Chapitre 6

Lord Motton foudroya du regard le membre en érection, puis la jeune femme.

— Si vous vous voulez bien ôter ce phallus de sous mon nez.

— Pas avant que vous m’ayez dit ce qui se passe, répliqua-t-elle en l’agitant au contraire comme une épée.

— Si je le savais, nous ne serions pas ici, répondit-il d’un ton offensé. Vous feriez mieux de le revisser à la statue.

— Pourquoi donc ? Je n’ai pas remis l’autre en place, chez Clarence.

Il lui jeta un regard qui semblait vouloir dire qu’elle avait l’intelligence d’une sauterelle.

— Vous l’aviez cassé en mille morceaux. Je suppose que vous vous êtes débarrassée des débris.

— Oh, suis-je bête !

— Celui-ci, en revanche…, fit-il remarquer en pointant du doigt le plâtre qui paraissait anormalement incomplet. Je crois – du moins, j’espère – que nous sommes les seuls à savoir où Clarence a caché les fragments du dessin. Cela nous donne un énorme avantage. Toutefois, si l’un des inconnus qui ont visité la maison de Clarence tombait par hasard sur cette statuette… Même un parfait nigaud comprendrait ce qu’il recélait. Quant aux autres personnes qui figurent peut-être sur le croquis, elles savent sans doute mieux que nous où trouver les autres statuettes.

— Je vois où vous voulez en venir.

Jane examina le trou à la base du phallus en se disant qu’elle était à peu près aussi vive d’esprit qu’une huître soûle. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Sans doute parce que, à l’inverse de lord Motton, elle n’avait pas l’habitude de la dissimulation.

Elle se baissa en soupirant pour revisser le sexe de Pan.

— Maman m’a dit que Clarence avait fait un grand nombre de statues semblables. Il se pourrait donc que beaucoup de celles qui sont réparties dans Londres soient vides.

— Mon Dieu, oui.

Jane ne reconnut pas la voix du vicomte. Elle leva les yeux vers lui tout en finissant de revisser le phallus. Les yeux plissés, il regardait les mains de la jeune femme. Elle le vit même déglutir. Elle aurait juré qu’il avait le rouge aux joues, bien que la faible lumière de la clairière ne lui permît pas de le voir correctement.

Elle essaya de faire remuer le pénis, mais il semblait bien fixé. Elle lui donna une petite tape et se redressa. Quant à lord Motton, il était occupé à se passer la main dans le cou, comme s’il avait du mal à respirer.

— Vous ne vous sentez pas bien, monsieur ? demanda-t-elle, pensant que ses airs autoritaires étaient peut-être simplement dus à une indisposition. Vous avez l’air fiévreux.

— Euh… Non, je vais bien, mais nous devrions vraiment rentrer, à présent. Sinon les ragots vont commencer à circuler.

— Grâce à lady Lenden et lady Tarkington, sans aucun doute.

Jane, qui n’avait jusque-là jamais prêté le flanc aux commérages, se dit qu’elle s’en fichait, surtout si la rumeur devait inclure le vicomte Motton.

— Non, je ne crois pas qu’elles soient pressées d’ébruiter la chose. Elles ne voudront pas éveiller les soupçons, même indirectement. Le secret que nous cherchons à percer a toujours été bien gardé.

— Vous avez raison.

Jane laissa lord Motton tenir pour elle les branches et sortit ainsi de la clairière sans moissonner davantage de feuilles et de brindilles. Puis elle prit le bras qu’il lui tendait. La colère l’avait quittée.

— Pour revenir au rapport de Thomas…, commença-t-il tandis qu’ils se mettaient en route pour regagner l’allée principale.

— Oui, parlons-en ! Pourquoi nous faites-vous espionner par vos domestiques ? demanda-t-elle, de nouveau irritée.

Il la regarda en fronçant les sourcils.

— Je ne vous fais pas espionner, mais protéger.

Jane lui lança un regard furibond.

— Ah, vraiment ? Alors pourquoi ont-ils laissé les voleurs s’introduire chez Clarence ?

— Parce qu’ils savaient que vous étiez ici avec moi. Je vous assure que, si vous aviez été dans la maison, ils m’en auraient averti, ainsi qu’une bonne demi-douzaine de mes gens.

— Moui… Je ne trouve toujours pas cela très rassurant.

Elle s’arrêta pour dégager son pied d’un liseron. Jane ne s’imaginait pas dormir de nouveau chez Widmore. Dire que, par ennui, elle avait souhaité vivre l’aventure ! On surestimait beaucoup l’aventure.

D’ailleurs, n’aurait-elle pas également dû ressentir la même appréhension après la visite impromptue de lord Motton dans le bureau du sculpteur ? Sans doute valait-il mieux ne pas trop approfondir.

— Qui étaient ces voleurs ?

— Je ne le sais pas encore. Je compte sur Jem pour nous l’apprendre.

— Qu’en est-il des domestiques ? Ont-ils été blessés ?

— Non. Les intrus se sont contentés de visiter le bureau. Les domestiques étaient tous dans les communs, puisque votre mère et vous étiez sorties.

— Ah, très bien. Ça va, alors.

La situation aurait pu tourner au drame. Néanmoins, des étrangers avaient visité la maison, et Jane en était chagrinée.

— Je crois que… Je veux dire, je ne suis pas sûre que… Enfin, je doute de pouvoir rester…

— Vous ne passerez pas une nuit de plus chez Clarence.

— Ah !

Elle ressentit un immense soulagement. Les cambrioleurs pouvaient revenir s’ils le voulaient, elle serait en sécurité. Mais où ? Aucune des demeures susceptibles de convenir n’était libre. La Saison battait son plein et tout était complet. Sa mère et elle auraient de la chance si elles trouvaient ne serait-ce qu’une chambre dans un hôtel de seconde zone.

Ils reprirent le sentier principal en direction de la terrasse.

— Mais où logerons-nous ? Pensez-vous que nous devrions rentrer à la campagne ? demanda Jane en levant la tête.

Curieusement, cette perspective ne l’enchantait guère.

Le visage du vicomte s’éclaira, puis il se rembrunit et secoua la tête.

— Non. En d’autres circonstances, je vous l’aurais conseillé mais, tant que nous ne savons pas ce qui se trame… (Il poussa un long soupir.)… je pense qu’il est préférable que vous restiez ici, où je peux garder un œil sur vous.

Elle n’appréciait pas vraiment qu’il la considère comme une corvée ou un devoir à accomplir.

— Il faut que je vous dise que mon père ne possède pas de pied-à-terre à Londres. Les années précédentes, nous sommes descendus au Pulteney, mais je doute que ce soit encore possible. Peut-être pourrions-nous emménager chez l’une des amies artistes de ma mère…

— Vous allez emménager chez moi.

— Je vous demande pardon ? demanda-t-elle en se plantant au milieu du chemin.

— Bon sang, jeune fille, voulez-vous bien parler moins fort ? À moins que vous ne souhaitiez que tous ces gens se ruent dehors pour voir qui vous assassine…

Bouche bée et trop occupée à peser les implications d’une telle invitation, Jane ne trouvait plus ses mots. Mais les cherchait-elle vraiment ?

Il voulait qu’elle emménage chez lui, qu’elle mange à sa table, dorme dans son lit…

Une bouffée de chaleur la ramena au présent et elle sortit enfin de sa stupeur. Pas avec lui dans le même lit, bien sûr, mais dans un des lits de sa maison.

Elle commençait à manquer d’air. Son cœur battait à tout rompre et son excitation était à son comble.

Hum… se retrouver nue au lit avec Edmund !

— Inutile de vous offusquer, déclara-t-il d’un ton péremptoire, mes tantes se sont toutes installées chez moi. D’ailleurs, votre mère sera là aussi, bien sûr. Nous ne manquerons pas de chaperons ! Les fauves de la bonne société n’auront rien à se mettre sous la dent.

— Oui, naturellement.

Mais, une fois que les tantes et sa mère seraient couchées, qu’arriverait-il ? Jane ouvrit son éventail et se donna un peu d’air. Diable qu’il faisait chaud !

Jane se gronda de spéculer ainsi sur le sommeil de la maisonnée et sur d’éventuels rendez-vous nocturnes. Aux yeux de lord Motton, elle n’était qu’une charge gênante, rien de plus. De plus, il n’avait sûrement aucune intention de rejouer la scène si plaisante – du moins pour elle – du bureau. Non, bien sûr que non. Quelle idée saugrenue !

Elle posa de nouveau la main sur le bras que lord Motton lui tendait, et ils reprirent leur marche en direction de la terrasse, comme si de rien n’était, comme si elle ne brûlait pas de se donner au vicomte, comme si elle ne détenait pas le fragment d’une fresque pornographique dans son corsage.

Le feu de la colère lui avait fait perdre de vue ce détail, ainsi que des sentiments d’une tout autre nature. Elle baissa les yeux sur son décolleté. Bien dissimulée sous son sein droit, la feuille de papier ne risquait pas de la trahir.

— J’en toucherai deux mots à Stephen, la prévint lord Motton. Je suis certain qu’il approuvera ma décision.

— Ah oui ?

Son cœur fit un bon. Edmund s’exprimait de façon si pragmatique ! Un peu comme s’il s’agissait de placer en sûreté une rivière de diamants ou une toile de maître. Quoi qu’il en soit, rien n’était acquis. Tout roi de cœur qu’il était, son frère restait l’aîné protecteur et collet monté qui ne permettrait jamais que sa petite sœur soit soumise à des attentions libidineuses, désirées ou non.

— Oui. Dommage que son départ soit imminent, même s’il me sait tout à fait capable de garantir votre sécurité.

— Oh !

Envisageait-il de l’enfermer au grenier ?

— Il m’est difficile de mettre les deux maisons sous bonne garde. C’est pourquoi la meilleure solution est encore que votre mère et vous vous installiez chez moi. Mes gens connaissent les moindres recoins de Motton House et, si jamais quelqu’un échappait à leur vigilance, je serais là pour régler le problème. Vous ne risquerez absolument rien.

— Mais vous aurez besoin de mon aide, fit remarquer Jane, qui n’avait aucune envie de passer ses journées entre quatre murs.

— Votre aide ? répéta-t-il en fronçant les sourcils.

Pourquoi la regardait-il comme si elle s’était enfuie de l’asile ?

— Oui, mon aide. Sans moi, vous n’auriez trouvé aucun des deux fragments.

— Vous avez trouvé le premier par hasard, grommela-t-il.

— Un accident qui n’aurait pas eu lieu sans moi !

— Peut-être.

— Cela ne fait aucun doute. Allons, lord Motton, soyez honnête. Vous n’auriez jamais brisé la statuette si je ne vous avais pas surpris.

— Ce n’est pas moi qui l’ai cassée !

— C’est bien ce que je disais, conclut la friponne avec un large sourire.

Motton ne put s’empêcher de rire.

— Bon d’accord, je reconnais que vous avez votre part dans la découverte du premier croquis, mais si je l’avais examiné plus longtemps, j’aurais sans doute fini par trouver le deuxième.

Jane haussa les sourcils.

— Que vous dites ! Je suis d’un autre avis, même si nous ne pourrons jamais savoir, vous ne croyez pas ?

— Non, mais…

Eh ! Ils avaient effectivement mis la main sur le deuxième fragment, mais où était-il passé ? Motton se souvenait que Jane l’avait tiré de la verge de plâtre, mais il ignorait ce qu’elle en avait fait. Le vicomte s’était laissé distraire par l’arrivée de Thomas, puis il s’était inquiété de la sécurité de Jane – et de sa mère aussi, bien entendu –, au point d’en oublier tout à fait le dessin. Bon sang ! Perdait-il la main ? Une telle distraction ne s’était jamais produite auparavant.

— Qu’avez-vous fait de la feuille ? Est-elle dans votre réticule ?

Quelques pas seulement les séparaient de la terrasse, et l’éclairage était suffisant pour trahir l’émotion de Jane.

— Non, dit-elle.

— Dans ce cas, où est-elle ?

Pourquoi diable rougissait-elle ? Et, plus précisément, où avait-elle caché ce papier, s’il n’était pas dans sa pochette ? Soudain, une hypothèse effroyable se présenta à lui avec la violence d’un coup de poing. Nom de Zeus ! Il n’avait peut-être pas été le seul à manquer de vigilance lors de l’arrivée de Thomas. Il arrêta la jeune femme, mais se retint cependant de la secouer comme un prunier.

— Ne me dites pas que vous l’avez perdu !

— Qu’est-ce que vous croyez ? Vous me prenez vraiment pour une simple d’esprit !

À vrai dire, il ne savait que penser, mais son instinct de survie lui conseilla de ne pas répondre par l’affirmative. Elle semblait prête à le gifler et, même s’il pouvait se défendre sans difficulté, il ne souhaitait pas se donner en spectacle devant les autres invités.

En revanche, une fois qu’ils seraient seuls, un petit corps à corps ne serait pas de refus…

Bon sang, d’où lui venaient de pareilles idées !

— Bien sûr que non. Je veux juste le papier, pour le mettre en sécurité dans ma poche.

Jane n’aurait jamais cru pouvoir devenir aussi écarlate.

— Je ne peux pas vous le donner.

— Nom de… Puis-je savoir pourquoi ?

Il craignait qu’en l’absence de ce dessin, ils ne découvrent jamais le fin mot de l’histoire. Et, à en juger par l’intérêt que ce croquis suscitait dans le beau monde, ce devait être du sérieux.

Fichtre ! Si Stephen avait raison et que le secret de Clarence était en lien avec un club louche, alors Ardley, la Souris et les deux chouettes ne représentaient pas une réelle menace. Cependant, d’autres pourraient se révéler très dangereux, surtout s’ils paniquaient et devenaient prêts à tout. Il n’était d’ailleurs pas exclu que Satan soit mêlé à l’affaire.

— Vous êtes vraiment certaine qu’il n’est pas perdu ?

— Puisque je vous le dis ! siffla-t-elle.

Il serra les dents.

— Où est-il, alors ? répéta-t-il en s’efforçant de parler lentement et de ne pas trop élever le ton.

— En sûreté, répondit-elle en évitant son regard.

Il jugea que ce n’était pas bon signe.

— Où donc ?

Mince, voilà qu’il hurlait à présent. Il reprit sa respiration et essaya de se calmer.

— S’il n’est pas dans votre réticule, poursuivit-il, où peut-il bien se trouver ?

Elle marmonna quelque chose d’inaudible.

— Miss Parker-Roth…

S’il ne baissait pas le ton, tous les invités qui prenaient le frais sur la terrasse allaient les entendre. Si ce n’était pas déjà fait.

— Miss Parker-Roth, reprit-il, cela n’a aucun sens. Nous n’avons pas quitté le parc. J’aimerais savoir où est cet endroit si sûr, annonça-t-il tout en songeant à une autre possibilité. Mon Dieu, ne me dites pas que vous l’avez remis dans le phallus de Pan ! Dites-moi, vous l’en avez bien retiré, n’est-ce pas ?

Il refusait de croire qu’elle était écervelée au point de l’avoir laissé sur place.

John et Stephen étaient des garçons plus intelligents que la moyenne. Quant à leur sœur ? Certes, Jane Parker-Roth avait la réputation d’être quelqu’un de fantasque. La branche féminine de la famille était peut-être sujette à l’hystérie ?

— Si vous voulez le savoir, il est dans mon corsage, siffla-t-elle en le fusillant du regard.

— Comment ?

Il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à cet endroit précis, tout en se mordillant la lèvre inférieure.

Elle avait de si charmants petits seins. Il se souvint avec une douloureuse précision du trouble qu’il avait ressenti quand il les avait touchés à travers sa chemise de nuit. Il aurait tant aimé les caresser à même la peau, en effleurer la douceur satinée.

— Oh, je vois… Euh, pourriez-vous me les, euh, me le montrer ? quand nous serons chez moi ? demanda-t-il en sortant de sa rêverie.

Le menton en l’air, le visage cramoisi, elle répliqua :

— Rien n’est moins sûr.

— Que dites-vous là ? Il faut que je les… le voie, tout de suite… sans tarder, je veux dire, quand nous serons seuls ; enfin, quand nous ne serons pas sous les regards d’une terrasse pleine de gens.

Tout bien réfléchi, c’était lui le plus fou des deux. La réalité ordinaire semblait s’obstiner à vouloir lui échapper ce soir-là.

— Je compte bien y découvrir l’identité de quelques autres notables impliqués dans cette affaire. J’espère aussi que Clarence aura laissé un indice qui me conduira à la troisième statuette.

— Lord Motton, vous dites « je », comme si vous aviez l’intention de continuer cette enquête tout seul. Je pensais que nous avions déjà réglé la question. Je dois vous aider.

Que s’imaginait-elle ?

— M’aider ? Je ne me souviens pas vous avoir demandé votre aide. D’ailleurs, je n’en ai pas besoin.

— Ah oui ? releva-t-elle. Comme je vous l’ai déjà fait remarquer, vous n’auriez jamais rien trouvé sans moi. J’attends donc que vous m’associiez aux moindres recherches. Nous chercherons ce dessin ensemble et c’est ensemble que nous résoudrons cette énigme.

— Mais enfin, vous avez perdu la tête !

— Quel culot !

Pendant un court instant, il crut vraiment qu’elle allait le gifler, mais elle se contenta de taper du pied avant de le pousser du bout de l’index pour scander chaque phrase.

— Vous êtes le pire prétentieux que je connaisse. Un monstre de sottise. Borné, râleur et dépourvu d’imagination. Vous êtes un impossible…

En ayant assez entendu, il la saisit par le poignet.

— Miss Parker-Roth…

— Lord Motton…, prévint-elle en le menaçant de l’index de sa main libre. Vous n’aurez pas ce bout de papier si vous ne me donnez pas votre parole que vous m’associerez à toutes vos investigations.

Du chantage ? C’était mal le connaître.

— Attention, chère demoiselle, vous allez trop loin ! Vous n’êtes pas sans savoir que je peux récupérer ce croquis à ma guise.

— Ah, vraiment ? renchérit-elle en le défiant du regard. Je serais curieuse de voir ça !

— Ah oui ? Qu’à cela ne tienne, Miss Parker-Roth, je vais donc…

Bon sang ! Que faire ?

Il jeta un nouveau coup d’œil dans son corsage. C’était plus fort que lui ! En un éclair, il pourrait plonger la main entre ses jolis seins si fermes…

Hum… Un éclair durait bien trop peu. Une fois que Motton aurait les doigts contre la peau de la jeune femme, se soucierait-il encore d’un vulgaire morceau de papier ? Non. Il n’aurait qu’une idée en tête : caresser, embrasser, mordiller, lécher et suçoter.

La gorge de Jane revêtait une jolie teinte rose. Elle prit une profonde respiration qui souleva son affriolant décolleté et fit gonfler son exquise poitrine.

Motton se sentait décidément à l’étroit dans son pantalon.

— Euh…, chuchota-t-elle d’une voix mal assurée.

Cherchant de nouveau son regard, il constata que toute bravade l’avait quittée. Ne restait plus qu’un adorable trouble. Quelques manœuvres d’intimidation feraient le reste, ne serait-ce que pour lui rappeler qu’elle n’était qu’une faible femme. Elle avait besoin d’un guide et d’un protecteur.

Il approcha jusqu’à ce que leurs corps se touchent presque.

— Faut-il que je le retire moi-même, Jane ? Sur-le-champ ?

— Euh…

Était-ce une lueur de crainte qu’il venait d’apercevoir dans son regard ? Elle avait raison de le craindre, car il pouvait se montrer redoutable. Toutefois, il aurait préféré lui inspirer de l’amour – oui, de l’amour – plutôt que de l’effroi.

Bougre d’andouille ! Il releva brusquement la tête et battit promptement en retraite. Voilà qu’il cherchait l’amour ! Il s’était sans doute laissé contaminer par les idées folles de tante Winifred sur le mariage.

— Je… (Il déglutit.) C’est-à-dire que, eh bien… Je ne voulais pas…

Que dire ? Il aurait dû s’excuser d’avoir provoqué son trouble mais, après tout, n’était-elle pas responsable de son inconfort à lui ? Fort heureusement, le vicomte se tenait dans l’obscurité.

— Qu’est-ce que vous ne vouliez pas ?

Edmund tourna prestement la tête. Stephen s’avançait vers eux à grandes enjambées.

Jane fit un bond en arrière, marcha sur sa robe et partit à la renverse. Motton la rattrapa de justesse.

— Parker-Roth, faut-il que vous approchiez en catimini ?

— Si je vous ai surpris, c’est parce que vous étiez beaucoup trop occupé à regarder ma sœur, grommela Stephen. De même que vous étiez bien trop absorbée par Motton, Jane, ajouta-t-il d’un ton désapprobateur. Depuis la terrasse, les nigauds se sont bien rincé l’œil. Où aviez-vous donc la tête ?

— Oh ! s’exclama la jeune femme en haussant les épaules. Euh…

— Nom d’un chien, Jane, ne me dites pas que vous avez un faible pour Motton ? dit Stephen d’un ton incrédule.

Jane ferma les yeux comme pour atténuer une douleur.

— Stephen, quand vous embarquez-vous pour l’Islande ? demanda-t-elle.

— Vendredi, rétorqua son frère. Bon, d’accord, je reconnais que je n’aurais pas dû dire cela.

— Tout le plaisir était pour moi, intervint Motton, qui avait hâte de changer de sujet. Stephen, j’allais justement venir vous voir. Il y a du nouveau. Le moment est venu pour votre sœur et votre mère d’emménager chez moi.

 

— Vous devez être épuisée, déclara tante Winifred – Miss Winifred Smyth – en tapotant la main de Jane d’un geste qui se voulait réconfortant.

Winifred venait juste de conduire Jane jusqu’à une chambre aux reposantes teintes bleues. Jane n’aurait vu aucun inconvénient à ce qu’elle soit orange vif, car prendre du repos n’était pas dans son programme.

— Je ne saurais dire comment je me sens, répondit Jane en reprenant peu à peu ses distances.

Elle était trop agitée pour se calmer ou rester inactive. Elle s’approcha de la coiffeuse d’un pas nonchalant. Lily, la femme de chambre de Mrs Parker-Roth et de sa fille durant la Saison, y avait déversé en vrac toutes les affaires de toilette de Jane, tout en donnant de la voix contre cette ville barbare où des voyous s’introduisaient dans la maison des honnêtes gens.

Sol jonché de livres désossés, tiroirs fracturés et vidés, objets brisés en mille morceaux : le bureau de Clarence offrait un spectacle désolant.

— Comment peut-on s’acharner ainsi ? demanda Jane.

— À l’évidence, répondit Winifred, ils cherchaient quelque chose, mon enfant, mais le temps leur a manqué. Alors ils ont paré au plus pressé. Ils n’avaient bien sûr aucun respect pour les œuvres d’art. J’imagine qu’ils ont même pris du plaisir à les détruire, suggéra la vieille dame. Je ne suis pas étonnée que des crapules venues des bas-fonds londoniens se fichent pas mal de babioles comme des livres.

— Les livres ne sont pas des babioles.

— Ils le sont quand on n’a ni gîte ni couvert.

Miss Smyth avait bien entendu raison. Jane ne se faisait pas d’illusions. Même si elle ne venait à Londres que quelques mois par an – et encore, seulement dans les quartiers chics –, elle savait que la ville pullulait de miséreux et de désespérés. Elle n’y avait tout bonnement jamais été confrontée jusque-là.

Elle frémit. Pourvu que ce soit la première et dernière fois ! Que serait-il arrivé si elle s’était trouvée à l’intérieur quand ils étaient entrés ? Certes, personne n’avait été blessé, mais tout de même ! Avec sa chance, elle aurait pu les surprendre comme elle avait surpris lord Motton. Mais le résultat aurait été tout autre…

Elle se dit qu’elle avait peut-être tort de forcer Edmund à l’associer à son enquête. Au fond, les aventures qu’elle vivait dans les livres lui convenaient mieux, car elle savait qu’elle pouvait compter sur un heureux dénouement.

Elle aurait pourtant cru avoir plus de caractère que ça !

Miss Smyth était revenue près d’elle pour lui tapoter le bras.

— Ne vous inquiétez pas, Jane. Je peux vous appeler Jane, n’est-ce pas ?

— Oui, bien sûr.

Elle pouvait bien l’appeler la reine de Saba si elle voulait.

— Faites-moi plaisir, ne soyez pas inquiète. Vous ne serez nulle part plus en sécurité qu’ici. Edmund saura prendre soin de vous, promit-elle, le sourire aux lèvres. D’ailleurs, les malfrats n’en avaient pas après vous, si je ne m’abuse. Ils cherchaient quelque chose qui appartenait à Clarence, ajouta-t-elle. Sans vouloir offenser votre mère, car je sais que Cleo, la sœur de Clarence, est son amie et qu’elle est en tout point respectable, Clarence était un peu étrange, affirma Winifred d’un ton sévère. J’ai toujours pensé que quelque chose ne tournait pas rond chez cet homme. (Elle haussa les épaules.) Espérons que ces brigands ont trouvé ce qu’ils cherchaient et qu’ils ne nous embêteront plus.

— Hum…, acquiesça Jane d’un ton évasif.

La jeune femme savait qu’il n’en était rien, car la deuxième clé de l’énigme se trouvait encore dans son corsage. De plus, vu la manière dont elle et lord Motton s’étaient fait remarquer à la soirée, Jane était même certaine qu’elle avait tout à craindre.

— Toutefois, par mesure de précaution, et aussi parce que la maison est pleine, je vous ai installée à côté d’Edmund, annonça Miss Smyth en désignant une porte mitoyenne communiquant entre les deux chambres. Comme cela, si vous preniez peur ou étiez… agitée pendant la nuit, il vous suffirait de l’appeler pour qu’il vous porte aussitôt secours.

La vieille dame esquissa un sourire sournois, et Jane aurait parié avoir décelé davantage que de l’espièglerie dans le regard de Miss Smyth.

— Êtes-vous rassurée ? demanda celle-ci.

— Oh !

« Rassurée » n’était pas tout à fait le mot, quoique… Jane considéra la porte. Le lit où Edmund dormirait le soir même se trouvait juste de l’autre côté.

Elle se demanda s’il dormait nu.

Doux Jésus ! Elle ferma les yeux pour chasser cette image. Où allait-elle chercher tout ça !

— Si nous descendions dans le bureau d’Edmund ? Un bon petit cognac ne vous fera pas de mal. De plus, Edmund a dit qu’il devait vous parler dès que vous seriez installée.

— Ah bon ?

La perspective de revoir lord Motton en chair et en os – surtout en chair – lui donnait des sortes de palpitations.

— Je dois d’abord m’assurer que maman…

— Votre mère va très bien. Elle ne se laisse pas facilement impressionner. Elle a élevé six enfants, si je ne me trompe. Même si les deux dernières sont encore jeunes et que Nicholas est toujours à Oxford.

— Euh… oui. Quand il ne se fait pas renvoyer.

— C’est exact, conclut Winifred.

Miss Smyth prit Jane par le bras et l’entraîna vers le vestibule.

— Il faut que je vous dise, Jane : j’ai toujours admiré la force de caractère de votre mère. Sachez également qu’elle se trouve en ce moment au salon avec mes sœurs. Et je peux vous assurer qu’elles sont difficiles à supporter. Ainsi, à tout prendre, il vaut mieux que je vous conduise chez Edmund.

— Oh !

Jane était aussi de cet avis. Les tantes de lord Motton étaient redoutables, surtout en comité. Stephen partageait visiblement ce point de vue, puisqu’il s’était sauvé tout de suite après leur installation.

En outre, elle avait des choses à dire au vicomte. Le dessin était toujours dans son corsage. Elle avait eu l’intention de l’en retirer une fois dans sa chambre, mais Miss Smyth ne l’avait pas laissée seule un instant. Comment expliquer qu’elle avait dissimulé un document sous l’un de ses seins ? Elle s’occuperait de ce détail une fois dans le bureau de lord Motton.

Sauf, bien sûr, si Miss Smyth avait l’intention de leur servir de chaperon. Mais Edmund ne le permettrait sûrement pas. Il l’attendait pour discuter du croquis, ce qui serait impossible en présence de sa tante. Jane était confiante : ils seraient seuls, à quelques pas des tantes et de sa mère.

— Je suis sûre qu’à force de faire les cents pas, Edmund a creusé un sillon dans le tapis, dit Miss Smyth en s’arrêtant devant une porte. Il a hâte de vous voir. Je me demande bien pourquoi, ajouta-t-elle d’un ton badin.

— Oh, euh, nous devons simplement parler d’une affaire.

Dieu du ciel ! Que s’imaginait donc Miss Smyth ?

La vieille dame lui lança un clin d’œil sans équivoque.

— Et quelle affaire !

— Ce n’est pas ce que vous… Nous devons discuter… affaires. De choses importantes.

Il était hors de question de laisser croire à la tante de lord Motton qu’elle et lui… Enfin, qu’ils… Oh, et puis tant pis ! Sa relation avec le vicomte était inhabituelle, sans aucun doute, compliquée même. Mais était-ce une relation amoureuse ? Non, pas amoureuse, même si elle n’aurait pas dit « non »…

Non, non et non ! Elle ne tomberait pas amoureuse !

Miss Smyth esquissa un petit sourire satisfait puis ouvrit la porte.

— Miss Parker-Roth est ici, Edmund.