La portion d’autoroute que Doc et Billy suivaient en parallèle était envahie d’herbes folles, aussi bien en son milieu que sur les bas-côtés. Ils étaient en plein cœur des terres arides du Texas désormais. Leur mission consistait à récupérer le contenu mystérieux d’un largage, représenté uniquement par un minuscule symbole sur une carte cryptique. Ils apercevaient la route de temps à autre, là où les débris faisaient obstacle à la poussée des herbes. Les cycles de gel et dégel propres à la saison avaient transformé des sections entières de route en gravières. Doc se souvenait des vestiges décatis des vieux rails datant du XIXe siècle, près de sa ville natale. Dans pas longtemps, les autoroutes seront dans le même état, pensa-t-il.
Doc avait glissé une carte dans une pochette en plastique attachée à son avant-bras gauche, pliée de telle manière qu’elle indiquait la zone qu’ils traversaient en ce moment. Il comptait ses pas, vérifiant leur position tous les cent mètres.
Doc relayait les informations à Billy à voix basse :
— Mille mètres jusqu’à la cible.
— Bien reçu, répondit Billy en un murmure.
Ils progressaient le long d’un ancien chemin pour le bétail à proximité de l’autoroute. Aucun signe des morts vivants ; seuls le vent nocturne et un clair de lune voilé les accompagnaient.
— Billy, il y a un pont autoroutier droit devant. Il faut qu’on retourne sur la route et qu’on le traverse.
— Je n’aime pas ça, chef. Mauvaise idée.
— Qu’est-ce que tu suggères alors ? demanda Doc, mettant Billy au défi de trouver une alternative.
Il faisait souvent ça avec ses hommes. Il les forçait à prendre des décisions tactiques rapides, en pleine opération. Il estimait que cela faisait d’eux de meilleurs meneurs d’hommes.
— Restons à quelques mètres de la route et rapprochons-nous le plus possible du pont pour regarder ce qui se passe en bas. Si c’est infesté, on emprunte le pont. Dans le cas contraire, on passe par en dessous.
— Quelle idée de merde. T’as jamais vu Rock ? Faut jamais passer par en dessous, plaisanta Doc.
Riant tous deux à voix basse, ils se rapprochèrent du pont en restant à distance de la route. Doc dirigeait la mission, mais il n’était pas stupide ; il écoutait ses hommes, surtout Billy. Billy était un Apache doté d’un instinct quasi surnaturel. Il était aussi prudent qu’un loup. S’il se mettait à courir, à lever son fusil ou à se coucher, Doc l’imitait dans la seconde.
Doc observa le pont à travers l’optique de son fusil. La zone était jonchée de véhicules, aussi bien sur le pont qu’en dessous. Il étudia attentivement les moindres détails grâce à son viseur. Billy le couvrait, par habitude. Balayant la zone de gauche à droite, Doc ne distinguait qu’une poignée de macchabées hibernant dans des voitures ou prisonniers d’un énorme carambolage.
Tout à coup, Billy sentit un relent de pourriture porté par le vent et tapota Doc sur l’épaule pour le prévenir. Billy précisa son avertissement d’un geste, en se pinçant le nez. Au bout de quelques secondes à peine, ils aperçurent l’avant-garde apparaître sur la route au détour d’un virage, au loin.
— Ils arrivent. L’odeur se fait de plus en plus forte. Ils sont un paquet.
— Attendons ici une minute et voyons ce qui se passe. Pas la peine de se jeter droit dans leurs bras, répondit Doc.
Quelques interminables minutes plus tard, le choix devint évident. Une horde gigantesque de créatures hurlantes venait du nord et se dirigeait droit sur eux par l’autoroute qui passait sous le pont.
Ils n’avaient pas beaucoup de temps.
— Billy, faut qu’on bouge, tout de suite. On peut pas se permettre de se retrouver coincés du même côté qu’eux, sinon on n’arrivera jamais à la zone de largage.
Les deux agents piquèrent un sprint pour atteindre le côté ouest du pont. Sous l’effet de l’adrénaline, leurs sacs à dos de trente kilos leur semblaient aussi légers que des oreillers. Ils suivaient une trajectoire perpendiculaire à la route qu’ils allaient enjamber. Les gémissements de la horde toute proche tiraient les créatures à proximité de leur torpeur.
Billy tourna la tête et s’adressa à Doc :
— J’ouvre le feu.
Le fusil silencieux de Billy élimina trois créatures au sommet du pont en ruine. Doc entra dans la danse en tirant sur deux autres macchabées. Il visa un peu bas sur le deuxième ; la balle traversa le cou de la créature, manquant la colonne vertébrale, projetant des tissus et de la graisse nécrosés sur la rambarde du pont. Doc se traita d’imbécile en silence ; il avait oublié le point de mire et le point d’impact de son arme. Comme la plupart des viseurs à point rouge, son Aimpoint Micro était monté à quelques centimètres au-dessus du canon de son M4. À très courte portée, le point d’impact était donc plus bas si on ne compensait pas en levant un peu l’arme. Il fit feu une nouvelle fois en visant le sommet du crâne et abattit net la créature.
Mort lente ou immédiate, se souvint Doc. Le corps humain était composé d’organes qui, lorsqu’ils étaient atteints, provoquaient une mort lente ou immédiate. Toucher une artère fémorale entraînait une mort lente. Atteindre le cœur ou le cerveau provoquait une mort instantanée. Mais cela n’était valable que pour des humains vivants. Les règles étaient différentes désormais. Seule une zone entraînait une mort immédiate. Les morts vivants ne connaissaient pas le concept de blessure mortelle.
Le niveau de précision exigé au sein des SEAL était monté d’un cran depuis l’apparition des morts vivants. Viser la poitrine dans l’espoir d’atteindre un organe vital était synonyme de coup manqué. La seule cible valable se situait à présent entre le nez et les cheveux.
Doc et Billy avançaient sur le pont au pas de course, discrets comme des voleurs. Grâce à leurs lunettes d’observation nocturne, ils aperçurent des dizaines de voitures embouties trente mètres plus loin. Il leur faudrait négocier cette muraille d’acier pour atteindre l’autre côté.
L’avant-garde de la horde commença à avancer sous le pont. Le gros de la troupe approchait rapidement. Le vent changeant rabattait sur eux une puanteur écœurante, propulsant ces molécules pourries au fond de leurs narines.
Doc savait que ce qui rendait une telle horde imprévisible et dangereuse, c’était que les créatures en tête de ce cortège macabre pouvaient être attirées par un bruit qui ferait dévier la trajectoire de la horde entière. Un chien errant, une biche, une alarme de voiture toujours en état de marche, n’importe quoi.
— Doc, on devrait peut-être rester au milieu du pont et voir où ils se dirigent. J’ai pas envie de choisir le mauvais côté. Ça pourrait vite tourner au vinaigre, suggéra Billy.
Doc envisagea l’espace d’un instant le pire scénario possible. Et si la horde se divisait et qu’elle envahissait le pont par les deux côtés ? Mieux vaut ne pas y penser.
— Il faut qu’on arrive à franchir cet empilement de voitures et qu’on s’éloigne de quelques centaines de mètres. Il ne nous reste que deux heures environ avant de devoir rentrer à la base pour éviter le lever du soleil. On va attendre un peu, mais je n’aime pas ça. Regarde.
Ils se penchèrent tous deux par-dessus la glissière de sécurité et observèrent la rivière de morts vivants. Même si leurs lunettes de vision nocturne ne leur permettaient pas de bénéficier d’une bonne résolution à longue distance, ils devinaient néanmoins que la masse de créatures en contrebas faisait plus d’un kilomètre de long sur dix mètres de large. Aucun des deux ne se sentait l’envie de faire un calcul de probabilités sur ce coup.
Le débit de cette rivière de morts vivants s’accéléra : le ruissellement se fit torrent. À peine arrivés à la moitié du pont, Doc et Billy se mirent à ramper. Pas seulement parce qu’ils n’avaient pas le choix, mais aussi parce qu’ils avaient une trouille bleue. C’était comme se plier en deux en sortant d’un hélicoptère : ça ne servait à rien, mais ça ne mangeait pas de pain non plus.
Ils atteignirent l’enchevêtrement de voitures. Le débit de la rivière ambulante en contrebas était à son paroxysme et faisait vibrer le pont. Doc risqua un nouveau coup d’œil par-dessus le rebord et vit environ un demi-kilomètre de morts vivants de chaque côté du pont. Les choses n’avaient pas l’air d’avoir conscience de la présence de deux proies potentielles en train de les espionner au-dessus de leurs têtes. Certaines de ces goules tentaient parfois de s’éloigner du troupeau, mais elles rentraient bien vite dans le rang, attirées de nouveau par le vacarme de la horde.
— Faisons une pause et cassons la croûte, proposa Doc.
— Ça me va. On a au moins vingt minutes.
Ils avalèrent des barres énergétiques périmées et burent de l’eau iodée pendant que le pont vibrait et que la rivière de morts vivants dévastait une route en ruine qui ne les menait nulle part.