Chapitre 3

Enfin seul ! Motton referma soigneusement la porte derrière tante Winifred et Theo. Il soupira longuement et se versa un troisième verre de cognac, qu’il put déguster dans une bienheureuse solitude.

Sa tante avait consacré la demi-heure précédente à faire le portrait de toutes les bécasses en âge de se marier. Il avait cru qu’elle ne partirait jamais !

Il fit tourner le spiritueux dans sa bouche pour en savourer l’arôme. Pourquoi diable était-elle venue passer la Saison en ville ? Jusque-là, elle ne s’était pas mêlée de son célibat, se contentant d’une remarque sarcastique de temps à autre. Pourquoi venir subitement lui agiter une liste d’épouses potentielles sous le nez ?

Il avala sa gorgée de cognac. La réponse était évidente. Winifred était à Motton House parce que ses autres tantes étaient arrivées à son hôtel particulier pendant qu’elle séjournait avec son amie, lady Wordham, chez le baron Dawson pour le baptême du cadet de ce dernier. La vieille dame se considérait comme la grand-mère officieuse de l’enfant, car c’était elle qui avait aidé à la rencontre du baron et de lady Grace Belmont, devenue depuis sa femme. Mais quand elle avait eu vent de la présence de ses sœurs à Londres, elle n’avait pu se résoudre à leur abandonner la tâche si délicate de choisir la prochaine vicomtesse.

Néanmoins, Motton n’aurait pas été fâché qu’on le laisse se débrouiller tout seul.

Il se renversa dans son fauteuil et gloussa en se souvenant de la tête qu’avait faite Williams lorsque, dans cette même pièce, il lui avait annoncé l’arrivée de ses aïeules – à l’exception de Winifred ! Sans doute la réaction du domestique préfigurait-elle la sienne, car Motton avait été épouvanté en voyant ses tantes debout derrière son majordome. À coup sûr, Williams avait tenté de les contenir dans l’un des petits salons, mais ces dames n’avaient manifestement rien voulu entendre. Elles avaient dû prévoir – à juste titre – que leur affectueux neveu en profiterait pour s’enfuir par la porte de service.

Tante Gertrude, qui du haut de ses soixante-seize ans était l’aînée, n’avait pas laissé le temps à ce pauvre Williams de mémoriser son nom.

— Allons, votre maître vomissait sur mon épaule quand il n’avait encore que quelques jours. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de m’annoncer ! avait-elle prévenu en le bousculant.

Cordelia, Dorothea et Louisa avaient signifié qu’elles partageaient ce point de vue par toutes sortes de commentaires bavards. Cependant, Motton leur était reconnaissant d’avoir laissé leur ménagerie dans la voiture, lui épargnant ainsi un autre genre de cacophonie ! Elles avaient donc emboîté le pas à Gertrude, comme une troupe d’oies sur le sentier de la guerre. Williams lui avait lancé un regard aussi impuissant que compatissant avant de s’esquiver.

N’étant pas assez hardi – ou plutôt téméraire – pour fausser compagnie à ses tantes, le vicomte s’était retrouvé coincé derrière son bureau. De plus, il n’avait pas envie de se laisser chasser de sa propre maison, voire de Londres ou, pire, d’Angleterre !

Motton s’était donc levé à leur entrée dans son cabinet. La remarque sur le vomi n’était pas nouvelle. Il espérait seulement que Gertrude ne lui rappellerait pas d’autres détails dégoûtants de sa petite enfance.

— Tante Gertrude… oh, tante Cordelia, Dorothea… et Louisa ! Quelle… euh…, hé, hé, quelle agréable surprise ! Êtes-vous venues pour la Saison ?

— Vous vous doutez bien que nous ne sommes pas à Londres pour respirer le bon air ! avait rétorqué Gertrude en le fusillant du regard. Je ne comprendrai jamais comment on peut vivre dans cette ville répugnante ! À chaque nouveau séjour, je jurerais qu’elle ne saurait être plus crasseuse et, chaque fois, les événements me donnent tort ! Comment faites-vous pour supporter ça ?

— Grâce à la plus absolue détermination. Vous n’êtes pas du tout faites pour la suie et le bruit. Je vous conseille de retourner à la campagne sans tarder.

— Voilà qui est bien essayé, Edmund ! pouffa Dorothea. Mais nous ne sommes pas venues faire du tourisme, vous savez.

— Ni pour courir les bals, les soirées et autres frivoles divertissements, enchaîna Louisa en faisant la grimace, comme si elle venait de mordre dans un citron.

Si la nature avait doté cette dernière d’un sens de l’humour, Motton ne l’avait pas encore découvert.

— Eh bien, mesdames, qu’est-ce qui vous amène à la capitale, alors ?

Il connaissait la réponse, même s’il espérait encore se tromper.

Il ne se trompait pas.

— À votre avis ? L’urgence de vous trouver une femme, bien sûr ! repartit Gertrude en faisant à son tour la grimace. Vous êtes moins balourd d’habitude, Edmund. Ce doit être à cause de toute cette suie qui vous encrasse les méninges !

Il dut se forcer à rire, car il avait soudain l’impression d’être un renard cerné par les chiens. La corde au cou lui pendait au nez !

— Je ne savais pas qu’il me fallait une femme.

C’était la seule chose à ne pas dire ! Mais il s’en aperçut trop tard.

Gertrude émit un grognement, Cordelia ricana et Dorothea éclata de rire, tandis que Louisa se contentait de lever les yeux au ciel.

— Il vous faut un héritier, Edmund, avait rappelé Gertrude en détachant ses mots, comme si elle s’adressait à un imbécile.

— Mais je n’ai pas besoin d’un héritier tout de suite, pas maintenant, ni cette année. J’ai tout le temps d’y penser ! rétorqua-t-il en inspirant profondément.

C’était un homme ; ses tantes ne pouvaient le forcer à passer devant le pasteur.

— Qui vous dit que vous avez le temps ? demanda tante Louisa. Vous pourriez très bien vous faire renverser par un fiacre cet après-midi.

— Je vous remercie pour votre bienveillance, tante Louisa, mais jusque-là j’ai réussi à arpenter Londres sans encombre en long, en large et en travers !

— Ne fanfaronnez pas trop, cher neveu. La circulation dans Londres est redoutable.

— C’est vrai, Edmund, les malheurs mis à part, vous ne pouvez plus tergiverser, fit remarquer Gertrude. Vous avez trente ans passés, c’est bien cela ?

Elle l’avait pris de haut, ce qui était une astuce remarquable, dans la mesure où il la dépassait d’une tête.

— Eh bien…

— Vous avez trente-trois ans, Edmund, trancha Louisa.

— C’est exact, acquiesça Gertrude. Nous vous avons accordé trois ans de sursis. Pour ma part, je voulais que nous ayons cette discussion pour vos trente ans, mais Winifred m’a convaincue d’attendre.

Quelle insigne faveur !

— Et Winifred, où est-elle ? demanda-t-il, prêt à tout pour changer de sujet.

Mais tante Gertrude ne se laissa pas décontenancer.

— Loin ! Maintenant, revenons à votre mariage.

— Tante Gertrude, je n’ai aucune envie de parler mariage.

— Il le faut pourtant ! Il n’y a plus de temps à perdre.

— Gertrude a raison, Edmund, argua Cordelia, une main sur le bras du jeune homme. Vous savez qu’il a fallu plus de dix ans à votre grand-père pour obtenir un héritier. Quant à votre père, même s’il a eu la chance de vous avoir très vite, il n’a pas eu d’autre fils.

— Ma foi, tout le monde sait pourquoi ! Je n’ai jamais compris son union avec Tabatha. Elle était si insipide ! soupira Gertrude.

— Ses raisons étaient claires comme de l’eau de roche, reprit Louisa en riant. Il n’avait pas le choix ! On l’avait surpris le pantalon sur les chevilles ! Quand ils se sont mariés, elle attendait déjà notre Edmund ici présent.

— Elle était également très belle, rappela Cordelia.

— Si l’on aime les poupées de porcelaine, précisa Louisa qui, à l’évidence, ne les aimait pas.

Eh oui ! se dit Motton en secouant la tête pour chasser le souvenir de l’invasion de ses tantes, ou celui de son père et de sa mère. Il avala une autre gorgée de cognac. Le mariage de ses parents avait été uniquement pour le pire, jamais pour le meilleur. On avait poussé son père au mariage de la même manière que ses tantes semblaient décidées à le pousser, lui.

Toutefois, il avait la ferme intention de ne pas se laisser piéger, contrairement à son géniteur, qui était un peu trop porté sur la chose et ne pensait pas assez avec sa tête.

Il continua à siroter son cognac. Lui-même s’était montré particulièrement insistant dans le bureau de Widmore peu de temps auparavant. Il n’avait pas mis Miss Parker-Roth enceinte mais, si leur aventure venait à s’ébruiter, cela reviendrait au même.

Jane ne parlerait sûrement pas de cette soirée à Winifred. C’était sans doute une menace en l’air.

Eh bien non, il ne voulait pas d’un mariage comme celui de ses parents. Il préférait que son titre revienne à la Couronne. Entre beuveries et femmes de petite vertu, son père avait mené la grande vie à Londres, pendant que sa mère s’était étiolée à la campagne, en soignant ses maladies imaginaires avec les pilules et les élixirs d’authentiques charlatans. Quand le vicomte était mort d’apoplexie dans les bras de sa maîtresse, Motton avait seize ans. Ensuite, sa mère avait pris une forte dose de laudanum pour mettre enfin un terme à ses souffrances, réelles comme fictives. Non, pour rien au monde il ne voulait de ce genre de mariage !

Il se passa la main dans les cheveux. Pourquoi continuait-il à penser à une certaine voisine bien agaçante ? Damnation ! Quand Winifred lui avait énuméré la liste des jeunes filles de la bonne société, il n’avait songé qu’à Miss Parker-Roth. Sa tante l’avait nommée, mais avec un certain dédain, et il avait dû se contenir pour ne pas la corriger.

Avait-il complètement perdu la tête ? Autant agiter un chiffon rouge sous le nez d’un taureau !

Il s’était trop montré dans la bonne société ces derniers temps. Cela ne lui ressemblait pas. Il avait d’abord accepté la stupide requête d’Ardley, et voilà qu’il convoitait une jeune femme respectable. Il ne lui restait plus qu’à réserver une cellule confortable à l’asile ! Il devenait impératif de prendre le large pour éviter les réjouissances de la Saison. Il irait…

Non, il n’irait nulle part. Il ne pouvait s’absenter des salles de bal comme les années précédentes. Il fallait compter avec la susceptibilité de ses tantes, mais surtout avec Miss Parker-Roth. Cette dernière avait manifestement pris le mors aux dents au sujet de Miss Barnett et courrait tout droit à la catastrophe si personne ne l’arrêtait. Comme il était le seul à connaître les projets de la jeune femme, il devrait donc se charger de la dissuader.

Malgré ses craintes, cette perspective lui semblait bien réjouissante.

Pourquoi ne pas en parler à Stephen ? Pourquoi ne pas lui raconter toute l’histoire ? Miss Parker-Roth était sa sœur, après tout ! C’était lui qui avait la garde de Jane, du moins en l’absence de leur père ou de John.

Hélas, Stephen s’apprêtait à partir pour l’une de ses expéditions botaniques qui le mènerait en Islande, rien de moins ! Motton se dit qu’on pouvait sûrement trouver plus vert pour herboriser mais, après tout, qu’entendait-il aux plantes, lui ? Il n’aurait pas su distinguer un rhododendron d’un pied de rutabaga !

Quoi qu’il en soit, tous les préparatifs étaient terminés depuis des mois, bien avant qu’il ne prenne à John la lubie de se joindre à la partie de campagne du baron Tynweith. Stephen ne pouvait retarder son départ ; quant à John, il était censé rentrer à Londres d’un jour à l’autre, mais ne serait peut-être pas revenu à temps pour empêcher Miss Parker-Roth de faire des bêtises. En outre, il était peu probable que sa mère ait le temps de la surveiller correctement. De toute façon, ce n’était pas le rôle d’une femme.

Pour commencer, Ardley avait paru aux abois. Ensuite, Motton avait failli se faire attaquer par un maladroit dans le jardin.

Il considéra son verre d’un air renfrogné. Il savait d’expérience que les amateurs étaient le plus à craindre. Les professionnels savaient comment parvenir à leurs fins avec discrétion et compétence. Mais les amateurs s’y prenaient si mal que quelqu’un finissait toujours par être blessé dans la bataille !

Comme il se refusait à ce qu’il arrive quoi que ce soit à Miss Parker-Roth, il n’avait pas le choix : Jane et lui feraient équipe.

Cela ne l’enchantait guère. Elle serait, à coup sûr, têtue et obstinée, rebelle et enquiquinante.

Il se renversa dans son fauteuil. Comment avait-il pu ne pas remarquer cette jeune femme pendant toutes ces années ? Certes, il ne cherchait pas alors d’épouse – et n’en cherchait toujours pas, quoi qu’en disent ses tantes –, mais il n’était pas non plus aveugle ! Sa beauté lui avait-elle échappé seulement parce qu’elle était la sœur de John et Stephen ?

Il eut beau se creuser la cervelle, il ne se rappelait pas avoir rencontré Miss Parker-Roth à aucune cérémonie mondaine. Occupait-elle tout son temps à rester cachée derrière les palmiers en pots ? Sûrement pas ! Il était néanmoins passé complètement à côté de son charme, de son… enthousiasme.

Mystère ! Quoi qu’il en soit, il n’était pas près de l’oublier, à présent qu’il connaissait sa douceur, sa chaleur et son ardeur.

Il se dressa brusquement. Assez rêvassé ! Mieux valait s’efforcer de percer cet autre mystère que constituait le dessin dans sa poche.

Il le déplia sur son bureau. Ce n’était que le quart supérieur gauche de l’ensemble. Clarence avait eu un bon trait de crayon, c’était indéniable. Motton reconnut Ardley aussitôt. Assis dans un fauteuil, pantalon baissé, celui-ci tenait un verre à la main et une bouteille de cognac posée contre le gros postérieur blanc de lady Penny Farthingale, elle-même renversée sur les genoux du buveur. Sur le fauteuil d’Ardley, Clarence avait griffonné le mot « Mammon » et avait dessiné une bulle qui faisait dire à ce dernier : « Je n’ai pas un penny en poche mais serai bientôt dans la poche de Penny. » Quant à l’intéressée, elle répondait : « Oh, monsieur le baron, vous êtes si gourmand ! Allez, resservez-vous ! »

Voilà qui ne serait pas du goût de lord Farthingale. Bien qu’âgé de plus de soixante-dix ans, il faisait toujours mouche au pistolet. Manifestement, Ardley pourrait bien s’attirer des ennuis plus graves que le mécontentement de Mr Barnett. Quant à lady Farthingale, elle risquait également de s’exposer à des représailles. La rumeur ne courait-elle pas que le marquis commençait à perdre ses illusions au sujet de son épouse volage ?

Hum, hum ! On distinguait un genou à droite du visage de la marquise et un pied chaussé d’un escarpin qui reposait sur la table à côté de son coude. Le corps à qui ces membres appartenaient était probablement étendu par terre. Motton connaissait au moins deux autres personnes, peut-être davantage, qui auraient donné cher pour récupérer les parties manquantes du dessin. Dans l’angle inférieur droit, une sombre ligne courbe courait d’un bord à l’autre du fragment. Tout indiquait que Clarence avait déchiré la feuille de sorte qu’une mystérieuse figure centrale soit segmentée. Malheur ! Seul celui qui possédait les quatre morceaux saurait de quoi il s’agissait.

Mais pour quelle raison Widmore avait-il découpé ce dessin ainsi ? Où étaient passés les autres quarts ? Qui étaient les autres participants à cette orgie ?

Trop de questions se bousculaient dans la tête de Motton. Il n’aimait pas lutter contre des ennemis masqués. Pour couronner le tout, il en ignorait même le nombre ! L’instigateur – ou l’instigatrice – de tout cela pouvait être n’importe qui, depuis un pair du royaume jusqu’à la bonne à tout faire ! Comment s’y prendrait-il pour assurer la sécurité de ses tantes, de Mrs Parker-Roth et de sa fille ? Il lui faudrait d’abord placer sa propre maison et celle de Clarence sous bonne garde.

Mais le temps pressait. Jane et sa mère n’étaient plus en sécurité ! Il était donc préférable de les installer chez lui. Mieux valait redoubler de vigilance tant qu’il n’avait pas une idée plus précise du danger. Au point où il en était, deux femmes de plus dans la maison ne feraient pas une grande différence, même si l’une d’elles était, hélas, la séduisante Miss Jane Parker-Roth.

Il but une petite gorgée de cognac. Il avait trouvé le moyen d’attirer la jeune femme chez lui, dans sa maison, dans sa chambre…

Non, pas dans son lit ! À quoi avait-il la tête ?

Motton se carra dans son fauteuil et étendit les jambes. Il se sentait soudain à l’étroit dans son pantalon.

Ne pouvant nier l’évidence, il capitula. Fallait-il s’en étonner ? Jeune homme viril, il venait de faire la connaissance de Jane dans les circonstances les plus plaisantes et les plus érotiques. Comment n’aurait-il pas pu songer à la mettre dans son lit ?

Le vicomte avait appris depuis longtemps à maîtriser ses bas instincts. Miss Parker-Roth ne risquait rien. Il n’avait aucune intention d’essayer de la séduire ou de s’autoriser la moindre privauté. Il était trop bien né pour adopter ce genre de comportement. Sans compter qu’il n’avait pas envie de suivre les traces de son père.

De toute façon, trop de chaperons camperaient sous le même toit en la personne de ses nombreuses tantes, sans compter Mrs Parker-Roth. Il avait constamment l’une ou l’autre dans les pattes. Ainsi, même s’il avait été accablé de penchants libidineux, il n’aurait guère eu l’occasion de les satisfaire.

Quel dommage ! Non, quelle chance, au contraire ! La présence de ses tantes finissait enfin par lui rendre service.

Toute la question était de convaincre la mère de Jane que sa fille et elle devaient emménager chez lui pour leur sécurité. Ce n’était pas gagné. Mrs Parker-Roth demanderait des précisions. Que lui dirait-il ? Pas question de lui parler du chef-d’œuvre de Clarence. Moins il mettrait de personnes au courant, mieux ce serait.

Il faudrait l’annoncer à Stephen. Mais ce dernier comprendrait sans que Motton lui fasse un dessin, justement ! Même si, tout bien réfléchi, il se dit qu’il valait mieux lui révéler quelques détails. Qui sait, Stephen aurait peut-être quelques bonnes idées ? Pour un homme qui était si souvent absent d’Angleterre, il était étonnamment bien informé. Au courant du moindre ragot, il aurait fait un excellent espion.

Le vicomte approcha une chandelle pour étudier de nouveau l’esquisse. Clarence s’était donné beaucoup de mal pour la dissimuler, et avait sans doute fait de même pour les autres fragments. Pourquoi tant de précautions ? Quelle révélation renfermait-elle ?

S’agissait-il d’une plaisanterie savante ou, au contraire, Clarence s’était-il senti menacé ? Au vu des circonstances de sa mort, il avait sans doute eu de bonnes raisons de craindre pour sa vie.

Edmund avait entendu parler d’une nouvelle fraternité, une sorte de club des infréquentables, mais ce genre de rumeur circulait à intervalles réguliers. Il avait mis les derniers ouï-dire sur le compte des vantardises de quelques nobles désœuvrés et friands de bacchanales. Il aurait peut-être dû y prêter davantage d’attention. Il arrivait parfois que de telles réjouissances finissent mal. Pourtant, ni Ardley ni lady Farthingale ne semblaient en danger sur le croquis.

Motton se massa les tempes. La migraine commençait à gagner du terrain. Impossible de tirer la moindre conclusion tant qu’il ne mettrait pas la main sur les parties manquantes du dessin et n’aurait pas la fresque dans son entier sous les yeux. Lui faudrait-il retourner toute la capitale pour retrouver trois malheureux bouts de papier ? Et si Clarence les avait dispersés dans tout le pays, et pourquoi pas dans le monde entier ?

Non, cela n’avait aucun sens. Widmore voulait que quelqu’un les trouve, sinon il les aurait tout simplement détruits. Quelque chose avait dû lui échapper.

Il se pencha de nouveau sur le fragment. S’il parvenait à identifier le salon, peut-être pourrait-il découvrir où la scène se passait ? La tapisserie représentait un motif floral imprécis qu’il ne reconnut pas, mais cela ne prouvait rien. Il aurait été bien en peine de décrire les murs de sa propre maison. On distinguait une fenêtre aux rideaux tout aussi indéfinissables. Ah ! Clarence avait esquissé la vue qui s’étendait au-delà de la fenêtre : un jardin aux fleurs détaillées avec soin. Voilà l’indice qu’il cherchait ! Il décida de montrer sa trouvaille à Stephen, qui connaissait les plantes du monde entier. Ce dernier saurait sûrement reconnaître une fleur d’Angleterre ! Il ne lui restait plus qu’à…

Qu’est-ce que… ?

À l’arrière d’une fleur, en tout petit mais néanmoins visible, se trouvait… Motton prit la loupe qu’il gardait dans le tiroir de son bureau et l’approcha de la zone en question pour en avoir le cœur net. Soudain tout s’éclaira. Il avait vu juste !

Au fond du jardin trônait un autre Pan en érection.

 

Mrs Parker-Roth se pencha et posa la main sur le genou de sa fille.

— Vous êtes sûre que ça va ?

Jane, le nez contre la vitre de la voiture, sortit de sa rêverie, impatiente.

— Oui, bien sûr. Très bien. Pourquoi ?

Sa mère lui jetait des regards en coin depuis que, le matin même, la jeune femme lui avait demandé à quelle heure était prévu leur départ pour le bal de Palmerson.

Mrs Parker-Roth fronça les sourcils.

— Parce que c’est sans doute la première fois depuis votre première sortie dans le monde que vous manifestez de l’intérêt pour une réception. Au reste, vous ne tenez pas en place aujourd’hui. Depuis que vous vous êtes levée, plus tôt que d’habitude, ajouterai-je, vous n’avez cessé de surveiller la pendule, passant d’une pièce à l’autre, musardant derrière les fenêtres, le plus souvent derrière celle qui donne sur l’allée de la propriété du vicomte Motton. Si je ne vous connaissais pas, je dirais que vous êtes surexcitée ! observa cette mère attentive en lançant à sa fille une œillade lourde de sous-entendus.

— Pas du tout !

— Je ne l’ai pas cru un instant. C’est pourquoi je vous ai demandé si tout allait bien.

— Bien sûr que je vais bien. Très bien même, répliqua Jane en se contenant, car elle ne voulait pas paraître agressive avec sa mère. L’enthousiasme n’est pas un signe de maladie !

— Non, mais comme vous ne l’êtes jamais beaucoup quand il s’agit de bal, j’en ai conclu que votre agitation était causée par autre chose…

Le silence était encore la meilleure parade. Par conséquent, Jane haussa les épaules et se replongea dans la contemplation des passants.

Par chance, sa mère n’insista pas. Mais Jane, sentant toujours son regard sur elle, dut se retenir de protester et de se justifier plus avant. Elle avait une fâcheuse tendance à trop parler quand elle était nerveuse ou sur la sellette. Toutefois, elle n’avait aucune envie de revenir sur le sujet. Cela ne lui vaudrait rien de bon !

Elle serra les dents tout en continuant de regarder résolument par la fenêtre. Plus que quelques minutes. Autant dire une éternité ! Mrs Parker-Roth soupira en changeant de position. Jane jeta un rapide coup d’œil dans sa direction. Sa mère, Dieu merci, était à présent absorbée par le spectacle de la rue.

La jeune femme reprit son poste, d’où elle voyait défiler gens et attelages, tout en ordonnant mentalement au cocher d’aller plus vite.

Sans nul doute, elle avait attendu cette soirée comme aucune autre. Rien d’étonnant, celle-ci augurait de bien meilleures distractions que de prendre racine parmi les plantes vertes en écoutant de vieux aristocrates sentencieux, ventripotents, hypocrites et ergoteurs dégoiser sur des sujets sans aucun intérêt. Ce soir, elle converserait, au moins pendant quelques instants, avec le vicomte Motton.

Jane désirait Edmund. Elle n’avait cessé de l’admirer de loin depuis sa toute première sortie dans le monde. Quelle sotte elle était en ce temps-là ! Mais elle n’avait alors que dix-sept ans et voyait Londres pour la première fois. Elle avait beau vivre avec ses trois frères, et savoir parfaitement que les hommes ressemblent rarement, voire jamais, aux héros des contes de fées qui terrassent des dragons et sauvent des princesses, elle avait à cette époque la tête remplie d’histoires à dormir debout. Dans la vraie vie, les hommes étaient plutôt du genre à conseiller à la princesse de se sauver elle-même parce qu’ils étaient attendus à un événement sportif important.

Pourtant, quand à cette occasion-là, chez son oncle, Jane avait aperçu lord Motton posté près de la fenêtre, ce dernier lui avait paru très romantique. Elle incarnait alors l’image d’une damoiselle au comble du désarroi. L’oncle Rawley n’avait jamais accepté le mariage de ses parents. De son point de vue, sa sœur n’aurait jamais dû gâcher sa vie avec un poète sans titre. Quant à son élégante tante, elle regardait sa pauvre petite nièce de haut. Le fait que sa grande, belle et blonde cousine Hortense – qui était tout le contraire de Jane – fasse aussi ce jour-là son entrée dans le monde ne lui avait pas facilité la tâche. Jane avait eu le sentiment d’être une petite souris bien terne se faufilant dans la salle de bal à la suite d’Hortense, effrayée à l’idée qu’on la remarque et qu’on la chasse à coups de balai.

Sa mère avait obligé John et Stephen à assister au bal pour danser avec elle ou, mieux, convaincre leurs amis de l’inviter ! Après d’amères récriminations, Stephen avait passé le plus clair de la soirée à la table de whist, pendant que John s’était acquitté de ses obligations en boudant. Jane venait de rejoindre un groupe de passionnés d’horticulture, amis de son frère qui s’épanchaient en de longs discours rasants sur quelque mystérieuse mauvaise herbe, quand elle avait remarqué lord Motton. Seul, distant, il était d’une beauté telle que Jane en avait eu des palpitations. Elle avait aussitôt eu envie de se donner à lui. Elle brûlait de désir et il ne l’avait pas même regardée ! Il avait dansé une fois avec Hortense et une fois avec une autre débutante avant de s’en aller.

Jane soupira et posa la tête contre la fenêtre de la voiture.

— Êtes-vous vraiment sûre que ça va ?

— Oui, maman, je vais bien.

Durant toute cette Saison et celles qui avaient suivi, elle avait guetté lord Motton, par instinct. Quelque chose en elle l’avertissait de l’instant même où il pénétrait dans une pièce. Dès qu’il apparaissait, elle ne parvenait plus à le quitter des yeux.

Et, année après année, il avait fait comme si elle n’existait pas.

Jusqu’à la nuit précédente. Impossible de prétendre qu’il l’avait négligée ce soir-là ! Au contraire, il avait pris de scandaleuses libertés avec son corps. Jane avait hâte qu’il en prenne davantage dès que possible.

Elle avait déjà vingt-quatre ans, mais peu de galants avaient eu le privilège de l’embrasser. La plupart du temps, les baisers qu’elle leur avait accordés étaient plus dus à la curiosité qu’au désir. D’ailleurs, elle ne gardait pas un très bon souvenir de ces expériences. Dans le meilleur des cas, elle s’était ennuyée ; au pire, elle en avait retiré du dégoût. Elle frémissait encore quand elle repensait à lord Bennington. Elle avait dû boire une coupe de champagne de trop ce soir-là pour se laisser emmener dans les fourrés de lord Easthaven. Beurk ! Elle avait dû s’essuyer avec son mouchoir !

Les baisers de lord Motton étaient d’une tout autre nature… Le simple effleurement de ses lèvres avait suffi à lui faire perdre la raison et, quand le vicomte avait fait jouer sa langue contre la sienne, Jane aurait aimé qu’il la prenne sur-le-champ.

Cette seule pensée l’excitait ! Submergée de désir, elle frissonna.

— Vous avez froid, Jane ?

— Comment ?

Quelle idiote ! Elle ferait mieux de se contrôler si elle ne voulait pas passer la soirée sous l’étroite surveillance de sa mère.

— Avez-vous froid ? répéta Mrs Parker-Roth sur un ton qui trahissait une inquiétude toute maternelle. Je ne rêve pas, vous tremblez.

— Non, je n’ai pas froid.

— Me voilà rassurée. La température est parfaitement agréable. Je suis sûre que vous me couvez encore quelque chose. Moi qui croyais qu’hier soir vous aviez refusé de sortir pour lire à votre aise, alors que vous étiez réellement souffrante ! Vous aviez bonne mine, mais ce n’est pas aux vieux singes… Vous auriez dû me prévenir que vous étiez à ce point indisposée. Je vais dire au cocher de faire demi-tour sans tarder.

— Non !

— Jane ! Pourquoi criez-vous ainsi ?

La jeune femme inspira lentement afin de maîtriser sa voix. Si elle ne prenait pas garde, sa mère la renverrait bientôt au lit sous un gros édredon, avec une brique chaude sous les pieds et un bol de bouillie fumante.

— Pardonnez-moi, mère, mais je ne suis vraiment pas malade ; de plus, je suis très contente d’aller au bal de Palmerson.

« Contente » ? En fait, elle en mourait d’envie ! Et elle en mourrait si elle ne voyait pas lord Motton. Sans oublier qu’ils devaient également s’entretenir au sujet du dessin.

— Bon…, murmura sa mère en l’observant avec soin. Il me semble quand même que vous êtes un peu fiévreuse.

— Puisque je vous dis que je vais bien, mère !

— Je ne veux surtout pas que vous mettiez votre santé en péril. Vous aurez sans doute d’autres occasions de danser. La Saison ne fait que commencer. Je crois qu’il serait plus prudent de rentrer.

— Maman, s’il vous plaît ! implora Jane en inspirant profondément.

Elle aurait pu hurler tant elle était contrariée, mais cela n’aurait servi qu’à inquiéter sa mère davantage. Cependant, elle ne pouvait tout de même pas lui avouer son irrépressible envie de revoir le vicomte ! Comment justifier un intérêt si soudain sans trahir leurs petits secrets ? Bien sûr, cette attirance n’était pas nouvelle. Difficile de qualifier ainsi une amourette vieille de sept ans ! La nouveauté résidait dans le fait que l’occasion – la promesse ? – lui était donnée de le voir et de lui parler. Elle ne pouvait ni ne voulait laisser passer cette chance.

Sans doute lui proposerait-il de faire un petit tour dans le parc. Ce n’était pas du tout impossible. En tout cas, il n’aurait sûrement pas envie d’aborder la question du croquis dans une salle de bal où n’importe quelle oreille indiscrète pouvait les entendre. Et une fois qu’ils seraient dans l’obscurité des taillis, tout pourrait arriver.

— Tenez, vous avez une nouvelle bouffée de chaleur ! assura Mrs Parker-Roth en étendant la main pour signaler au cocher de rentrer.

La jeune femme bondit pour arrêter sa mère en plein élan.

— Jane ! En voilà des façons ! protesta cette dernière en libérant son bras.

— Nous sommes presque arrivées, maman, fit remarquer la jeune femme à juste titre. De quoi aurions-nous l’air si nous faisions demi-tour maintenant ?

— Mais si vous étiez malade…

— Je vous répète que je ne suis pas malade.

Mrs Parker-Roth ne semblait pas convaincue. Ce qui n’était pas étonnant, puisque Jane elle-même reconnaissait se comporter comme une forcenée !

— Si je ne me sens pas bien, je vous promets de vous prévenir aussitôt, ajouta Jane.

La mère scruta le visage de sa fille, jeta un coup d’œil par la fenêtre, puis revint à Jane.

— Comme vous voudrez. De toute façon, nous y serons d’ici peu.

Le cocher arrêta la voiture à l’instant où Mrs Parker-Roth prononçait ces paroles. Il s’était engagé dans la longue file des attelages qui attendaient de déposer leurs passagers devant l’hôtel particulier de Palmerson.

— Mais promettez-moi de m’avertir au moindre malaise.

— Oui, d’accord, c’est promis, répondit Jane en regardant à son tour par la fenêtre.

Combien de personnes restait-il à déposer avant elles ? Beaucoup trop à son goût. Elle aurait voulu descendre sur-le-champ pour écourter l’entretien avec sa mère et arriver plus rapidement dans la salle de bal. Pourquoi ne pas demander au valet de descendre le marchepied ici ?

Non, c’était impossible. Descendre d’un véhicule comme une dératée ne se faisait pas ! Sa mère l’aurait rattrapée par le col avant d’ordonner au cocher de foncer tout droit à l’asile. Elle prit donc son mal en patience.

Elle inspira profondément en se renversant contre le dossier de la banquette. Elle s’efforça de paraître calme et d’oublier que sa mère la dévisageait. Si au moins cette fichue voiture n’avançait pas à la vitesse d’un escargot, quand elle avançait !

Elles finirent tout de même par arriver devant l’entrée, où la mère et la fille emboîtèrent le pas aux nombreux élégants qui gravissaient sans empressement l’escalier de marbre menant à la salle de bal. Elles furent accueillies par le brouhaha assourdissant des conversations. Lord Motton était-il quelque part dans la foule ? Jane le chercha du regard aussi discrètement que possible. Pas de vicomte. Sans doute l’attendait-il déjà dans la salle de bal. Elle eut soudain le trac. Si au moins ces mollassons voulaient bien avancer !

Après un temps infini, un domestique les annonça enfin et Jane pénétra dans la grande salle, aux aguets. Elle était certaine que lord Motton l’avait vue entrer mais que, naturellement, il se garderait bien de venir à elle tout de suite. Ce serait une imprudence. Ni l’un ni l’autre ne désirait attirer l’attention de la bonne société. Néanmoins, rien n’empêchait Jane de balayer la pièce du regard afin d’apercevoir le vicomte et de s’approcher de lui peu à peu. Tout se passerait alors comme s’ils se rencontraient par hasard.

Jane se renfrogna. Où diable pouvait-il bien être ? Elle scruta de nouveau chaque recoin.

— Allons, Jane, ne restez pas plantée là, nous empêchons les gens d’entrer ! s’exclama Mrs Parker-Roth en poussant discrètement sa fille.

— Oui, maman, bien sûr.

Flûte ! Soit le vicomte était soudain devenu invisible, soit ce diable d’homme n’était pas là !