Chapitre 8

— Je n’ai pas besoin de votre aide, rappela Edmund en repliant le dessin.

— Si ! protesta Jane en frappant la feuille de papier du plat de la main.

Le vicomte lui lança un regard d’abord dubitatif, puis glacial.

— Non, détrompez-vous.

— Mais…

— L’affaire est bien trop dangereuse. Bon sang, Jane, Satan ne fera qu’une bouchée de vous.

Cette perspective n’enchantait guère la jeune femme.

— Comment savez-vous qu’il ne s’en prendra pas à moi de toute façon ?

Elle n’était ni stupide ni téméraire, mais préférait agir plutôt que d’attendre qu’on vienne la dévorer toute crue.

— Parce qu’il n’a aucune raison d’établir un lien entre vous et le dessin.

— Ah oui ? En êtes-vous certain ? Je vous rappelle que la Souris est venue me trouver au bal pour me demander si je connaissais les dessins de Clarence.

— Sans doute parce qu’il apprécie son art.

— Vous n’y croyez pas vous-même, monsieur. Clarence était connu comme sculpteur, non comme portraitiste.

Lord Motton ne laissa rien paraître de ses pensées, car il n’avait aucune intention de céder.

— La Souris a peut-être confondu avec quelqu’un d’autre ?

Et peut-être que vous vous accrochez à des chimères ! pensa Jane.

— Oh, par pitié ! Non seulement il figure dans la saynète, mais le ton qu’il a employé était fort révélateur. Il était très mystérieux et sournois.

— La Souris est souvent mystérieux et toujours sournois.

Jane dut fournir un gros effort pour ne pas trahir son agacement.

— Même si mon entrevue avec la Souris est sans rapport avec la petite fresque de Clarence, les autres liens ne manquent pas. Pour commencer, je logeais chez lui jusqu’à aujourd’hui. Ensuite, lord Ardley vous envoie chercher le dessin et, tout à coup, après des années sans me remarquer, vous passez toute la soirée avec moi, ce qui n’a pas échappé à lady Lenden et lady Tarkington.

— Je vous avais remarquée !

Jane le regarda d’un air incrédule.

— Dans ce cas, vous étiez seul à le savoir.

— À mon grand regret, oui.

Cette fois-ci, elle ne put s’empêcher de lever les yeux au ciel. Le vicomte ne réussirait pas à l’amadouer avec de belles paroles.

— Et, pour finir, vous nous installez chez vous, ma mère et moi.

— N’oubliez pas que je suis l’ami de votre frère.

C’en était trop.

— Ne soyez pas obtus ! s’exclama-t-elle en le poussant du doigt. Beaucoup de gens s’intéressent soudain à ce dessin. Alors j’aimerais bien connaître, moi aussi, le fin mot de l’histoire, à défaut de savoir qui tire les ficelles.

C’était compréhensible, mais l’idée que Satan s’en prenne à Jane lui glaçait le sang.

— Je garderai mes distances. J’expliquerai que vous êtes seulement mon invitée. Vous ne sortirez pas sans votre mère ou mes tantes. Et surtout, vous oubliez le dieu Pan !

La jeune femme le poussa de nouveau, mais il lui attrapa le bras pour mettre un terme à cet affrontement.

— Néanmoins, insista-t-elle, les curieux vous auront sûrement vu quand vous avez montré le premier croquis à Stephen en ma présence, au cours de ce qui ressemblait bien à une conversation à trois !

Zut, elle a raison ! Comment avait-il pu se montrer aussi négligent ?

— L’échange fut très court et n’a sûrement pas déclenché de commentaires. Peu de chances qu’on nous ait remarqués.

Il conjura le mensonge en serra plus fort le poignet de la jeune femme. D’éventuels mouchards n’auraient sûrement rien perdu de la rencontre. Et Satan, s’il était impliqué, ne laissait rien au hasard…

Soudain, Jane prit peur et pâlit.

— Mon Dieu, maman est amie avec Cleo ! Ces truands croiront que mère sait quelque chose. Elle est peut-être aussi en danger.

— Rassurez-vous, dit-il en lui prenant les épaules, je vous ferai protéger à chacune de vos sorties. Votre mère et vous ne courez aucun risque.

— Si ce fameux Satan est aussi nuisible que vous le dites…, commença Jane avec scepticisme avant de prendre une grande bouffée d’air. Je ne crois pas que vous soyez en mesure de garantir la sécurité de qui que ce soit, monsieur le vicomte.

Elle disait vrai, hélas ! Mais il fallait pourtant bien trouver un moyen de les mettre à l’abri. S’il arrivait malheur à Jane, il ne se le pardonnerait jamais.

En proie à la colère, à l’inquiétude et à l’impuissance, il suggéra une autre solution.

— Et si vous restiez dans la maison ?

Mais Jane se dégagea et se saisit du dessin.

— Je ne peux pas rester enfermée chez vous !

— Euh…

Soudain, il l’imagina enceinte, vivant sous le même toit que lui. Que lui arrivait-il donc ?

— Plus tôt nous découvrirons le pot aux roses, mieux ce sera. Nous n’avons vraiment pas de temps à perdre, déclara-t-elle en se penchant sur la saynète. Vous avez l’autre ?

— Oui.

C’était la première fois qu’il se voyait dans le rôle de père. Quant à l’image de Jane allaitant son enfant…

Elle leva vers lui des yeux qui lançaient des éclairs.

— Alors ? Vous allez le chercher, ce dessin ? À moins que vous ne comptiez rester planté là comme un grand dadais ?

Hé, Motton, reprends tes esprits !

— Je l’ai sur moi.

Il le sortit de sa poche. Jane poussa un grognement d’exaspération puis déposa les fragments l’un à côté de l’autre sur le bureau.

— Je me demande bien pourquoi Clarence a découpé l’ensemble pour en éparpiller les morceaux ? observa-t-elle.

— Il aura été pris de panique. Vous pouvez me croire, Satan ne plaisante pas !

Elle lui jeta un regard agacé.

— Nous sommes d’accord, lord Motton, mais quoi que vous disiez, je n’irai pas me terrer sous mon lit.

Enfer et damnation ! Pourquoi fallait-il qu’elle parle de lit ? Et puis pourquoi diable avait-il l’esprit si mal tourné ? Mieux valait ne plus penser au corps nu de Jane entre ses draps.

La jeune femme revint au croquis.

— Clarence a bel et bien dessiné une forme au centre. Les deux morceaux correspondent en tous points. On dirait une tête dans… un habit de moine. Elle est penchée en avant, si bien que le visage est plongé dans l’ombre de la capuche, fit-elle remarquer en chassant une mèche de devant ses yeux. Hélas, nous ne saurons pas de qui il s’agit tant que nous n’aurons pas trouvé les autres morceaux.

— Euh oui, en effet.

Comme il aurait aimé voir cette chevelure étalée sur son oreiller !

— Regardez, n’est-ce pas une autre statuette ? demanda-t-elle en désignant une zone située au-dessus de l’épaule gauche de Belzébuth.

— Je la vois, répondit Motton, sortant soudain de sa rêverie érotique.

Muni de sa loupe, il examina l’endroit en question. Tout aussi priapique que les précédentes – le phallus paraissait même plus gros –, la statuette semblait orner une pièce au sol en damier. À l’arrière-plan, on distinguait plusieurs toiles dans leurs cadres. Si Clarence avait représenté l’ensemble de sa fresque dans l’un de ces tableaux, sa loupe ne tarderait pas à l’en informer.

Hélas, non ! Un seul apparaissait nettement : une nature morte représentant une pomme entamée et deux poires inclinées.

— C’est une des peintures de Cleo, assura Jane.

Elle prit la loupe des mains du vicomte et le poussa. Les seins de la jeune femme vinrent buter contre le bras du jeune homme qui put ainsi humer son odeur citronnée, douce malgré l’acidité.

— Cette dalle ne m’est pas inconnue, ajouta-t-elle en se décalant, de sorte que ses fesses effleurèrent le bassin d’Edmund.

Essayait-elle de le rendre fou de désir ? Non, Jane semblait au contraire ne pas se rendre compte de l’effet qu’elle produisait sur lui.

— Ah, oui ? s’exclama-t-il dans un effort de concentration. Reconnaissez-vous l’endroit ? Ce n’est pas Widmore House, je suppose ?

Si Clarence était resté fidèle à sa méthode, ils tenaient la clé qui les mènerait à la troisième statue.

Jane secoua la tête, fouettant le visage de Motton de ses mèches rebelles. Un effluve citronné parvint à ses narines.

Reste concentré, mon petit Edmund ! Le plus important, dans la vie, ce n’est pas la chevelure de Miss Parker-Roth.

— Non, je ne crois pas. Voyez, toutes ces autres toiles sont représentées comme si elles étaient exposées dans une galerie.

— Hum… Se pourrait-il que ce soit la Royal Academy ? Somerset House ?

— Non, je suis presque formelle. Cleo n’y a jamais exposé. C’est d’ailleurs un sujet douloureux pour elle. En fait, elle s’en est plainte la dernière fois que nous l’avons vue, peu avant sa lune de miel.

— D’accord, mais si ce n’est pas l’Academy, où est cette pièce ?

Jane se dressa et se tourna vers lui.

— Il doit s’agir de la galerie privée que maman a ouverte avec quelques amies dans Harley Street. Elle m’y a traînée une fois. Et je crois bien qu’au moins une des salles a un sol en damier.

— Excellent ! s’exclama Motton en repliant les saynètes. Indiquez-moi le numéro, et j’y ferai un saut demain.

Jane avait retrouvé son air renfrogné.

— C’est hors de question. Vous n’irez pas sans moi !

Pourquoi fallait-il qu’elle soit aussi entêtée ?

— Miss Parker-Roth, nous en avons déjà discuté. Avec Satan très probablement dans la bataille, il est beaucoup trop dangereux de vous y mêler.

Le nez – et quel joli petit nez – en l’air, elle dit :

— J’ignorais que nous avions réglé la question, lord Motton. Vous vous êtes seulement conduit en chevalier blanc borné qui vole au secours de la pauvre demoiselle sans défense.

Il se retint de la secouer comme un prunier.

— Est-ce si mal de venir en aide aux femmes ? De nous deux, c’est vous la représentante du sexe faible.

D’ailleurs, si cette demoiselle n’entendait pas bientôt raison, il se ferait un plaisir de lui rappeler qui était le plus fort. Rien de plus facile que de la neutraliser et d’agir ensuite à sa guise. Naturellement, il s’y refuserait. Sauf, bien sûr, si elle en faisait la demande…

— Non, justement ! Tout le mal vient de la condescendance, de l’empressement et de l’arrogance dont ce geste s’accompagne. Vous semblez croire que, parce que vous êtes physiquement plus grand et plus fort que moi, vous êtes aussi plus intelligent, grommela-t-elle. Que dis-je ? Oh, et puis pourquoi tourner autour du pot ? J’en ai plus qu’assez que les hommes me traitent comme une écervelée !

Il sourit malgré l’irritation de la jeune femme.

— Je ne peux croire que vos frères aient commis cette imprudence.

Elle esquissa un rictus.

— Ils ne l’ont pas commise deux fois ! Je n’ai jamais reculé devant une bonne correction, même si cela supposait de leur donner une bonne raclée avec un gourdin improvisé !

Motton aurait adoré voir Jane enseigner les bonnes manières à John et Stephen, à son petit frère aussi.

— Je compatis, Jane, mais il vous faut comprendre à votre tour que la situation est toute différente, expliqua-t-il, dans l’espoir de la convaincre. Je ne vous mettrai jamais assez en garde contre Satan.

— Oh, rassurez-vous, monsieur le vicomte, je suis très effrayée, même si je ne suis pas dissuadée. En outre, on jasera moins si c’est moi qui me rends à la galerie, car ma mère est une artiste, figurez-vous.

— Et vous l’accompagnez à toutes les inaugurations, c’est bien cela ?

— Euh, eh bien, pas tout à fait…

Mince, un point pour lui !

— Combien d’expositions avez-vous vues, Miss Parker-Roth ?

Ce butor avait-il décidé de l’humilier ?

— Cette Saison ?

— Oui, cette Saison.

— Eh bien, ma foi, cette Saison ne fait que commencer. J’ai encore tout le temps d’en visiter une ou deux.

Elle avait peut-être encore une chance de se sortir de la nasse où elle s’était enfermée toute seule.

— Durant toutes vos Saisons, dans ce cas. À combien de manifestations artistiques avez-vous assisté avec votre mère depuis votre entrée dans le monde ?

Bon sang, elle était piégée.

— Je ne m’en souviens pas.

Il haussa les sourcils.

— Dites la vérité, Jane.

— Oh, puisque vous y tenez ! Je l’ai accompagnée une fois à la Royal Academy et une fois à sa galerie de Harley Street. Le Prieuré regorge de peintures et d’estampes. Inutile de gober les mouches devant d’autres tableaux à Londres !

Ce maudit inquisiteur esquissa un petit sourire en coin et croisa les bras.

— En conséquence, votre présence à la galerie semblera tout aussi singulière, davantage même, que la mienne. C’est moi l’expert, sachez-le.

Il était assurément expert en vantardise. Jane lui aurait volontiers cassé une statuette de Pan sur le crâne. Hélas, elle n’en avait pas sous la main.

— Ne comptez pas sur moi pour vous laisser y aller seul. Vous n’aboutirez à rien sans moi, et vous le savez. Mais vous êtes bien trop buté pour le reconnaître.

— Au risque de me répéter, je n’ai pas besoin de votre aide, répliqua-t-il en serrant les dents.

— Oh si ! De toute façon, si vous ne m’emmenez pas, j’irai sans vous.

Il était pétrifié à l’idée de savoir Jane seule à la recherche du troisième croquis. Que connaissait-elle de la canaille londonienne ? Elle n’avait pas la moindre notion des précautions qu’il fallait prendre. Néanmoins, si Satan était bien le responsable de toute cette affaire, Motton ne pouvait se permettre de diviser ses forces en protégeant Jane d’un côté et en assurant ses arrières de l’autre.

— Ne dites pas de bêtises !

— Vous pouvez vous acharner tant que vous voulez, mais à moins de m’enfermer dans un donjon ou de m’attacher aux barreaux de mon lit, j’y vais de ce pas !

Attache-la aux barreaux du lit ! souffla le mauvais génie d’Edmund.

On se calme ! ordonna le bon.

Il lui jeta un regard noir, qu’elle ne manqua pas de lui rendre. Elle n’avait manifestement pas l’intention de se laisser convaincre, ni intimider.

Heureusement, il savait quand jeter le gant.

— Très bien, vous avez gagné.

Cette petite coquine eut de la peine à cacher sa satisfaction. Toutefois, Motton entendait obtenir des concessions en échange. Puisqu’elle insistait pour être de la partie, il exigerait une surveillance très rapprochée de sa personne.

— Cependant, ajouta-t-il, pour votre sécurité, je ne vous quitterai pas d’une semelle. Je vais donc faire semblant de vous courtiser.

— Comment ? s’entendit-elle prononcer.

La courtiser ! Où voulait-il en venir ? Bien sûr, ils s’étaient adonnés à quelques câlineries, mais on ne pouvait appeler cela faire la cour. Lord Motton avait tout simplement pris ce qu’elle lui avait offert sans pudeur. Aucun homme n’aurait refusé une telle occasion. Même son frère John avait une maîtresse.

Elle avait la conviction que le vicomte ne commettrait jamais l’irréparable avec elle. Mais bon, savait-on jamais à quoi s’en tenir avec les hommes ?

En outre, il ne fallait pas oublier qu’il s’était arrangé pour passer à côté d’elle sans la voir pendant plus de sept ans. Jane avait peut-être eu des vues sur le vicomte, mais ce n’était sûrement pas réciproque.

— Vous verrez, ce ne sera pas si désagréable, dit-il, et puis la bonne société le croira sans peine. Comme vous l’avez fait remarquer, nous avons passé beaucoup de temps ensemble ce soir. Ils doivent déjà jouer au jeu des prédictions. C’est certainement le cas de mes tantes, ajouta-t-il en faisant la grimace. Elles se font un point d’honneur de me marier !

— Ah ! s’exclama la jeune femme qui comprenait tout à présent. Ainsi, cette petite comédie sert aussi vos intérêts.

— En partie, j’imagine. Mais c’est surtout pour votre sécurité, précisa-t-il d’un ton grave. Même si cela vous amuse, Jane, vous avez vraiment besoin d’une protection. Vous n’avez jamais eu affaire à une canaille endurcie comme Satan. Il vous mangera toute crue.

Elle inclina la tête. Voilà que lord Motton essayait encore de l’effrayer, et y parvenait presque. Mais Jane refusa de céder à la peur.

— Et vous, non ?

— Non, répliqua-t-il d’un ton glacial qui ne présageait rien de bon pour son adversaire.

— Oh !

Somme toute, elle était peut-être un peu inquiète, car son cœur se mit soudain à marteler contre sa poitrine.

Au même moment, quelqu’un fit tourner le loquet de la porte.

— Hi ! glapit Miss Parker-Roth en se plaquant une main sur la bouche pour étouffer son couinement.

Était-ce sa mère ? Dans ce cas, lord Motton pourrait bien se voir contraint de passer du badinage à l’église.

— Essayez de paraître moins coupable, chuchota le vicomte en allant ouvrir la porte.

Facile à dire ! N’était-elle pas fautive, non seulement de s’entretenir sans témoin avec un homme dans un bureau fermé à clé, mais en plus de se laisser embrasser, caresser ?

Oh misère ! Elle vérifia que sa robe était bien en place.

— Tante Winifred, Theo, quelle bonne surprise, assura le jeune homme en s’écartant pour laisser entrer l’ancêtre et son perroquet.

Ouf ! Ce n’était pas Mrs Parker-Roth. Mais n’était-ce pas plus grave encore ?

— Raaah ! s’exclama Theo en lançant un regard inquisiteur à Jane. Anguille sous roooche ! Anguille sous roooche !

— Theo, sois gentil !

La vieille demoiselle regarda Jane droit dans les yeux avant d’inspecter son corsage. La jeune femme agrippa ses jupes pour s’empêcher de dissimuler sa poitrine. À l’évidence, Winifred ne semblait pas mécontente du désordre qu’elle constatait dans sa tenue.

— Je suis certaine qu’Edmund avait une excellente raison de s’enfermer dans son bureau, Theo, expliqua Miss Smyth avec un sourire. Edmund ?

— Oui, ma tante ?

— Auriez-vous l’amabilité de nous l’exposer ?

— Non.

Mon Dieu, pourquoi refusait-il de fournir une explication plausible ? Préférait-il que sa tante s’imagine le pire ?

— Oh, rassurez-vous, lord Motton et moi…

Pourquoi diable le vicomte lui faisait-il les gros yeux ?

— Lord Motton et moi étions juste… Nous étions juste… Nous discutions d’un problème d’ordre privé, reprit Jane.

— C’est vous qui avez amené Miss Parker-Roth dans ce bureau, tante Winifred, où vous l’avez laissée sans surveillance. J’ai donc de la peine à comprendre pourquoi vous êtes si soucieuse de la bienséance à présent, fit remarquer le jeune homme en se tournant vers la vieille dame.

— Je vous rappelle que vous aviez demandé à lui parler. J’ai eu l’impression que vous aviez quelque chose d’assez important à lui dire. De plus, Jane ne me semblait pas prête à affronter la horde de tes tantes. De toute façon, ce n’est pas moi qui ai fermé la porte, conclut Miss Smyth en haussant les sourcils.

— C’est en effet moi qui l’ai fermée, car je ne voulais pas être dérangé.

— Et comment ! grommela Winifred.

Pour toute réponse, lord Motton jeta un regard furieux à sa tante, pendant que Jane contemplait les lattes du parquet.

— Bah, quelle importance ! s’écria tante Winifred dans un geste de la main. Je ne vais pas moucharder.

— Mouchardeeer, répéta Theo qui avait les yeux rivés sur Jane. P’tits tétooons, p’tits nichooons !

Jane se mit à rougir. Elle savait qu’elle n’avait pas une poitrine très imposante, mais de là à se l’entendre dire devant Edmund et sa tante par un perroquet mal embouché !

— Theo ! s’écria Miss Smyth en jetant un regard furieux au volatile.

— Ma tante ! s’exclama lord Motton en criant presque, faites taire votre perroquet sinon j’en fais un oreiller !

— Un oreilleeer ! reprit Theo. Mille millions de mille sabords ! Tu ne m’auras pas !

— Si, je t’aurai, si tu n’es pas plus respectueux, espèce d’oiseau de malheur !

— Edmund, ce n’est pas raisonnable d’argumenter avec un perroquet.

— Vous avez raison ! Inutile de discuter, déclara-t-il en examinant Theo de la crête aux ergots. Tout bien réfléchi, j’en ferai peut-être un plumeau.

L’oiseau chercha protection dans le cou de sa maîtresse.

— Mince alors ! protesta-t-il une dernière fois.

Miss Smyth chassa l’animal de sa chevelure.

— Theo, je le regrette, mais tu mérites bien une punition, même si Edmund n’irait jamais jusqu’à te plumer.

Lord Motton se pencha vers la bestiole et, montrant les dents, lui dit :

— Je serais toi, je ne parierais pas.

— Seigneur, prenez pitiééé, venez-moi en aiiide ! implora Theo en battant si violemment des ailes qu’il décoiffa Winifred.

— Edmund, vous n’y mettez pas du vôtre ! protesta-t-elle en donnant une tape sur le bec de l’oiseau. Allez, capitaine, présente tes excuses à Miss Parker-Roth. Tu t’es montré plus que malotru ! Sache que j’ai honte de toi.

Le perroquet baissa la tête.

— Rooh… Theo est désolééé… Rooh !

— Je vous en prie, pardonnez-le, Miss Parker-Roth. Il a parfois une cervelle d’oiseau, reconnut Winifred en se tournant vers Jane.

— Euh, oui, bien entendu. C’est oublié !

Il était grand temps de changer de sujet de conversation. Hélas, Jane se trouvait à court d’imagination.

— Quoi qu’il en soit, Theo a tort. Vous avez de très jolis seins, fit remarquer Miss Smyth avec un sourire malin. Ainsi qu’Edmund a dû vous le dire…

— Oh !

Jane avait les joues en feu tant elle était gênée. Elle ferma les yeux et fut submergée par une puissante bouffée de chaleur. Elle se savait rouge comme une pivoine.

— Ma tante !

— Allons, Edmund, vous ne voudriez quand même pas que Miss Parker-Roth pense le contraire ? Les jeunes femmes sont très sensibles à ces détails.

Cette pauvre Jane ne savait plus où se cacher et, si la conversation continuait ainsi, cela ne risquait pas de s’arranger.

— Je crois qu’il est temps que Miss Parker-Roth monte se coucher. Comme vous le voyez, elle est exténuée.

— Edmund, vous ne valez pas mieux que Theo. M’entendez-vous ? Un jeune homme bien élevé ne fait pas de remarques désobligeantes sur le physique d’une femme, déclara Winifred en faisant claquer sa langue dans sa bouche.

Motton respira profondément pour ne pas s’emporter.

— Ce ne sont pas des remarques désobligeantes. Je me contente d’énoncer une évidence.

— Évideeence, ééévi…

— Ne tente pas le diable ! l’interrompit Edmund en jetant un regard furieux au perroquet, qui ferma le bec d’un coup sec avant de se cacher sous une de ses ailes. Miss Parker-Roth a eu une journée épuisante, rappela le vicomte.

— Comme vous dites ! approuva Winifred. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’étais venu vous demander pourquoi vous l’empêchiez d’aller au lit.

Il sembla à lord Motton que sa tante avait insisté sur le mot « lit », mais il décida de ne pas relever.

— Miss Parker-Roth, êtes-vous fatiguée ? demanda le jeune homme.

— Je le crains, oui, acquiesça Jane en bâillant.

— Dans ce cas, je vais vous accompagner jusqu’à votre chambre. Où l’avez-vous installée, tante Winifred ?

— Dans la chambre bleue.

— Oh, la chambre bleue ? répéta-t-il, sur le point d’étrangler son aïeule.

— Oui. J’ai pensé qu’elle s’y sentirait plus en sécurité. Si elle a peur durant la nuit, il lui suffira de vous appeler pour que vous veniez lui porter assistance, n’est-ce pas, Miss Parker-Roth ?

— Euh, oui, répondit Jane en cherchant le regard du vicomte.

Il se serait fait un plaisir de la rassurer s’il n’avait pas été aussi furieux à l’idée de passer la nuit dans une chambre qui n’était séparée de celle de Jane que par une simple porte dont on avait perdu la clé depuis des années. Il ne s’attendait pas à dormir beaucoup…

— Je compte sur vous pour aller la voir si elle est inquiète pendant la nuit, n’est-ce pas, Edmund ?

À la réflexion, la strangulation aurait été encore une mort trop douce pour tante Winifred.

— Bien sûr, répondit-il entre les dents.

— Non, je vous assure, ce ne sera pas nécessaire. Tout va très bien, protesta Jane. Si jamais je dormais mal dans la chambre bleue, je suis sûre que mère ne verrait aucun inconvénient à partager la sienne avec moi.

— Tss, vous y serez très bien, trancha tante Winifred en tapotant la main de Jane. Vos nerfs ont été mis à rude épreuve, ma pauvre petite. Laissez Edmund s’occuper de… tout, suggéra-t-elle, tout sourires. Il faut bien que les hommes servent à quelque chose, ne croyez-vous pas ?

Que diable insinuait cette vénérable demoiselle – car c’était bien une demoiselle ? Motton ne désirait pas connaître la réponse.

— Sommes-nous prêts, Miss Parker-Roth ? Ma tante ?

— Oh, allez-y, vous deux. Je dois encore dire un mot à Gertrude avant de retrouver mon édredon.

— Très bien. Alors bonne nuit, salua-t-il avant d’entraîner Jane hors du bureau.

— Votre tante doit être complètement scandalisée, fit-elle remarquer.

Dieu merci, Miss Smyth n’était pas arrivée au moment où Jane avait sa robe sur les hanches.

Lord Motton la considéra en haussant un sourcil.

— Vous a-t-elle donné cette impression ?

— Euh, non, pas vraiment.

— Pas du tout, même. Je crois au contraire que tante Winifred trouve que vous feriez une excellente vicomtesse.

— Comment ? Vous plaisantez, n’est-ce pas ?

Jane eut soudain l’estomac noué, pensant que lord Motton était rebelle à cette idée.

— Elle vous a installée dans la chambre dite « de la vicomtesse ».

— Oh !

Son estomac se serra davantage.

— C’est un pur hasard. Elle m’a dit que la maison était pleine depuis l’arrivée de vos tantes.

— Il reste quantité d’autres chambres, corrigea-t-il. Tante Winifred est un fin stratège ! Elle a jadis utilisé le même subterfuge au cours d’une de mes réceptions, en installant Alex Wilton et lady Oxbury dans des chambres contiguës, se souvint-il en riant. Pire encore, elle a contraint lord Kilgorn à partager une toute petite chambre avec l’épouse dont il s’était séparé !

— Ah, eh bien ses stratagèmes sont efficaces, car ces deux couples ont aujourd’hui de nombreux enfants et s’aiment comme personne.

Jane se demanda si Miss Smyth serait aussi efficace dans leur cas.

Sapristi, où allait-elle chercher des idées aussi absurdes ?

— Sans doute devrais-je vous présenter des excuses au sujet des agissements de tante Winifred lors de cette fameuse réception, annonça Edmund tandis qu’ils commençaient à monter l’escalier, car votre frère John, me semble-t-il, en a pâti.

— Pourquoi ? Où voulez-vous en venir ?

— C’est à l’issue de cette soirée que lady Dawson, qui était alors lady Grace Belmont, l’a quitté, le jour de leur mariage.

Au sommet des marches, Jane soupira.

— C’était affreux, ce matin-là : l’attente à l’église, et Grace qui n’arrivait pas ! Pourtant, j’ai toujours pensé que c’était mieux ainsi. Je ne les avais jamais trouvés bien assortis. Les fiançailles tenaient de la seule volonté de lord Standen, le père de Grace. John y avait souscrit parce qu’il avait besoin d’un lopin de terre pour ses rosiers. Il existe de meilleures raisons pour se marier.

— Hum, John devient fou dès qu’il est question de fleurs !

— Fou ? reprit Jane en riant. Vous voulez dire complètement irresponsable !

Ils firent halte devant la chambre bleue.

— J’imagine que, si Grace n’avait pas désobéi, son père ne se serait jamais décidé à demander la main de Miss O’Neill, poursuivit la jeune femme. Seuls l’orgueil et l’entêtement l’en avaient empêché jusque-là, car cet imbécile trouvait insupportable qu’une pauvre villageoise irlandaise devienne comtesse de Standen.

— Et c’est elle qui lui a donné un héritier, ajouta Motton.

— Peut-être même un second, renchérit Miss Parker-Roth. On raconte qu’elle est de nouveau enceinte. Le saviez-vous ?

Edmund lui lança un regard appuyé qui la fit rougir. Elle aurait mieux fait de tourner sept fois sa langue dans sa bouche.

La main sur le loquet de la chambre attenante à celle d’Edmund, Jane se voulut rassurante.

— Monsieur le vicomte, je suis sûre que vous vous méprenez sur les intentions de votre tante, car elle me connaît à peine.

— Miss Parker-Roth, grommela-t-il, Winifred n’aurait fait qu’une bouchée de Napoléon ! Elle est un service de renseignement à elle toute seule, et je ne doute pas qu’elle sache déjà tout de vous, y compris ce que vous ignorez vous-même.

— Mon Dieu !

— Comme vous dites ! s’exclama-t-il en lui ouvrant. Dormez bien.

— Merci, monsieur, répondit-elle en franchissant le seuil de sa chambre. Faites de beaux rêves.

Quand elle referma la porte, elle aurait juré l’entendre grommeler « Aucun risque ! », tandis qu’il s’éloignait.