Chapitre 16
La vision de Solman le projeta au milieu des six hommes, des Slangs comme l’avait deviné Chak. Engoncés dans leurs lourds vêtements de peau, ils peinaient à introduire la roquette dans la culasse du bazooka, plus encore maintenant qu’ils avaient vu le camion déboucher du tunnel et foncer sur eux à pleine vitesse. Ils s’étaient installés à une trentaine de mètres de la porte du relais, une distance qu’ils avaient sans doute estimée suffisante, mais ils n’avaient pas envisagé que le premier véhicule aquariote surgirait à une telle allure. Ils restaient maintenant écartelés entre l’ordre qui leur avait été intimé de stopper à tout prix le convoi et la peur, qui rendait leurs gestes maladroits, inefficaces.
Solman perçut la présence d’un septième homme en retrait. Il ne distingua ni son corps ni son visage, mais il subodora que c’était leur chef, leur cerveau. Il sut également qu’il n’était pas Slang. Il ressentit la même intelligence calculatrice, implacable, que celle qui animait le grand chien de la horde et les trois pères slangs du jugement. Il émanait de lui quelque chose de machinal, de systématique, de glacé, comme s’il avait renié sa nature humaine pour se vouer sans réserve à l’extermination des derniers hommes. Solman devina qu’il n’était qu’un fragment d’une entité plus vaste, l’organe d’une pieuvre insatiable qui lançait un à un ses tentacules sur les peuples nomades.
Une suffocation brutale interrompit son exploration et le renvoya parmi les six Slangs. Ils avaient réussi à enclencher la roquette dans la culasse mais le camion était maintenant si proche, le grondement du moteur et le ululement de la sirène si assourdissants que, pris de panique, ils lâchèrent le bazooka avant d’avoir déclenché le tir. Quatre d’entre eux réussirent à se jeter sur le côté, mais le pare-chocs faucha les deux derniers, paralysés comme des lapins dans les faisceaux des phares, avec une telle violence qu’ils furent arrachés du sol et projetés à une distance de plus de dix mètres.
« La bombe, elle va nous péter à la gueule ! hurla Chak, les yeux plissés dans l’attente de la déflagration.
– Ils n’ont pas eu le temps de l’armer, dit Solman. Attention, précipice devant. »
Ébloui par la luminosité du soleil levant, Chak freina, rétrograda, roula sur les deux corps, jeta son camion dans un impressionnant dérapage pour l’empêcher de tirer tout droit vers le précipice, parcourut en travers l’espace entre la voie d’accès de la piste. Il pria le Ciel pour que la voiture et les remorques ne se renversent pas, pour que les attaches tiennent le choc. Il donna un petit coup d’accélérateur afin de contrecarrer la force d’inertie engendrée par sa dérive, un coup de volant mesuré sur sa droite, réussit à s’engager sur la piste qui dévalait en lacets serrés le flanc de la montagne, maintint son allure pour entraîner dans son élan la voiture et les remorques avant qu’elles ne soient poussées dans le vide par leur propre inertie. Sa roue extérieure mordit sur le talus de terre et de pierres qui bordait la voie, assez large à cet endroit, mais il parvint à stabiliser le camion, le lança résolument dans la descente, joua aussitôt du frein-moteur pour l’empêcher d’atteindre une vitesse au-delà de laquelle il perdrait tout contrôle.
Il remonta d’une main tremblante ses cheveux collés par la sueur et franchit les deux premiers lacets sans desserrer les dents.
« Nom de Dieu de nom de Dieu, finit-il par lâcher d’une voix étrangement éteinte. On est passés ! »
Solman garda les yeux clos. Sa vision s’élargissait, embrassait maintenant une grande partie de la montagne, comme s’il la contemplait depuis un sommet voisin. Il voyait la bouche de relais vomir une file de camions. Une quarantaine s’étaient déjà échappés de l’enfer du cirque, et il en surgissait d’autres, comme des bêtes effrayées de leur terrier enfumé.
« Qu’est-ce qu’on fait pour ceux qui sont restés là-bas ? fit Chak.
– Il n’y a plus rien d’autre à faire que de prier », répondit Solman.
Il dirigea son attention sur les formes blanches regroupées sur l’autre versant de la montagne, serrées le long d’un éperon rocheux recouvert de ronces. Une vingtaine d’engins qui ressemblaient à de gros oiseaux posés maladroitement sur la mousse, avec leurs ailes souples repliées, leurs pieds télescopiques, les deux vitres circulaires qui évoquaient des yeux de chaque côté du fuselage en forme de bec. Des sentinelles armées de fusils d’assaut en assuraient la garde. Ils n’étaient pas équipés de pales, comme les anciens coptères, ni de moteurs, du moins en apparence, mais ils avaient manifestement la capacité de voler, de transporter des hommes et du matériel, de parcourir de longues distances à en juger par la présence des Slangs dans un massif situé à plus de deux mille kilomètres de leur zone d’errance habituelle, les anciens territoires d’Allemagne, de Pologne, de Tchéquie, de Slovaquie et d’Ukraine. Désormais, les Aquariotes et les autres peuples nomades ne seraient plus en sécurité nulle part. Le danger ne viendrait plus seulement du sol, il pourrait tomber des airs à tout moment. À la menace permanente que faisaient planer les pluies acides, les averses de grêlons ou les tempêtes de glace, s’ajouterait celle des averses de roquettes et de balles.
« Quand est-ce qu’on s’arrête ? demanda Chak.
– Quand nous aurons trouvé un abri, dit Solman.
– Un abri ? Pour quoi faire ? On a semé ces enc… ces salopards. Et puis, à ma connaissance, il n’y a pas d’abri dans le coin.
– Il faut remonter vers le nord.
– C’est déjà l’hiver là-haut.
– L’hiver nous protégera.
– Pas du froid en tout cas !
– Les nuages, la neige, le mauvais temps leur interdiront la voie des airs. Est-ce qu’on est obligé de faire demi-tour pour reprendre la route du Nord ? »
Chak secoua la tête, intrigué et agacé par les paroles énigmatiques du donneur. Qu’est-ce qu’il voulait dire par la voie des airs ? Pourquoi aller s’enterrer pendant quatre ou cinq mois dans l’immense congélateur qu’était l’Europe de l’autre côté de la barrière des Pyrénées ? Les autres peuples nomades y survivaient parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’effectuer de longues migrations, parce que leurs raterres à voile ou leurs glisseurs à capteurs solaires n’étaient pas équipés de radiateur, ni de durite, ni d’aucune de ces pièces mécaniques qui risquaient d’éclater à des températures avoisinant les – 30 °C. L’hiver dans le Nord, cela signifiait une consommation accrue de gaz et d’eau, des difficultés multipliées sur les pistes, des pannes fréquentes, des nuits interminables à trembler sous les tentes.
« Tu ne m’as pas répondu, dit Solman.
– Il y a un croisement à vingt-cinq kilomètres de là, concéda Chak à contrecœur. Une des pistes monte vers le nord par le col de la Tour-malle. Mais là-haut, on risque d’être coincés par la neige, le verglas. De plus, je sais pas si on aura assez de gaz pour…
– Prenons le risque », coupa Solman.
Chak hésita à plusieurs reprises avant d’expulser le flot d’imprécations se pressant dans sa gorge. Il n’avait pas encore évacué sa tension intérieure, qui se manifestait par un clignement incessant de sa paupière droite, de longs frémissements d’adrénaline et les rigoles de sueur qui lui sillonnaient l’échine sous sa veste de toile.
« Bordel de merde, pourquoi est-ce qu’on se fait chier à retourner dans le Nord alors qu’on pourrait passer un hiver peinard dans le Sud ?
– Ce sera notre dernier hiver si nous restons dans le Sud. »
Chak épia le donneur du coin de l’œil. Impressionné par la sérénité qui baignait son visage, il hocha la tête avec résignation et se concentra sur sa conduite jusqu’à ce qu’un gémissement de l’enfant allongé sur la couchette le pousse à revenir à la charge.
« On devrait quand même s’arrêter quelques minutes. Ce gosse risque de claquer d’un moment à l’autre si on ne le remet pas à la guérisseuse. Et je dois faire le point avec les autres chauffeurs.
– Roule jusqu’à la forêt de grands sapins, dit Solman. Nous serons à l’abri sous les branches. »
Soixante-treize camions étaient sortis indemnes du relais de Galice. Cinq autres avaient réussi à se traîner jusqu’à la forêt de sapins, mais, étant donné l’état de leurs pneus, de leur moteur ou de leur carrosserie, ils n’en repartiraient pas. Un afflux de blessés se pressaient devant la voiture de la guérisseuse, aidée d’une dizaine de femmes qui, sous ses consignes, administraient les potions ou étalaient les pommades. Raïma avait allongé sur son lit le garçon renversé par le camion de Chak et l’avait enveloppé de compresses trempées dans des herbes macérées. Selwinn paraissait maintenant murée dans un état de démence dont rien, ni les remèdes ni l’affection de Chak, ne semblait pouvoir la déloger. Le chauffeur, abattu, l’avait confiée aux femmes avant d’aller à la rencontre de ses collègues pour établir un premier bilan. Les passagers avaient été ballottés d’un côté à l’autre des voitures soumises aux freinages brutaux, aux accélérations soudaines, aux dérapages et aux louvoiements des camions. Certains s’en étaient tirés avec de simples contusions mais d’autres se présentaient avec un membre brisé, un nez fracassé ou des coupures profondes.
Les véhicules s’étaient répartis sous le couvert et placés de façon à reprendre la piste le plus rapidement possible en cas d’urgence. Solman remonta le convoi en boitant bas. La douleur à son ventre s’était estompée et transférée dans sa jambe folle. Il entendait, sous les cris et les lamentations, le silence feutré de la forêt, comme un prolongement du calme intérieur qui l’avait soustrait au fracas effarant du cirque. Tamisés par les ramures, les ors du soleil se déposaient en colonnes obliques et discrètes sur la mousse et les fougères. Solman ne captait aucun danger immédiat dans le friselis des grands sapins. Il faudrait du temps aux Slangs et à leur mystérieux chef pour regagner l’autre versant de la montagne et charger leur matériel dans les engins volants.
Il s’avança vers le groupe des chauffeurs rassemblés au milieu de la piste et qu’une vive discussion opposait. Il distingua, parmi eux, les silhouettes d’Irwan, de Gwenuver et de Katwrinn. Avertis par un craquement, tous se tournèrent dans sa direction, se turent et le regardèrent s’approcher avec une crainte révérencieuse dans les yeux.
« Le Ciel soit loué de t’avoir gardé en vie, mon fils », dit Gwenuver avec un pâle sourire.
Son épaule gauche, une partie de son ventre et sa cuisse droite apparaissaient par les déchirures de ses vêtements maculés de taches noires. L’intrusion de « son fils » la glaçait d’un effroi plus fort encore que celui qui l’avait saisie dans la tourmente du relais de Galice.
« Où sont Orgwan, Lohiq et Joïnner ? demanda Solman.
– Un obus, murmura Irwan, les mâchoires serrées. Pas beau à voir… »
Sa tristesse n’était qu’un masque que Solman eut envie d’arracher. Katwrinn, elle, arborait ce regard impénétrable qu’elle promenait sur les êtres et les événements en toutes circonstances. Ni l’un ni l’autre n’avaient été blessés, leurs vêtements eux-mêmes étaient immaculés. Les chauffeurs s’étaient rassemblés en cercle autour du donneur et de ce qui restait du conseil aquariote. Leurs traits hâves, la profondeur de leurs rides et de leurs cernes témoignaient de la violence extrême de l’effort qu’ils venaient de fournir et qui s’ajoutait à la fatigue d’une nuit de veille. Chak adressa un clin d’œil complice et un sourire en coin à Solman.
« Pourquoi une telle hâte à quitter le rassemblement ? » attaqua Solman.
Ce fut Katwrinn qui répondit :
« Nous l’avons jugé nécessaire. L’ambiance était électrique. Nous n’avons pas voulu risquer une flambée de violence. »
Sa voix était aussi sèche que son visage.
« La flambée de violence, c’est vous qui l’avez allumée en ordonnant l’exécution des trois Slangs, répliqua Solman. Et elle a grossi pour nous cueillir là, au relais de Galice. Si vous m’en aviez laissé le temps, j’aurais peut-être pu éviter ce désastre.
– Ce n’est pas nous qui avons ordonné l’exécution des trois Slangs, objecta Irwan, mais le conseil des peuples. »
Solman se contint pour ne pas lui cracher sa colère et son mépris à la face. Qu’il lui semblait lointain, inaccessible, le silence infini et miséricordieux des profondeurs.
« Ce n’est pas parce que je vous ai innocentés lors du jugement que je ne sais plus reconnaître le mensonge. Vous avez pratiquement tout pouvoir sur le conseil des peuples.
– Les Slangs ont violé la neutralité sacrée du grand rassemblement, déclara Gwenuver avec une emphase grotesque. Ils ont tué la petite Léote, ils ont voulu te tuer. Ils méritaient cent fois la mort. »
Solman la fixa avec froideur, cette mère pitoyable dans ses vêtements déchirés et dans ses tentatives de justification. Les yeux des chauffeurs brillaient comme des perles de rosée dans une haie compacte et figée.
« D’autres ont davantage de sang sur les mains et la méritaient mille fois ! cracha Solman. Vous auriez dû me consulter avant de prendre cette décision. »
Irwan remonta sa longue mèche d’un geste mécanique, s’avança d’un pas vers le donneur et lui brandit sous le nez un index furibond.
« Tu perds le sens de la mesure, Solman. Tu n’as pas d’ordres à donner à tes pères et mères. »
Les os de ses pommettes et sa pomme d’Adam paraissaient sur le point de transpercer sa peau.
« Ne confonds pas les pouvoirs. La clairvoyance ne te dispense pas d’observer les lois du peuple aquariote.
– Ouais, sans sa clairvoyance, il n’en resterait plus rien, du peuple aquariote », intervint Chak d’une voix presque inaudible, comme si une de ses pensées s’était échappée par mégarde.
Pour un chauffeur, contester publiquement un membre du conseil exigeait autant de témérité qu’affronter un chien sauvage à mains nues. Et Chak, qui s’était jeté à l’eau presque malgré lui, n’avait plus d’autre choix, désormais, que de soutenir sans ciller les deux épingles de haine qu’étaient les yeux du dernier père du peuple.
Katwrinn posa la main sur l’avant-bras d’Irwan et vint se placer devant lui.
« C’est précisément pour ce genre de travail que nous l’avons recueilli, adopté et éduqué, dit-elle. Il n’a fait que son devoir, comme chacun de nous. »
Mère Katwrinn, bien sûr…
Elle laissait aux autres, à Irwan en particulier, le soin d’annoncer les décisions du conseil, elle n’intervenait que très rarement en public, elle intriguait dans le silence et dans l’ombre, elle avait tissé une toile dans laquelle les autres pères et mères s’étaient englués comme des insectes étourdis. D’ailleurs, elle avait tout d’une araignée avec son visage hâve, ses yeux globuleux et indéchiffrables, ses cheveux gris tirés au-dessus de sa tête comme une antenne, sa peau parcheminée, ses bras interminables, sa taille étranglée.
« Vous avez une conception très particulière de l’adoption », lança Solman.
Il avait maintenant la confirmation de ce qu’il n’avait fait que deviner lors du jugement, il captait la présence sournoise de l’intelligence destructrice, de la pieuvre, dans les pensées et les paroles de Katwrinn. La prudence de celle-ci n’avait jamais été prise en défaut jusqu’alors, mais les circonstances l’obligeaient à prendre des initiatives, à s’exposer aux investigations du donneur.
« Et toi une conception très particulière de la gratitude, lâcha-t-elle avec un soupçon de dédain.
– De quoi devrais-je vous être reconnaissant, vénérée mère ? Du meurtre de mes parents ? »
Irwan tressaillit, un gémissement étouffé s’échappa des lèvres de Gwenuver, un éclair de panique zébra les yeux de Katwrinn, un murmure parcourut le cercle des chauffeurs. Puis un silence assourdissant enfla, absorba les chants des oiseaux, les gémissements des blessés, les cris des enfants.
Katwrinn fut la première à se ressaisir.
« De quoi parles-tu ? »
Sa voix avait perdu de sa fermeté, de son arrogance.
« Tu le sais bien, vénérée mère, puisque c’est toi qui as conseillé aux autres d’assassiner mes parents. Toi qui as recruté l’exécuteur, toi qui lui as suggéré de déguiser son crime en un acte de rôdeur et de violeur.
– Ridicule ! » siffla Katwrinn en se raidissant.
Elle consulta du regard Irwan et Gwenuver, comprit qu’elle n’avait rien à attendre d’eux, qu’elle devait assurer seule sa défense, leur défense.
« Toi qui as proposé l’empoisonnement du peuple des Slangs, poursuivit Solman d’une voix dont la neutralité contrastait de façon presque insupportable avec la gravité de ses accusations.
– Ce n’est pas ce que tu as déclaré lors du jugement.
– J’ai triché avec le don, vénérée mère. Parce que je pressentais qu’une force œuvrait à travers l’un de vous, et que j’avais besoin de vous garder en vie pour l’identifier.
– Nous avons craint ce moment depuis le début, Solman. »
Elle semblait avoir recouvré son impassibilité habituelle, mais une tempête de pensées s’était levée dans son esprit, qu’il percevait comme les grincements d’un instrument à cordes désaccordé.
« Nous avons toujours su que la clairvoyance pouvait conduire à la paranoïa. Nous avons essayé de t’en protéger, mais il a fallu que tu tombes dans les filets de Raïma. Notre erreur a été de croire que la tyrannie sexuelle épargnait les donneurs. La guérisseuse t’a tourné la tête avec ces récits du Livre oublié, avec cette prétendue Apocalypse. Elle t’a fait boire des préparations qui ont agi sur ton cerveau comme des drogues. Et maintenant, tu vis dans un monde d’illusions, tu es persuadé que l’Apocalypse est réellement en marche, tu crois sincèrement que nous avons ordonné le meurtre de tes parents, que nous avons voulu l’empoisonnement du peuple des troquants d’armes, tu ne vois que complots et intrigues autour de toi, tu pourchasses un ennemi imaginaire que tu nommes vaguement force, et tu veux nous entraîner vers le nord, là où les températures descendront bientôt à – 30 ou – 40 °C et tueront plus des deux tiers d’entre nous. Dans certaines circonstances, comme celles, dramatiques, que nous venons de vivre au relais de Galice, tu retrouves la nature véritable du don et redeviens utile au peuple de l’eau. Tes insinuations brisent mon cœur de mère, mais j’ai, nous avons le devoir, oui, le devoir, de te préserver de toi-même. »
Elle promena un regard imperméable sur les chauffeurs avant de reprendre :
« La grande majorité des chauffeurs pensent, comme nous, que nous n’avons pas le droit d’infliger un surcroît de souffrances à un peuple déjà meurtri parce que son donneur a perdu tout sens des réalités. »
Les paroles de Katwrinn tracèrent un sillon vénéneux dans l’esprit de Solman. La vision reposait sur les perceptions, sur les impressions, sur des bases subjectives, impalpables, sur une relation personnelle, irrationnelle, avec le monde. Il connaissait mieux que quiconque la puissance et la perversité du mental, sa capacité à créer des leurres aussi tangibles, aussi vraisemblables que les sapins de cette forêt. Le pouvoir de l’imagination risquait à tout moment de dégénérer en folie chez les donneurs, mère Katwrinn avait raison sur ce point. Il avait expérimenté ce phénomène à plusieurs reprises, notamment entre dix et onze ans, où il avait vu, littéralement vu, des personnages effrayants surgir des entrailles de la terre et se livrer à d’obscurs sabbats dans les ruines d’une ville qui avait autrefois porté le nom de Prague. Ou encore quand il avait couru dans les flocons d’une neige argentée tombant d’un ciel bleu et chaud d’été. Se pouvait-il qu’il fût à nouveau sous l’emprise des illusions ? Se pouvait-il que Raïma l’eût entraîné dans un monde chimérique, dans sa folie de femme détraquée par la transgénose ?
Il croisa le regard de Chak. Les yeux du chauffeur l’imploraient d’expulser le venin inoculé par la vénérée mère. Il était contaminé par le doute, comme tous les autres, malgré la complicité nouée par leur brève odyssée dans le relais de Galice.
« Nous nous rendrons comme convenu sur la côte du Pays basque espagnol, reprit Katwrinn. Nous y soignerons nos blessés, nous reprendrons nos forces, nous nous préparerons à riposter à la prochaine attaque des Slangs. »
Elle eut une infime crispation des lèvres qui n’échappa pas à l’attention de Solman. Il s’engouffra aussitôt dans la faille.
« Comment sais-tu, vénérée mère, que nous avons été attaqués par les Slangs ? »