La pluie cessa, comme si les éléments eux-mêmes suspendaient
toute activité pour entendre la sentence. L’eau s’écoulait de la toile
gondolée en filets discrets qui dégringolaient sans heurt sur l’herbe
tellement humide et piétinée qu’elle avait désormais la consistance de
la boue. Les projecteurs traçaient des sillons aux bords tranchants
dans la nuit précoce qui avait isolé le chapiteau des campements les
plus proches.
« Les faits ont été exposés, la vérité est maintenant établie. »
La voix de Solman parut se dissoudre dans la moiteur chargée
d’odeurs que ne parvenait pas à disperser un vent mollissant. Il ferma
les yeux et demeura quelques secondes immergé dans ses pensées
pour raffermir sa résolution, mollissante elle aussi.
« La justice… »
Ce mot s’était échappé de ses lèvres comme un soupir de regret.
Toute la tension de son corps semblait s’être transférée dans sa jambe
tordue.
« La justice, il est parfois difficile de la rendre, reprit-il en rouvrant
les yeux et en fixant les ombres scintillantes et figées des trois Slangs.
Dans certains cas, comme celui qui nous intéresse, les faits dissimulent des vérités cachées, des enjeux qui concernent l’ensemble des
peuples nomades et dépassent les querelles entre les personnes. »
Il vit les traits de ErHat se durcir et sa main agripper la crosse de
l’un de ses pistolets. Les Slangs n’accepteraient pas d’être déboutés
sans réagir. Il craignit que ses paroles ne provoquent une flambée de
violence sous le chapiteau. La facilité, la logique auraient voulu qu’il
abonde dans le sens des plaignants et condamne à l’exécution capitale
les six membres du conseil aquariote, mais il resta accroché à son
intime conviction, à cette idée que leur mort engendrerait de nouvelles horreurs pires encore que celles qu’ils avaient commises. L’armée des ombres rôdait dans la nuit noire, celle-là même dont il avait
ressenti la présence à la suite de sa rhabde avec le groupe d’Helaïnn
l’ancienne, celle-là même qui commandait aux hordes de chiens sauvages et qui, à travers les Slangs, cherchait à dresser les peuples
nomades les uns contre les autres. Ce jugement n’inverserait pas le
cours d’une guerre occulte et mal engagée – une autre définition de
l’Apocalypse annoncée par Raïma ? –, mais il permettrait peut-être
aux uns et aux autres de se réorganiser, d’échapper à l’extermination
qui leur semblait promise. Il lui fallait donc trahir son serment et perpétrer l’injustice pour gagner un sursis, au risque de perdre son don,
au risque de perdre la vie.
« La plainte des pères slangs n’est pas recevable, poursuivit-il en
soutenant le regard exorbité et étincelant de ErHat. Non que je mette
en cause le malheur qui a frappé leur peuple, mais certains éléments
m’ont amené à douter de la validité de leur démarche. »
Le murmure qui ponctua sa déclaration enfla rapidement en un
indescriptible charivari. ErHat brandit son pistolet et tira à deux
reprises pour rétablir le silence. Des cascatelles chutèrent de la toile
percée par les balles et s’abattirent en pluie. Des rangées de spectateurs s’écartèrent en poussant des cris d’orfraie.
« Tu n’es pas ici pour décider de la validité de notre démarche, boiteux, mais pour juger des hommes et des femmes coupables d’avoir
voulu empoisonner tout un peuple ! » cria le Slang.
La colère faisait ressortir son accent, qui, de chantant, était subitement devenu rocailleux, guttural. La toile continuait de se déchirer
sous le poids de l’eau, de véritables cataractes se déversaient à présent
sur l’assistance et engendraient des mouvements de panique qui se
brisaient sur les îlots épargnés par les trombes.
« C’est à moi, et à moi seul, qu’il revient de déterminer leur culpabilité, rétorqua Solman d’une voix calme. – La vue du pistolet ne l’effrayait plus, la mort était sans doute ce qui pouvait lui arriver de
mieux à présent. – Et les membres du conseil aquariote sortiront de
ces lieux aussi libres qu’ils y sont entrés. »
Il n’eut pas besoin de lancer un regard en direction des six accusés
pour percevoir leur soulagement, pour deviner leurs sourires, et cela,
plus encore que l’indignation des Slangs, plus encore que l’amertume d’avoir trahi son don et la mémoire de ses parents, lui fut
odieux.
ErHat pointa son pistolet sur l’estrade.
« Une seule question, boiteux : sont-ils coupables ou non ? »
Solman considéra avec froideur le petit œil rond et noir de l’arme
dirigée sur son front.
« Il me semble t’avoir entendu dire, tout à l’heure, que j’étais précieux, qu’il fallait veiller sur moi jour et nuit…
– Coupables ou non ? répéta le Slang.
– Pourquoi m’avoir demandé de présider ce jugement si tu ne me
fais pas confiance ?
– Coupables ou non ? Réponds, bon Dieu !
– Tu me tueras si la réponse ne te convient pas ? »
ErHat pressa la détente. Le projectile siffla au-dessus de la tête de
Solman et alla percuter un pilier métallique. Les trois enfants-juges
s’égaillèrent de part et d’autre de la banquette et s’évanouirent dans
les ténèbres qui cernaient l’estrade. Seule Lorr demeura assise sur sa
chaise, comme si, quoi qu’il arrivât, elle avait choisi de lier son sort à
celui du donneur. Un premier cri de protestation surgit de l’assistance, suivi aussitôt de vociférations qui montèrent de divers endroits
du chapiteau. Les deux autres Slangs dégainèrent à leur tour leurs
pistolets. Les spectateurs les plus proches reculèrent et provoquèrent
de nouvelles vagues d’affolement qui emportèrent les assesseurs et
divisèrent la multitude en courants convulsifs. L’odeur de poudre se
fit dominante, menaçante.
Solman se leva et s’avança d’une démarche claudicante vers le bord
de l’estrade. Il en appela à toute sa volonté pour ne pas révéler la torture que représentait pour lui le simple fait de marcher après une
aussi longue immobilité. Dans la main levée de ErHat, le pistolet luisait comme un serpent venimeux.
« Tu peux me tuer, vénéré père slang, tu peux les tuer – Solman
désigna les membres du conseil aquariote –, mais ni ma mort ni la
leur ne te rendront les tiens.
– Pourquoi refuses-tu de répondre, boiteux ? grogna le Slang. Est-ce qu’il t’est si difficile de tricher ? »
Encore plus difficile et douloureux que tu ne l’imagines, songea
Solman. À chacun des mots qui sortaient de sa bouche, c’était une
part de lui qui s’en allait, un fragment de son intégrité qui s’arrachait.
« Je les déclare… non coupables, dit-il dans un souffle.
– Tu mens ! »
Une nouvelle détonation claqua, et Solman sentit très nettement la
brûlure rageuse de la balle à quelques centimètres de sa joue. Puis il
entendit d’autres coups de feu, quatre ou cinq, vit comme dans un
rêve des grappes vociférantes de spectateurs se ruer sur les trois
Slangs et s’enchevêtrer dans l’épais nuage de fumée qui absorbait la
lumière des projecteurs. D’autres silhouettes traversèrent l’espace
réservé aux accusés, grimpèrent sur l’estrade, convergèrent vers la
droite de la banquette et se penchèrent sur un petit corps inanimé et
enveloppé de rouge. Une tiare gisait sur les planches à côté d’une
chaise renversée. Jouant des épaules et des coudes, Solman réussit à se
frayer un passage jusqu’à Lorr, étendue sur le dos. La gorge déchiquetée par une balle, la petite Léote luttait de toutes ses forces pour garder les yeux ouverts. Le sang jaillissait par saccades de la plaie béante
et imbibait le haut de sa robe. Au bord des larmes, Solman s’agenouilla près de la fillette et lui prit la main. Alors elle fit un dernier
effort pour lui adresser un sourire avant de s’en aller en douceur, sans
crispation ni spasme, comme déjà consolée de la brièveté d’une existence sans joie.
Ce fut aux pères et aux mères du peuple aquariote qu’il revint de
sauver la vie des trois Slangs, à Irwan en particulier, qui, voyant que la
foule était sur le point de les exécuter, intervint avec une rare énergie
pour ramener les bourreaux improvisés à la raison. Les troquants
d’armes n’avaient pas prévu que leurs arguments se retourneraient
contre eux : en démontrant que Solman était le dernier des donneurs,
ils avaient regroupé les spectateurs autour de lui, et, à travers eux,
l’ensemble des peuples nomades. L’assistance n’avait pas supporté
qu’ensuite ces mêmes Slangs se permettent de contester le jugement
à coups de pistolet – et provoquent la mort accidentelle de Lorr, la
fillette léote dont le courage les avait bouleversés. Innocenté par le
donneur, le conseil aquariote sortait grandi de l’épreuve, et c’est sans
doute ce surcroît de prestige qui lui valut d’enrayer la folie vengeresse
de la foule. On ne manqua pas de louer la grandeur d’âme de ces pères
et de ces mères qui, malgré leur grand âge, n’hésitèrent pas à se jeter
dans la mêlée pour épargner leurs accusateurs. Neutralisés, désarmés,
les Slangs furent enfermés dans une voiture en métal en attendant
que le conseil général des peuples prenne une décision à leur sujet.
Solman pleura une grande partie de la nuit dans les bras de Raïma.
Retenue par les consultations, elle n’avait pas eu la possibilité de se
rendre sous le chapiteau des jugements, mais elle avait perçu des
rumeurs une heure plus tôt, était sortie de sa voiture, avait vu les
assesseurs emmener les pères et les mères aquariotes et s’était doutée
que des événements graves agitaient le grand rassemblement. En
dépit d’une curiosité dévorante, elle s’abstint d’interroger Solman,
secoué par les sanglots, recroquevillé en position de fœtus, battu par le
chagrin, aussi fragile et aphasique qu’un nourrisson. Elle se contenta
de lui administrer une potion calmante, puis de le bercer en fredonnant la comptine, toujours la même, que lui chantonnait sa mère pour
l’endormir.
Elle resta éveillée jusqu’à l’aube, attentive aux bruits qui trouaient
le silence nocturne, immergée dans ses souvenirs, restituée à une
enfance marquée par la maladie et la mort. Maître Quira, le guérisseur, l’avait choisie pour l’initier aux secrets des plantes et lui succéder, mais, malgré sa bienveillance, malgré sa générosité, malgré sa joie
de vivre, il n’avait pas réussi à remplacer ses parents dont la tente,
plantée imprudemment au bord de la rivière Oder, avait été emportée
par une crue soudaine. Elle avait souvent regretté de ne pas s’être
trouvée en leur compagnie lorsque l’eau avait submergé la fragile
construction de toile. Du haut de la colline où elle se promenait, elle
avait vu le tissu clair et les caisses de bois flotter pendant quelques
secondes à la surface bouillonnante. Rien n’avait laissé prévoir une
crue d’une telle violence. On était au cœur de l’été, les rares averses
n’avaient rien eu de torrentiel, l’Oder, bien qu’anormalement grosse
à cette période de l’année, n’avait pas atteint la cote d’alerte, et il avait
semblé à Raïma que le cours d’eau ne s’était soulevé que pour emporter ses parents, comme un monstre surgi brusquement de son antre
pour dévorer les deux proies passant à portée de gueule. Fille unique,
elle en avait éprouvé un sentiment de culpabilité dont elle ne s’était
jamais complètement affranchie, même si ses parents, son père en
particulier, n’avaient pas toujours eu vis-à-vis d’elle un comportement irréprochable. Ils ne lui avaient pas laissé le temps de prouver
qu’elle n’était pas seulement une transgénosée, une réprouvée, une
porte ouverte sur le malheur.
À l’aube, elle se détacha de Solman profondément endormi, se
leva et fit coulisser le panneau mobile qui masquait un miroir en
pied. Elle ne s’y était pas contemplée depuis plusieurs semaines, de
peur d’être horrifiée par son reflet, mais elle éprouvait ce matin la
nécessité impérieuse de se confronter à elle-même, un besoin
urgent, vital, de faire le point, de dresser l’inventaire complet des
ravages opérés par la maladie sur son corps. Elle faillit hurler lorsqu’elle contempla, à la lumière du petit jour criblée par les interstices
des stores, les excroissances anciennes qui s’étaient agrandies et opacifiées sur ses épaules et ses jambes, les tumeurs nouvelles, encore
bénignes, qui lui poussaient sur les cuisses, les hanches, le ventre, la
gorge, le front et les joues, les bosselures perfides qui altéraient les
courbes pures de ses seins, son dernier bastion de femme. Suffoquée
par un début de panique, elle s’obstina néanmoins à traquer les
méfaits de la transgénose avec une contention proche du masochisme. Elle se retourna, se tordit le cou pour examiner les protubérances sur son dos, sur ses fesses, en trouva de nouvelles en gestation
en palpant les rares zones en apparence épargnées, fit le rapprochement entre cette éruption massive et l’irritation persistante qui,
depuis quelques jours, lui agaçait le vagin, écarta les jambes, glissa le
majeur de sa main droite entre ses lèvres, perçut la petite boule qui
s’était formée dans la muqueuse à l’entrée du conduit. Elle prit alors
conscience qu’elle était entrée dans la phase terminale de la maladie.
Dans quelques mois, dans une année peut-être avec de la chance, ses
organes auraient subi de tels bouleversements qu’ils cesseraient peu
à peu leurs fonctions et qu’elle s’empoisonnerait avec son propre
sang.
Désemparée, elle se laissa choir sur le bord du lit. Son refus catégorique de la dégénérescence et de la mort l’avait empêchée de préparer
son départ. Et maintenant, il ne lui restait plus assez de temps pour
former un successeur, elle serait celle par qui se briserait la lignée des
guérisseurs aquariotes. La porte ne s’ouvrait pas seulement sur le
malheur d’une famille mais sur celui de tout un peuple. Aux prises
avec un début de nausée, elle resta un long moment assise devant ce
miroir qui lui renvoyait l’image de sa déchéance avec la précision
implacable des témoins sans âme. Même nue, elle paraissait entièrement vêtue par ces moignons absurdes dont les plus anciens commençaient à se recourber sous leur poids. Elle s’était efforcée
d’oublier sa maladie dans les bras des hommes qu’elle avait attirés sur
sa couche, en particulier avec Solman, dont elle était tombée amoureuse, mais elle n’avait pas réussi à distancer le malheur. Elle était
désormais acculée à pourrir sur pied, à devenir une charogne informe
et puante – elle en savait quelque chose, elle avait lavé des malades en
phase terminale. Elle se sentit infiniment laide, infiniment sale, infiniment triste. Elle fut taraudée par la tentation d’absorber la fiole du
poison foudroyant des plantes grimpantes et de mettre fin à l’absurdité de sa vie, mais un bref regard par-dessus son épaule l’en dissuada :
le sommeil n’avait pas apaisé les traits de Solman. La comparution
des pères et des mères aquariotes n’était qu’une péripétie de l’entreprise systématique de destruction menée contre les peuples nomades,
contre les vestiges de l’humanité, tout comme la Troisième Guerre
mondiale, tout comme l’empoisonnement des eaux, tout comme l’attaque de la horde de chiens, et il aurait encore besoin d’elle dans les
jours à venir. Elle s’examina une dernière fois avant de refermer le
panneau coulissant et trouva la force d’adresser un sourire provocant
à la caricature de femme qui la singeait dans le miroir.