XLIII
USS Virginia – Eaux territoriales d’Hawaï

— Kil, quand est-ce qu’ils reviendront ? demanda Saien.

— Ils quitteront la grotte une heure après le coucher du soleil. Les créatures ont l’air d’être un peu plus calmes à ce moment-là. Pourquoi poses-tu la question ?

— Je voulais juste savoir si on avait un peu de temps pour causer avant que tu retournes au turbin.

— Oui, pourquoi pas. Qu’est-ce qui te préoccupe ? demanda Kil tout en glissant de sa couchette pour s’asseoir en face de Saien.

— Je ne crois pas à ce qu’on nous a raconté ces dernières semaines. Ça fait plusieurs jours que j’y réfléchis. Au début, je me suis dit qu’une partie pouvait être vraie, mais après mûre réflexion tout ça me paraît ridicule. Je voulais savoir ce que tu pensais de cette histoire à dormir debout.

Kil respira profondément et se redressa sur sa chaise quelques instants, tout en réfléchissant à la question. Il finit par s’exprimer :

— Eh bien, je pense que je suis de ton avis, sur ce coup. Quelqu’un qui m’était cher disait souvent : « Ne crois rien de ce que tu entends, et seulement la moitié de ce que tu vois. »

Ils rirent tous deux, même si Kil n’était pas certain que Saien ait bien saisi le sous-entendu.

— Vu qu’on est sur la même longueur d’onde, je crois qu’il faut que je te dise quelque chose, murmura Kil sur le ton de la confidence.

Il se leva et se dirigea vers sa couchette. Il passa la main sous l’oreiller et brandit un livre de poche tout abîmé.

— Tu te souviens de ce livre que John m’a donné avant qu’on parte ?

Saien acquiesça.

— Eh bien je viens de découvrir que John me faisait parvenir des messages en utilisant les pages de ce livre qu’il encryptait dans ses coups d’échecs. Et tout ça noyé dans la masse des messages classiques.

— Tu vas m’en révéler le contenu ?

— En substance, le message indique que le spécimen de Roswell a été exposé à cette saloperie, quelle qu’elle soit.

— Hein ? Quand est-ce que ça s’est produit ?

— Je ne connais pas les circonstances exactes, mais d’après John, les résultats étaient assez catastrophiques. Seul le feu a pu l’arrêter. Les armes à feu n’avaient aucun effet.

Ils restèrent silencieux quelques instants, perdus dans leurs pensées, jusqu’à ce que Kil reprenne la parole :

— Bien, nous sommes donc d’accord tous les deux pour considérer que tout cela relève du délire le plus total et n’est probablement pas vrai. Malgré tout, même si nous n’en croyons pas un mot, ce serait quand même une bonne idée de se mettre un ou deux cocktails Molotov de côté, au cas où. Je pense que tu devrais faire ami-ami avec les gars de l’ingénierie et voir ce que tu peux en tirer. Si on te demande, dis que ça vient de moi.

— Ça marche.

— Dès que l’équipe sera de retour, je ferai en sorte de révéler à Rex ce que nous savons. Je ne veux pas que John s’attire des ennuis. Je ne pense pas que Rex et ses gars nous posent de soucis, mais avec le stress ambiant…

— Oui, le stress ambiant peut changer les amis en ennemis et les ennemis en amis. Je le sais d’expérience.

— Yep, je te crois volontiers. Je n’ai pas oublié nos expéditions, tu sais. Tu te débrouilles pas mal du tout avec une arme d’épaule, ce qui n’est pas le cas de la plupart des civils. J’ai remarqué, pour le tapis et l’encens. On n’en a jamais parlé avant, mais bon, j’en avais déjà ma claque de la guerre bien avant que tout ceci ne se produise. Je pense que cette… situation, à défaut d’un autre nom, a mis un terme à pas mal de conflits ancestraux et a étouffé certaines haines. Ne t’inquiète pas, Saien, je pense que la doctrine de la sécurité intérieure est définitivement morte. Je me demande ce qui me débecte le plus, les aéroports avec leurs scanners où tu passais à poil à l’écran et leurs palpations, ou bien les morts vivants. Ça m’étonnerait qu’il existe encore des bases de données avec ton nom dedans.

Saien inspira profondément et changea de position, mal à l’aise, les bras ramenés sur sa poitrine.

— Kil, je devais rencontrer un des membres de ma cellule à San Antonio. On projetait de…

— Laisse tomber, Saien. J’ai pas envie d’en savoir plus. N’oublie pas que je suis un officier militaire et que je n’aurais pas hésité avant, répliqua Kil, visiblement ému.

— J’ai besoin de crever l’abcès. Je n’ai personne à qui en parler. C’est la seule raison.

— Saien, tu te souviens de ce qu’on nous a dit avant qu’on apprenne le but de notre mission ? « Ce qui est dit ne peut être effacé. » Avant que tu continues, je veux que tu sois bien sûr que tu ne le regretteras pas. On a survécu à des situations assez tendues, mais je ne pense pas que tu me demanderais mon autographe si je te racontais ce que j’ai fait avant tout ça. J’ai choisi de ne pas en parler pour une seule raison. Il faut qu’on survive, c’est tout ce qui compte.

Les deux hommes étaient assis face à face dans la cabine exiguë. Kil avait l’impression d’entendre le tic-tac de sa montre, mais elle était à affichage numérique. Saien se remit à parler, le regard fixé sur un point situé derrière Kil, au-delà de l’océan, au-delà d’Oahu.

— On devait se rencontrer à San Antonio. Je ne connaissais que le nom de code et l’adresse e-mail de l’un des membres de ma cellule, c’était la règle. On communiquait grâce à des boîtes de dépôt en ligne mais on utilisait des logiciels de cryptage du commerce. Vos états-majors ont recours à des systèmes de cryptage bien moins efficaces que ceux qu’on peut trouver en vente libre. J’utilisais un AES de 256 bits. Ça n’est pas très important, désolé. Je digresse.

— Pas de souci. Vas-y, continue, le rassura Kil qui voulait en savoir davantage.

Saien but une gorgée de la vieille bouteille d’eau qu’il se trimballait depuis qu’ils avaient quitté le Panama et reprit son récit :

— J’ai reçu mes ordres d’activation une semaine avant que les morts ne se relèvent. On devait viser un centre commercial, en pleine période des soldes. Je devais faire partie d’un groupe d’assaut de cinq hommes. Nous n’étions qu’une équipe, mais je crois qu’il y en avait d’autres, une vingtaine, voire plus. Toutes avaient pour ordre d’attaquer simultanément dans différentes villes. La manœuvre consistait à donner le coup de grâce à l’économie américaine et consolider l’effondrement économique en cours. Votre économie était soutenue par la consommation à 70 %. Si les gens avaient trop peur de dépenser leur argent, cela aurait signé l’arrêt de mort du système américain. Vous vous seriez retrouvés avec une masse monétaire gigantesque, et vous auriez cessé vos guerres à l’étranger. Nous savions aussi qu’un chien de berger ne peut surveiller tous les moutons à la fois, ni apaiser leurs peurs. Quand les morts se sont relevés et que le système entier s’est écroulé, on a obtenu ce qu’on voulait, en quelque sorte. Tirer une balle de fusil de sniper dans la poitrine d’un homme et le voir se relever et vous charger, ça bouleverse votre idéologie. C’est pour ça que je ne prie plus. Je rejette la personne que j’étais avant, et ce que je m’apprêtais à faire. Même si tu ne me le demandes pas, je te le dirai. La quasi-totalité des Américains sont morts désormais, comme tu le sais. Si tu t’étais trouvé dans une grotte au Pakistan il y a un an à discuter avec le chef du camp d’entraînement, et si tu lui avais demandé : « Est-ce que l’annihilation totale des Américains serait une bonne chose aux yeux d’Allah ? », il t’aurait sans doute fait la réponse que tu imagines. Et regarde où on en est aujourd’hui. L’Amérique est morte, toutes les autres nations sont mortes, et Allah ne s’est pas manifesté. Dieu est mort en ce bas monde, qui pourrait prétendre le contraire ?

— Alors comme ça tu t’apprêtais à jouer les fous de Dieu et à défourailler dans un centre commercial ? demanda Kil, de manière presque rhétorique.

— C’était le plan. J’ai ouvert les yeux et j’ai honte, déclara Saien dans un élan de sincérité.

— Bon, je ne peux pas dire que je t’apprécie plus après avoir entendu ça… mais moi non plus je ne suis pas parfait, je suis un déserteur. J’ai désobéi à mon supérieur qui m’avait ordonné de rentrer à la base. Je n’y ai jamais remis les pieds. Je suis resté planqué chez moi. John était mon voisin d’en face. Dis-toi une chose : au moins, tu n’as pas mis le plan à exécution. Cela relève plus du crime de pensée, en quelque sorte.

— Oui, heureusement d’ailleurs. Sinon, je m’en voudrais terriblement.

— Ouais, tu serais pas beau à voir, pas de doute. Et pour cette histoire de Dieu, ce que tu ressens est partagé par beaucoup. Tu n’es pas le seul à remettre ta foi en question. Je suis sûr que toutes ces conneries sur les extraterrestres n’arrangent rien à l’affaire.

On frappa à la porte. Kil sursauta et se saisit de son pistolet par réflexe.

— Entrez, dit Kil.

La porte s’ouvrit lentement, et le visage boutonneux du sous-officier de garde apparut.

— Commandant, le soleil s’est couché et nous recevons des messages radio du commando Hourglass. Ils demandent à vous parler. Les drones ScanEagle sont déjà en route.

— Bien reçu. J’arrive, répondit Kil.