Chapitre 10

— Je ne comprends pas pourquoi vous m’avez empoignée comme ça ! Nous avons dû offrir une jolie vue étalés ainsi par terre, protesta Jane en descendant de la calèche dans les bras de lord Motton.

Ses habits étaient en désordre. Sa coiffe était aplatie sur le côté et elle avait les cheveux à moitié défaits. Sa robe, dont l’ourlet était déchiré, portait des traces de boue. Quant à ses gants, ils étaient bons pour le rebut. Mais la tenue de lord Motton n’était pas en meilleur état.

— Que vont dire ma mère et vos tantes ? Nous ressemblons à deux chiffonniers.

Bel euphémisme.

Par chance, c’était un jour sans vent, et ses jupons ne révélaient qu’un peu de cheville et de mollet aux Londoniens choqués par ce scandaleux étalage.

— Grands Dieux ! Cet homme allait vous renverser, Jane, fit remarquer Edmund d’un ton plutôt boudeur.

— Je sais, monsieur le vicomte. Pardonnez mon irritation. C’est très gentil à vous de prendre soin de moi, dit Jane avec encore un peu d’agacement dans la voix. Mais j’aurais pu me mettre à l’abri en m’écartant sur le bas-côté, ajouta-t-elle, regrettant la destruction de son couvre-chef préféré.

— Je n’en suis pas certain, répliqua lord Motton, l’air renfrogné. Le conducteur n’avait pas perdu le contrôle de son véhicule, il vous visait.

— Allons, n’exagérez pas.

— Je n’exagère pas le moins du monde. Vous avez sans doute remarqué qu’il ne s’est pas arrêté ni même retourné pour s’assurer que vous n’aviez rien, ou offrir son aide ?

— Et pour cause ! Il ne pouvait pas s’arrêter. Sinon, nous n’aurions pas eu d’accident.

— Je suis d’un autre avis, insista-t-il en remontant avec elle l’allée jusqu’à la porte principale. En fait, je me demande si cette femme avec les moutards ne faisait pas partie de la machination.

— Allons ! Vous imaginez des complots, maintenant ! C’était une simple coïncidence. Vous savez, l’augmentation soudaine du nombre de vélocipèdes cause de plus en plus d’accidents piétonniers. Tous les journaux en parlent.

— Certes, mais…

La porte s’ouvrit, et Williams apparut dans l’embrasure, la mise en désordre. Décidément, c’était la journée des débraillés. De plus, le majordome paraissait très agité.

— Ah, monsieur… le vicomte, bredouilla-t-il en s’efforçant de reprendre son souffle. Par bonheur vous êtes de retour ! Nous avons un problème avec les animaux.

— Ah ? Et j’imagine que le singe de tante Winifred en est responsable ?

— En effet, monsieur, je…

Il fut interrompu par un grand fracas en provenance du salon, aussitôt suivi par une série d’aboiements et de couinements. Soudain, un énorme chat roux bondit de la pièce et traversa l’entrée, talonné par une Cordelia plus leste qu’on ne l’aurait crue.

— Kumquat, mon poussin, viens ici.

En passant devant eux, la vieille dame esquissa un sourire et rejeta sa coiffe en arrière pour y voir clair.

— Bonjour, Miss Parker-Roth. Edmund, vous feriez peut-être bien d’aller voir dans le salon, surtout si vous y gardez des babioles de valeur. Le singe a recommencé ! annonça-t-elle en considérant leur tenue avec un froncement de sourcils. Oh, mais vous en revenez ? Pourtant j’aurais juré que vous n’y étiez pas.

— Nous rentrons à l’instant, répondit Edmund. Mais je vais, euh, m’en occuper immédiatement.

— C’est plus prudent ! Kumquat et moi allons nous retirer dans notre chambre, le temps que le calme revienne. Enfin, si je la retrouve, pauvre chérie. Elle a horreur du tapage, expliqua-t-elle en rejetant de nouveau sa coiffe en arrière. Si vous voulez bien m’excuser…

Et c’est ainsi que Cordelia partit sur les traces de Kumquat tandis qu’Edmund se rendait au salon en bougonnant dans sa barbe.

— Si je peux me permettre, Miss Parker-Roth, peut-être serait-il préférable que vous suiviez l’exemple de Miss Cordelia jusqu’à ce que l’incident soit clos ? suggéra Williams.

Jane sourit de manière à le rassurer.

— Merci, Mr Williams, mais je pense que je vais rester au cas où l’on aurait besoin de moi.

Avec un peu de chance, personne ne remarquerait que ses vêtements étaient tout loqueteux avant qu’elle n’entre dans la pièce, et on en attribuerait peut-être le mérite au singe.

Quand elle entrouvrit la porte, Jane fut accueillie par un déchaînement d’aboiements, de cris de singe, d’oiseau et d’humains.

Elle se glissa à l’intérieur au moment même où Edmund prenait la parole.

— Silence !

Cela eut un effet sur les dames, et même sur les chiens et le perroquet, mais point sur le singe. Perché sur le manteau de la cheminée, il lançait des hurlements stridents en direction du vicomte. Puis il prit un petit dragon en porcelaine et le lui jeta à la tête. Fort heureusement, le jeune homme put l’attraper.

— Bravooo !

— La ferme, Theo ! ordonna le vicomte sans même accorder un regard à l’oiseau.

— Edmund, soyez poli ! le tança Gertrude.

— D’ailleurs, Theo a raison. C’était bien attrapé, bravo !

— Ce que je voudrais attraper, c’est votre put…

— Edmund ! l’interrompit Gertrude. Vous êtes en compagnie de dames.

— …votre maudit singe !

— À propos de bienséance, vos habits sont dans un piteux état, poursuivit-elle d’un ton plein de reproche. Pourquoi votre manteau est-il déchiré ? De plus, vous avez de la boue sur vos bottines et votre pantalon ! fit-elle remarquer en fronçant les sourcils.

— Il faut bien reconnaître, glissa Mrs Parker-Roth à l’oreille de Jane, que l’on ne s’ennuie jamais chez lord Motton !

— En tout cas, jamais quand ses tantes sont en visite.

— Cela me rappelle drôlement quand vous étiez petits.

— Sauf que nous n’avions pas le droit d’avoir un singe, rappela Jane avec un petit sourire en coin.

— Pour des raisons évidentes, répliqua Mrs Parker-Roth en désignant les débris au sol.

La pièce donnait l’impression qu’un cyclone était passé par là. Trois guéridons étaient renversés sur le flanc, des figurines et autres bibelots jonchaient le tapis, un repose-pied retourné gisait sur son coussin, les pattes en l’air, comme une blatte morte sur le dos. Aux pieds de Jane se trouvait la tête d’une bergère. Se penchant pour la ramasser, la jeune femme aperçut son corps décapité sous une causeuse. Elle remit une des tables debout et rassembla les morceaux de la statuette pour l’y déposer.

Diane, la chienne, manifestement d’avis qu’Edmund se débrouillait très bien tout seul, aboya une dernière fois, puis alla se réfugier sous les jupes de Louisa. Quant à Zig et Zag, ils avaient, entre-temps, recouvré leur bravade habituelle et bondissaient en jappant comme si Edmund n’avait pas demandé le silence.

C’est alors que Theo, battant des ailes, encouragea le vicomte de sa voix rauque :

— Bien, mon garçooon ! Alleeez, montre à cet emmeeer…

— Theo ! crièrent en même temps Edmund et Winifred.

Theo ferma son bec à grand bruit et pencha la tête.

— Oooh, désolééé, Theo est désolééé…

Le singe, qui désormais se balançait de rideau en rideau, portait à la taille une laisse en cuir rouge. Si Edmund parvenait à l’attirer, sa capture ne présenterait pas trop de difficulté.

— Tante Dorothea, tonna le jeune homme par-dessus le vacarme, je crois que cela irait mieux si emmeniez vos chiens.

— C’est exactement ce que je lui disais quand vous êtes entré, Edmund, lâcha Louisa en caressant le museau de sa chienne. Ils ont même réussi à mettre ma Diane en colère !

— Votre chère Diane n’aurait pas eu besoin de mes chiens pour aboyer, ce maudit primate forcené aurait suffi, et vous le savez parfaitement, répliqua Dorothea, l’œil mauvais.

— Pas du tout ! Diane est une demoiselle qui sait se tenir, n’est-ce pas ma belle ? rétorqua Louisa d’un ton furieux en affectant d’embrasser le lévrier, qui lui lécha le visage.

— Vous savez, Jane, confia Mrs Parker-Roth, j’adore mes filles, mais je n’ai jamais regretté d’avoir aussi des garçons.

Quelqu’un gratta à la porte, et Jane alla ouvrir. C’était Mr Williams qui apportait une pomme coupée en dés sur un plateau.

— Cook dit que la nourriture est un bon appât, déclara-t-il.

— Excellente idée ! répondit Jane en s’emparant du fruit avant de refermer la porte.

— Lord Motton, votre cuisinier vous envoie une petite gâterie pour l’appâter.

— Gâteriiie ? répéta Theo en battant des ailes. Theo adore les gâteriiies !

— Que je ne t’y prenne pas ! menaça le vicomte en traversant la pièce à grandes enjambées pour prendre le plateau des mains de la jeune femme. Merci, Jane.

» Dorothea, Louisa, je dois vous demander de sortir avec vos chiens. Maintenant ! ajouta-t-il.

— Mais…, commença Dorothea.

— Edmund…, implora Louisa.

— J’ai dit : maintenant !

Le vicomte avait employé un ton qui ne souffrait pas la contradiction.

— Oh, très bien, mais je ne comprends pas pourquoi je dois partir, renâcla Louisa. Diane ne fait pas autant de tapage que d’autres !

Edmund se contenta de la regarder d’un air affligé. Elle lui rendit son regard, puis soupira de dépit et quitta la pièce avec son lévrier, aussi vexés l’un que l’autre.

Il eut beaucoup plus de mal à se débarrasser de Dorothea, de Zig et de Zag, mais finit tout de même par y arriver.

— Merci, mon Dieu ! s’exclama lord Motton quand la porte fut refermée. Bon, voyons si cette brute se laisse amadouer.

— Pourquoi ne l’appelez-vous pas par son prénom, Edmund ? demanda Winifred.

Pour toute réponse, le vicomte lui jeta un regard noir.

— Comment s’appelle le singe ? glissa Mrs Parker-Roth à l’oreille de Jane.

— Edmund, répondit la jeune femme.

— Pardon ?

— Vous avez bien entendu, maman, Miss Smyth l’a appelé comme le vicomte.

— Tiens donc !

— Prenez ça, ma tante, commanda lord Motton en lui tendant le plateau avec la pomme. Je suppose qu’il viendra plus volontiers vers vous.

— Oui, bien sûr, même s’il est parfois jaloux de Theo, fit remarquer Winifred en faisant la grimace.

— Dans ce cas, donnez Theo à Edmund, notre neveu, suggéra Gertrude. Il est déjà si déplumé que quelques-unes en moins, voire plus, ne feront pas de différence.

— C’est une excellente idée, approuva Winifred. Allez, Theo, va rejoindre Edmund !

Lord Motton oscillait entre l’indignation et la consternation.

— Ne pourriez-vous pas simplement le mettre sur le dossier d’une chaise ? suggéra-t-il.

— Je ne mets Theo nulle part, comme vous dites. Theo se pose où il veut, fit remarquer Winifred d’un ton de reproche avant de s’adresser directement au perroquet. Je sais qu’Edmund ne s’est pas montré très accueillant jusque-là, Theo, mais aurais-tu la gentillesse de te percher sur son épaule ?

— Rhaaa ! acquiesça Theo en allant se poser sur l’épaule du vicomte qu’il considéra d’un œil, puis de l’autre. Miteux perchoiiir ! déclara le volatile.

— La porte est grand ouverte, si tu n’es pas content…, ne put s’empêcher de répliquer lord Motton.

Quand Edmund – le singe – descendit chercher un morceau de pomme, Winifred gloussa de satisfaction et attrapa sa laisse.

— Dès que vous aurez trouvé une femme, Edmund, vous pourrez dire un affectueux au-revoir à vos tantes, déclara-t-elle en adressant un clin d’œil à Jane. Je vous conseille donc de ne pas perdre de temps.

 

Jane valsait avec le baron Wolfson au bal de lord Easthaven.

À l’évidence, les attentions de lord Motton chez Palmerson avaient éveillé la curiosité des laissés-pour-compte de la bonne société. Les flasques, les boutonneux, les trop poudrés, les bien en chair : tous voulaient danser avec elle. Impossible de s’asseoir de toute la soirée !

Mais elle avait aussi dansé avec lord Motton et quelques autres galants acceptables, même si la majorité de ses partenaires n’étaient plus, comme le baron Wolfson, de toute première fraîcheur. Au vrai, il était même étonnant que le baron sache que lord Easthaven donnait un bal, car il passait généralement son temps à baver au-dessus des homards en croûte servis au buffet.

À propos de grosses bêtes rouges, Jane se dit que lord Wolfson aurait dû réduire sa consommation de nourriture. Il rivalisait d’embonpoint avec le prince de Galles ! Quoi qu’il en soit, la rondeur de son ventre l’obligeait à garder ses distances avec la jeune femme, qui ne s’en trouvait que mieux. Les relents d’ail et de linge malpropre suffisaient à son dégoût.

Levant la tête, Jane fut frappée de constater que les sourcils de ce visage adipeux ressemblaient à deux mites grisâtres, le nez à un oignon et les lèvres à deux grosses limaces répugnantes.

Il lui sourit de ses dents jaunies plantées de guingois.

Elle baissa immédiatement les yeux pour examiner son épingle de cravate – un rubis serti dans une ciselure d’or – qui offrait bien plus d’intérêt, même si elle était un peu trop voyante. En tout cas, elle ne passait pas inaperçue.

— Vous disiez ? demanda Jane en sortant soudain de sa rêverie. L’avait-elle bien entendu prononcer le nom de Clarence ?

Lord Wolfson haussa les sourcils avec un sourire obséquieux et gros de dégoûtants sous-entendus. Mon Dieu, ces dents ! Jane préféra retourner à la contemplation de son foulard.

— Excusez-moi, monsieur le baron, je rêvassais. Qu’est-ce donc qui serait possible ?

— Mais une petite visite privée de Widmore House, bien sûr. Rien que vous et moi.

— Je vous demande pardon ?

Ce n’était sûrement pas une déclaration d’amour ! La croyait-il prête à tout parce qu’elle n’était toujours pas mariée à vingt-quatre ans ? Il était de trente ans son aîné, en plus d’empester !

— Nous avons quitté Widmore House, monsieur. Il s’est produit un regrettable incident. En fait, quelqu’un s’est introduit dans la maison, et nous avons pensé que nous n’y étions plus en sécurité.

— Comme c’est affreux ! s’exclama-t-il d’un ton de circonstance.

Toutefois, Jane eut l’impression que son sourire, et peut-être même son regard, trahissait une tout autre intention, plus prédatrice.

Ce vieux ventripotent de lord Wolfson ? Avait-elle perdu la tête ? C’était peut-être à cause du champagne.

Jane cligna des yeux et scruta de nouveau son visage. La lumière vacillante des bougies était sans doute responsable, car le baron paraissait tout à fait normal à présent.

— Ont-ils volé quelque chose, Miss Parker-Roth ?

— Non, je ne crois pas. Évidemment, je ne connais pas tous les objets de la maison. Mère et moi n’étions installées que depuis quelques jours.

— Je vois. Et où logez-vous, maintenant ?

Jane ressentit un étrange soulagement. Si lord Wolfson avait réellement eu des vues sur elle, il n’aurait rien ignoré de ses faits et gestes. Les domestiques saisonniers de Widmore House n’auraient sûrement pas su tenir leur langue.

— Notre voisin, lord Motton – un ami de mes frères John et Stephen –, nous a très gentiment recueillies. Comme il reçoit actuellement ses tantes, deux femmes de plus ne se remarquent pas.

— Oh ! Je suis certain que lord Motton, lui, a remarqué votre présence.

— Euh…

Quelque chose dans la voix du baron mettait la jeune femme mal à l’aise. Dieu merci, la musique touchait à sa fin.

— Ah ! s’exclama-t-elle.

— Jane !

Elle n’avait jamais été aussi contente de voir son frère.

— Lord Wolfson, vous connaissez mon frère Stephen, je crois ?

— Oui, bien entendu, répondit-il en le saluant d’un signe de tête.

On aurait dit l’un de ces vieux pairs du royaume qui sont aussi ordinaires que leur physique est ingrat. Aucune trace de vice ou d’intimidation sur ce visage. Stephen la prendrait pour une folle si elle lui révélait ses inquiétudes.

— Wolfson…, le salua Stephen avant de se tourner vers sa sœur. Voulez-vous bien m’accorder cette danse ?

— Avec plaisir !

D’habitude, Stephen ne recherchait pas sa compagnie. N’était-elle pas simplement sa sœur, après tout ? Il devait donc avoir une bonne raison de l’inviter à danser. Quoi qu’il en soit, elle était ravie d’être libérée de lord Wolfson, qui déjà se retirait en s’inclinant.

— Vous ne faites guère preuve de bon goût, Jane.

— Vous oubliez que nous autres, pauvres femmes, ne jouissons pas de la liberté dont bénéficient les hommes. Que diraient les gens s’ils me voyaient demander à un beau jeune homme de danser avec moi ?

— D’accord, mais vous êtes libre de refuser, non ? Ou de prétendre qu’un volant de votre robe est déchiré. Je ne sais pas, moi…

Les musiciens entonnèrent une autre valse. Parfait ! Ils pourraient ainsi converser à leur aise.

— Je ne peux quand même pas inventer un nouvel accroc chaque fois que lord Wolfson s’adresse à moi. Cela ferait jaser, prédit-elle en fronçant les sourcils, car un doute insidieux venait de l’assaillir.

Stephen, qui connaissait presque tout de la bonne société, pouvait-il lui apprendre quelque chose d’intéressant au sujet du baron ?

— Aurais-je d’autres raisons de l’éviter ? s’enquit-elle.

— Le bon goût ne vous suffit pas ?

— Si le bon goût suffisait, je ne danserais pas avec vous !

— Sachez, ma petite Jane chérie, que la moitié, sinon plus, des dames de la capitale vendraient leur… hum, seraient ravies, veux-je dire, de danser avec moi.

Pour son propre malheur, Stephen disait sûrement vrai. Son succès auprès des femmes était scandaleux.

— Si seulement elles vous connaissaient comme je vous connais…

— C’étaient des sottises d’enfant ! s’esclaffa-t-il. Malgré tout, si l’occasion s’en présentait, je glisserais bien de nouveau un crapaud dans votre nécessaire à couture ! déclara-t-il avec un petit sourire. Vous étiez tellement terrorisée que j’en ris encore d’y penser.

— Moi, je me souviens surtout que maman vous a fait ramasser toutes les bobines et toutes les aiguilles après vous avoir obligé à capturer cette pauvre bête. Et je vous étais plutôt reconnaissante de ne pas devoir travailler sur mon ouvrage ce jour-là.

— Vous voyez, je vous ai rendu service, en fin de compte.

— Sans doute, mais je vous aurais quand même volontiers étranglé pour m’avoir flanqué une frousse pareille, répliqua-t-elle en plissant les yeux. Mais n’allez pas vous imaginer que j’ai eu peur de l’animal. C’est l’effet de surprise qui m’a fait perdre mes moyens.

— C’est ce qu’on dit ! Moi j’en doute, dit-il en esquissant un sourire. J’aurais dû en apporter un ce soir pour vérifier. Même si, poursuivit-il en ricanant, je vous ai trouvée dans les bras d’un beau crapaud !

Elle préféra ne pas répondre à tant de bassesse.

— Bon, qu’avez-vous à me dire ? Car j’imagine que vous ne dansez pas avec moi pour le plaisir.

— Bien sûr que non ! Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas, comme le poète Byron, amoureux de ma sœur ! s’indigna Stephen en la faisant tournoyer, en excellent danseur qu’il était. Non, poursuivit-il, je suis venu vous dire au revoir. Mon départ est avancé. Mon bateau lève l’ancre à l’aube.

— Oh. Soyez prudent, recommanda Jane en ravalant sa déception.

Ce n’était pas la première fois que Stephen s’embarquait pour des terres inconnues. Pourtant, elle redoutait toujours le moment du départ. C’était un voyageur chevronné et bien organisé, mais ce n’était pas une garantie contre les tempêtes et autres catastrophes. En outre, avec l’étrange incident de Widmore House, elle ressentait d’autant plus l’abandon.

— Vous me connaissez ! Je ne commets jamais d’imprudence, s’esclaffa-t-il en faisant le fier, comme à son habitude. Vous aussi, soyez prudente. C’est un mauvais moment pour vous quitter, mais il le faut. De plus, John sera de retour très bientôt. Vous rendez-vous compte que notre frère si guindé et empoté participe à une petite fête donnée par lord Tynweith ? Maman dit que, pour une fois, il est allé voir une femme plutôt que les arbres. Tout arrive !

— J’espère qu’elle a raison. Il faut qu’il oublie lady Grace.

— Exact ! Cela fait combien de temps ? Trois ans ? Je suis sûr qu’il a enfin compris que ce mariage aurait été une grossière erreur.

— On peut le souhaiter, mais John est parfois si têtu ! regretta Jane.

Stephen n’était pas sans le savoir. Les deux hommes, qui, d’une certaine manière, travaillaient ensemble – l’un collectant de nouvelles espèces pour l’autre –, avaient eu plus d’un désaccord, même durant leur vie d’adultes.

— C’est une litote, protesta le jeune homme. Quand John prend une décision, un tremblement de terre ne le ferait pas changer d’avis. Quoi qu’il en soit, je ne vous ai pas demandé de m’accorder cette danse pour parler de cette tête de cochon, mais pour vous dire que vous pouvez vous en remettre entièrement à Motton pendant mon absence.

— Oh…

Il lui suffisait d’entendre prononcer le nom d’Edmund pour que son pouls s’accélère.

— Je serais bien plus hésitant et, croyez-moi, préconiserais un retour immédiat au Prieuré si Motton n’était pas là pour s’occuper de maman et vous. Vous serez en sécurité avec lui, quoi qu’il arrive. C’est quelqu’un de bien, un ami fidèle.

— Ah, oui ?

Son cœur battait si fort qu’elle en perdait ses mots. Si Stephen s’était douté des sentiments de sa sœur pour le vicomte, il se serait écroulé de rire sur-le-champ.

— Oui, c’est un homme responsable, intelligent et qui a la tête sur les épaules. Vous envisagez de l’épouser ? demanda Stephen.

— Que dites-vous ?

La jeune femme trébucha, et son frère la retint de justesse. Ça alors ! Stephen ne trouvait rien de risible à ce qu’elle ait une relation avec lord Motton. Mais de là à les imaginer mariés… Où était-il allé chercher ça ?

— Vos vieux os ne vous supportent plus, petite sœur ?

Trop furieuse pour répondre, elle lui jeta un regard noir.

— Cela veut-il dire que vous allez convoler en justes noces avec lui ? insista Stephen, tout sourires.

Bien sûr que non ! Il faudrait d’abord qu’il la demande en mariage.

— C’est ce qui se dit, vous savez, poursuivit le jeune homme en suivant du regard une femme au corsage minimal. D’ailleurs, ce serait une bonne chose. Je veux dire que vous ne rajeunissez pas. À vingt-quatre ans, une femme n’est plus toute jeune. Qu’espérez-vous de mieux ?

Jane n’aurait pas cru qu’il puisse l’irriter autant, mais c’était une erreur. Elle dut fournir un très gros effort pour ne pas lui donner un coup de pied dans les tibias, voire plus haut…

— J’ai eu raison d’aborder le sujet pendant une valse, n’est-ce pas ? Je vous sens prête à m’arracher les yeux.

— C’est fou comme vous êtes perspicace, quand vous voulez.

— Je ne vous le fais pas dire ! répliqua-t-il tandis que la musique prenait fin. Croyez-vous que je n’ai pas vu votre regard quand Motton s’est approché de vous au bal de Palmerson ?

— Hum ! Je ne vois pas de quoi vous parlez.

Mince, elle aurait dû se montrer plus discrète !

— Ne me dites pas que vous n’éprouvez rien pour lui, ça ne prendra pas, Jane, la prévint-il avec un petit sourire en coin.

Elle serra les dents et se força à sourire, au cas où on les observerait.

— Vous n’êtes qu’un petit prétentieux autoritaire et sans cervelle, Stephen !

— La dame fait trop de protestations, ce me semble, comme dit Shakespeare !

Pour toute réponse, Jane émit un grognement inaudible.

— Auriez-vous la gorge sèche, ma très chère sœur ? demanda-t-il en lui donnant le bras sans se soucier des éclairs que lançait son regard. Toutes ces aventures me donnent soif ! Allons voir si Easthaven a quelque chose de bon à nous offrir. Qui sait, on pourrait même croiser le vicomte, insinua-t-il en lui faisant un clin d’œil.

À l’évidence, il cherchait à se faire battre.

Elle aurait dû se réjouir. Le plan de lord Motton consistait à convaincre la bonne société qu’il courtisait Jane. Jusque-là, c’était un franc succès. Sauf qu’elle ne s’était pas attendue à souffrir de leur fausse idylle, surtout à présent que son propre frère était dupe.

La jeune femme ne voulait pas admettre que Stephen faisait allusion aux sentiments qu’elle ressentait effectivement pour Edmund, non à ceux du vicomte.

Comme d’habitude, dès qu’ils entrèrent dans la salle où se tenait le buffet, toutes les femmes présentes, plus quelques-unes qui les avaient suivis depuis la salle de bal, s’agglutinèrent autour de Stephen. Si bien que Jane se retrouva bientôt mise à l’écart.

Elle s’y était attendue. N’était-ce pas sa huitième Saison ? L’élite masculine de l’aristocratie londonienne devait se réjouir chaque fois que son frère s’embarquait pour une nouvelle expédition.

Elle alla se chercher un verre de punch et quelque chose à manger. Grâce au ciel, lord Wolfson ne rôdait pas autour du buffet. Mais le fluet et ennuyeux Mr Spindel était à son poste, d’où il l’observait par-dessus ses lunettes.

— Avez-vous goûté les homards en croûte, Miss Parker-Roth ?

— Non, Mr Spindel, pas encore.

— Alors, il faut que je vous mette en garde : ils sont appétissants, mais redoutables pour la digestion !

— Ah bon ?

Jane n’avait aucune envie de discuter des problèmes d’intestin de Mr Spindel.

Mais le bonhomme ne l’entendait pas de cette oreille.

— Comme je vous le dis ! Je dois vous avouer, au risque de paraître indélicat, ajouta-t-il à voix basse, qu’ils m’ont donné des vents. C’était très désagréable, jusqu’à ce que je puisse…

Peut-être que, si elle renversait le saladier de punch, il finirait par se taire ? Impossible, trop gros et trop lourd. À moins qu’elle ne l’assomme à coups de louche ? Sans doute efficace, mais trop voyant. Les adoratrices de Stephen ne lui pardonneraient pas de les tirer de leur envoûtement.

— Oui, c’est en effet très fâcheux. Je compatis.

— Je vous remercie. J’ai cru de mon devoir de vous prévenir au cas où ils vous tentent. Peut-être ne vous feront-ils aucun mal, mais sait-on à l’avance ? On n’est jamais assez prudent.

— Oui, bien sûr. Je tâcherai de m’en souvenir.

— Cependant, je vous recommande… Eh, compliments, Motton !

Jane se retourna et tomba presque nez à nez avec le vicomte.

— Bonsoir, Spindel, salua Edmund en retenant Jane par la taille.

Sa main lui fit l’effet d’un tison chauffé à blanc, et tout son corps frémit. Finalement, elle sut gré à Spindel de l’avoir dissuadée de goûter aux homards en croûte !

— J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient, Spindel, à ce que j’invite Miss Parker-Roth pour cette danse, déclara Edmund d’un ton grave qui ne souffrait pas la contradiction et qui contrastait avec la voix fluette du pétomane.

— Non, bien sûr que non, monsieur le vicomte. Faites donc. Nous discutions seulement de quelques problèmes intestinaux, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— De problèmes intestinaux ? répéta Motton, incrédule.

— Mr Spindel me mettait en garde contre les homards en croûte de lord Easthaven.

— Oui, c’est cela même, confirma cet altruiste en déglutissant à grand-peine. Si vous en mangez inconsidérément, vous risquez de lâcher des vents au moment le plus inopportun.

Jane étouffa un fou rire. Pouvait-on choisir son moment ?

— Oui, je vois. Merci pour le conseil, répondit très sèchement lord Motton. Maintenant, si vous voulez bien nous excuser.

— Oui, oui, allez-y, amusez-vous. Caracoler ainsi dans un salon ne me dit rien, mais c’est de votre âge, décréta-t-il en esquissant un sourire avant de se replonger dans la surveillance du buffet.

— Nom de… Pourquoi diable cette andouille se rend-il à un bal s’il n’aime pas danser ? pesta lord Motton en emmenant Jane.

— J’imagine qu’il est affamé ! s’esclaffa la jeune femme. Lui, au moins, n’est pas comme Mr Mousingly, il ne s’intéresse qu’à la nourriture.

— Jusqu’à preuve du contraire ! nuança Edmund en fronçant les sourcils.

— Allons, monsieur le vicomte, imaginez-vous Mr Spindel occupé à autre chose qu’à manger ? Il passe la Saison à musarder autour du buffet. C’est à se demander par quel miracle il est aussi maigre ! Je suis sûre qu’il a le ver solitaire, affirma-t-elle tandis qu’ils longeaient la salle de bal. Où allons-nous ?

— Sur la terrasse. Il faut que je vous parle.

— Ah oui ?

Elle le trouvait bien trop autoritaire à son goût. Il la traînait presque. Les invités se retournaient et murmuraient sur leur passage. Elle aurait bien protesté, mais la perspective de passer quelques minutes seule avec lui était bien trop alléchante.

Quelle importance qu’on jase ! D’après Stephen, les cancans allaient déjà bon train. Depuis leur excursion nocturne dans les fourrés de lord Palmerson, les langues de vipères s’en étaient donné à cœur joie. Le fait qu’elle demeure à présent sous son toit ne faisait qu’ajouter du piment aux ragots, malgré leurs nombreux chaperons. À vingt-quatre ans, elle n’était plus une enfant. Qu’on se le dise ! Les commères pouvaient bien papoter, elle s’en fichait.

Elle ne trouvait pourtant pas nécessaire de les provoquer en marchant si vite. L’allure résolue de lord Motton avait cessé de les étonner : elle les scandalisait ! Elle freina donc des quatre fers, l’obligeant ainsi à ralentir.

— Venez, je ne veux pas qu’on nous entende, marmonna-t-il une fois dehors.

Il l’emmena dans un coin obscur et la fit adosser à la balustrade. Faisant écran entre elle et d’éventuels curieux, il posa les mains sur ses épaules et la regarda droit dans les yeux.

— Jane, Thomas a retrouvé le vélocipède jaune qui a failli nous tuer. Quelqu’un l’avait jeté sur une décharge à quelques encablures de l’Academy.

Elle essaya de hausser les épaules, mais Edmund tenait ferme.

— Le propriétaire s’en sera sans doute débarrassé sur un coup de tête parce qu’il était accidenté, suggéra-t-elle.

Il aurait voulu la secouer pour qu’elle prenne la mesure de la situation car, à l’évidence, elle ne se croyait pas en danger.

— Non, Jane, les vélocipèdes coûtent trop cher. Personne n’aurait l’idée d’en jeter un, à moins qu’il n’ait été volé expressément pour nous écraser.

— C’est ridicule ! s’exclama Jane d’une voix mal assurée.

Avait-elle peur de lui ? Grand bien lui fasse ! Il avait lui-même été très inquiet, voire affolé, quand, la cherchant parmi les convives, il ne l’avait pas trouvée.

— Soyez plus prudente, insista-t-il en la secouant légèrement. Ne vous éloignez plus comme ce soir.

— Parce que je me suis éloignée ? demanda-t-elle, étonnée.

— Oui, vous avez quitté la salle de bal.

— Au bras de mon frère ! répliqua-t-elle comme on s’adresse à un aliéné. Je me suis rendue au buffet avec Stephen.

Était-il devenu fou ? C’était en tout cas l’impression qu’il donnait.

À ces mots, Motton comprit que sa peur n’était pas justifiée. De fait, que pouvait-il lui arriver devant les homards en croûte de lord Easthaven, avec son frère à proximité ?

Si infondées que soient ses craintes, elles étaient bien réelles, et il estimait de son devoir de convaincre Miss Parker-Roth qu’un danger la menaçait. De toute manière, il ne serait pas tranquille tant qu’elle ne prendrait pas la menace au sérieux.

— Redoutez-vous, comme Mr Spindel, les effets funestes du homard ? demanda-t-elle avec un petit air effronté.

Maudite petite friponne ! Comment osait-elle railler, dédaigner le souci qu’il se faisait pour elle ? Le prenait-elle pour un vermisseau du genre de Spindel ?

Edmund serra plus fort et la jeune femme émit un sifflement de douleur. Son intention n’était pas de la blesser, mais de l’aider. Il lâcha donc prise, libérant dans son cœur un flux de colère, d’insatisfaction, de crainte et, pour tout dire, de désir charnel.

On peut brutaliser un homme, mais pas une femme. Alors à quoi bon la secouer comme un prunier ? De plus, l’endroit était mal choisi pour un esclandre.

Il fit donc la seule chose qui était en son pouvoir : l’embrasser.

Ce ne fut pas un baiser délicat, car Edmund était trop nerveux. Il aurait voulu amener Jane à le croire, à lui promettre de se montrer plus prudente et à rester sur ses gardes. Son désir était de la protéger, de la défendre et de la rassurer sur ses propres intentions, non de l’obliger à se plier à son autorité.

Surprise mais pas effrayée, Jane se raidit. Son visage se ferma et elle essaya de repousser le vicomte.

Mais il ne se laissa pas débouter.

Mince ! pensa Jane.

Changeant de tactique, elle s’alanguit, lui caressa la nuque.

Ce n’était pas de l’abandon de la part de la jeune femme, mais une entreprise de séduction qui fonctionna à merveille. La colère, l’inquiétude et la contrariété de Motton s’anéantirent au feu aveuglant de son désir. Seuls demeurèrent pour lui le goût, la douceur et l’odeur de Jane.

Elle entrouvrit la bouche et l’invita à approfondir son baiser. Il la serra contre sa douloureuse érection. Il mourait d’envie de l’entraîner vers un lit moelleux, mais n’importe quoi d’autre aurait fait l’affaire.

Heureusement, il se ressaisit à temps. Pourquoi ne pas la prendre debout contre la balustrade devant toute la bonne société, tant qu’il y était ?

— Que se passe-t-il ? demanda Jane, déconcertée par ce soudain revirement.

Avec son regard aguicheur et flou, ses lèvres suaves entrouvertes et ses menus halètements qui soulevaient sa poitrine, Jane avait la mine enjouée d’une libertine.

Émergeant à son tour de la brume, elle le regarda droit dans les yeux, sourit, l’attira contre elle, inclina la tête et dit :

— Encore !

Ces deux syllabes maléfiques et si féminines, aussi tentantes que le diable, décuplèrent l’excitation du jeune homme. Si bien qu’il dut se contraindre à briser leur étreinte en reculant d’un pas. Malgré la douceur de la brise nocturne, la faible distance qui les séparait à présent semblait un abîme de glace en comparaison de la chaleur de leurs corps. Il allait avoir besoin d’une bonne douche froide.

— Vous voyez, un simple bal peut s’avérer très périlleux ! dit-il d’un ton plus dur qu’il n’aurait souhaité.

La gifle que lui donna Jane lui fit, en vérité, beaucoup de bien, car elle rappela son esprit échauffé à un minimum de raison.