Crusow, Mark et les trois autres survivants de l’avant-poste se réunirent dans la salle de conférences qui jouxtait le centre de contrôle. Bret et Larry, les consultants militaires de la base, se tenaient à côté de He-Wei Chin, le scientifique de l’avant-poste. Ils portaient encore leurs vêtements contre le grand froid, tout recouverts de givre. He-Wei s’exprimait dans un anglais très approximatif. Il était parfois la cible de blagues politiquement incorrectes de la part des autres survivants. Avant de se retrouver en poste en Arctique, He-Wei était un ressortissant chinois qui essayait d’obtenir la nationalité américaine. Il s’était porté candidat pour l’avant-poste quatre dans l’espoir d’accélérer le processus de naturalisation. La naturalisation accélérée était l’une des carottes brandies pour inciter les candidats à intégrer les programmes de recherche américains en Arctique, qui n’étaient pas une partie de plaisir. Tout le monde l’appelait Kung Fu, ou Kung tout court, à cause de sa ressemblance toute relative avec Bruce Lee.
Même si Crusow, Mark et Kung venaient de passer plusieurs mois aux côtés de Larry et Bret dans un espace à peine plus grand qu’une station orbitale moderne, ils ne savaient pas grand-chose à leur sujet, si ce n’est qu’ils étaient des militaires et qu’ils faisaient partie de la mission avant que le monde ne s’écroule.
Avant l’apparition des morts vivants, de nombreux agents américains soupçonnaient l’existence de centaines d’installations secrètes disséminées à la surface du globe, la plupart se dissimulant derrière la façade de missions scientifiques. Officiellement, l’avant-poste quatre prélevait des carottes de sondage avant la chute de l’humanité, comme tous les autres avant-postes en zone polaire, dont certains étaient financés par d’autres puissances.
Larry et Bret ne parlaient jamais de leur condition de militaire mais leurs coupes de cheveux et leur comportement les trahirent dès leur arrivée. Comme tous les autres nouveaux venus avant eux, ils étaient arrivés à bord d’un C-17 modifié avant le début de l’hiver. Il y avait régulièrement de nouvelles têtes, mais les coupes de cheveux et l’attitude étaient les mêmes.
À présent, Larry était très malade. Son état avait empiré au cours des dernières semaines. Mark pensait que Larry avait pu contracter une forme virulente de pneumonie. Ils utilisèrent la moitié du stock d’antibiotiques de la base pour le soigner, sans effet notable. Larry pouvait à peine tenir debout la plupart du temps, et bien souvent, Bret l’aidait à aller d’un point de l’avant-poste à un autre. Larry avait au moins la décence de porter un masque de protection.
Ils ne pouvaient courir le risque que l’un d’entre eux tombe malade, surtout Crusow. Ils se retrouveraient tous congelés en moins de dix-huit heures si Crusow venait à mourir ou se retrouvait dans l’incapacité de travailler. C’était lui qui assurait le bon fonctionnement des générateurs et qui fabriquait un biodiesel rudimentaire en puisant dans la (maigre) réserve de produits chimiques et de graisses alimentaires disponibles. Il ne faisait assurément pas partie des éléments sacrifiables de la base.
— Très bien, merci d’être venus, dit Crusow au petit groupe. Je tiens à vous informer sans plus attendre que nous avons établi un contact.
— Avec qui ? s’enflamma Bret.
— L’USS George Washington.
— Putain, on est sauvés ! s’exclama Larry en crachant ses poumons dans son masque.
Crusow fronça les sourcils.
— Pas vraiment, dit-il. Ils sont dans le Golfe du Mexique et ils ne pourraient pas venir jusqu’ici, même s’ils le voulaient. Nous sommes dans la partie de l’Arctique qui donne sur le Pacifique, et même si c’était le printemps et qu’ils avaient un brise-glace, ça leur prendrait trop de temps. D’ici là, on serait à court de provisions et probablement à l’état solide, au sens propre. Il faut qu’on commence à envisager des plans d’urgence.
Larry toussa à nouveau, projetant des glaires dans son masque. Après avoir égrené un chapelet d’injures et changé de masque, il prit la parole :
— Quels plans ? On pourrait tout aussi bien être dans un avant-poste sur Mars. Sans une équipe de sauvetage, on sera réduits à l’état de blocs de glace dans un mois ou deux.
— C’est possible, mais je refuse de laisser tomber, répliqua Crusow, un peu plus fort qu’il aurait souhaité.
Il continua en baissant la voix :
— C’est vrai que nous n’avons plus beaucoup de carburant, mais j’ai un plan qui pourrait marcher.
— On est tout ouïe, dit Bret.
— J’ai trafiqué l’autoneige pour qu’elle roule au biodiesel. Ça veut dire que le diesel classique ainsi économisé peut être utilisé pour chauffer cet endroit, suffisamment pour que nous restions en vie, disons 10°. Il va falloir qu’on dorme dans nos combinaisons de grand froid pour économiser le diesel. Il faudra aussi qu’on se passe des ailes extérieures de cette installation. Aujourd’hui, nous nous étalons sur une surface importante et ça consomme beaucoup d’énergie. Larry, Bret, vous allez devoir ravaler votre fierté et vous installer dans l’aile dédiée à l’équipe technique. Nous allons sceller la zone où vous habitez actuellement.
— Ça va pas la tête ? s’emporta Bret. Pourquoi est-ce qu’il faut qu’on s’installe ici ? Pourquoi on ferait pas l’inverse ?
— Écoutez ! Soit vous vous installez avec nous, soit vous gelez ! Je contrôle la chaleur, la lumière et le noir, et je fermerai tout dans vos quartiers dans quarante-huit heures. Ça n’a rien de personnel ; j’ai besoin d’être au plus proche des équipements et il est hors de question que je m’installe dans l’aile militaire avec toi et notre ami poumon d’acier ici présent.
Ni Larry ni Bret ne répondirent. Ils savaient que les jeux étaient faits, Crusow le voyait dans leurs yeux. Ils étaient militaires tous les deux, et devaient sûrement être en train de réfléchir à un moyen de reprendre la main. Crusow ne leur faisait pas confiance, et ça ne risquait pas de changer.
Au bout d’un moment, Larry finit par tousser.
— On a moins de biodiesel que de diesel classique. Comment tu vas t’y prendre pour faire le plein de l’autoneige ?
— C’est là que ça devient un peu bizarre et potentiellement dangereux. Jusqu’à présent, on a mélangé le biodiesel à de la vieille huile de cuisine. Il n’en reste plus beaucoup car j’en ai utilisé pour l’un des générateurs afin d’économiser le diesel classique. Je pense avoir trouvé une source de graisse animale qui pourrait nous fournir suffisamment de carburant pour alimenter l’autoneige sur une centaine de kilomètres, ce qui nous amènerait près des côtes et, qui sait, à portée d’un éventuel poste de radio portatif…
— Si tu suggères de tuer les chiens de traîneau, l’interrompit Bret, je suis à 100 %…
Crusow lui coupa la parole en pleine phrase :
— Non, nous ne toucherons pas aux chiens. On aura peut-être besoin d’eux. Pas la peine de s’inquiéter pour la nourriture, Bret. Nos stocks peuvent durer un bon paquet de temps, maintenant qu’il ne reste plus que nous cinq. Il n’y a pas assez de graisse sur ces chiens pour que le surplus de carburant fasse une grosse différence, de toute façon.
— Alors c’est quoi, l’astuce ? demanda Larry, à court de patience.
Crusow le fixa droit dans les yeux avant de répondre :
— On va devoir descendre en rappel dans la fosse et retrouver quelques-uns de nos vieux amis. Certains étaient en surpoids. Leur graisse a été congelée, préservée. Il y a peut-être plusieurs centaines de kilos de graisse en bas. On sera en mesure de fabriquer suffisamment de carburant pour se barrer d’ici et, avec de la chance, il nous restera du rab.
— T’es complètement cinglé, Crusow, dit Larry.
— C’est possible. Mais à moins que tu n’aies une autre solution pour faire fonctionner ces générateurs tout en économisant assez de carburant pour que l’autoneige nous emmène loin de ce bout de glace, je la bouclerais à ta place. De plus, tu es trop faible pour faire ne serait-ce qu’un aller-retour au fond de la fosse, donc tu n’as pas voix au chapitre. Elle fait soixante mètres de profondeur, en pente raide la plupart du temps. Il nous faudra deux personnes en bas pour arrimer les cadavres et deux au sommet, avec les chiens, pour les remonter.
Ils se dévisagèrent à tour de rôle, attendant que quelqu’un émette une objection. Crusow ne leur laissa pas le temps d’y réfléchir.
— C’est entendu donc. Quel est le petit veinard qui descendra avec moi ?
À une semaine de voyage d’Oahu
Saien et moi commençons à nous adapter à la routine de la vie à bord du sous-marin. Nous comprenons la hiérarchie des privilèges, et même si le temps passé à bord de navires de la Navy m’a donné le pied marin, c’est une tout autre culture de servir à bord d’un sous-marin. J’ai donné un coup de main en salle radio, principalement pour des motifs égoïstes. J’ai profité de mon accès pour communiquer avec l’USS George Washington et faire savoir à ma famille de l’Hôtel 23 que je vais bien. Jusqu’à présent, personne à bord n’y a trouvé à redire.
Le message le plus récent était signé John :
« Tara t’embrasse fort. »
Même ces petits messages de trois mots comptent beaucoup. Cela fait moins de deux semaines que je suis parti, mais j’ai l’impression que ça fait plus longtemps. Sans e-mails, je me vois revenu à une époque où la communication revêtait un caractère plus personnel, plus précieux.
Je me demande combien d’ados de la génération « moi, moi, moi » sont morts dans les premiers jours de la catastrophe en vérifiant que leurs smartphones captaient bien ou en postant un message débile sur les réseaux sociaux.
Ça devait ressembler à ça :
« OMG, ils sont en train de défoncer ma porte ! »
Même si ces gamins étaient égoïstes, j’aimerais qu’ils aient survécu. J’ai malheureusement été forcé d’abattre un certain nombre de créatures maigrichonnes en culottes courtes depuis le début de ce bazar.
Il y a quelques jours, le capitaine m’a briefé sur la mission de l’île d’Oahu. Honnêtement, les détails ne me surprennent pas. Ce qui me surprend, ce sont les risques que nous allons encourir pour un bénéfice somme toute limité. À en croire les informations dont dispose l’armée, la frappe nucléaire sur Honolulu a été un succès : la ville entière a été anéantie, ainsi que les banlieues alentour.
Je trouve Larsen un peu trop optimiste quand il affirme que la frappe nucléaire sur Hawaï a été plus efficace que celles menées sur le sol américain pour ce qui était d’éradiquer les morts vivants. Il est convaincu que le gros des créatures se trouvait sur Honolulu au moment de l’explosion. D’un point de vue professionnel, je trouve ce raisonnement un peu léger. C’est le capitaine du navire et je ne suis qu’un consultant, mais je n’ai pas hésité à manifester mon désaccord sur la question.
D’un point de vue personnel, je pense qu’on devrait garder notre interprète chinois à bord pour qu’il s’occupe des appareils de renseignement électromagnétiques du navire, ce qui nous permettrait de mieux nous protéger et d’être au courant de tout mouvement de l’armée chinoise. Il y a fort à parier que si nous le laissons seul sur l’île, il se fera boulotter par les créatures pendant que nous poursuivrons vers l’ouest, vers la Chine. En outre, nous n’avons aucune certitude que les capteurs de Kunia soient toujours opérationnels ; cela fait un bail que le réseau électrique d’Hawaï ne fonctionne plus. Mais la plus grosse inconnue, c’est que nous ne connaissons pas la situation de Kunia. La base est en grande partie souterraine, elle pourrait donc être inondée, envahie de macchabées irradiés, ou même démolie par une ogive nucléaire ayant dévié de sa trajectoire. Nous n’en aurons le cœur net que lorsque nous poserons les pieds sur la plage ; un plan que je n’approuve pas, et que je n’approuverai jamais.
Nombre de tractions maximum : 5
Pompes : 65
Jogging de 2,5 km sur tapis de course : 11min15s
J’espère que le tapis de course ne va pas me lâcher. Ça fait du bien de pouvoir courir par plaisir, et pas pour sauver sa peau.