintint le cap.
— Tu t’appelles comment, fiston ?
— Mes amis à la base m’appellent Kilroy, ou Kil. Et vous ?
— Moi c’est Sam. Enchanté d’avoir fait ta connaissance, même si c’est peut-être la première et la dernière fois.
— Eh bien Sam, une chose est sûre : t’es doué pour remonter le moral.
Sam leva le bras et tapota la vitre du tableau d’indicateurs supérieur avant d’ajouter :
— Tu connais les risques, Kilroy. J’ai aucune idée de là où tu vas dans ton petit sous-marin noir. Mais quelle que soit la destination, tu peux être sûr que ça sera aussi dangereux que là en bas. Y’a plus d’endroit sûr.
1 Célèbre rivalité entre deux familles ayant vécu des deux côté du même fleuve au XIXe siècle. Les noms de ces deux familles sont entrés dans le folklore américain et sont synonymes de rivalité interminable et stérile (NdT).