Chapitre 19
Le nuage étiré et mouvant ne semblait pas descendre du ciel mais s’élever du sol, comme si le marais avait décidé de cracher une partie de sa noirceur, de son insalubrité. Il planait au-dessus de la terre gorgée d’eau comme un gigantesque vautour en quête d’une charogne. Les rayons rasants du soleil étiraient son ombre et donnaient l’impression qu’une marée sombre et furieuse galopait en direction du convoi. Chak avait inconsciemment ralenti l’allure. Les soubresauts du moteur réveillèrent son coéquipier, un colosse d’une trentaine d’années qui glissa, sous le rideau de la couchette, son crâne rasé et ses traits encore gonflés de sommeil. Il enroba Solman d’un regard indéchiffrable puis leva les yeux sur le pare-brise.
« Qu’est-ce qui se passe, Chak ? Pourquoi tu ne m’as pas réveillé ?
– J’étais pas fatigué, Moram, répondit Chak sans se retourner. Je crois bien qu’on a un putain de problème droit devant. »
Moram extirpa de la couchette son corps massif et, vêtu de son seul caleçon de laine, enjamba le siège passager pour s’installer à côté de Solman. Il ne se rasait pas seulement le crâne, mais, à en juger par les estafilades éparpillées par son coupe-chou, le torse, les jambes et probablement le pubis. Il ressemblait de ce fait à un petit garçon qui aurait grandi trop vite et qu’encombraient des membres plus épais que les pots d’échappement des camions. Solman ne chercha pas à savoir d’où lui venait cette étrange obsession, mais il lui suffit de croiser son regard incolore et fuyant pour s’apercevoir qu’il portait encore sur son visage les marques d’une enfance détruite, d’une innocence pervertie. Moram se versa du kaoua dans un gobelet en fer et avala d’une traite le breuvage que le thermos avait pourtant conservé bouillant.
« Nom de Dieu, marmonna-t-il en s’essuyant les lèvres d’un geste machinal. Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ?
– Je n’en sais foutre rien, gronda Chak. Et le donneur pas davantage que moi. Mais je me doute aussi que c’est une vraie saloperie.
– On devrait peut-être arrêter le convoi en attendant que…
– Là, à droite ! » hurla Solman.
Deux silhouettes, surgies de nulle part, minuscules, avaient fait leur apparition au bord de la piste. On les distinguait à peine tellement elles étaient distantes, probablement entre un et deux kilomètres du camion, et, pourtant, les trois hommes furent effleurés par la même certitude : elles étaient les proies chassées par le nuage géant traversé de tourbillons sombres qui grossissait rapidement dans leur champ de vision.
Solman ouvrit la vitre et pencha la tête vers l’extérieur. L’air froid et humide lui gifla le visage et s’insinua sous sa tunique. Une puissante odeur de putréfaction se substitua aux odeurs d’huile, de transpiration, de crasse et de kaoua qui imprégnaient la cabine. Il ferma à demi les paupières pour lutter contre le vent et concentra son regard sur les deux silhouettes égarées en plein milieu du marais. Au bout de quelques secondes, il se rendit compte qu’elles couraient, qu’elles essayaient de fuir l’ombre gigantesque qui fondait sur eux avec la rapidité d’un oiseau de proie.
« Remonte immédiatement cette putain de vitre ! » aboya Chak.
Interloqué par son ton impérieux, Solman se rassit sur son siège et commença à tourner l’antique poignée de la vitre. Moram lança un regard interrogateur à son équipier.
« Qu’est-ce qui te prend ? Tu ne…
– Une nuée de sauterellesGM ! »
Chak appuya en continu sur le poussoir de la sirène et freina jusqu’à ce que le camion s’immobilise dans un épouvantable grincement.
« Moram, cours prévenir les autres de couper les moteurs et de boucher toutes les ouvertures ! Dis aux guetteurs de descendre de leur perchoir et de se mettre à l’abri.
– Hein ? Mais qu’est-ce que…
– Fais ce que je te dis, bordel de merde ! La nuée sera là dans moins de dix minutes.
– Laisse-moi au moins le temps de me rhabiller… »
Chak lui enfonça les doigts dans le gras de l’épaule.
« Si tu ne fous pas le camp tout de suite, je te vire à coups de pied au cul ! »
Moram grimaça, repoussa la main de Chak d’un mouvement autoritaire, souffla bruyamment, banda ses énormes muscles pour lui montrer qu’il n’était pas du genre à se laisser intimider par les menaces, puis il hocha la tête, enjamba Solman, poussa la portière déjà ouverte et se glissa sur la marche supérieure du marchepied.
« Et toi, qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps-là, Chak ?
– Vaut mieux que je reste avec le donneur, au cas où il y aurait une décision urgente à prendre. Demande aux autres de t’aider à prévenir tout le monde, tu gagneras du temps. »
La portière se referma dans un claquement sourd. Solman vit, dans le rétroviseur, Moram sauter sur la piste, frapper à la porte de la voiture de Raïma, discuter avec elle pendant une poignée de secondes, courir vers le véhicule suivant et faire signe aux deux guetteurs de descendre immédiatement de la plate-forme. Les sirènes se répondaient maintenant d’un bout à l’autre du convoi immobilisé. Chak coupa le moteur et croisa les bras.
« Comment sais-tu que ce sont des sauterelles ? » demanda Solman.
Sa main avait machinalement agrippé la crosse du pistolet passé dans sa ceinture.
« Eh, on dirait que les donneurs ne devinent pas tout ! gloussa le chauffeur. Je n’ai aucun mérite, remarque bien : j’ai déjà vécu le passage d’une nuée à l’âge de douze ou treize ans. On campait sur les bords du Danube. Le conseil n’a pas réussi à avertir tout le peuple à temps, et les sauterellesGM ont laissé plus de mille des nôtres dans l’herbe. On les croyait disparues, moi le premier, mais faut croire qu’on ne se débarrasse pas de ces saletés aussi facilement que ça. »
Il souligna la fin de sa phrase d’un claquement de doigts.
Solman avait entendu parler des sauterellesGM, comme tout enfant aquariote, mais jusqu’alors elles n’avaient recouvré aucune réalité à ses yeux, elles lui avaient semblé appartenir à ce bestiaire fantasmagorique dont les Aquariotes peuplaient leurs récits et leurs chants. Il avait aperçu des hannetonsGM et d’autres insectes génétiquement modifiés par les savants de l’ancien temps, mais jamais leurs essaims n’avaient atteint les dimensions effarantes du nuage qui bouchait l’horizon. Les anciens affirmaient que les armées des deux camps, après avoir pris la précaution de se prémunir des piqûres mortelles avec des vaccins appropriés, avaient utilisé les insectes comme légions exterminatrices lors de la Troisième Guerre mondiale. Solman avait jusqu’alors présumé que les anciens avaient tendance à exagérer leurs souvenirs – et davantage encore les souvenirs transmis par leurs parents –, mais, devant le volume démesuré de la nuée, il en arrivait à penser qu’ils étaient restés bien en deçà de la réalité, que les fléaux lancés par les biogénéticiens militaires avaient eu des conséquences vraiment terribles sur les populations civiles entassées dans les cités délabrées. Si le venin des sauterellesGM tuait un grand animal, une vache, un cheval ou un sanglier, en cinq secondes, il n’avait besoin que de deux ou trois secondes pour terrasser un humain adulte et d’une seconde pour foudroyer un enfant.
« Ces pauvres vieux n’ont pas l’ombre d’une chance… »
La réflexion de Chak attira l’attention de Solman sur les deux silhouettes. Elles progressaient avec une lenteur dérisoire en comparaison de la nuée. Un bon kilomètre les séparait encore du camion, une distance qu’elles n’auraient pas le temps de combler.
Solman perçut soudain un appel au fond de lui, un chant nostalgique dont la vibration harmonique, qui ne ressemblait à aucune autre, le bouleversa, lui ravit l’âme, lui tira des larmes. Il plaqua le haut de son corps contre la portière afin de dissimuler son trouble aux yeux de Chak. Il comprit que son attente avait pris fin, qu’une présence se déversait en lui qui comblerait bientôt son vide. Il fut tenté de fermer les yeux et de prolonger l’enchantement de l’instant, mais une sensation de danger imminent, de panique, l’entraîna à se retourner et à poser à nouveau le regard sur les deux silhouettes. Précédée de son ombre comme d’un étendard funeste, la nuée occupait maintenant la moitié inférieure du ciel, obscurcissait le soleil, évoquait un filet aux mailles serrées qui s’abattait sur ses proies.
« Démarre ! » cria Solman.
Les rides de Chak se creusèrent d’étonnement.
« T’es dingue ! Le bruit et la chaleur du moteur vont les rendre agressives, intenables. Il vaut mieux les laisser…
– Démarre ! Avec le camion, on a encore une chance de les sauver.
– Eh, je ne vais certainement pas mettre le convoi en danger pour sortir deux fous de la merde dans laquelle ils se sont eux-mêmes fourrés !
– Les autres ne sont pas obligés de nous suivre. »
Solman transpirait, haletait. Il ressentait la peur des deux silhouettes avec autant d’acuité que si c’était la sienne. Le chant venait d’elles, de l’une d’elles, il le sentait, il le savait.
« Si je démarre, les autres suivront, c’est la règle de la caravane, objecta Chak. Je ne peux pas…
– Détache la voiture de Raïma. Elle bloquera le reste du convoi. »
Chak le dévisagea d’un air soupçonneux.
« Pourquoi est-ce que tu t’intéresses d’un seul coup à ces deux paumés ?
– Ma vision, Chak. Elle m’y pousse.
– Ta vision, hein ? »
L’argument ne portait pas assez pour entraîner le chauffeur à foncer sur la nuée, à se porter au-devant de ses propres terreurs d’enfant.
« J’ai besoin de ta confiance, de ton aide, comme au relais de Galice, dit Solman d’une voix hachée par l’affolement.
– Putain de bordel de bois ! » grogna Chak.
Il ouvrit la portière, dévala le marchepied, courut à l’arrière de la citerne, dégagea la béquille de la voiture de Raïma, déverrouilla l’attache, retira la chaîne de sécurité, regagna la cabine en quelques foulées, se cala sur son siège et tourna le bouton de contact. Cette succession de gestes ne lui avait pas pris plus d’une minute et, déjà, la nuée semblait avoir grossi de plus d’un tiers. Du ciel on ne discernait plus que des nuages de traîne d’un rose flamboyant qu’un vent mollasson essayait de chasser vers l’ouest.
« C’est bien parce que je ne peux rien te refuser, maugréa Chak en enclenchant la première. J’espère que tu sais ce que tu fais.
– Roule ! » hurla Solman.
Chak mit quelques secondes à s’habituer au maniement du camion allégé du poids de la voiture et de la remorque. De plus, il avait fait partie de ceux qui avaient vidé une partie de leur citerne au grand rassemblement. Il avait l’impression que les roues volaient sur la terre battue de la piste et que le moindre coup de volant le propulserait dans la boue noirâtre de l’un des cloaques bordant la piste. Un coup d’œil au compteur lui apprit que cette sensation de vitesse était principalement due à la tension qui aiguisait ses perceptions. Et peut-être aussi au déploiement vertigineux de la nuée qui s’avançait à leur rencontre. Il dut se faire violence pour ne pas enfoncer la pédale de frein, pour ne pas stopper le camion, pour ne pas se réfugier dans la couchette en attendant que le ciel recouvre sa tranquillité habituelle. Il avait affronté les pires tempêtes sur les pistes d’Europe, les trombes de grêle qui martelaient la tôle au point parfois de la transpercer, les cyclones qui couchaient les arbres, les tremblements de terre qui lézardaient la terre et provoquaient des éboulements, les pluies de glace qui transformaient le sol en patinoire, mais jamais, jamais il n’avait éprouvé une telle frayeur, jamais il n’avait eu cette impression de se jeter vivant dans la gueule de la mort. La stridulation de la nuée submergeait peu à peu le ronflement du moteur, un crissement exaspérant, un venin sonore qui étouffait tous les autres bruits. Les silhouettes semblaient se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient.
Chak transpirait plus encore que sous les bombes et les balles des Slangs. La voiture de Raïma et la caravane s’éloignaient inexorablement dans le petit rectangle du rétroviseur intérieur.
Il devait bander tous les muscles de sa jambe pour garder son pied tremblant enfoncé sur la pédale d’accélérateur. Les amortisseurs fatigués gémissaient chaque fois que le camion bondissait au-dessus des nids-de-poule, le bas de caisse raclait régulièrement la terre dans un grincement horripilant.
« Plus vite ! glapit Solman.
– Je fais ce que je peux, merde ! rétorqua Chak. Je vais finir par bousiller mon camion ! »
Il distingua la forme caractéristique d’un fossé en travers de la piste, un trait qui paraissait étroit mais qui, étant donné la distance, représentait sans doute une largeur d’un ou deux mètres. Il ne voyait que deux manières de l’aborder : ou il s’arrêtait et le comblait avec tout ce qui lui tombait sous la main – c’est-à-dire pas grand-chose dans une telle désolation –, ou il prenait le risque d’accélérer à fond et d’exploiter l’élan pour le franchir d’un saut. Inutile de demander son avis à Solman : le regard du donneur, fixe, exorbité, effaçait toutes les difficultés pour ne s’intéresser qu’aux deux paumés qui essayaient désespérément d’échapper aux sauterelles. Chak hésita, soupira, puis finit par se résigner, par lâcher toutes ses prises, toutes ses peurs. Il rétrograda pour donner un surcroît de rage au moteur et lança le camion à tombeau ouvert sur le ruban défoncé de terre grise.
La nuée ne donnait plus l’impression d’un bloc compact ; on distinguait à présent les points noirs des sauterelles, le ballet extravagant de certains essaims qui jaillissaient subitement d’un côté de la multitude pour la transpercer de part en part comme une lance épaisse et vibrionnante, les déchirures qui s’ouvraient sur le fond mouvant, piqueté et teinté de l’or pâle du soleil, les tourbillons qui naissaient dans les cœurs sombres et s’élevaient en spirales de plus en plus amples, de plus en plus ajourées. La nuée se présentait comme une armée en campagne constituée de plusieurs bataillons qui, tous, jouaient un rôle précis. À la manière des vols d’oies sauvages, des vagues incessantes partaient de l’arrière pour venir s’échouer à l’avant et relayer les insectes de tête. Sans doute les sauterelles s’étaient-elles regroupées pour fuir l’hiver du Nord et entamer leur longue migration vers les déserts africains. Chak pensait qu’elles étaient sur le point de fondre sur leurs deux proies, mais il se rendit compte que le gigantisme de la nuée avait tendance à raccourcir les intervalles, à tromper les sens, qu’il restait encore un peu de temps avant qu’elles opèrent la jonction.
Le camion vibrait de toute sa carcasse fatiguée. Comme la plupart des chauffeurs – ceux qui méritaient le titre de chauffeur –, Chak évitait de le pousser dans ses derniers retranchements. Il entretenait avec son tas de ferraille une relation quasi fusionnelle, guettant les moindres traces d’usure, attentif aux bruits, aux « plaintes mécaniques » révélatrices de son érosion. Il assimilait cette course démentielle à travers le marais à un abus, à un viol. Il écrasa les rigoles de sueur qui lui dégoulinaient dans les yeux et lança un coup d’œil exaspéré au donneur.
Vrai qu’il ressemblait à sa mère. La même finesse de traits, les mêmes yeux clairs, la même chevelure folle, la même allure à la fois gauche et gracile.
Mirgwann…
Il l’avait plus que connue, il était tombé amoureux d’elle, comme la moitié des hommes du peuple aquariote. Mais, à la différence des autres, elle lui avait ouvert les bras. Ils avaient continué de se voir après le mariage de Mirgwann et de Piriq, le père officiel de Solman. Chak n’avait jamais compris – admis – ce mariage. À l’issue du procès expéditif de mère Katwrinn, il avait fait et refait ses calculs, et en était arrivé à la conclusion que Solman ne pouvait pas être son fils. Mirgwann avait mis fin à leur relation au moins douze mois avant que son ventre ne commence à pousser et l’avait renvoyé auprès de Selwinn. Quelques jours plus tard, Piriq, complètement ivre, lui avait avoué qu’il était devenu impuissant et stérile, probablement atteint d’une forme lente de transgénose. Chak s’était consolé dans les bras de sa femme, d’autres maîtresses, et avait fini par oublier Mirgwann. Mais, depuis qu’il avait ramassé Solman sur le bord de la piste pyrénéenne, depuis qu’ils avaient affronté ensemble le traquenard de Galice, son passé lui explosait à la figure avec un souffle plus puissant que les roquettes des Slangs. Et il tournait et retournait cette question dans sa tête, au point d’en perdre l’appétit et le sommeil : qui l’avait remplacé sur la couche de Mirgwann ? Qui était l’amant tueur dont avait parlé Katwrinn ? Il avait beau passer en revue les hommes d’une quarantaine d’années du peuple aquariote, il n’en voyait aucun qui aurait eu suffisamment de charme pour séduire la mère de Solman et assez de cruauté pour l’assassiner. Et puis, celui-là avait peut-être trouvé la mort au relais de Galice, ou même avant, dans l’un de ces nombreux guets-apens que destinait l’Europe à ses derniers enfants.
Le fossé approchait, avec sa gueule large et profonde de prédateur.
Un vrai fossoyeur.
Le ciel était noir de sauterelles, leur stridulation transperçait la tôle et les vitres. Couleur et musique de deuil. Le piège refermait ses deux mâchoires, l’un tombant des airs et l’autre se tendant sur le sol.