Trois coups énergiques contre la paroi brisèrent le silence.
— Entrez.
Un caporal écarta le rideau qui menait à la cabine de fortune de Kil et Saien et entra.
— Commandant, l’agent de renseignement désire vous voir maintenant. Si vous voulez bien me suivre.
— Et mon ami ici présent ? demanda Kil en désignant Saien.
— Désolé commandant, j’ai reçu pour ordre de vous conduire à l’agent, personne d’autre.
— Il vient avec moi ou je ne bouge pas.
Le sous-officier, visiblement tendu, décida qu’il appartiendrait à ses supérieurs de trancher et tous trois se dirigèrent vers les quartiers réservés au traitement des données confidentielles, que tout le monde à bord appelait le SCIF1.
Tout le long du trajet, Kil remarqua certains détails. En passant à côté d’une salle de gym improvisée équipée de tapis de course et d’autres machines, il constata que tous les appareils étaient montés sur des amortisseurs en caoutchouc. Idem pour la jungle de tuyaux qui se trouvaient au-dessus de leurs têtes. Rien ne devait frotter à bord, aucun bruit incongru ne devait révéler leur position acoustique aux Chinois et aux Russes, les alliés/rivaux des temps jadis.
— Où sont les ogives ? demanda Saien à Kil en lui tapant sur l’épaule.
— Pas d’ogives ici, Saien. C’est un navire d’assaut rapide. Je n’ai aucune idée de la localisation du sous-marin nucléaire lanceur d’engins le plus proche, ou s’il en existe encore en état de marche.
Bloc par bloc, ils progressaient vers la poupe. Après avoir négocié une série de coursives très étroites, ils arrivèrent devant ce que le caporal appelait la porte verte.
Le jeune homme décrocha le combiné et attendit quelques secondes. Ils pouvaient entendre la tonalité. Après trois sonneries, quelqu’un répondit.
— Commandant, ils sont tous les deux devant la porte verte et…
Le juron qui s’échappa du combiné résonna dans toute la coursive.
— Oui, commandant. Il insiste pour que tous deux… Oui, commandant.
Après avoir raccroché, le caporal rabroué s’adressa à eux :
— Quelqu’un du SCIF va venir vous chercher, commandant. Désolé de vous laisser en plan dans cette coursive mais je suis de garde dans deux heures et ça fait vingt-quatre heures que je n’ai pas dormi.
— Pas de souci, allez piquer un somme et soyez en forme pour votre garde, répondit Kil pour remonter le moral du jeune homme.
— Oui-da commandant. Merci.
Au moment où le caporal disparaissait de leur champ de vision, Saien demanda :
— Ça veut dire quoi exactement, oui-da ?
— Ça veut dire…
La porte verte s’ouvrit en grand. Un homme âgé, portant une paire de lunettes ringardes, des baskets, une combinaison bleue et des insignes de commandant de la Navy s’avança. Sur un bout de tissu brodé, on pouvait lire : Lundy.
Je déteste le lundi, pensa Kil.
L’homme s’approcha et se retrouva à quelques centimètres de Kil. Il semblait le passer aux rayons X avec ses culs de bouteilles.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’amener votre ami l’étranger dans mon SCIF pour un briefing de mission ?
— Commandant, l’amiral Goettleman m’a autorisé à choisir un partenaire sur l’USS George Washington pour cette mission. J’ai choisi Saien, et si je dois éventuellement lui confier ma vie, j’ai vraiment envie qu’il sache à quoi s’attendre. De plus, je lui raconterai tout ce que vous me direz, alors qu’est-ce que ça change ?
Le commandant Lundy réfléchit l’espace d’une seconde.
— Je me doutais que vous répondriez ça. Le capitaine Larsen m’a donné l’ordre de vous informer, vous et votre équipier, de ce qui nous attend. Sachant la nature de ce que je vais vous révéler, je voulais voir si je pouvais vous persuader de venir ici tout seul. Ça me fait bizarre de le laisser entrer dans le SCIF. Je suis sûr que vous comprenez.
— Saien, ça t’ennuierait de t’éloigner un peu ? J’en ai pour une minute.
— Pas de souci, Kil. Ne fais pas trop traîner, j’ai un massage qui m’attend.
Kil s’esclaffa puis entreprit de déployer des trésors de diplomatie pour exprimer son point de vue au commandant Lundy.
— Oui, je comprends, mais il faut que vous compreniez vous aussi. Je me porte garant de lui. D’accord, c’est un étranger, mais il a risqué sa vie pour moi et c’est la seule personne en qui j’ai confiance sur ce navire en ce moment.
— Très bien, commandant. On se comprend. Je veux juste que vous saisissiez la gravité et le caractère hautement délicat de ce que vous allez entendre quand vous aurez franchi cette porte. Les quatre agents avec lesquels vous êtes arrivés sont aussi à l’intérieur et vont bientôt être briefés. Ça n’est jamais agréable de révéler des informations de cette nature.
— Bon sang, comment est-ce que ça pourrait être pire ? lâcha Kil, sceptique. Les morts ont commencé à se relever l’hiver dernier et maintenant ils essayent de dévorer tout ce qui bouge.
— Essayez de descendre un peu plus profond dans le terrier du lapin blanc, répliqua Lundy.
Saien rejoignit la coursive et se tint aux côtés de Kil.
Lundy continua son sermon :
— C’est du lourd. Bien plus lourd que voler dans votre petit avion espion pendant la guerre, intercepter les conversations cochonnes de l’ennemi et faire des rapports à vos supérieurs. Avant de continuer, il faut que je vous pose à tous les deux une dernière question.
— Quoi ? répondirent Kil et Saien, presque en même temps.
Le commandant s’humecta les lèvres et plissa les yeux derrière ses télescopes Hubble.
— Une fois qu’on aura franchi cette porte et que je vous aurai dit ce que j’ai à vous dire, il ne sera plus possible de faire marche arrière. Est-ce que c’est clair ? On n’a pas de flashouilleurs de mémoire façon Men in Black. Cela vous affectera pour le restant de vos jours.
— Je suis prêt, dit Kil.
— Moi aussi, marmonna Saien, avec toutefois moins d’allant.
— Très bien, messieurs. Suivez-moi.
Lundy se tourna vers la porte verte qui menait au SCIF et porta la main au clavier numérique. Cinq clics retentirent. Après une courte pause, les verrous magnétiques se débloquèrent et le commandant ouvrit la porte verte qui donnait sur un nouveau monde. Les trois hommes pénétrèrent à l’intérieur, et dès lors, tout devint de plus en plus étrange.
1 Sensitive Compartmented Information Facility. Se prononce « skif » (NdT).