Chapitre 21
La nuit tombait, et le convoi n’était toujours pas sorti du marais, retardé par les opérations de nettoyage qui avaient nécessité une bonne partie de l’après-midi. Les sauterelles avaient assiégé tous les camions avec la même férocité que celui de Chak, mais, grâce à Moram et aux guetteurs qui avaient réussi à prévenir à temps l’ensemble des Aquariotes, elles n’avaient trouvé que vitres, portes et fissures fermées, bouchées, consolidées, si bien qu’on ne recensait aucune victime. Elles avaient seulement provoqué des dégâts mécaniques en se ruant sous les capots et dans les pots d’échappement, où leur taille, imposante pour des insectes, les avait coincées puis condamnées à mort lorsque les chauffeurs avaient démarré leurs moteurs. Il avait ensuite fallu les extirper de tous les recoins où elles s’étaient nichées, et pour cela, parfois démonter entièrement certaines pièces et les déboucher avec un goupillon.
Après avoir lui-même nettoyé sommairement son moteur, Chak avait réussi à faire demi-tour sur la piste au prix d’une bonne trentaine de manœuvres et d’un bon millier de jurons, un exercice qu’il avait dû répéter une fois arrivé devant la voiture de Raïma. Son camion avait tenu le choc en apparence, même si les niveaux d’huile et d’eau avaient baissé de façon dramatique, même si les amortisseurs du train arrière persistaient à émettre un couinement alarmant. Le plus inquiétant restait encore le pare-brise, à qui il suffisait désormais d’une averse de grêle ou d’une projection de cailloux pour voler en éclats.
Raïma était accourue aux nouvelles aussitôt que Solman était descendu de la cabine. Son regard, d’abord soulagé et joyeux, s’était rembruni lorsqu’elle avait aperçu Kadija et Ismahil.
« C’est pour ces deux-là que vous avez violé la règle de la caravane ? avait-elle demandé d’un ton sec.
– Si on l’avait pas violée, tu n’aurais pas eu la chance de les connaître ! avait répliqué Chak avec un rictus.
– Une chance, ça reste à démontrer… »
La réaction de Raïma avait conforté Solman dans sa résolution de lui annoncer qu’ils n’auraient plus désormais qu’une relation de frère et sœur, comme autrefois, comme avant qu’elle s’offre à lui dans la remorque des rouleaux de tissu.
« Ismahil et Kadija sont nos hôtes jusqu’à ce que nous prenions une décision à leur sujet, avait-il déclaré avec un soupçon de solennité qu’il avait aussitôt jugé ridicule. C’est la règle des peuples nomades. »
Une ombre hideuse avait assombri le visage et le regard de Raïma.
« Que nous prenions une décision ? avait-elle grincé. Tu es le seul désormais à prendre des décisions, Solman. Et avoue qu’elle est déjà prise.
– Nous procéderons selon l’Éthique nomade. L’adoption de nouveaux membres…
– Un jugement public ? avait coupé Raïma. À quoi servirait-il puisque tu es à la fois juge et partie ?
– Je sais ce que je fais, avait lâché Solman d’une voix aussi froide que possible.
– Et moi je crois que tu es en train de commettre la plus grande erreur de ta courte vie, donneur. »
Elle avait mis tout le poids de son mépris dans le mot donneur.
« Et cette erreur n’engage pas que toi, Solman, mais ton peuple, tous les peuples nomades, les derniers hommes. »
Elle avait tourné les talons et s’était engouffrée dans sa voiture dont elle avait claqué la porte avec une telle force qu’un fragment du plancher rongé par la rouille était tombé sur le sol.
« Qui est cette jeune et délicieuse personne ? s’était enquis Ismahil.
– Raïma, avait marmonné Chak. Une bonne guérisseuse, mais un foutu caractère. Juste une scène de ménage, pas de quoi s’affoler. »
Le chauffeur avait épié la réaction de Kadija en lâchant cette dernière phrase. Puis il s’était demandé pourquoi il avait tenu à l’informer que Solman n’était pas disponible, qu’il couchait avec une transgénosée, avec une femme déformée, monstrueuse. La réponse s’était dessinée, abjecte, plus monstrueuse que la transgénose : la jalousie.
On avait procédé à un léger réaménagement des voitures afin d’accueillir les deux Albains. Comme ils avaient exprimé le souhait de rester ensemble, on les avait installés en compagnie d’une ancienne dont le fils et la bru avaient accepté de déménager dans une voiture spacieuse occupée par deux couples de leurs amis.
« Votre petite-fille, elle ne parle jamais ? »
Chak avait essayé de poser la question d’un air détaché, mais il avait eu la nette impression que le vieil Albain avait percé les pensées malsaines qui remuaient comme des anguillesGM dans la boue de son crâne.
« La dernière fois qu’elle a proféré un mot, ça remonte à, voyons… quatre ou cinq ans. »
« On s’arrête là ? proposa Solman.
– Ça paraît pas mal, dit Moram. Tout le monde est vanné. Un peu de repos nous fera du bien, à nous et aux camions. »
La lumière des phares montrait une étendue d’herbe verte, grasse, hérissée par endroits de buissons et d’arbres malingres. Terrassé par la fatigue, les yeux ternis par une étrange mélancolie, Chak s’était allongé sur la couchette et avait tiré le rideau. Moram tourna à droite et engagea le camion sur l’herbe, au pas, pour vérifier la fiabilité du sol. Il parcourut ainsi une centaine de mètres tandis que le chauffeur du véhicule suivant, ayant compris le sens de sa manœuvre, attendait tranquillement sur la piste. Moram explora une partie du champ, un espace qui lui parut suffisamment vaste pour accueillir l’ensemble de la caravane, puis il actionna la sirène à trois reprises, le signal convenu pour avertir les autres camions qu’ils pouvaient le suivre sans danger. Le campement fut monté en moins d’une heure, les vivres distribués, les seaux remplis aux vannes des citernes, les feux allumés près des tentes. Le peuple de l’eau s’apprêta à vivre sa première vraie nuit de repos depuis son départ du grand rassemblement. Sa première nuit de deuil.
Solman refoula son envie d’aller prendre des nouvelles de Kadija et se dirigea vers la voiture de Raïma. La fraîcheur nocturne transperçait ses vêtements de peau, dont l’odeur, soudain, lui fut insupportable. Nul blessé ou malade ne se pressait devant la porte de la guérisseuse, comme si les Aquariotes avaient décidé d’oublier pour l’instant leurs blessures et leurs maux. Il la trouva en train de changer les compresses du garçon, toujours dans le coma, à la lueur des lampes. Elle finit sa tâche sans lui adresser la parole ni un regard, puis elle rangea les bocaux sur une étagère et les ustensiles dans un tiroir du coin-cuisine. D’autres préparations frémissaient dans des casseroles posées sur les brûleurs à gaz et répandaient d’âpres senteurs de plantes macérées.
« Il faut qu’on parle, dit Solman.
– Je sais déjà ce que tu vas me dire », soupira Raïma.
Elle se retourna brusquement en brandissant une cuillère.
« Tu en as terminé avec la viande transgénosée, n’est-ce pas ?
– C’est toi qui remets la transgénose sur le tapis, pas moi… »
Elle fondit sur lui avec une telle soudaineté qu’il n’eut pas le réflexe de se reculer et qu’elle plaqua son visage tout contre le sien. Il sentit sur ses lèvres, sur son nez, les pointes dures de ses excroissances.
« Tu as flairé une autre proie, hein ? dit-elle d’une voix basse, vibrante. Tu es comme tous les autres, Solman le donneur, un animal doué de lâcheté, attiré par l’odeur du sang – la preuve, tu as toi-même exécuté Katwrinn –, et dominé par la queue ridicule qui lui pousse entre les cuisses chaque fois qu’il croise une femelle. »
Elle lui agrippa l’entrejambe et serra jusqu’à ce que la douleur l’entraîne à la repousser des deux mains.
« Il ne s’agit pas de ça, se défendit-il en sachant pertinemment qu’il n’aurait aucune chance d’être entendu. C’est la vision. La vision, est-ce que tu es capable de comprendre ça ? »
Elle se renversa en arrière et éclata d’un rire hystérique.
« Ne prends pas tes grands airs avec moi ! J’ai vu ton visage quand tu jouissais. Il ressemblait comme un frère aux visages de ceux qui t’ont précédé sur ma couche. La jouissance vous rend faibles et laids, vous, les hommes. Ta vision est enlaidie par tes désirs. Tu ne vois donc pas que cette fille est la boîte du malheur ? Tu ne vois donc pas qu’elle est le cinquième ange ?
– Le cinquième ange, je l’ai tué, marmonna Solman.
– Katwrinn ? Elle n’était qu’une comparse, une pauvre femme chargée de préparer le chemin à l’Apocalypse.
– Et toi ? Qu’est-ce que tu es ? Une pauvre femme que la maladie rend folle, mauvaise, impuissante à voir la beauté, la pureté ? »
Il avait craché ces mots avec un tel dégoût qu’elle resta pendant quelques secondes collée à la cloison mobile du coin-cuisine, les bras ballants, les yeux baissés sur le plancher. Il le regretta, mais il ne pouvait plus revenir en arrière.
« Tu m’as pourtant juré que j’étais belle à l’intérieur, Solman, murmura-t-elle enfin. Et je t’ai cru, comme une idiote. Sors de chez moi, maintenant. Mais sache une chose avant de partir : je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te séparer de cette fille, pour te protéger contre toi-même. Absolument tout. Je n’en ai plus pour longtemps à vivre, mais j’y consacrerai s’il le faut chaque seconde de mon temps.
– Et si tu étais dans l’erreur ?
– Alors je mourrai dans l’erreur. Fiche le camp, s’il te plaît.
– Je venais te proposer… »
Il secoua la tête, refoula la tentation de la prendre dans ses bras, de lui murmurer qu’il l’aimait avec la tendresse d’un frère.
Elle lui avait déclaré la guerre, elle était une ennemie désormais, d’autant plus dangereuse qu’elle savait mieux que personne manier les potions, les philtres, les poisons. Et, comme ces rats qui se noient et cherchent à entraîner leurs congénères dans leur perte, elle se battrait jusqu’à son dernier souffle pour l’impliquer dans sa ruine. Il refusa également la solution de recourir au vieux pistolet de Chak, de lui loger une balle dans le cœur. C’est ce qu’elle souhaitait pourtant, qu’il trouve le courage de la tuer, de mettre fin à une agonie entamée depuis sa naissance. Il lui accorda un dernier regard avant de sortir. Son expression tragique le bouleversa.
L’air froid de la nuit lui cingla les joues et le cou, le revigora. Les étoiles brillaient avec un éclat inhabituel dans le noir profond du ciel. Les sifflements du vent emportaient les éclats de voix, les crépitements des feux, les notes lointaines et poignantes d’une berceuse.
Et si Raïma était dans le vrai ?
Si Kadija était réellement le cinquième ange ?