Les secousses de la voiture tirèrent Solman de son demi-sommeil.
Il avait dormi toute la nuit et toute la journée ayant suivi le jugement.
Raïma, qui recevait ses patients dans une tente montée à la hâte
quelques pas plus loin, était venue à plusieurs reprises s’assurer qu’il
ne manquait de rien. Il avait répondu d’un vague grognement sans
desserrer les lèvres, le corps trop engourdi pour pouvoir proférer le
moindre son. Il avait perçu des rumeurs, des claquements, des grincements, mais sa lassitude était telle qu’il n’y avait accordé aucune
attention.
Il se leva et alla se coller à l’une des deux vitres sans prendre le
temps de décontracter sa jambe torse, une erreur qu’il regretta aussitôt quand la douleur s’enroula comme une couleuvre le long de ses os
pour se loger dans son bassin. La nuit était tombée, noire, dénuée
d’étoiles, mais il vit, à la lueur des phares du camion suivant, les
spectres blêmes des arbres et des haies défiler sur le côté de la piste. La
caravane aquariote s’était remise en route, devançant de près d’une
semaine la date du départ. Les peuples nomades se séparaient d’habitude à l’issue d’une fête de trois jours, point d’orgue du grand rassemblement. Il eut la sensation d’être observé, se retourna et aperçut
Raïma, appuyée sur le bord de la cloison coulissante qu’elle tirait parfois en paravent entre la pièce principale et le coin-cuisine. Vêtue
d’une ample chemise ouverte, une tasse à la main, elle le fixait d’un
air où l’inquiétude l’emportait sur la sollicitude. Elle exhibait maintenant ses excroissances avec une absence de pudeur censée traduire
l’acceptation de son état, mais qui, Solman le perçut sans même avoir
le besoin de faire appel à son don, lui infligeait un supplément de
souffrance. De la Raïma qui lui avait enseigné les rudiments de
l’amour quelques semaines plus tôt (un siècle plus tôt…), il ne restait
plus qu’un visage, un regard et une chevelure. Le reste, hormis les
seins peut-être, semblait avoir été retraité par les mâchoires d’une
invisible pince qui aurait mordu la peau pour en tirer des crêtes
inutiles et grotesques. Le dégoût le gagna, qu’il s’astreignit aussitôt à
combattre, mais qui s’installa en lui d’une manière qu’il pressentit
durable. Puis il se demanda si son don ne l’avait pas abandonné et
entreprit de sonder l’esprit de la jeune femme. Il fut happé par une
tristesse si déchirante qu’il eut honte de lui-même, honte de cette
répulsion qu’il ne maîtrisait pas et qui consacrait l’hégémonie de la
forme, de l’illusion, du mensonge. Il avait beau se dire et se répéter
que la beauté se nichait dans l’être et non dans le paraître, il se révélait incapable de franchir l’obstacle du déclin physique de Raïma.
Pourtant, elle lui avait donné un plaisir qu’il n’était pas certain de
retrouver avec d’autres femmes. Il se souvint avec amertume qu’il
avait regretté son absence pendant le jugement, qu’il avait alors
oublié la hideur de son apparence pour ne garder d’elle que la splendeur de son âme.
« Depuis combien de temps on est partis ? » demanda-t-il d’une
voix encore alourdie de sommeil.
Il se rassit sur le lit et étendit sa jambe douloureuse. Raïma porta la
tasse à ses lèvres avant de répondre :
« À peine une heure.
– Tu sais pourquoi on a quitté le grand rassemblement plus tôt
que prévu ?
– Aucune idée. Et les deux chauffeurs qui sont venus accrocher la
voiture au camion n’en savaient pas davantage que moi. En revanche,
ils m’ont appris ce qui s’est passé sous le chapiteau… »
Et brutalement tout revint à la mémoire de Solman, la colère des
Slangs, le triomphe nauséabond des pères et des mères aquariotes,
la mort de Lorr, première victime de l’iniquité de son jugement.
Il demeura prostré sur le lit, le visage entre les mains. Son fardeau,
il en était conscient désormais, lui pèserait sur les épaules jusqu’à
sa mort.
« Tu as profané le don, c’est ça ? » lança Raïma.
Il acquiesça d’un hochement de tête.
« Les pères et les mères aquariotes ont réellement eu l’intention
d’empoisonner les Slangs ? »
Elle posa la tasse sur une étagère, vint s’asseoir à son côté et lui
entoura les épaules de son bras. Il fut environné par son parfum,
plus fort que d’habitude, presque suffocant, comme si elle s’en était
aspergé tout le corps. Cependant, les essences dominantes de rose
sauvage et de citronnelle ne masquaient pas entièrement son odeur
doucereuse de chair corrompue. Il se rendit compte qu’il pouvait
désormais faire siennes les paroles de Rilvo, l’homme qui avait tenté
de la poignarder, il n’avait plus le cœur, lui non plus, à « tremper son
machin dans une viande transgénosée ».
« À moi tu peux tout dire, murmura-t-elle. Rien ne sortira de cette
voiture. »
Elle l’invitait à une complicité, à une intimité qui le dérangèrent. Il
rechignait à river son destin à celui d’une femme qui se décomposait
sur pied, comme un naufragé refuse de lier son salut à une planche
pourrie. L’envie de s’épancher, de se vider, fut toutefois la plus forte.
« Je voulais… je pensais… les Slangs, ils étaient… quelqu’un parlait à travers eux… »
Elle essaya de le ramener au calme d’une pression soutenue de la
main.
« Qui ?
– J’ai entendu la même musique que face au chien dominant de la
horde, j’ai perçu la même intelligence, la même volonté de détruire,
mais je suis incapable de lui donner une forme, un visage.
– Les anges de l’Apocalypse », souffla Raïma.
Il se dégagea de son étreinte, écarta les mèches qui lui balayaient
les joues, se releva, chercha ses vêtements des yeux. Au gré des
virages et des inégalités de la piste, la lumière des phares projetait des
figures insaisissables sur les rayonnages et le plafond de la voiture. Le
grondement confus des moteurs sous-tendait comme un bourdon
grave les entrechoquements incessants des bocaux et les craquements
sporadiques du plancher.
« On peut lui donner le nom qu’on veut, marmonna-t-il en saisissant son pantalon de peau chiffonné au pied du lit. Je n’ai pas réussi à
la détecter dans l’esprit des pères et des mères aquariotes, mais je reste
persuadé que c’est elle qui s’est exprimée à travers eux, elle qui les a
poussés à empoisonner le peuple des Slangs… »
Et qui leur a conseillé de tuer mes parents, faillit-il ajouter. C’était
la seule issue de secours qu’il avait trouvée, la possibilité que les pères
et les mères de son peuple avaient été manipulés eux aussi, une
simple intuition, une hypothèse qui n’avait pas été validée par sa
clairvoyance. Il avait sauté sur ce doute, sur ce prétexte, pour débouter les Slangs et rompre avec ses obligations de donneur, mais, en l’absence de repères fiables, il lui avait fallu se jeter dans le vide. Il enfila
son pantalon puis sa tunique.
« Pourquoi est-ce que tu te rhabilles ? demanda Raïma. La nuit
vient tout juste de commencer.
– J’ai froid. Et je n’ai plus sommeil. »
Il se voyait mal lui avouer qu’il n’éprouvait plus pour elle aucun
désir, qu’il répugnait à frotter sa peau contre la sienne. Comme lors
du jugement, il découvrait que le mensonge, le reniement de soi-même étaient parfois préférables à l’usage blessant de la vérité. Croisant le regard de Raïma, il devina qu’elle n’était pas dupe mais qu’elle
feignait, elle aussi, de le croire.
« Ils ont ordonné à Rilvo de me tuer, n’est-ce pas ? » fit-elle avec
une moue prolongée qui lui plissa tout le bas du visage.
Et, le mutisme de Solman équivalant à un aveu, elle ajouta :
« Tu n’aurais pas dû les épargner.
– C’était nécessaire. Pour gagner du temps. Pour… »
Un voile se déchira dans l’esprit de Solman, un torrent de pensées,
de sensations, roula en lui, lui coupa la respiration, l’emplit d’une fébrilité qui grossit rapidement en panique. Il se mit à claudiquer de long en
large dans l’étroit espace entre le lit et les cloisons, pour tenter de soulager la pression brutale qui lui enserrait la poitrine, de se débarrasser
de la barre chauffée à blanc qui, à nouveau, lui fouaillait le ventre.
« Il faut retourner au grand rassemblement, haleta-t-il. Tout de
suite. Convoquer le conseil des peuples. La seule façon de rester en
vie, c’est de nous regrouper, d’unir nos forces. »
Il se maudit d’avoir dormi toute la journée, de ne pas avoir eu
l’énergie et la lucidité de s’opposer à ce départ précipité. Les camions
roulaient à vive allure sur la piste de terre battue, relativement plate
et sûre malgré les bosses et les ornières ; le paysage blanchi par les
phares défilait à une vitesse désespérante par les vitres de la voiture.
« Il n’y a pas un moyen d’arrêter la caravane ?
– Pas avant le relais de Galice, répondit Raïma, interloquée par le
changement d’expression de Solman. Les deux chauffeurs m’ont dit
qu’on y serait demain à l’aube. »
Niché dans les Pyrénées, le relais de Galice n’était ni la plus pratique ni la plus sûre des réserves de gaz liquéfié d’Europe. Il obligeait
les camions à un détour de plusieurs dizaines de kilomètres sur des
pistes étroites, vertigineuses. Aucun système de protection n’équipait
les pompes blindées et les couches extérieures des cuves à demi enterrées, se couvraient de lézardes de plus en plus longues et profondes.
Cependant, comme le relais était le seul point de ravitaillement entre
la France et l’Espagne, les Aquariotes s’y arrêtaient chaque fois qu’ils
s’en allaient prendre leurs quartiers d’hiver dans le Pays basque
espagnol, là où la chaleur désertique de la péninsule se diluait dans la
douceur atlantique pour générer un climat tempéré et humide. Ils
étaient les seuls – ou se croyaient les seuls – à connaître l’emplacement de ce gisement de gaz, abandonné en l’état à l’issue des batailles
furieuses qui avaient opposé les armées européennes et américaines
au début de la Troisième Guerre mondiale, et dont les vestiges, carcasses pourrissantes d’avions, de camions, de blindés aux étranges
chenilles articulées, étaient disséminés dans les ravins. À chaque passage, le peuple de l’eau s’évertuait à camoufler cuves et pompes sous
des branchages immanquablement dispersés par les tempêtes hivernales.
« Tous les peuples ont reçu leur ration d’eau ? » demanda Solman.
Les cahots de la voiture accentuaient sa douleur au ventre et sa
nervosité.
« Je ne crois pas, dit Raïma. Certains de mes patients se plaignaient
de ne pas avoir encore été livrés.
– Nous avons bafoué l’Éthique nomade.
– Il semble que le temps soit aux trahisons… »
Solman reçut comme un coup de fouet la détresse contenue dans la
voix de la jeune femme.
« Les trahisons sont parfois inévitables, fit-il sans conviction.
– Je ne parlais pas seulement pour toi, pour les pères et les mères
aquariotes, mais aussi pour moi. Les secrets des plantes vont bientôt
se perdre parce que je n’ai pas su préparer mon départ.
– Tu n’es pas encore morte. »
Elle se défit de sa chemise qu’elle roula en boule et lança sur une
étagère avec rage.
« Je suis morte à beaucoup de choses le jour où je suis née. Morte à
l’amour de mes parents, morte à l’amour des hommes, morte au bonheur.
– Le bonheur ne dépend pas de…
– Et c’est toi qui dis ça ! »
La colère la fit se détendre avec la vivacité d’un ressort. Elle
s’avança vers Solman, à le frôler, comme pour le contraindre à mettre
le nez dans sa beauté outragée.
« Je ne suis pas donneuse, mais je vois dans ton regard la même
gêne, la même horreur que dans le regard des autres. »
Sa voix était tranchante, ses yeux avaient la couleur des cendres
froides, son parfum s’acidifiait sous l’action de la sueur qui perlait
entre ses excroissances et ses seins.
« Tu t’es rhabillé parce que tu ne supportes plus que je te touche, tu
ne supportes plus que je te regarde, tu ne supportes même plus l’idée
que tu as couché avec moi. Tu es comme tous les autres, Solman le
boiteux, tu prends, tu pilles, et quand tu as eu ton content, tu déguerpis comme un voleur. Tu as beau avoir reçu le don, tu n’es finalement
qu’un… »
Une secousse la précipita contre lui et ils tombèrent tous les deux
enchevêtrés sur le lit. Il entrevit les ruisseaux légèrement assombris
par le khôl qui brouillaient les joues de Raïma. Il ne chercha pas à se
dégager cette fois-ci, il la tint serrée contre lui jusqu’à ce que ses
larmes s’assèchent, puis, lorsqu’elle se fut glissée dans les draps, il se
dévêtit rapidement, s’allongea contre elle et la caressa avec un res
pect infini, sans omettre les excroissances. Il constata, avec surprise,
que la grâce du toucher absolvait les offenses de la vue, que la force
du désir supplantait peu à peu sa douleur au ventre. Les sourciers
n’affirmaient-ils pas qu’ils découvraient les nappes les plus pures au
bout des passages les plus ingrats, les plus repoussants ? Puisqu’ils
étaient condamnés à rester ensemble jusqu’au relais de Galice, il disposait de quelques heures pour apprendre à son tour à donner.
D’abord fermée, comme recroquevillée sur son chagrin, elle finit
par s’ouvrir, par se déployer, par l’accueillir avec d’autant plus de ferveur qu’elle serait bientôt définitivement murée par la maladie. La
mort et le plaisir étant des ennemis intimement liés, ils firent
l’amour avec la rage exacerbée de ceux qui s’explorent pour la dernière fois.
Le silence, insolite, hostile, et la sensation d’immobilité réveillèrent
Solman. Il lança un bref regard à Raïma endormie, repoussa le drap,
enfila son pantalon et sortit de la voiture. Des rafales d’un vent glacial
l’accueillirent sur le marchepied. Les premiers instants de saisissement passés, il apprécia la fraîcheur piquante du petit matin. Posée
comme un couvercle d’argent sale sur des crêtes environnantes, la
lumière incertaine du jour délayait la noirceur du ciel et égrenait les
dernières grappes d’étoiles.
Solman reconnut les deux aiguilles en forme de cornes de vache
qui dominaient le relais de Galice. Il s’approcha du bord de la piste,
considéra pendant quelques secondes le versant abrupt et nu qui donnait sur un précipice encore tapissé de ténèbres, observa ensuite la
caravane étalée sur les lacets supérieurs et inférieurs. Les chauffeurs
n’avaient que très peu de marge de manœuvre sur la route aussi
étroite et bordée par endroits de blocs de pierre. Les montagnes se
dressaient à perte de vue de l’autre côté du précipice, grises et veinées
de noir le plus souvent, blanches pour les plus hautes, écrasantes en
tout cas. Les collerettes vert sombre des forêts donnaient à quelques
pics l’allure de vautours aux cous déplumés veillant sur les gorges
sinueuses, mystérieuses. S’il avait disposé de jumelles, Solman aurait
certainement aperçu les taches claires et vives des insaisissables isards
qui sautaient de rocher en rocher avec une agilité merveilleuse. Il
éprouvait d’habitude un sentiment de sécurité dans le cœur paisible
des géants de pierre, mais, aujourd’hui, il percevait un danger dans le
jour naissant, la musique lancinante d’une menace qui planait entre
les lignes de faîte et s’amplifiait douloureusement dans son ventre.
Il contourna le camion, grimpa sur le marchepied et donna trois
petits coups sur la vitre embuée de la cabine. La femme assise sur le
siège passager réveilla d’une bourrade le chauffeur affalé sur le volant,
un homme d’une quarantaine d’années au visage lacéré de rides et
barré par une imposante moustache. Il baissa la vitre et ouvrit sur
l’importun des yeux encore gonflés de sommeil et injectés de mauvaise humeur. Une bouffée d’odeurs lourdes frappa Solman en pleine
face. Derrière les deux sièges au tissu élimé, un rideau s’entrouvrait
sur une couchette profonde où draps et couvertures s’enchevêtraient
en un désordre inextricable. Ce fut la femme, une matrone opulente
dont la poitrine déformait la robe maculée de taches et extirpait un
bouton sur deux de leurs œillets, qui lui adressa la parole :
« Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ?
– Savoir pourquoi la caravane s’est arrêtée, répondit Solman. On
n’est pourtant pas encore arrivés au relais.
– Est-ce que j’en sais quelque chose ? maugréa le chauffeur en
haussant les épaules. Le camion de devant s’est arrêté, je me suis
arrêté, point à la ligne. »
Son haleine, épouvantable, entraîna Solman à s’agripper au rétroviseur et à se reculer le plus loin possible.
« Tu vas attraper la mort, à te balader tout nu par ce froid », ajouta
la femme avec un sourire engageant qui voulait corriger la mauvaise
impression laissée par la grossièreté de celui qui était sans doute son
mari.
Son amabilité de façade offrait un contraste presque comique
avec les coups d’œil assassins qu’elle lançait au chauffeur pour
l’amener à prendre conscience qu’ils n’avaient pas devant eux le
premier emmerdeur venu, mais le petit juge du peuple aquariote,
le dernier des donneurs. Solman décela la sécheresse, la stérilité,
sous ses rondeurs généreuses, sous son masque de bienveillance
découpé par un foulard épais et ornementé de quelques mèches
frondeuses.
« Le camion de tête se trouve loin ? demanda-t-il.
– Y en a environ cinquante devant moi, grogna le chauffeur. Ça
doit représenter pas loin de deux mille mètres. »
Il parut se réveiller soudain, accepter de comprendre ce que tentait
de lui signifier sa femme – elle l’avait jusqu’alors prodigieusement
agacé avec ses mimiques et ses coups de coude –, et il changea d’attitude, se redressa sur son siège, peigna de ses doigts écartés une chevelure qui avait tendance à s’éclaircir sur le sommet du crâne, essaya
d’accrocher un sourire sous sa moustache en bataille.
« Pourquoi donc veux-tu aller au camion de tête, mon garçon ? »
Sa voix elle-même paraissait avoir été subitement trempée dans
une source de jovialité. Par un effet de mimétisme propre aux couples
sédimentés par le temps, il usait de la même expression qu’elle pour
exprimer sa déférence. Ils n’avaient pas eu d’enfant sans doute, raison
pour laquelle ils donnaient du « mon garçon » à tout homme jeune
qui éveillait leur sympathie, ou leur intérêt.
« M’est avis qu’il n’y a pas de quoi se mettre martel en tête, reprit
le chauffeur. C’est sans doute qu’un des camions de tête a eu une
panne. Tu ferais mieux de retourner dans la voiture pour te réchauffer un peu. Tu veux peut-être un peu de kaoua ? »
Il s’empara d’une bouteille thermos posée sur un support métallique vissé au tableau de bord et la brandit sous le nez de Solman.
Le kaoua était le principal produit d’échange du peuple albain,
une poudre noire obtenue par la torréfaction et la mouture des
céréales sauvages qui poussaient sur la côte méditerranéenne,
en particulier dans les marais. Comme il était censé maintenir
en éveil, les chauffeurs le consommaient en grandes quantités, surtout lors des trajets de nuit. Les tripes retournées par l’odeur qui
s’échappait du thermos, Solman déclina l’offre d’un mouvement de
tête.
« Il faut à tout prix que j’empêche la caravane de repartir. »
Il avait parlé pour lui-même, pour évacuer un peu de cette tension
que nouaient ses pensées affolées.
« Et pourquoi donc, mon garçon ? »
Il fixa tour à tour le chauffeur et sa femme.
« Parce que, si nous continuons, nous allons tous attraper la
mort ! »
Et, plantant là ses deux vis-à-vis médusés, il descendit du marchepied et commença à remonter la file des camions immobilisés sur les
lacets.