Le nuage étiré et mouvant ne semblait pas descendre du ciel mais
s’élever du sol, comme si le marais avait décidé de cracher une partie
de sa noirceur, de son insalubrité. Il planait au-dessus de la terre gorgée d’eau comme un gigantesque vautour en quête d’une charogne.
Les rayons rasants du soleil étiraient son ombre et donnaient l’impression qu’une marée sombre et furieuse galopait en direction du
convoi. Chak avait inconsciemment ralenti l’allure. Les soubresauts
du moteur réveillèrent son coéquipier, un colosse d’une trentaine
d’années qui glissa, sous le rideau de la couchette, son crâne rasé et ses
traits encore gonflés de sommeil. Il enroba Solman d’un regard indéchiffrable puis leva les yeux sur le pare-brise.
« Qu’est-ce qui se passe, Chak ? Pourquoi tu ne m’as pas réveillé ?
– J’étais pas fatigué, Moram, répondit Chak sans se retourner. Je
crois bien qu’on a un putain de problème droit devant. »
Moram extirpa de la couchette son corps massif et, vêtu de son seul
caleçon de laine, enjamba le siège passager pour s’installer à côté de
Solman. Il ne se rasait pas seulement le crâne, mais, à en juger par les
estafilades éparpillées par son coupe-chou, le torse, les jambes et probablement le pubis. Il ressemblait de ce fait à un petit garçon qui
aurait grandi trop vite et qu’encombraient des membres plus épais
que les pots d’échappement des camions. Solman ne chercha pas à
savoir d’où lui venait cette étrange obsession, mais il lui suffit de croiser son regard incolore et fuyant pour s’apercevoir qu’il portait
encore sur son visage les marques d’une enfance détruite, d’une innocence pervertie. Moram se versa du kaoua dans un gobelet en fer et
avala d’une traite le breuvage que le thermos avait pourtant conservé
bouillant.
« Nom de Dieu, marmonna-t-il en s’essuyant les lèvres d’un geste
machinal. Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ?
– Je n’en sais foutre rien, gronda Chak. Et le donneur pas davantage que moi. Mais je me doute aussi que c’est une vraie saloperie.
– On devrait peut-être arrêter le convoi en attendant que…
– Là, à droite ! » hurla Solman.
Deux silhouettes, surgies de nulle part, minuscules, avaient fait
leur apparition au bord de la piste. On les distinguait à peine tellement elles étaient distantes, probablement entre un et deux kilomètres du camion, et, pourtant, les trois hommes furent effleurés par
la même certitude : elles étaient les proies chassées par le nuage géant
traversé de tourbillons sombres qui grossissait rapidement dans leur
champ de vision.
Solman ouvrit la vitre et pencha la tête vers l’extérieur. L’air froid
et humide lui gifla le visage et s’insinua sous sa tunique. Une puissante odeur de putréfaction se substitua aux odeurs d’huile, de transpiration, de crasse et de kaoua qui imprégnaient la cabine. Il ferma à
demi les paupières pour lutter contre le vent et concentra son regard
sur les deux silhouettes égarées en plein milieu du marais. Au bout de
quelques secondes, il se rendit compte qu’elles couraient, qu’elles
essayaient de fuir l’ombre gigantesque qui fondait sur eux avec la
rapidité d’un oiseau de proie.
« Remonte immédiatement cette putain de vitre ! » aboya Chak.
Interloqué par son ton impérieux, Solman se rassit sur son siège et
commença à tourner l’antique poignée de la vitre. Moram lança un
regard interrogateur à son équipier.
« Qu’est-ce qui te prend ? Tu ne…
– Une nuée de sauterellesGM ! »
Chak appuya en continu sur le poussoir de la sirène et freina jusqu’à ce que le camion s’immobilise dans un épouvantable grincement.
« Moram, cours prévenir les autres de couper les moteurs et de
boucher toutes les ouvertures ! Dis aux guetteurs de descendre
de leur perchoir et de se mettre à l’abri.
– Hein ? Mais qu’est-ce que…
– Fais ce que je te dis, bordel de merde ! La nuée sera là dans moins
de dix minutes.
– Laisse-moi au moins le temps de me rhabiller… »
Chak lui enfonça les doigts dans le gras de l’épaule.
« Si tu ne fous pas le camp tout de suite, je te vire à coups de pied au
cul ! »
Moram grimaça, repoussa la main de Chak d’un mouvement
autoritaire, souffla bruyamment, banda ses énormes muscles pour lui
montrer qu’il n’était pas du genre à se laisser intimider par les
menaces, puis il hocha la tête, enjamba Solman, poussa la portière
déjà ouverte et se glissa sur la marche supérieure du marchepied.
« Et toi, qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps-là, Chak ?
– Vaut mieux que je reste avec le donneur, au cas où il y aurait une
décision urgente à prendre. Demande aux autres de t’aider à prévenir
tout le monde, tu gagneras du temps. »
La portière se referma dans un claquement sourd. Solman vit, dans
le rétroviseur, Moram sauter sur la piste, frapper à la porte de la voiture de Raïma, discuter avec elle pendant une poignée de secondes,
courir vers le véhicule suivant et faire signe aux deux guetteurs de
descendre immédiatement de la plate-forme. Les sirènes se répondaient maintenant d’un bout à l’autre du convoi immobilisé. Chak
coupa le moteur et croisa les bras.
« Comment sais-tu que ce sont des sauterelles ? » demanda Solman.
Sa main avait machinalement agrippé la crosse du pistolet passé
dans sa ceinture.
« Eh, on dirait que les donneurs ne devinent pas tout ! gloussa
le chauffeur. Je n’ai aucun mérite, remarque bien : j’ai déjà vécu le
passage d’une nuée à l’âge de douze ou treize ans. On campait sur
les bords du Danube. Le conseil n’a pas réussi à avertir tout le peuple
à temps, et les sauterellesGM ont laissé plus de mille des nôtres
dans l’herbe. On les croyait disparues, moi le premier, mais faut
croire qu’on ne se débarrasse pas de ces saletés aussi facilement que
ça. »
Il souligna la fin de sa phrase d’un claquement de doigts.
Solman avait entendu parler des sauterellesGM, comme tout enfant
aquariote, mais jusqu’alors elles n’avaient recouvré aucune réalité à
ses yeux, elles lui avaient semblé appartenir à ce bestiaire fantasmagorique dont les Aquariotes peuplaient leurs récits et leurs chants. Il
avait aperçu des hannetonsGM et d’autres insectes génétiquement
modifiés par les savants de l’ancien temps, mais jamais leurs essaims
n’avaient atteint les dimensions effarantes du nuage qui bouchait
l’horizon. Les anciens affirmaient que les armées des deux camps,
après avoir pris la précaution de se prémunir des piqûres mortelles
avec des vaccins appropriés, avaient utilisé les insectes comme légions
exterminatrices lors de la Troisième Guerre mondiale. Solman avait
jusqu’alors présumé que les anciens avaient tendance à exagérer leurs
souvenirs – et davantage encore les souvenirs transmis par leurs
parents –, mais, devant le volume démesuré de la nuée, il en arrivait à
penser qu’ils étaient restés bien en deçà de la réalité, que les fléaux
lancés par les biogénéticiens militaires avaient eu des conséquences
vraiment terribles sur les populations civiles entassées dans les cités
délabrées. Si le venin des sauterellesGM tuait un grand animal, une
vache, un cheval ou un sanglier, en cinq secondes, il n’avait besoin que
de deux ou trois secondes pour terrasser un humain adulte et d’une
seconde pour foudroyer un enfant.
« Ces pauvres vieux n’ont pas l’ombre d’une chance… »
La réflexion de Chak attira l’attention de Solman sur les deux silhouettes. Elles progressaient avec une lenteur dérisoire en comparaison de la nuée. Un bon kilomètre les séparait encore du camion, une
distance qu’elles n’auraient pas le temps de combler.
Solman perçut soudain un appel au fond de lui, un chant nostalgique dont la vibration harmonique, qui ne ressemblait à aucune
autre, le bouleversa, lui ravit l’âme, lui tira des larmes. Il plaqua le
haut de son corps contre la portière afin de dissimuler son trouble aux
yeux de Chak. Il comprit que son attente avait pris fin, qu’une présence se déversait en lui qui comblerait bientôt son vide. Il fut tenté de
fermer les yeux et de prolonger l’enchantement de l’instant, mais
une sensation de danger imminent, de panique, l’entraîna à se retourner et à poser à nouveau le regard sur les deux silhouettes. Précédée
de son ombre comme d’un étendard funeste, la nuée occupait mainte
nant la moitié inférieure du ciel, obscurcissait le soleil, évoquait un
filet aux mailles serrées qui s’abattait sur ses proies.
« Démarre ! » cria Solman.
Les rides de Chak se creusèrent d’étonnement.
« T’es dingue ! Le bruit et la chaleur du moteur vont les rendre
agressives, intenables. Il vaut mieux les laisser…
– Démarre ! Avec le camion, on a encore une chance de les sauver.
– Eh, je ne vais certainement pas mettre le convoi en danger pour
sortir deux fous de la merde dans laquelle ils se sont eux-mêmes
fourrés !
– Les autres ne sont pas obligés de nous suivre. »
Solman transpirait, haletait. Il ressentait la peur des deux silhouettes avec autant d’acuité que si c’était la sienne. Le chant venait
d’elles, de l’une d’elles, il le sentait, il le savait.
« Si je démarre, les autres suivront, c’est la règle de la caravane,
objecta Chak. Je ne peux pas…
– Détache la voiture de Raïma. Elle bloquera le reste du convoi. »
Chak le dévisagea d’un air soupçonneux.
« Pourquoi est-ce que tu t’intéresses d’un seul coup à ces deux paumés ?
– Ma vision, Chak. Elle m’y pousse.
– Ta vision, hein ? »
L’argument ne portait pas assez pour entraîner le chauffeur à foncer sur la nuée, à se porter au-devant de ses propres terreurs d’enfant.
« J’ai besoin de ta confiance, de ton aide, comme au relais de Galice,
dit Solman d’une voix hachée par l’affolement.
– Putain de bordel de bois ! » grogna Chak.
Il ouvrit la portière, dévala le marchepied, courut à l’arrière de la
citerne, dégagea la béquille de la voiture de Raïma, déverrouilla l’attache, retira la chaîne de sécurité, regagna la cabine en quelques foulées, se cala sur son siège et tourna le bouton de contact. Cette
succession de gestes ne lui avait pas pris plus d’une minute et, déjà, la
nuée semblait avoir grossi de plus d’un tiers. Du ciel on ne discernait
plus que des nuages de traîne d’un rose flamboyant qu’un vent mollasson essayait de chasser vers l’ouest.
« C’est bien parce que je ne peux rien te refuser, maugréa Chak en
enclenchant la première. J’espère que tu sais ce que tu fais.
– Roule ! » hurla Solman.
Chak mit quelques secondes à s’habituer au maniement du
camion allégé du poids de la voiture et de la remorque. De plus, il
avait fait partie de ceux qui avaient vidé une partie de leur citerne au
grand rassemblement. Il avait l’impression que les roues volaient sur
la terre battue de la piste et que le moindre coup de volant le propulserait dans la boue noirâtre de l’un des cloaques bordant la piste. Un
coup d’œil au compteur lui apprit que cette sensation de vitesse était
principalement due à la tension qui aiguisait ses perceptions. Et peut-être aussi au déploiement vertigineux de la nuée qui s’avançait à leur
rencontre. Il dut se faire violence pour ne pas enfoncer la pédale de
frein, pour ne pas stopper le camion, pour ne pas se réfugier dans la
couchette en attendant que le ciel recouvre sa tranquillité habituelle.
Il avait affronté les pires tempêtes sur les pistes d’Europe, les trombes
de grêle qui martelaient la tôle au point parfois de la transpercer, les
cyclones qui couchaient les arbres, les tremblements de terre qui
lézardaient la terre et provoquaient des éboulements, les pluies de
glace qui transformaient le sol en patinoire, mais jamais, jamais il
n’avait éprouvé une telle frayeur, jamais il n’avait eu cette impression
de se jeter vivant dans la gueule de la mort. La stridulation de la nuée
submergeait peu à peu le ronflement du moteur, un crissement
exaspérant, un venin sonore qui étouffait tous les autres bruits. Les
silhouettes semblaient se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient.
Chak transpirait plus encore que sous les bombes et les balles des
Slangs. La voiture de Raïma et la caravane s’éloignaient inexorablement dans le petit rectangle du rétroviseur intérieur.
Il devait bander tous les muscles de sa jambe pour garder son pied
tremblant enfoncé sur la pédale d’accélérateur. Les amortisseurs fatigués gémissaient chaque fois que le camion bondissait au-dessus des
nids-de-poule, le bas de caisse raclait régulièrement la terre dans un
grincement horripilant.
« Plus vite ! glapit Solman.
– Je fais ce que je peux, merde ! rétorqua Chak. Je vais finir par
bousiller mon camion ! »
Il distingua la forme caractéristique d’un fossé en travers de la
piste, un trait qui paraissait étroit mais qui, étant donné la distance,
représentait sans doute une largeur d’un ou deux mètres. Il ne voyait
que deux manières de l’aborder : ou il s’arrêtait et le comblait avec
tout ce qui lui tombait sous la main – c’est-à-dire pas grand-chose
dans une telle désolation –, ou il prenait le risque d’accélérer à fond et
d’exploiter l’élan pour le franchir d’un saut. Inutile de demander son
avis à Solman : le regard du donneur, fixe, exorbité, effaçait toutes les
difficultés pour ne s’intéresser qu’aux deux paumés qui essayaient
désespérément d’échapper aux sauterelles. Chak hésita, soupira, puis
finit par se résigner, par lâcher toutes ses prises, toutes ses peurs. Il
rétrograda pour donner un surcroît de rage au moteur et lança le
camion à tombeau ouvert sur le ruban défoncé de terre grise.
La nuée ne donnait plus l’impression d’un bloc compact ; on distinguait à présent les points noirs des sauterelles, le ballet extravagant de
certains essaims qui jaillissaient subitement d’un côté de la multitude
pour la transpercer de part en part comme une lance épaisse et
vibrionnante, les déchirures qui s’ouvraient sur le fond mouvant,
piqueté et teinté de l’or pâle du soleil, les tourbillons qui naissaient
dans les cœurs sombres et s’élevaient en spirales de plus en plus
amples, de plus en plus ajourées. La nuée se présentait comme une
armée en campagne constituée de plusieurs bataillons qui, tous,
jouaient un rôle précis. À la manière des vols d’oies sauvages, des
vagues incessantes partaient de l’arrière pour venir s’échouer à
l’avant et relayer les insectes de tête. Sans doute les sauterelles
s’étaient-elles regroupées pour fuir l’hiver du Nord et entamer leur
longue migration vers les déserts africains. Chak pensait qu’elles
étaient sur le point de fondre sur leurs deux proies, mais il se rendit
compte que le gigantisme de la nuée avait tendance à raccourcir les
intervalles, à tromper les sens, qu’il restait encore un peu de temps
avant qu’elles opèrent la jonction.
Le camion vibrait de toute sa carcasse fatiguée. Comme la plupart
des chauffeurs – ceux qui méritaient le titre de chauffeur –, Chak évitait de le pousser dans ses derniers retranchements. Il entretenait avec
son tas de ferraille une relation quasi fusionnelle, guettant les
moindres traces d’usure, attentif aux bruits, aux « plaintes mécaniques » révélatrices de son érosion. Il assimilait cette course démentielle à travers le marais à un abus, à un viol. Il écrasa les rigoles de
sueur qui lui dégoulinaient dans les yeux et lança un coup d’œil exaspéré au donneur.
Vrai qu’il ressemblait à sa mère. La même finesse de traits, les
mêmes yeux clairs, la même chevelure folle, la même allure à la fois
gauche et gracile.
Mirgwann…
Il l’avait plus que connue, il était tombé amoureux d’elle, comme
la moitié des hommes du peuple aquariote. Mais, à la différence des
autres, elle lui avait ouvert les bras. Ils avaient continué de se voir
après le mariage de Mirgwann et de Piriq, le père officiel de Solman.
Chak n’avait jamais compris – admis – ce mariage. À l’issue du procès expéditif de mère Katwrinn, il avait fait et refait ses calculs, et en
était arrivé à la conclusion que Solman ne pouvait pas être son fils.
Mirgwann avait mis fin à leur relation au moins douze mois avant
que son ventre ne commence à pousser et l’avait renvoyé auprès de
Selwinn. Quelques jours plus tard, Piriq, complètement ivre, lui
avait avoué qu’il était devenu impuissant et stérile, probablement
atteint d’une forme lente de transgénose. Chak s’était consolé dans
les bras de sa femme, d’autres maîtresses, et avait fini par oublier
Mirgwann. Mais, depuis qu’il avait ramassé Solman sur le bord de la
piste pyrénéenne, depuis qu’ils avaient affronté ensemble le traquenard de Galice, son passé lui explosait à la figure avec un souffle plus
puissant que les roquettes des Slangs. Et il tournait et retournait
cette question dans sa tête, au point d’en perdre l’appétit et le sommeil : qui l’avait remplacé sur la couche de Mirgwann ? Qui était
l’amant tueur dont avait parlé Katwrinn ? Il avait beau passer en
revue les hommes d’une quarantaine d’années du peuple aquariote,
il n’en voyait aucun qui aurait eu suffisamment de charme pour
séduire la mère de Solman et assez de cruauté pour l’assassiner. Et
puis, celui-là avait peut-être trouvé la mort au relais de Galice, ou
même avant, dans l’un de ces nombreux guets-apens que destinait
l’Europe à ses derniers enfants.
Le fossé approchait, avec sa gueule large et profonde de prédateur.
Un vrai fossoyeur.
Le ciel était noir de sauterelles, leur stridulation transperçait la tôle
et les vitres. Couleur et musique de deuil. Le piège refermait ses deux
mâchoires, l’un tombant des airs et l’autre se tendant sur le sol.