Chapitre 17
« Je ne fais qu’énoncer une évidence. Pas besoin d’être clairvoyante pour deviner le plan des Slangs : ils ont d’abord voulu nous discréditer en public pour justifier, aux yeux des peuples nomades, leur prise de contrôle de la distribution d’eau. S’ils étaient parvenus à obtenir notre condamnation puis à tous nous exterminer au relais de Galice, ils seraient apparus comme nos successeurs les plus naturels, les moins contestables. Avec l’eau et les armes, ils auraient détenu le pouvoir absolu sur les territoires de l’Europe, ils auraient instauré un régime de terreur identique aux dictatures de l’ancien temps. »
À aucun moment la voix de Katwrinn n’avait flanché, mais Solman avait discerné la nervosité rentrée qui sous-tendait son timbre, hachait son débit, disséminait de minuscules perles de sueur sur l’ourlet de sa lèvre supérieure.
« Ton raisonnement ne tient pas, vénérée mère. Il n’y a pas de sourcier chez les Slangs. » Solman se demanda tout à coup si quelques sourciers aquariotes avaient pu s’échapper du piège du relais. Sans eux, c’était tout l’équilibre du monde nomade qui s’effondrait, et l’extinction à très brève échéance des derniers hommes. « Les troquants d’armes ne sont pas si stupides que tu as l’air de le penser. Ils n’auraient pas pris le risque de massacrer les sourciers aquariotes : ils en ont besoin.
– Tu as entendu aussi bien que moi les paroles des trois pères slangs sous le chapiteau des jugements, répliqua Katwrinn. Ils prétendaient ne plus avoir besoin de sourciers. Ils ont sans doute dressé des chiens à flairer les cuves enterrées et les sources préservées. Et d’ailleurs, Solman, si tu nous as innocentés, ce n’est pas à cause de cette force néfaste que tu voulais soi-disant identifier, mais parce que nous étions bel et bien innocents. In-no-cents. L’inconscient, la clairvoyance, a pris le pas sur le mental, l’illusionniste. Dois-je te rappeler la règle fondamentale des donneurs ? Le don véritable ne peut pas tricher. »
Il ne put s’empêcher d’admirer son art consommé de la rhétorique. Elle le renvoyait à ses propres contradictions pour mieux le décrédibiliser, pour réfuter à l’avance ses accusations, pour renforcer les autres dans le sentiment qu’il s’enferrait dans sa folie, que ses calomnies n’étaient que les divagations d’un être au psychisme fragile et déséquilibré par le contact avec la guérisseuse, avec l’ensorceleuse, avec la transgénosée. Sur lui cependant, elle obtint le résultat inverse de l’effet escompté : il décela, dans son habileté manœuvrière, l’empreinte de l’intelligence destructrice, il s’accrocha de toutes ses forces à cette conviction, la seule qui lui restât dans une conscience démantelée par ses attaques, il puisa de nouvelles certitudes dans le regard de Chak, dans les pleurs silencieux de Gwenuver, dans le mutisme d’Irwan. Il fallait en finir, repartir, franchir les Pyrénées dans l’autre sens avant que les Slangs n’embarquent dans leurs engins volants et ne se mettent en chasse des rescapés.
Il s’éclaircit la gorge et s’efforça de parler d’une voix claire, déterminée :
« Tu as raison, il m’est impossible de tricher plus longtemps avec le don. Je risquerais vraiment de basculer dans cette folie dont tu me soupçonnes. Voici donc ma sentence, celle que j’aurais dû prononcer sous le chapiteau des jugements, celle que souhaitaient entendre les Slangs, celle que tu voulais toi-même entendre, vénérée mère, puisque les Slangs et toi vous êtes les soldats de la même force – il insista lourdement sur ce mot –, de cette entité qui commande aux hordes de chiens sauvages et qui œuvre à l’extermination des peuples nomades. Pour toi, Katwrinn, et pour toi seule, je réclame la peine de mort et j’ordonne l’exécution immédiate de la sentence. »
Elle eut un sourire en coin qui plissa de ridules sa joue et sa pommette gauches. Sa lèvre supérieure resta un moment accrochée sur ses canines avant de se baisser comme un rideau empesé.
« Pauvre toute petite chose ! fit-elle d’un ton presque enjoué. Tu crois m’impressionner avec tes rodomontades ? Où trouveras-tu tes bourreaux ? Tu crois que ceux-là – elle désigna les chauffeurs – auraient le cœur de tuer une vénérée mère ? Tu crois qu’ils obéiraient aux ordres d’un fou ? Car tu es fou, Solman, fou à lier, tu es devenu un danger pour notre peuple. Je maudis le jour de ta naissance, je maudis ce jour où j’ai compris que tu te présentais avec le don. Tu n’avais pas le regard d’un nouveau-né, tes yeux… tes yeux… »
Elle prononça une suite de mots incohérents, incompréhensibles, puis se tut et se recula d’un pas, les traits déformés, enlaidis par la peur. Emportée par sa rage, elle venait de fournir la preuve de sa culpabilité à son accusateur.
« Ce jour maudit où vous avez décidé que je devais vous appartenir, vous servir, dit Solman. Vous avez donc essayé de convaincre mes parents de me confier à vos soins, mais j’étais leur premier fils, et ce sacrifice était au-dessus de leurs forces. Vous êtes revenus à la charge à plusieurs reprises, puis, devant leur refus persistant, vous vous êtes résolus à employer les grands moyens. Vous avez chargé un homme de la besogne, un homme dont il m’a semblé reconnaître la voix dans ma vision, un homme qui vit toujours parmi nous, à moins qu’il n’ait été tué au relais de Galice. Cet homme, sans doute, éprouvait du désir pour ma mère. Il ne demandait pas mieux que de la violer pour déguiser son double crime, pour brouiller les pistes. C’est toi, mère Katwrinn, qui as fixé son salaire, des rations supplémentaires d’eau, de nourriture et d’armes, une voiture spacieuse pour lui et sa famille. Ensuite, vous m’avez recueilli, adopté, vous avez alors reconnu publiquement que j’étais clairvoyant, vous avez fait de moi le donneur du peuple aquariote. La seule chose que je ne sais pas, c’est si tu étais déjà possédée par la force le jour de ma naissance ou si tu étais encore un être humain, une femme.
– Je n’ai jamais été une femme ! siffla Katwrinn. Je n’ai jamais pu m’ouvrir à l’amour, ni d’un homme ni d’une femme. Tu as reçu le don à ta naissance, j’ai hérité la sécheresse, de corps et de cœur. Je n’avais pas de place. Pas ma place. »
Le chagrin, le désespoir éteignaient la colère dans ses yeux exorbités.
« La force t’en a trouvé une, n’est-ce pas ? Elle t’a reconnue, elle a exalté ton importance, elle t’a promis une récompense. Qui est-elle ? Comment te contactait-elle ? »
Katwrinn redressa la tête et fixa Solman d’un air de défi. Son visage était à présent un masque tragique, trempé dans une souffrance si forte qu’il semblait sculpté dans un bois blanc et lisse. Elle mobilisait toutes ses ressources mentales et physiques pour ne pas libérer les larmes qui surgissaient d’un passé désavoué.
« Tout ce que je puis te dire, c’est qu’elle jette les bases d’un monde nouveau, où ni les infirmes de ton espèce ni les autres n’ont de place. D’un monde pur qui bannit les souffrances, les maladies, les désirs obscènes, la dégénérescence et la mort.
– Un monde auquel elle t’a permis d’accéder ? »
Elle répondit d’un haussement d’épaules, comme si désormais plus rien n’avait d’importance à ses yeux.
« Pourquoi avoir tué mes parents, Katwrinn ? reprit Solman d’une voix douce.
– Nous pensions… je pensais que tu pourrais m’être utile. Ces idiots – nouveau geste de la main en direction des chauffeurs – ont besoin de guides, d’idoles, de croyances, de rituels. Tes parents représentaient un obstacle avec leur amour grotesque. Combien d’erreurs l’humanité a-t-elle commises au nom de l’héritage biologique, au nom du sang ? Tes parents étaient des êtres ordinaires, faibles, incapables de découvrir et de partager le trésor qui leur était échu par le plus absurde des hasards…
– Je suis un trésor ou un infirme ?
– Les deux. L’hérédité, trop souvent, est hérétique. Ton corps était contrefait, mais ton esprit était une perle rare à l’état brut, Solman, je l’ai su dès que je t’ai vu. J’étais la seule… »
Elle désigna Irwan et Gwenuver d’un coup de menton.
« Ces deux-là, cette oie de Joïnner, ces deux mollassons d’Orgwan et de Lohiq en étaient bien incapables. Tes parents étaient des pourceaux, et, tu pourras le vérifier dans le Livre de Raïma, on ne donne pas de perles aux pourceaux.
– Ça t’avance à quoi de salir leur mémoire ? » gronda Solman.
Un rictus sardonique tordit et blanchit les lèvres rainurées de Katwrinn.
« Tu veux un exemple ? L’assassin de ta mère était aussi son amant. Elle n’a jamais su si son fils était de lui ou de son mari. Un autre ? Ton père passait son temps à s’enivrer d’alcool de fruits sauvages et à…
– Assez ! » hurla Solman.
Il tremblait de tous ses membres, chaque battement de son cœur envoyait une décharge insoutenable dans sa jambe torse. Pris de vertige, il déploya toute son énergie pour rester debout et reprendre empire sur lui-même.
« La seule façon d’échapper à la mort, Katwrinn, c’est de me révéler qui est cette force et de nous aider à la combattre.
– Pauvre toute petite chose, fredonna Katwrinn. Le don t’a peut-être permis de sortir indemne du relais de Galice, mais tu n’es pas de taille à empêcher l’avènement des temps nouveaux. Ma tâche est finie, je suppose. Fais de moi ce que bon te semble.
– Tu as peut-être encore ta place parmi nous, vénérée mère…
– Oh non ! Pas avec vous ! Pas avec des créatures immondes qui salissent tout ce qu’elles touchent ! Pas avec des erreurs, pas avec des abominations !
– Alors tu vas mourir. »
Elle éclata d’un petit rire grinçant qui le fit frémir de la tête aux pieds.
« Qui me donnera le coup de grâce ? Oseras-tu être le bourreau, boiteux ? Oseras-tu transgresser le don ? »
Un mouvement attira l’attention de Solman. Chak avait plongé la main dans la poche intérieure de sa veste, s’était détaché du groupe et avait tendu le bras dans sa direction, avec, posé en travers de la paume, un pistolet à la crosse en bois et au canon rouillé. Les regards des chauffeurs l’invitaient à exécuter lui-même cette mère monstrueuse, à exercer son droit de vengeance – un devoir davantage qu’un droit. Il fixa l’arme jusqu’à ce que ses yeux se brouillent. À aucun moment il n’avait envisagé cette confrontation directe avec la mort. Il avait toujours été tenu à l’écart des batailles, des exécutions, le statut de donneur lui épargnant ce genre d’obligation, de salissure. C’était probablement l’une des raisons pour lesquelles les autres Aquariotes ne l’avaient jamais admis comme l’un des leurs. Il y avait un prix à payer pour regrouper les survivants autour de lui, pour rendre sa cohésion à un peuple désagrégé par les roquettes des Slangs et les errements de ses pères et mères.
Un prix exorbitant qui était le sang de mère Katwrinn.
Il posa une main hésitante sur le pistolet. Surpris par la chaleur du métal, il eut l’impression de toucher un animal palpitant.
« Le chien est armé, murmura Chak d’un air grave. Il te suffira d’appuyer sur la détente. Un coup sec. Serre bien, ou il risque de te sauter des mains. Vise le front ou le cœur. »
Solman hocha la tête puis, au bord des larmes, empoigna la crosse en bois. Gwenuver et Irwan s’écartèrent de la condamnée comme des rats abandonnant un navire en perdition. Il se retrouva seul face à Katwrinn. Elle le dévisageait d’un œil ironique. Elle semblait accueillir la mort avec détachement, avec un certain soulagement même, comme pressée de mettre un terme à l’erreur de son existence. La brise jouait dans les rares cheveux qui folâtraient sur ses tempes et accentuaient par contraste le hiératisme de ses traits.
Il fallut du temps à Solman pour maîtriser les tremblements de son bras. À cette distance – deux ou trois pas –, il ne pouvait pas manquer sa cible, mais, comme devant le Neerdand blessé, une intuition lui soufflait que son don lui serait à jamais retiré s’il pressait la détente. Les oiseaux avaient cessé de chanter dans les sapins. C’est là, dans ce silence étrange qui baignait la forêt, dans ce temps suspendu, qu’il se dépouilla de ses émotions, qu’il se réconcilia avec son geste. Il ne tuait pas Katwrinn, la mère du peuple aquariote, la femme, il coupait un tentacule de la pieuvre ; il ne l’exécutait pas dans un esprit de vengeance, mais parce que cela devait être accompli, parce que les temps étaient venus d’entrer en guerre.
Il resta parfaitement lucide et maître de lui-même lorsque le coup partit et que la balle alla se loger sous le sein gauche de Katwrinn. Elle eut la force de lui adresser un sourire chaleureux avant de hoqueter, de basculer en arrière et de tomber sur la mousse comme une feuille morte.
« Nous n’aurons pas assez de gaz pour atteindre le relais de l’Île-de-France, objecta Chak.
– Je connais un autre relais près de la Méditerranée, déclara Irwan. En Catalogne française.
– Pourquoi nous l’avoir caché ? grogna un chauffeur.
– Parce qu’il est difficile d’accès et que nous n’en avons pas eu besoin jusqu’à présent. »
La brutalité avec laquelle ils étaient revenus aux questions pratiques après avoir enterré le corps de Katwrinn sidérait Solman. Ils lui avaient proposé d’aller se reposer, mais il avait décliné l’offre. Il ne se sentait pas fatigué, seulement envahi d’un sentiment indéfinissable qui oscillait entre plénitude et nostalgie. Assis sur une souche pour détendre sa jambe au supplice, il n’éprouvait aucun remords, pas pour l’instant. Il lui semblait encore percevoir le hoquet du pistolet et la chaleur intense des pièces métalliques à l’instant du tir. La détonation, qu’il avait à peine entendue sur le moment, résonnait désormais en lui comme une rumeur persistante, obsédante. Il savait qu’il ne pourrait pas recontacter le don tant qu’elle ne se serait pas tue. Lorsqu’il avait voulu remettre l’arme à Chak, celui-ci lui avait refusé de la reprendre : « Tu l’as mérité, ce putain de flingue, il pourra encore te servir. Moi j’en ai un autre, bien meilleur, tu penses ! » Il avait donc enclenché le cran de sûreté, glissé le pistolet dans la ceinture de son pantalon, et s’était peu à peu habitué à la présence de cet hôte qui s’incrustait dans sa peau comme pour le marquer de son empreinte.
La métamorphose d’Irwan avait quelque chose de fascinant et de révoltant. Envolée, l’arrogance du porte-parole du conseil aquariote, envolées, l’autorité et la prestance du dernier père du peuple. Sans Katwrinn, il n’était plus qu’une marionnette aux fils coupés, un vieillard vidé de sa substance, un homme qui ne songeait plus qu’à sauver sa peau. Sans doute s’estimait-il heureux de ne pas avoir été entraîné dans la chute de celle qui lui avait dicté chacune de ses pensées tout au long de ces années communes de pouvoir. Il avait pourtant endossé sa part de responsabilité dans la conduite des affaires du peuple aquariote. Katwrinn n’avait eu qu’à souffler sur son orgueil, sur son ambition, sur son intransigeance, pour asseoir sa domination sur lui, pour en faire la pièce essentielle de son jeu. Gwenuver, elle, s’était laissé corrompre par faiblesse, comme tous les êtres frustrés par la vie et assoiffés de reconnaissance. Elle était devenue, comme Joïnner, comme Orgwan et Lohiq, une complice muette, passive, une comparse. Oh, elle avait bien essayé de prendre son importance, mais elle n’avait pas les moyens intellectuels de ses prétentions, et elle avait dû se contenter de se dilater physiquement, un peu comme ces crapauds qui gonflent leur gorge jusqu’au double ou au triple de leur volume pour intimider leurs prédateurs. Contrairement à Irwan, elle n’avait pas surmonté l’horreur qu’avaient suscitée en elle les déclarations de Katwrinn, et elle restait prostrée sur la mousse, la tête posée sur les genoux, les bras refermés sur les jambes, dans l’attitude d’un enfant traumatisé.
« T’es vraiment sûr, Solman, qu’on doit monter dans le Nord ? »
Bien que convaincu, Chak avait posé la question au nom des quelques chauffeurs qui doutaient encore de la nécessité de se jeter dans la gueule de l’hiver.
« Les Slangs sont arrivés au relais de Galice avec des engins volants, répondit Solman d’une voix neutre. Si nous restons dans le Sud, ils n’auront aucune difficulté à nous repérer.
– Sauf si on s’abrite dans des grottes, avança un jeune chauffeur aux cheveux roux et au cou de taureau.
– Nous devrions partir tout de suite au lieu de discuter, dit Solman. Le mauvais temps sera notre meilleur, notre seul, allié. »
Il y eut encore quelques réticences, mais les récalcitrants finirent par se ranger à l’avis du donneur. Ils décidèrent de traverser les Pyrénées par le col de la Tourmalle, puis de rejoindre la Méditerranée par la piste de l’est, côté français, qui longeait la chaîne montagneuse jusqu’à la région de Catalogne, là où Irwan situait la réserve de gaz qui leur permettrait de gagner les étendues désolées du Nord. À la dernière objection qu’on lui opposa – « Et si les engins volants des Slangs nous tombent dessus avant qu’on ait eu le temps de passer le col… » –, Solman rétorqua : « Raison de plus pour cesser de perdre du temps. Je sais que vous êtes fatigués, mais nous roulerons toute la nuit pour être en Catalogne demain à la première heure. »
Quelques flocons de neige et quelques plaques de verglas accueillirent les camions au col de la Tourmalle, culminant à plus de deux mille mètres d’altitude, mais ils passèrent sans encombre dans le brouillard épais et froid qui pesait sur les reliefs comme un joug. Ils avaient abandonné les cinq camions endommagés dans la forêt, avaient ensuite réparti les passagers et les chauffeurs selon les places disponibles et selon les nécessités. Le camion de Chak, qui s’était adjoint un jeune chauffeur en panne de volant, roulait en tête du convoi, tractant la voiture de Raïma et une seule remorque, la deuxième ayant été accrochée à un véhicule allégé de l’eau de sa citerne. La plupart des guetteurs ayant trouvé la mort au relais de Galice, des volontaires s’étaient proposés pour les remplacer, des hommes et des femmes, jeunes pour la plupart. Ils exerçaient habituellement la fonction d’intendant, de lavandier ou de tisserand. Ils avaient grimpé sur les plates-formes munis chacun d’un fusil d’assaut, d’une couverture et d’un thermos de kaoua. Seuls les sourciers, au nombre de sept, n’avaient pas été autorisés à quitter l’abri des voitures. Environ mille cinq cents membres du peuple aquariote, sur une population de quatre mille cinq cents, avaient survécu à l’assaut des Slangs, soit un tiers. Ils étaient tombés en dessous du seuil de renouvellement, et il leur faudrait remonter rapidement leur taux de fécondité s’ils ne voulaient pas se détacher, comme une branche morte, du tronc de l’humanité.
Au crépuscule, alors qu’ils descendaient à faible allure les lacets resserrés de l’autre versant, un concert de sirènes domina le ronronnement confus des moteurs. Le convoi s’immobilisa aussitôt et les chauffeurs allèrent aux nouvelles. Un éclat métallique de la grosseur d’un poing s’était fiché dans le carter d’un camion, qui projetait une pulvérisation d’huile brûlante et glissante sur la piste rocheuse. On se résolut à l’abandonner, à répartir les six passagers qu’il remorquait dans trois autres voitures, on transféra les rouleaux de tissus, les vivres et les divers matériels qu’il tractait dans une remorque à moitié vide, puis on repartit dans une nuit que les nuages bas rendaient plus épaisse et plus noire que le marc de kaoua.
« Katwrinn, j’aurais dû m’en douter… » marmonna Raïma.
Elle s’affairait à retirer les compresses de l’enfant toujours étendu sur son lit et agité par intermittence de soubresauts. Allongé sur l’une des deux banquettes latérales, Solman contemplait d’un air distrait les fragments de montagne découpés dans le rectangle de la vitre par les phares du camion suivant.
« C’est donc elle qui a organisé le meurtre de tes parents…
– Qui t’a raconté ça ? gronda Solman avec une agressivité qui le poussa à se redresser et à la fixer d’un regard sombre.
– Le bruit s’est répandu dans tout le convoi. »
Il hocha la tête et se laissa retomber sur la banquette. Le canon du pistolet lui mordit le bas-ventre. Le bruit de la détonation s’estompait peu à peu, mais le silence qui le supplantait était porteur d’un chagrin immense. Les premières larmes s’écoulèrent de ses yeux et déposèrent sur ses lèvres un goût de sel. Il endigua encore quelque temps le flot amer qui montait de sa source intime, puis les sanglots le happèrent, l’emportèrent, le disloquèrent.
Il pleura enfin ces parents qu’il n’avait pas eu le temps de connaître, il pleura la mort des Aquariotes dans le relais de Galice, il pleura la mort de Katwrinn, cette mère égarée par le malheur, il pleura sur lui-même, obligé de la tuer de sa main, il pleura la perte de son innocence.
Lorsqu’elle eut fini de changer les compresses de l’enfant, Raïma vint s’asseoir sur la banquette et le bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme.