Chapitre 13
Les secousses de la voiture tirèrent Solman de son demi-sommeil. Il avait dormi toute la nuit et toute la journée ayant suivi le jugement. Raïma, qui recevait ses patients dans une tente montée à la hâte quelques pas plus loin, était venue à plusieurs reprises s’assurer qu’il ne manquait de rien. Il avait répondu d’un vague grognement sans desserrer les lèvres, le corps trop engourdi pour pouvoir proférer le moindre son. Il avait perçu des rumeurs, des claquements, des grincements, mais sa lassitude était telle qu’il n’y avait accordé aucune attention.
Il se leva et alla se coller à l’une des deux vitres sans prendre le temps de décontracter sa jambe torse, une erreur qu’il regretta aussitôt quand la douleur s’enroula comme une couleuvre le long de ses os pour se loger dans son bassin. La nuit était tombée, noire, dénuée d’étoiles, mais il vit, à la lueur des phares du camion suivant, les spectres blêmes des arbres et des haies défiler sur le côté de la piste. La caravane aquariote s’était remise en route, devançant de près d’une semaine la date du départ. Les peuples nomades se séparaient d’habitude à l’issue d’une fête de trois jours, point d’orgue du grand rassemblement. Il eut la sensation d’être observé, se retourna et aperçut Raïma, appuyée sur le bord de la cloison coulissante qu’elle tirait parfois en paravent entre la pièce principale et le coin-cuisine. Vêtue d’une ample chemise ouverte, une tasse à la main, elle le fixait d’un air où l’inquiétude l’emportait sur la sollicitude. Elle exhibait maintenant ses excroissances avec une absence de pudeur censée traduire l’acceptation de son état, mais qui, Solman le perçut sans même avoir le besoin de faire appel à son don, lui infligeait un supplément de souffrance. De la Raïma qui lui avait enseigné les rudiments de l’amour quelques semaines plus tôt (un siècle plus tôt…), il ne restait plus qu’un visage, un regard et une chevelure. Le reste, hormis les seins peut-être, semblait avoir été retraité par les mâchoires d’une invisible pince qui aurait mordu la peau pour en tirer des crêtes inutiles et grotesques. Le dégoût le gagna, qu’il s’astreignit aussitôt à combattre, mais qui s’installa en lui d’une manière qu’il pressentit durable. Puis il se demanda si son don ne l’avait pas abandonné et entreprit de sonder l’esprit de la jeune femme. Il fut happé par une tristesse si déchirante qu’il eut honte de lui-même, honte de cette répulsion qu’il ne maîtrisait pas et qui consacrait l’hégémonie de la forme, de l’illusion, du mensonge. Il avait beau se dire et se répéter que la beauté se nichait dans l’être et non dans le paraître, il se révélait incapable de franchir l’obstacle du déclin physique de Raïma. Pourtant, elle lui avait donné un plaisir qu’il n’était pas certain de retrouver avec d’autres femmes. Il se souvint avec amertume qu’il avait regretté son absence pendant le jugement, qu’il avait alors oublié la hideur de son apparence pour ne garder d’elle que la splendeur de son âme.
« Depuis combien de temps on est partis ? » demanda-t-il d’une voix encore alourdie de sommeil.
Il se rassit sur le lit et étendit sa jambe douloureuse. Raïma porta la tasse à ses lèvres avant de répondre :
« À peine une heure.
– Tu sais pourquoi on a quitté le grand rassemblement plus tôt que prévu ?
– Aucune idée. Et les deux chauffeurs qui sont venus accrocher la voiture au camion n’en savaient pas davantage que moi. En revanche, ils m’ont appris ce qui s’est passé sous le chapiteau… »
Et brutalement tout revint à la mémoire de Solman, la colère des Slangs, le triomphe nauséabond des pères et des mères aquariotes, la mort de Lorr, première victime de l’iniquité de son jugement. Il demeura prostré sur le lit, le visage entre les mains. Son fardeau, il en était conscient désormais, lui pèserait sur les épaules jusqu’à sa mort.
« Tu as profané le don, c’est ça ? » lança Raïma.
Il acquiesça d’un hochement de tête.
« Les pères et les mères aquariotes ont réellement eu l’intention d’empoisonner les Slangs ? »
Elle posa la tasse sur une étagère, vint s’asseoir à son côté et lui entoura les épaules de son bras. Il fut environné par son parfum, plus fort que d’habitude, presque suffocant, comme si elle s’en était aspergé tout le corps. Cependant, les essences dominantes de rose sauvage et de citronnelle ne masquaient pas entièrement son odeur doucereuse de chair corrompue. Il se rendit compte qu’il pouvait désormais faire siennes les paroles de Rilvo, l’homme qui avait tenté de la poignarder, il n’avait plus le cœur, lui non plus, à « tremper son machin dans une viande transgénosée ».
« À moi tu peux tout dire, murmura-t-elle. Rien ne sortira de cette voiture. »
Elle l’invitait à une complicité, à une intimité qui le dérangèrent. Il rechignait à river son destin à celui d’une femme qui se décomposait sur pied, comme un naufragé refuse de lier son salut à une planche pourrie. L’envie de s’épancher, de se vider, fut toutefois la plus forte.
« Je voulais… je pensais… les Slangs, ils étaient… quelqu’un parlait à travers eux… »
Elle essaya de le ramener au calme d’une pression soutenue de la main.
« Qui ?
– J’ai entendu la même musique que face au chien dominant de la horde, j’ai perçu la même intelligence, la même volonté de détruire, mais je suis incapable de lui donner une forme, un visage.
– Les anges de l’Apocalypse », souffla Raïma.
Il se dégagea de son étreinte, écarta les mèches qui lui balayaient les joues, se releva, chercha ses vêtements des yeux. Au gré des virages et des inégalités de la piste, la lumière des phares projetait des figures insaisissables sur les rayonnages et le plafond de la voiture. Le grondement confus des moteurs sous-tendait comme un bourdon grave les entrechoquements incessants des bocaux et les craquements sporadiques du plancher.
« On peut lui donner le nom qu’on veut, marmonna-t-il en saisissant son pantalon de peau chiffonné au pied du lit. Je n’ai pas réussi à la détecter dans l’esprit des pères et des mères aquariotes, mais je reste persuadé que c’est elle qui s’est exprimée à travers eux, elle qui les a poussés à empoisonner le peuple des Slangs… »
Et qui leur a conseillé de tuer mes parents, faillit-il ajouter. C’était la seule issue de secours qu’il avait trouvée, la possibilité que les pères et les mères de son peuple avaient été manipulés eux aussi, une simple intuition, une hypothèse qui n’avait pas été validée par sa clairvoyance. Il avait sauté sur ce doute, sur ce prétexte, pour débouter les Slangs et rompre avec ses obligations de donneur, mais, en l’absence de repères fiables, il lui avait fallu se jeter dans le vide. Il enfila son pantalon puis sa tunique.
« Pourquoi est-ce que tu te rhabilles ? demanda Raïma. La nuit vient tout juste de commencer.
– J’ai froid. Et je n’ai plus sommeil. »
Il se voyait mal lui avouer qu’il n’éprouvait plus pour elle aucun désir, qu’il répugnait à frotter sa peau contre la sienne. Comme lors du jugement, il découvrait que le mensonge, le reniement de soi-même étaient parfois préférables à l’usage blessant de la vérité. Croisant le regard de Raïma, il devina qu’elle n’était pas dupe mais qu’elle feignait, elle aussi, de le croire.
« Ils ont ordonné à Rilvo de me tuer, n’est-ce pas ? » fit-elle avec une moue prolongée qui lui plissa tout le bas du visage.
Et, le mutisme de Solman équivalant à un aveu, elle ajouta :
« Tu n’aurais pas dû les épargner.
– C’était nécessaire. Pour gagner du temps. Pour… »
Un voile se déchira dans l’esprit de Solman, un torrent de pensées, de sensations, roula en lui, lui coupa la respiration, l’emplit d’une fébrilité qui grossit rapidement en panique. Il se mit à claudiquer de long en large dans l’étroit espace entre le lit et les cloisons, pour tenter de soulager la pression brutale qui lui enserrait la poitrine, de se débarrasser de la barre chauffée à blanc qui, à nouveau, lui fouaillait le ventre.
« Il faut retourner au grand rassemblement, haleta-t-il. Tout de suite. Convoquer le conseil des peuples. La seule façon de rester en vie, c’est de nous regrouper, d’unir nos forces. »
Il se maudit d’avoir dormi toute la journée, de ne pas avoir eu l’énergie et la lucidité de s’opposer à ce départ précipité. Les camions roulaient à vive allure sur la piste de terre battue, relativement plate et sûre malgré les bosses et les ornières ; le paysage blanchi par les phares défilait à une vitesse désespérante par les vitres de la voiture.
« Il n’y a pas un moyen d’arrêter la caravane ?
– Pas avant le relais de Galice, répondit Raïma, interloquée par le changement d’expression de Solman. Les deux chauffeurs m’ont dit qu’on y serait demain à l’aube. »
Niché dans les Pyrénées, le relais de Galice n’était ni la plus pratique ni la plus sûre des réserves de gaz liquéfié d’Europe. Il obligeait les camions à un détour de plusieurs dizaines de kilomètres sur des pistes étroites, vertigineuses. Aucun système de protection n’équipait les pompes blindées et les couches extérieures des cuves à demi enterrées, se couvraient de lézardes de plus en plus longues et profondes. Cependant, comme le relais était le seul point de ravitaillement entre la France et l’Espagne, les Aquariotes s’y arrêtaient chaque fois qu’ils s’en allaient prendre leurs quartiers d’hiver dans le Pays basque espagnol, là où la chaleur désertique de la péninsule se diluait dans la douceur atlantique pour générer un climat tempéré et humide. Ils étaient les seuls – ou se croyaient les seuls – à connaître l’emplacement de ce gisement de gaz, abandonné en l’état à l’issue des batailles furieuses qui avaient opposé les armées européennes et américaines au début de la Troisième Guerre mondiale, et dont les vestiges, carcasses pourrissantes d’avions, de camions, de blindés aux étranges chenilles articulées, étaient disséminés dans les ravins. À chaque passage, le peuple de l’eau s’évertuait à camoufler cuves et pompes sous des branchages immanquablement dispersés par les tempêtes hivernales.
« Tous les peuples ont reçu leur ration d’eau ? » demanda Solman.
Les cahots de la voiture accentuaient sa douleur au ventre et sa nervosité.
« Je ne crois pas, dit Raïma. Certains de mes patients se plaignaient de ne pas avoir encore été livrés.
– Nous avons bafoué l’Éthique nomade.
– Il semble que le temps soit aux trahisons… »
Solman reçut comme un coup de fouet la détresse contenue dans la voix de la jeune femme.
« Les trahisons sont parfois inévitables, fit-il sans conviction.
– Je ne parlais pas seulement pour toi, pour les pères et les mères aquariotes, mais aussi pour moi. Les secrets des plantes vont bientôt se perdre parce que je n’ai pas su préparer mon départ.
– Tu n’es pas encore morte. »
Elle se défit de sa chemise qu’elle roula en boule et lança sur une étagère avec rage.
« Je suis morte à beaucoup de choses le jour où je suis née. Morte à l’amour de mes parents, morte à l’amour des hommes, morte au bonheur.
– Le bonheur ne dépend pas de…
– Et c’est toi qui dis ça ! »
La colère la fit se détendre avec la vivacité d’un ressort. Elle s’avança vers Solman, à le frôler, comme pour le contraindre à mettre le nez dans sa beauté outragée.
« Je ne suis pas donneuse, mais je vois dans ton regard la même gêne, la même horreur que dans le regard des autres. »
Sa voix était tranchante, ses yeux avaient la couleur des cendres froides, son parfum s’acidifiait sous l’action de la sueur qui perlait entre ses excroissances et ses seins.
« Tu t’es rhabillé parce que tu ne supportes plus que je te touche, tu ne supportes plus que je te regarde, tu ne supportes même plus l’idée que tu as couché avec moi. Tu es comme tous les autres, Solman le boiteux, tu prends, tu pilles, et quand tu as eu ton content, tu déguerpis comme un voleur. Tu as beau avoir reçu le don, tu n’es finalement qu’un… »
Une secousse la précipita contre lui et ils tombèrent tous les deux enchevêtrés sur le lit. Il entrevit les ruisseaux légèrement assombris par le khôl qui brouillaient les joues de Raïma. Il ne chercha pas à se dégager cette fois-ci, il la tint serrée contre lui jusqu’à ce que ses larmes s’assèchent, puis, lorsqu’elle se fut glissée dans les draps, il se dévêtit rapidement, s’allongea contre elle et la caressa avec un respect infini, sans omettre les excroissances. Il constata, avec surprise, que la grâce du toucher absolvait les offenses de la vue, que la force du désir supplantait peu à peu sa douleur au ventre. Les sourciers n’affirmaient-ils pas qu’ils découvraient les nappes les plus pures au bout des passages les plus ingrats, les plus repoussants ? Puisqu’ils étaient condamnés à rester ensemble jusqu’au relais de Galice, il disposait de quelques heures pour apprendre à son tour à donner. D’abord fermée, comme recroquevillée sur son chagrin, elle finit par s’ouvrir, par se déployer, par l’accueillir avec d’autant plus de ferveur qu’elle serait bientôt définitivement murée par la maladie. La mort et le plaisir étant des ennemis intimement liés, ils firent l’amour avec la rage exacerbée de ceux qui s’explorent pour la dernière fois.
Le silence, insolite, hostile, et la sensation d’immobilité réveillèrent Solman. Il lança un bref regard à Raïma endormie, repoussa le drap, enfila son pantalon et sortit de la voiture. Des rafales d’un vent glacial l’accueillirent sur le marchepied. Les premiers instants de saisissement passés, il apprécia la fraîcheur piquante du petit matin. Posée comme un couvercle d’argent sale sur des crêtes environnantes, la lumière incertaine du jour délayait la noirceur du ciel et égrenait les dernières grappes d’étoiles.
Solman reconnut les deux aiguilles en forme de cornes de vache qui dominaient le relais de Galice. Il s’approcha du bord de la piste, considéra pendant quelques secondes le versant abrupt et nu qui donnait sur un précipice encore tapissé de ténèbres, observa ensuite la caravane étalée sur les lacets supérieurs et inférieurs. Les chauffeurs n’avaient que très peu de marge de manœuvre sur la route aussi étroite et bordée par endroits de blocs de pierre. Les montagnes se dressaient à perte de vue de l’autre côté du précipice, grises et veinées de noir le plus souvent, blanches pour les plus hautes, écrasantes en tout cas. Les collerettes vert sombre des forêts donnaient à quelques pics l’allure de vautours aux cous déplumés veillant sur les gorges sinueuses, mystérieuses. S’il avait disposé de jumelles, Solman aurait certainement aperçu les taches claires et vives des insaisissables isards qui sautaient de rocher en rocher avec une agilité merveilleuse. Il éprouvait d’habitude un sentiment de sécurité dans le cœur paisible des géants de pierre, mais, aujourd’hui, il percevait un danger dans le jour naissant, la musique lancinante d’une menace qui planait entre les lignes de faîte et s’amplifiait douloureusement dans son ventre.
Il contourna le camion, grimpa sur le marchepied et donna trois petits coups sur la vitre embuée de la cabine. La femme assise sur le siège passager réveilla d’une bourrade le chauffeur affalé sur le volant, un homme d’une quarantaine d’années au visage lacéré de rides et barré par une imposante moustache. Il baissa la vitre et ouvrit sur l’importun des yeux encore gonflés de sommeil et injectés de mauvaise humeur. Une bouffée d’odeurs lourdes frappa Solman en pleine face. Derrière les deux sièges au tissu élimé, un rideau s’entrouvrait sur une couchette profonde où draps et couvertures s’enchevêtraient en un désordre inextricable. Ce fut la femme, une matrone opulente dont la poitrine déformait la robe maculée de taches et extirpait un bouton sur deux de leurs œillets, qui lui adressa la parole :
« Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ?
– Savoir pourquoi la caravane s’est arrêtée, répondit Solman. On n’est pourtant pas encore arrivés au relais.
– Est-ce que j’en sais quelque chose ? maugréa le chauffeur en haussant les épaules. Le camion de devant s’est arrêté, je me suis arrêté, point à la ligne. »
Son haleine, épouvantable, entraîna Solman à s’agripper au rétroviseur et à se reculer le plus loin possible.
« Tu vas attraper la mort, à te balader tout nu par ce froid », ajouta la femme avec un sourire engageant qui voulait corriger la mauvaise impression laissée par la grossièreté de celui qui était sans doute son mari.
Son amabilité de façade offrait un contraste presque comique avec les coups d’œil assassins qu’elle lançait au chauffeur pour l’amener à prendre conscience qu’ils n’avaient pas devant eux le premier emmerdeur venu, mais le petit juge du peuple aquariote, le dernier des donneurs. Solman décela la sécheresse, la stérilité, sous ses rondeurs généreuses, sous son masque de bienveillance découpé par un foulard épais et ornementé de quelques mèches frondeuses.
« Le camion de tête se trouve loin ? demanda-t-il.
– Y en a environ cinquante devant moi, grogna le chauffeur. Ça doit représenter pas loin de deux mille mètres. »
Il parut se réveiller soudain, accepter de comprendre ce que tentait de lui signifier sa femme – elle l’avait jusqu’alors prodigieusement agacé avec ses mimiques et ses coups de coude –, et il changea d’attitude, se redressa sur son siège, peigna de ses doigts écartés une chevelure qui avait tendance à s’éclaircir sur le sommet du crâne, essaya d’accrocher un sourire sous sa moustache en bataille.
« Pourquoi donc veux-tu aller au camion de tête, mon garçon ? »
Sa voix elle-même paraissait avoir été subitement trempée dans une source de jovialité. Par un effet de mimétisme propre aux couples sédimentés par le temps, il usait de la même expression qu’elle pour exprimer sa déférence. Ils n’avaient pas eu d’enfant sans doute, raison pour laquelle ils donnaient du « mon garçon » à tout homme jeune qui éveillait leur sympathie, ou leur intérêt.
« M’est avis qu’il n’y a pas de quoi se mettre martel en tête, reprit le chauffeur. C’est sans doute qu’un des camions de tête a eu une panne. Tu ferais mieux de retourner dans la voiture pour te réchauffer un peu. Tu veux peut-être un peu de kaoua ? »
Il s’empara d’une bouteille thermos posée sur un support métallique vissé au tableau de bord et la brandit sous le nez de Solman. Le kaoua était le principal produit d’échange du peuple albain, une poudre noire obtenue par la torréfaction et la mouture des céréales sauvages qui poussaient sur la côte méditerranéenne, en particulier dans les marais. Comme il était censé maintenir en éveil, les chauffeurs le consommaient en grandes quantités, surtout lors des trajets de nuit. Les tripes retournées par l’odeur qui s’échappait du thermos, Solman déclina l’offre d’un mouvement de tête.
« Il faut à tout prix que j’empêche la caravane de repartir. »
Il avait parlé pour lui-même, pour évacuer un peu de cette tension que nouaient ses pensées affolées.
« Et pourquoi donc, mon garçon ? »
Il fixa tour à tour le chauffeur et sa femme.
« Parce que, si nous continuons, nous allons tous attraper la mort ! »
Et, plantant là ses deux vis-à-vis médusés, il descendit du marchepied et commença à remonter la file des camions immobilisés sur les lacets.