Les amitiés ne se nouaient plus sur les réseaux sociaux. Elles ne naissaient plus dans les églises, dans les soirées, dans les bars. Sous le règne des morts vivants, rester en contact signifiait revenir au bon vieux temps des débuts de la radio. Une poignée de familles survivaient toujours, celles qui avaient eu le nez creux et s’étaient préparées au cataclysme. Hélas, personne ne s’était vraiment attendu à ce que la situation en arrive là. La plupart des gens craignaient des attaques terroristes, ou un effondrement de l’économie (un motif d’hystérie très populaire bien avant l’apparition des morts vivants). L’Europe et le Moyen-Orient étaient plongés en plein chaos. L’euro s’était déjà effondré ; les rues d’Espagne, de France, d’Irlande et même d’Angleterre étaient remplies de barrages de police et de voitures brûlées avant même d’être envahies par les morts vivants.
Les survivants se terraient en silence dans leurs abris souterrains ou dans des bunkers en Idaho, ou tout autre endroit épargné par les radiations. Ils branchaient leurs radios à ondes courtes sur n’importe quelle fréquence, pourvu qu’elle transmette encore un signal, un bruit, des parasites, qui leur faisaient oublier un temps la terreur dans laquelle ils vivaient au quotidien. Voilà à quoi la vie ressemblait désormais.
La majorité des quelques survivants américains ne bénéficiaient pas de la sécurité qu’offraient un porte-avions ou un silo à missile nucléaire stratégique ; ils vivaient dans des greniers, dans des centres d’évacuation d’urgence à l’abandon, des prisons, dans l’enceinte sécurisée d’une antenne pour téléphones portables en rase campagne, sur de petites îles au large des côtes, et même sur des bateaux. Certains allaient jusqu’à tenter leur chance dans des wagons ou dans des banques en périphérie de ce qu’on appelait autrefois la civilisation. Des talkies-walkies à la CB, en passant par les radioamateurs, tous essayaient d’établir un contact, avec qui que ce soit.
De temps en temps, ils réussissaient, même un court instant. Parfois, les seuls bruits qui leur parvenaient étaient ceux du bois qui volait en éclats, des hurlements, ou la détonation d’un coup de fusil. Les derniers réseaux sociaux étaient en train de disparaître, l’un après l’autre.
John était désormais considéré comme le responsable des communications à bord. Il bénéficiait d’un accès illimité à tous les dispositifs de communication du bâtiment. Il avait sous ses ordres un petit contingent de civils et de soldats du rang pour faire fonctionner le matériel de fortune. Son objectif premier consistait à maintenir un contact trans-horizon sécurisé avec le commando Hourglass. Ce dernier devait atteindre les côtes hawaïennes dans cinq jours. Son objectif secondaire était de maintenir une liaison sécurisée avec l’ordinateur portable du commando Phoenix en poste à l’Hôtel 23.
On l’avait informé que le commando Phoenix avait pour objectifs de sécuriser l’ogive nucléaire restante et d’essayer de mettre la main sur une partie de l’équipement largué par Remote Six. En plus de ses obligations de responsable des communications du navire, John avait été nommé chef de groupe par les survivants de l’Hôtel 23. Il n’en faisait pas grand cas en public, mais au fond de lui, il en était très fier.
John passait les voir tous les jours : Tara, Laura, Jan, Will, Dean, Danny, les marines et tous ceux qui étaient devenus ses amis à l’Hôtel 23. Annabelle, sa levrette d’Italie, était toujours à ses côtés, débordante de joie de vivre, sauf quand Laura « l’empruntait ». La dernière fois que la chienne avait eu peur, c’était lors de l’évacuation par hélicoptère, quand Laura l’avait serrée très fort contre elle. Laura avait expliqué à John qu’elle avait eu trèèèèèès peur de laisser tomber Annie (c’était ainsi que Laura l’appelait). C’était parfois un peu compliqué de la laisser faire ses besoins : elle descendait jusqu’aux hangars, où un membre d’équipage amateur de chiens laissait de l’herbe sur un peu de terre pour tous les animaux à bord. Annabelle n’était pas le seul chien sur le navire. Quelques chiens militaires avaient trouvé une nouvelle maison à bord du Washington et traitaient Annabelle comme l’une des leurs, comme s’ils savaient d’instinct qui était l’ennemi commun. Les morts vivants, sur la terre ferme, abattraient un chien et en feraient leur quatre-heures sans hésiter une seconde.
John était toujours très occupé, mais il semblait y avoir sans cesse plus de choses à faire. L’un des soldats de son équipe, le sous-officier Shure, était un opérateur radio particulièrement compétent. Il arrivait régulièrement à entrer en contact avec l’avant-poste quatre. Au cours de leur dernière conversation, il fut question de leur stock de carburant et d’un plan visant à en produire plus. Au sein de l’équipe des communications, la rumeur voulait que les survivants de l’avant-poste quatre envisageaient de fabriquer du biodiesel en utilisant les cadavres congelés des morts vivants qu’ils avaient éliminés et jetés au fond d’une fosse, où ils s’étaient transformés en blocs de glace au cours du printemps et de l’automne. John avait assisté à l’échange et savait qu’il ne s’agissait pas d’une rumeur. L’amiral lui avait demandé de garder le secret. Il ne souhaitait pas que l’on puisse dire à bord du navire que leurs amis de l’Arctique n’étaient qu’un ramassis de bouchers sanguinaires. Cela ressemblait un peu trop au débriefing de Kil après son retour du crash d’hélicoptère. Il était tombé sur une bande de cannibales qui se nourrissaient sur les morts vivants (ils cuisaient la viande décomposée pour être exact). D’une manière ou d’une autre, ce procédé bloquait la faculté des morts à se relever.
La liaison radio ondes courtes entre le Washington et l’USS Virginia (et par conséquent le commando Hourglass) devenait de plus en plus instable. Les équipements de communication par satellite du navire fonctionnaient parfaitement, mais la plupart des satellites censés relayer le signal jusqu’au Golfe du Mexique avaient été détruits en entrant dans l’atmosphère ; sans le travail de maintenance du National Reconnaissance Office, ils avaient peu à peu quitté leur orbite. Les satellites toujours en place étaient protégés par des codes d’accès que personne ne possédait et que personne ne savait comment obtenir. Les ondes courtes étaient devenues le seul recours des militaires et des populations civiles encore en vie.
John organisa une réunion impromptue (qui n’avait que trop attendu) dans la cabine radio. Tous les opérateurs militaires étaient présents, ainsi que les civils qui avaient mis à disposition leurs connaissances dans le domaine des radioamateurs et des communications par ondes courtes.
Le but de cette réunion était simple : dresser un état des lieux du dispositif de communication et l’améliorer. John enroula l’écran qui cachait le tableau blanc et commença à établir la liste des systèmes prioritaires et leur statut.
Systèmes maintenus activement, par ordre de priorité :
Système vocal HF sécurisé avec le commando Hourglass – Partiellement opérationnel
Système de télégrammes sécurisé avec la base du Nevada (inconnu) – Totalement opérationnel
Système de communication par rafales via satellite sécurisé avec le commando Phoenix – Totalement opérationnel
Système vocal HF non sécurisé avec l’avant-poste Arctique – Partiellement opérationnel
— Bien, comme vous pouvez le voir sur le tableau, on a quelques problèmes à résoudre, dit-il. Notre système prioritaire n’est que partiellement opérationnel. Cela fait un moment que nous n’avons pu établir un contact avec le commando Hourglass. Il va falloir y remédier. Des suggestions ?
— On pourrait essayer un relais, proposa l’un des civils spécialisés dans les radioamateurs au fond de la salle.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit John en se tournant vers le tableau blanc.
Il saisit un marqueur noir et dessina une carte du monde approximative en indiquant les zones où opéraient les différents commandos et l’emplacement des autres bases.
— C’est peine perdue pour le commando Phoenix. Ils n’ont aucun système HF opérationnel. Ils utilisent un transmetteur par rafales relié à un ordinateur portable pour envoyer des messages à ce terminal, dit-il en montrant du doigt un coin de la pièce où un opérateur surveillait une fenêtre de chat IRC. En outre, le commando Phoenix ne peut transmettre de jour et ils s’astreignent à limiter leurs communications au maximum. Ils n’émettent qu’en cas d’absolue nécessité. Je ne suis pas au courant de ce qui se passe au Nevada. Leurs systèmes sont directement reliés à un appareil d’encryptage de modèle KG-84C situé dans la salle de traitement des signaux du navire. Ils nous contactent uniquement pour nous demander de vérifier nos cordons de raccordement et pour recycler des clés d’encryptage pour leurs systèmes. Ces deux systèmes ne peuvent être utilisés en conjonction avec un relais. Cela ne nous laisse qu’une seule option : l’avant-poste quatre. J’ai écouté tout le spectre des ondes courtes et nos choix sont limités. Il est très rare que nous recevions des émissions d’ondes courtes en provenance du continent, excepté ce qui nous arrive du fait de la diffusion troposphérique, ou des rediffusions de flashs info en boucle, probablement émis par des sources fonctionnant à l’énergie solaire.
L’opérateur amateur prit de nouveau la parole :
— Nous pouvons ajuster nos fréquences en fonction de la saison. Recourir aux fréquences élevées de jour, et à des fréquences plus basses la nuit. C’est bien connu : « Si le soleil brille, passe aux hautes fréquences. » Ça pourra peut-être nous aider.
— Je pense qu’on tient quelque chose, répondit John. Essayons de mettre ça de manière concrète sur le papier. Dans quelques heures, lors de notre prochaine prise de contact avec l’avant-poste quatre, nous leur ferons part de notre demande. Avec un peu de chance, ils seront suffisamment nombreux pour nous aider à mettre en place un relais. Il ne faut pas oublier que cet avant-poste vit dans le noir en permanence, et ça n’est pas près de changer. Je ne sais pas comment cet élément affectera les fréquences.
Le sous-officier Shure, le membre de l’équipe le plus vif d’esprit, leva la main.
— Oui, vous avez quelque chose à dire ?
— Eh bien, à l’heure actuelle, nous utilisons nos appareils d’encryptage KYV-5 pour sécuriser les communications vocales avec Hourglass. Comment pourrons-nous transmettre des informations sensibles par ondes courtes au commando Hourglass, et recevoir leurs propres messages, si cette base dans l’Arctique nous sert de relais ?
— On va devoir faire ça à l’ancienne : encodage à la main et masque jetable1, répondit John.
— Chef, personne ne sait plus comment faire ça. Le seul opérateur radio de la Navy qui possédait ces compétences a dû prendre sa retraite il y a vingt ans. Nous, on est juste une bande de geeks. Notre dada, c’est les ordis.
— Il va nous falloir réapprendre ces vieilles méthodes de communication et oublier les technologies de pointe désormais obsolètes. Vous avez votre feuille de route : au boulot maintenant.
Le petit groupe se dispersa, à l’exception de ceux qui étaient de quart à la console radio. John réfléchissait pendant que les membres de son équipe commençaient à quitter les lieux. Tout en se dirigeant vers la console centrale où tous les circuits convergeaient, il se disait : C’est nous qui fournissons les clés d’encryptage au SSES, alors ça ne devrait pas être bien compliqué… La théorie qui commençait à prendre forme dans sa tête n’était pas complexe. En l’espace de quelques minutes, il avait trouvé un moyen d’accéder au circuit que les bases situées dans le Nevada transmettaient directement au SSES. Il allait scinder le circuit crypté et en envoyer un au SSES et l’autre à son appareil de cryptage KG-84C, en utilisant les mêmes clés que le SSES (des clés fournies par son équipe).
Il n’en parlerait à personne, car les sanctions encourues pour une intrusion réseau à ce niveau de confidentialité seraient impitoyables. Il se donna bonne conscience en se disant qu’il ne faisait pas ça par curiosité mal placée ; il le faisait pour Kil.
1 Méthode de cryptographie qui utilise une clé de décryptage aléatoire à usage unique (d’où le terme « jetable ») (NdT).