— Vous avez la feuille ?
Jane considéra lord Motton d’un air réprobateur. Quelques propos aimables ou un semblant de considération n’auraient pas été superflus. Ne venait-on pas de mettre à sac, sinon toute la maison de ses hôtes, du moins le bureau de Clarence ? En y songeant, la situation aurait été bien pire si ces vauriens s’étaient introduits dans sa chambre, posant leurs sales pattes sur ses vêtements, éparpillant ses livres et ses divers objets personnels.
Nerveuse, les mains moites, elle eut du mal à reprendre sa respiration.
— Je suis désolé, Jane, s’excusa Edmund en passant le bras autour de ses épaules. J’ai parlé sans réfléchir. Vous avez fait preuve d’un tel cran dans toute cette affaire que j’en oubliais à quel point le cambriolage a dû vous bouleverser.
Elle s’abandonna à la chaleur de son étreinte. Il lui donnait une impression de stabilité dans un monde qui soudain ne tournait plus rond.
Le ton paisible, attentionné et compréhensif du vicomte la fit éclater en sanglots. Il l’attira alors contre lui, posant la main sur sa nuque tandis qu’elle pleurait sur son épaule.
Quelle humiliation ! C’était la première fois qu’elle craquait. John et Stephen lui avaient appris, dès la plus tendre enfance, que pleurer était une indécente réaction de petite fille faible. Malgré tout, elle ne parvenait pas à arrêter ses larmes. Edmund devait être complètement atterré.
— Chut…, murmura-t-il à son oreille tout en lui caressant la nuque. Tout ira bien, Jane. Vous êtes en sécurité, ici.
Elle fut submergée par un nouveau déluge de larmes. Mince !
Soudain, elle sentit les lèvres de Motton effleurer sa joue.
Ses larmes s’arrêtèrent de couler instantanément, comme si, ayant découvert les vannes, le jeune homme venait de les fermer. Jane retint son souffle et releva légèrement la tête. Lord Motton déposa de petits baisers sur ses paupières puis, enfin, trouva sa bouche.
Dieu qu’il avait les lèvres charnues, sensuelles ! Elle était enveloppée par sa force. Leurs langues s’effleurèrent, lentement d’abord. Il avait l’haleine chaude et épicée.
Il se dégageait du corps d’Edmund une odeur de cognac et d’eau de toilette. Jane s’abandonna à ce baiser. En échange, Edmund prit tout son temps pour explorer ses secrets cachés. Elle aurait dû s’effrayer, mais n’y parvint pas. Au contraire, elle voulait se laisser découvrir, de même qu’elle désirait découvrir son amant. Elle aurait aimé qu’ils passent une éternité à s’embrasser ainsi.
Hélas, elle était essoufflée d’avoir tant sangloté, et avait besoin de respirer. Elle émit un petit gémissement contrarié et recula.
Il la lâcha aussitôt, comme si elle s’était soudain transformée en torche vivante. Elle avait en effet très chaud, mais pas au point de roussir le poil de quiconque. Elle le regarda d’un air intrigué. Motton paraissait désorienté.
— Pardonnez-moi, dit-il en s’éloignant si promptement qu’elle craignit qu’il ne perde l’équilibre. Ce n’était pas raisonnable de ma part de profiter ainsi de vous.
— Oh ! s’exclama-t-elle.
Elle était trop confuse pour formuler une réponse. Lui dire qu’il n’avait pas profité de la situation ou, à l’inverse, qu’elle désirait qu’il en profite encore plus, paraissait trop audacieux. Peut-être l’avait-il embrassée par pure charité avant de se laisser déborder par son instinct de mâle. Il s’était sans doute attendu à ce qu’une jeune femme de bonne famille oppose une résistance ou, du moins, proteste. Elle sentit le rouge lui monter aux joues.
— Euh, eh bien, je n’ai pas l’habitude de pleurer comme une Madeleine, s’empressa-t-elle d’ajouter.
Il arrangea son gilet et se racla la gorge. Jane suivit du regard le mouvement de ses mains et s’arrêta sur son entrejambe. Son cœur se serra. Le jeune homme avait dû surmonter son désir, car elle ne vit nulle bosse déformer son pantalon.
Il lui tourna brusquement le dos et alla se réfugier derrière son bureau. Il ne croyait tout de même pas qu’elle allait se jeter sur lui ! Cette situation ne faisait qu’empirer.
— Mais non, évidemment. Je suis sûr que cela est simplement dû au choc occasionné par tous ces événements, ajouta-t-il avant de s’éclaircir de nouveau la voix. Vous excuserez mon obstination quant au dessin – surtout après une si rude épreuve –, mais je crois sincèrement que, plus vite nous résoudrons cette énigme, mieux cela vaudra. Avez-vous apporté la feuille ?
— Oui, bien sûr.
Le croquis se trouvait toujours à l’intérieur de son corsage, sans doute légèrement déplacé par leur étreinte.
— Parfait ! s’exclama lord Motton en tendant la main. Voyons cela…
— Oh, eh bien, je n’ai pas encore eu le temps de le sortir de mon corsage.
Lord Motton haussa les sourcils et posa les yeux sur sa poitrine. Quant à Jane, au prix d’un effort considérable pour garder son sang-froid, elle se retint de faire écran avec ses mains.
— Si vous voulez bien vous tourner, monsieur, je vais l’en extraire.
— Oui, bien sûr, je vous en prie.
Motton se tourna et scruta les rideaux aux brocards rouge et or. N’avaient-ils pas un aspect un peu défraîchi ?
Il fit de son mieux pour oublier le bruissement du tissu derrière lui. Pourquoi diable mettait-elle si longtemps ? Y avait-il une si grande distance de sa main à ses seins ? Non, il ne fallait pas qu’il pense à ses seins ! Tout de même, cela aurait dû être l’affaire de quelques secondes, tout au plus.
Jane l’appela d’une voix fluette et tendue, comme si elle se trouvait de nouveau au bord des larmes.
— Lord Motton ?
— Oui ? Puis-je me retourner à présent ? Avez-vous le papier ?
— Oui, vous pouvez vous tourner, mais non, je ne l’ai pas.
Il fit volte-face, prêt à lui sauter à la gorge pour la punir d’être aussi étourdie. Toutefois, il ravala sa mauvaise humeur dès qu’il vit son expression contrite.
— Je veux dire que le papier est là, mais je ne l’ai pas.
— Je vous demande pardon ?
Elle devint rouge comme une pivoine.
— Il est coincé.
— Coincé ?
Il n’en croyait pas ses oreilles ! Il considéra de nouveau son corsage quelque peu défait. Le décolleté était de travers et on pouvait voir un morceau de sa chemise qui dépassait.
— Oui, coincé !
Motton n’avait jamais vu personne rougir autant. Il redoutait presque qu’elle prenne feu.
Il commençait lui-même à avoir très chaud. Une seule et unique solution lui parut envisageable. Il se racla la gorge et dit :
— En temps normal, j’aurais appelé une de mes tantes ou votre mère à la rescousse, mais je crois qu’il est préférable de garder le secret sur notre enquête.
— Je comprends, répondit Jane, les yeux dans le vague.
— Bon, alors je… euh… je vous aide ?
Jane devint encore plus écarlate.
— D’accord.
— Allons-y.
Il fit le tour du bureau en priant pour que la jeune femme ne devine pas son érection. Si elle n’avait jamais été aussi rouge, lui n’avait jamais été aussi dur. Sans doute l’influence du dieu Pan.
— L’avez-vous glissé entre votre chemise et votre robe ?
— Non, chuchota Jane les yeux fermés. Il est entre ma chemise et ma peau.
— Je… (Il s’éclaircit la voix.) Je vois.
Les yeux sur son adorable poitrine, il se dit qu’il devrait y glisser la main, toucher sa peau satinée, les magnifiques rondeurs de ses seins…
Son seul objectif était, bien entendu, de récupérer une feuille de papier. Rien de personnel dans ce geste. D’ailleurs, Jane n’était-elle pas une jeune femme bien élevée, la sœur – vierge – de ses amis ? Il serait donc aussi rapide et détaché que possible.
Mon Dieu, c’était se demander beaucoup à soi-même !
À moins qu’il ne s’imagine médecin. Les docteurs ne soignaient-ils pas aussi les femmes ?
Motton prit une profonde respiration et considéra le corps gracieux de Jane.
Adieu ses rêves de froid détachement ! Il lui faudrait serrer les dents et s’acquitter au plus vite de sa tâche.
— Où le dessin se trouve-t-il, exactement ? Sous lequel de vos seins ?
— Le droit, répondit Jane, les yeux rivés sur le gilet du vicomte. Il me semble que, quand je… quand nous… enfin quand vous et moi…, souffla-t-elle, agacée qu’il ne l’aide pas. Bref, quand vous m’avez embrassée, je crois qu’il a glissé sous une baleine. Je pourrais l’enlever moi-même, mais je crains de le déchirer.
— Surtout pas ! Nous risquerions de perdre une pièce importante du puzzle.
— Je le sais, fit-elle en le menaçant de son regard ardent. Alors, qu’attendez-vous ?
— Très bien.
Il ne pouvait pas se contenter de plonger la main dans son corsage. Comme elle l’avait fait remarquer, il ne fallait pas prendre le risque de déchirer la feuille.
— Votre tante Winifred, ou l’une de vos autres tantes, ne risque-t-elle pas de venir vous chercher ? demanda Jane en désignant la porte du regard. Ce serait affreux si elles entraient alors que vous…
Mais Winifred n’était pas du genre à tendre des pièges. Même si elle voyait déjà la jeune femme dans le rôle de vicomtesse, elle n’aurait pas la grossièreté de les surprendre à un moment inopportun. Néanmoins, on n’était jamais trop prudent.
— Je ne pense pas qu’il y ait lieu de vous inquiéter, mais je vais quand même fermer la porte à clé, au cas où…
Raide comme la justice, Jane ne bougea pas. Plus tôt ce serait fait, plus tôt elle pourrait respirer.
— J’imagine que vous êtes expert dans l’art de déshabiller les femmes, déclara-t-elle, tandis qu’il verrouillait l’entrée du bureau. Vous devez être un grand séducteur.
— Non, pas vraiment, répondit-il en esquissant un sourire qui se voulait rassurant.
Il disait vrai : il n’était pas expert dans l’art de l’effeuillage féminin. Cependant, il constatait que l’attirance rendait la tâche bien plus facile, en plus du fait d’avoir en face de lui une femme avide, consentante, non une proie sur la défensive.
Il ne voulait pas l’effrayer ni la rebuter, mais il comprit soudain qu’il ne voulait pas non plus lui déplaire. Il donnerait donc à Jane un aperçu des délices de l’amour. Mais comment s’y prendre quand on vous défie du regard ?
— Cela nous aiderait peut-être si vous fermiez les yeux et pensiez à autre chose ? suggéra-t-il en se rapprochant d’elle.
— Et à quoi dois-je penser ?
— Je ne sais pas. À quelque chose d’agréable.
— Hum… Je vais compter jusqu’à cent. Aurez-vous assez de temps ?
— Ma foi, cela dépend de votre rapidité à compter ! s’esclaffa-t-il. Rassurez-moi, vous n’avez pas l’intention de compter à voix haute, j’espère ?
— Je pense que si. Cela devrait vous aider à vous dépêcher, assura-t-elle d’un ton impertinent.
— Au contraire, cela pourrait me faire perdre mes moyens et compromettre ma mission, protesta-t-il, ses propres gestes lui paraissant déjà assez gauches et empruntés.
— Je n’y crois pas une seule seconde ! grommela-t-elle.
— Pourtant, c’est vrai.
— Pfff ! s’exclama la jeune femme en levant les yeux au ciel avant de les fermer. Un !
Le sourire aux lèvres, Edmund se dit qu’il méritait bien de s’amuser un peu. Ce serait l’occasion de vérifier l’effet qu’il produisait sur Jane. Il ne s’en était pas trop mal tiré jusque-là. Elle s’était montrée si impatiente et si confiante quand il l’avait embrassée.
Au lieu de la contourner pour défaire les attaches de sa robe, il l’attira peu à peu contre sa poitrine et passa les mains dans son dos afin de dégrafer les trois premières.
— Deux !
Il recula et fit glisser sa robe sur sa chemise et son corset.
Elle retint son souffle et se mordit les lèvres.
— Trois !
Motton fut ému en découvrant l’ombre de ses tétons, qui pointaient sous le fin tissu de la chemise. Oh, malheur !
Il effleura sa jolie peau soyeuse. Ce serait un sacrilège de brusquer les choses. Il caressa la pointe du sein, qui durcit aussitôt sous son pouce.
— Oh ! s’exclama Jane en vacillant contre lui.
Edmund la prit par la taille pour lui rendre l’équilibre.
Un soutien aurait été le bienvenu pour lui aussi. Par chance, le bureau se trouvait juste derrière. Il s’appuya dessus.
Oh ! Jane vint se lover entre ses jambes légèrement écartées. Il la ramena contre son membre gonflé puis pencha la tête, en quête du dessin, ou d’un sein. Jane se cambra, comme pour lui faciliter la tâche. Si la feuille se trouvait là, il ne tarderait pas à l’apercevoir, pourvu qu’il la cherche !
Il passa la langue sur un de ses tétons dressés, attentif au moindre soupir alangui. Jane avait cessé de compter. Prenant son sein dans le creux de sa main, il en téta la pointe. La jeune femme gémit doucement. Motton aurait pu passer la nuit ainsi. Il brûlait de faire l’amour à Jane et était même prêt à tout pour ça, mais il était là pour autre chose, quelque chose d’important qu’il avait oublié.
Ah, oui, le dessin ! Il devait le récupérer. Il traça un chemin de baisers entre les seins de la jeune femme : rien. Il passa la main sous le fin tissu, souleva délicatement un sein : pas de feuille.
— Jane, ma chérie, le croquis n’y est pas.
— Hein ?
Face au regard voluptueux de la jeune femme, Motton ne put s’empêcher de l’embrasser de nouveau tout en continuant de lui titiller la pointe des seins. Jane se pressa entre les cuisses du vicomte, et il sentit sa verge tressaillir de désir. Il désirait tant la prendre… Mais non, c’était impossible.
Relevant la tête, il décida d’arrêter de l’exciter pour reprendre ses esprits.
— Jane, je ne trouve rien sous votre corset.
— Encore un baiser…, implora-t-elle en cherchant la bouche du jeune homme, qui se pencha en arrière afin de se dérober.
— La feuille, Jane. Où est-elle ?
— Je vous l’ai dit, sous mon sein !
— Elle n’y est pas.
— Si, insista-t-elle en fronçant les sourcils.
Il suivit le contour du corset.
— Je ne la trouve pas, Jane.
— Bien sûr, puisqu’elle est sous mon sein droit, comme je vous l’ai dit avant que vous ne m’embrassiez, répliqua-t-elle avec un regard noir.
— Oh ! s’exclama-t-il, le sourire aux lèvres. En effet. Vous faisiez allusion à votre droite, non à la mienne !
Il la fit tourner et passa la main sous son sein droit. Enfin ! Il tira le papier et le mit dans sa poche.
— Eh, que faites-vous ? demanda Jane en se dégageant de l’étreinte d’Edmund. Vous ne m’empêcherez pas de le voir ! Je suis votre partenaire. Sortez ce papier de votre poche et examinons-le ensemble, commanda Jane, s’étouffant presque de rage et d’exaspération.
Elle préférait ce registre d’émotions aux sentiments troublants que lui inspirait le vicomte. La colère et l’indignation lui étaient beaucoup plus familières.
— Jane !
— N’essayez pas de m’amadouer ! prévint-elle en reculant d’un pas.
Un courant d’air frais lui saisit soudain la poitrine.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-elle, le corsage presque sur les hanches.
Elle se retourna brusquement pour remettre sa chemise et remonta sa robe d’un coup sec.
— Voyons si vous êtes aussi doué pour agrafer que pour dégrafer !
Jane crut mourir de honte. Que lui arrivait-il ? Elle s’était comportée comme une fille facile, une marie-couche-toi-là, une… une traînée. Qu’allait penser lord Motton ?
Agrafe après agrafe, Edmund remonta les mains le long du dos de la jeune femme. Comme il était étrange qu’elle ne ressente plus le moindre frisson. En la déshabillant, lord Motton lui avait pourtant communiqué une sorte de courant électrique qui avait irradié ses seins, son sexe.
Se souvenant de la façon dont Edmund s’était délecté de son corps, elle dut réprimer un gémissement. Il lui avait fait perdre la tête, l’avait rendue folle, prête à tout – oui, à tout ! – pour prolonger ce déluge de sensations.
De caresse en caresse, il avait su l’emmener tout près du bonheur en jouant de son corps comme d’une harpe. Elle était convaincue qu’une fois parfaitement accordée, il lui aurait fait interpréter sa plus belle mélodie.
Mais il avait préféré rompre le charme en mentionnant ce fichu bout de papier, laissant son désir inassouvi. Sa poitrine était presque douloureuse, et son sexe lui semblait gonflé.
— Et voilà. Je n’ai omis aucune agrafe ! Êtes-vous bien… euh… attachée ?
— Oui, merci, répondit-elle en ajustant son décolleté.
Mieux valait oublier ce qui venait de se passer entre eux. N’en tirer aucune conclusion était sans doute la meilleure solution. Elle avait d’autres chats à fouetter. Quelqu’un – un homme ou une femme –, était prêt à tout pour récupérer le dessin de Clarence, même à s’introduire chez lui et à saccager sa maison.
Elle considéra lord Motton sans toutefois parvenir à croiser son regard.
— Voyons un peu ce document.
— Non !
— Non ? s’exclama-t-elle en levant les yeux au ciel sans pouvoir éviter la confrontation.
Quel entêté, ce vicomte ! Mais, si nécessaire, Jane pouvait l’être tout autant.
— Comment, non ?
— S’il ressemble au premier, il n’est pas du tout convenable de vous le montrer.
Verte de rage, elle leva le menton.
— Il me semble pourtant que je vous ai largement prouvé mon manque d’éducation ! Je n’ai pas besoin qu’on me protège, monsieur le vicomte.
Motton ne put s’empêcher d’éclater de rire. La hargne, l’insolence et la confusion la rendaient encore plus belle.
— Êtes-vous prête à rivaliser avec les prostituées de Londres ?
— Oui ! s’exclama-t-elle, de plus en plus combative.
— Dans ce cas, vous vous trompez, Jane, parce que vous n’avez rien de commun avec elles.
— Vous semblez les connaître intimement !
Elle se mordit les lèvres et parut un instant déconcertée, mais ne tarda pas à retrouver son impétuosité.
— Non, mais j’en sais plus que vous sur la question.
Motton avait autrefois fréquenté quelques débauchées. Au vrai, il avait chaque fois trouvé l’expérience inintéressante et assez déplaisante. Cela lui rappelait vaguement les ragoûts graisseux que l’on servait dans les bouges où il se rendait du temps où il rôdait dans les bas-fonds de Londres. Ces orgies ne servaient qu’à étancher sa soif de sexe, jusqu’à la prochaine fois… Son corps était comblé, mais non son âme, et encore moins son cœur.
L’âme, le cœur, voilà qu’il pensait comme un de ces fichus poètes ! Pourtant, c’était la vérité. Le désir qu’il éprouvait pour Jane n’était pas seulement physique, et peut-être pas temporaire.
Tant mieux, puisque apparemment on semblait vouloir les marier. Sa conduite avec Jane menait tout droit devant le pasteur. Bon sang ! Stephen lui arracherait les parties pour les lui faire manger s’il venait à apprendre ce qu’il faisait avec sa sœur.
— Lord Motton, le dessin, je vous prie, commanda Jane en tendant la main.
Elle avait manifestement choisi de tirer un trait sur leur petite incartade.
Devait-il céder ? Le deuxième fragment serait sans doute tout aussi pornographique que le premier. D’un autre côté, la fresque étant badine, il trouvait très excitant de la partager avec Jane.
Sans compter que, s’il ne lui donnait pas le croquis sur-le-champ, la jeune femme semblait sur le point de perpétrer ce que Stephen ne pouvait accomplir lui-même.
— Très bien ! dit-il en dépliant le morceau de papier sur le bureau, tandis que Jane émettait un petit couinement de satisfaction. Vous êtes bien sûre de vouloir l’inspecter ?
La jeune femme hocha la tête. Il s’agissait du coin supérieur droit de la fresque. Deux femmes dansaient sur une table, leur robe – où ce qui en tenait lieu – en écharpe autour de la taille. Pour le reste, elles étaient nues comme au premier jour, et se caressaient d’une manière très curieuse.
— Eh ! Seraient-ce lady Lenden et lady Tarkington ?
Lord Motton se pencha en avant, frôlant le bras de Jane avec le sien.
— On dirait bien ! Voilà pourquoi elles s’intéressaient tant à nous ce soir.
— C’est à vous seul qu’elles s’intéressaient.
Il fit une petite grimace avec sa bouche… cette bouche qui l’avait embrassée. Doucement ! Elle prit une longue respiration et s’interdit de penser à ses lèvres.
Ce coquin fit l’étonné et lui lança un regard entendu.
— Auriez-vous chaud, Miss Parker-Roth ? Vous avez les pommettes un peu rouges.
Elle émit un grognement pour toute réponse.
Il souriait de toutes ses dents.
— Premièrement, elles ne s’intéressaient pas à moi, mais voulaient mettre la main sur ce bout de papier.
— Elles ont assurément les mains baladeuses !
Le mot était bien trop faible. Lady Lenden palpait les fesses de lady Tarkington, pendant que cette dernière lui caressait le sexe.
Jane délaissa les deux femmes pour s’intéresser à un portrait tout aussi étonnant de Mr Mousingly. En travers du buste chétif de la Souris, Clarence avait écrit : « Moloch ».
— Moloch ? Mr Mousingly n’est pas un démon bien méchant ! Regardez par vous-même. L’homme qui se trouve derrière lui le tient immobilisé… Bigre !
Celui-ci tenait en effet la Souris par la verge. Jane sentit le rouge lui monter aux joues.
— Qui est-ce ?
— Walter Helton, répondit Edmund d’un ton sévère.
La jeune femme examina ce Mr Helton de plus près, en prenant soin d’éviter ses mains. Clarence en avait fait un personnage squelettique, pourvu d’un long menton effilé, d’un grand nez pointu, de cornes et d’une queue en pointe, mais sans culottes. Les deux hommes donnaient tout à fait l’impression de s’accoupler. Jane regarda Edmund, bouche bée.
— La sodomie n’est-elle pas un crime ?
Edmund, sourcils froncés, haussa les épaules.
— Belzébuth est passé maître dans l’art d’éviter les châtiments.
— Belzébuth ?
— C’est ainsi qu’on l’appelle, d’après le Paradis perdu de Milton. Bien qu’impliqué dans quantité de crimes, il parvient toujours à s’en tirer par un tour de passe-passe. À moins que, comme le dit la rumeur, ce ne soit Satan qui le tire d’affaire.
— Que dites-vous ? demanda-t-elle, incrédule, devant la mine sérieuse de lord Motton. Dieu du ciel, vous ne croyez tout de même pas à ces fadaises ? Enfin, je crois en l’existence de Satan, bien sûr, mais comme symbole. Je ne pense pas qu’il dicte aux gens leur conduite, et encore moins qu’il s’immisce dans les affaires des tribunaux anglais.
— Que me contez-vous là ? demanda le vicomte du ton qu’on emploie avec les fous. Satan est un surnom, comme Belzébuth.
— Ah ! Mais oui, bien sûr ! s’écria-t-elle, tout étonnée de ne pas y avoir pensé avant. Et quel est le vrai nom de celui qu’on appelle Satan ?
Il examina de nouveau le dessin et se rembrunit.
— Personne ne le sait. Il pourrait tout aussi bien s’agir d’un comte que d’un balayeur.
— Personne ne le connaît ? insista Jane en se disant qu’il existait plus bête qu’elle. Dans ce cas, pourquoi pensez-vous qu’il est protégé par une éminence grise ? Mr Helton pourrait très bien opérer seul.
— Non. Helton ne dispose ni du réseau ni de l’intelligence nécessaires pour concevoir ses forfaits. On le pilote dans l’ombre, c’est certain.
— Oh !
Jane se pencha de nouveau sur le dessin. À présent qu’elle s’était habituée à ces obscénités, un autre détail lui sauta aux yeux.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en montrant du doigt une ligne courbe qui ressemblait à une chape de moine sur le bord déchiré de la feuille.
Dans l’obscurité du capuchon, Clarence avait représenté deux cornes acérées. Hélas, le visage correspondant devait figurer sur les autres parties de la fresque.
— On dirait… Nom de Zeus ! s’exclama Edmund, incapable de contenir son enthousiasme. J’ai l’impression que Clarence a croqué le visage de Satan. Si c’est le cas… (Il se redressa, presque triomphal.)… une fois que j’aurai la totalité du tableau, je pourrai enfin l’identifier !
Edmund était-il de nouveau tenté de l’exclure ?
— Vous voulez dire : une fois que nous aurons la totalité du tableau, suggéra-t-elle. Dans quelle direction pensez-vous que nous devrions poursuivre nos recherches ? Clarence a-t-il laissé un autre indice ?
Motton lui lança un regard noir.
— Non, pas de « nous » qui tienne, Miss Parker-Roth. Avec Satan dans les parages, vous courriez trop de risques. Le gaillard ne plaisante pas. On raconte qu’il contrôle les bordels et les cercles de jeux les plus malfamés de la capitale, voire d’Angleterre. Il ne recule pas devant le meurtre.
— Le meurtre ? répéta-t-elle, persuadée qu’Edmund exagérait.
— Parfaitement, Jane, le meurtre. Cette vermine n’a rien de commun avec Ardley ou la Souris. Il dirige un vaste réseau criminel qui lui obéit au doigt et à l’œil. Or les voleurs et les assassins n’obéissent qu’à l’intimidation systématique. Le fait que personne ne connaisse son identité prouve bien qu’il règne avec une main de fer.
— Oh !
L’aventure s’avérait soudain plus compliquée que le simple sauvetage de Miss Barnett des griffes d’un mari intéressé ; mais de là à se transformer en froussarde…
— De toute façon, vous ne pouvez pas affronter ce bandit tout seul, sans mon aide.