— Tout le monde a remarqué que lord Motton s’intéressait de plus en plus à vous.
Jane termina de jouer avec le nœud de sa coiffe et croisa le regard rayonnant de sa mère dans le reflet du miroir. Voilà que Mrs Parker-Roth faisait déjà des projets de mariage !
— Il voulait simplement voir cette exposition.
— Ce n’est pas ce que disait la rumeur hier soir, ni ce que j’ai vu de mes propres yeux ! s’esclaffa Mrs Parker-Roth.
Finalement, Jane préféra s’affairer de nouveau sur son couvre-chef.
— Je crois qu’il a aussi besoin d’échapper à ses tantes.
— Dans ce cas, ne serait-il pas plus commode pour lui de se réfugier à son club ?
Si Mrs Parker-Roth avait assisté à la gifle magistrale que sa fille chérie avait donnée au vicomte la veille sur la terrasse, elle n’aurait pas chanté victoire si tôt.
— Il se conduit en hôte attentionné, rien de plus, expliqua Jane en regardant l’heure.
Combien de temps avait-elle passé devant sa coiffeuse ? C’était bien la première fois qu’elle se préoccupait autant de son apparence, et de ce fichu nœud !
Elle aurait déjà dû descendre. Lord Motton devait s’impatienter.
D’ailleurs, pourquoi s’attardait-elle, sinon à cause d’un irrépressible trac ? Elle s’efforça de se concentrer sur sa coiffe, mais ses mains tremblaient.
Bon sang, comment avait-elle pu le gifler ? À la décharge de Jane, le vicomte s’était conduit comme un imbécile en lui faisant une scène parce qu’elle s’était rendue au buffet avec Stephen. Avec le recul, la colère d’Edmund prêtait davantage à rire qu’à crier. Sans compter qu’il avait pris ensuite d’incroyables libertés, même si elle l’en avait presque supplié et n’avait pas opposé la moindre résistance, bien au contraire.
Mais comment avait-elle osé ?
— C’est un hôte plus qu’attentionné, répliqua sa mère.
— Parce que je suis la sœur de ses deux amis.
Pourquoi n’avait-elle pas été effrayée quand il avait posé les mains sur ses épaules ? Bien plus fort qu’elle, Edmund l’avait empoignée, tenue à sa merci.
Pourtant, elle n’avait pas eu peur, car elle savait qu’il ne lui ferait aucun mal. Il pouvait lui briser le cœur – ce qu’il ne manquerait pas de faire à la fin de la Saison, ou avant, une fois l’affaire Widmore résolue –, mais à qui la faute ? Ne pouvait-elle rester maîtresse de ses sentiments ?
Elle fit la grimace à son reflet dans la glace. Fallait-il regretter de donner ainsi son amour ? Non ! La douleur, quand elle se présenterait, ne serait que le prix de tous ces plaisirs nouveaux. Et les baisers d’Edmund étaient si plaisants ! Ses lèvres, ses bras forts, son sexe dur contre ses hanches, tout était délicieux.
Si elle ne prenait pas garde, son trouble risquait de devenir incontrôlable. La jeune femme ne parvenait toujours pas à s’expliquer pourquoi elle l’avait frappé, et avec force de surcroît. Après son départ, Motton avait dû rester un long moment tout seul sur la terrasse, en attendant que la marque de ses cinq doigts disparaisse.
Pas plus tard que le lendemain, elle s’apprêtait à le rejoindre pour se rendre, avec lui, à la galerie d’art de sa mère et flâner quelques heures ensemble.
Sans aller jusqu’à la haïr, il lui en voudrait certainement.
— Lord Motton a peut-être simplement le sens de l’hospitalité, répliqua Mrs Parker-Roth, mais je n’en crois rien. D’ailleurs, pourquoi l’accompagnez-vous ? J’ai failli tomber à la renverse quand vous êtes allés à la Royal Academy. C’est bien la première fois que vous vous intéressez à la peinture ! constata-t-elle en arquant un sourcil. En tout cas, je n’ai jamais réussi à vous y emmener.
— Euh…
Impossible de dire à sa mère que la seule raison de cette visite à la galerie de Harley Street était que le troisième fragment de la fresque pornographique de Clarence les y attendait peut-être.
À la réflexion, même sans ce dessin, elle aurait volontiers suivi Edmund pour le seul plaisir de partager sa compagnie.
Jane jeta un coup d’œil à la porte sans clé qui séparait leurs deux chambres et se rappela la nuit qu’elle venait de passer à chercher le sommeil.
— Bon, dites-moi si je vous dérange…, déclara Mrs Parker-Roth.
Jane courba l’échine pour éviter de croiser le regard inquisiteur de sa mère dans le miroir. Elle ferait mieux de finir sa toilette en vitesse, ne serait-ce que pour éviter ses questions indiscrètes.
— Dans quelle galerie allez-vous aujourd’hui, Jane ?
Enfin une question à laquelle elle pouvait répondre.
— Celle de Harley Street.
Mrs Parker-Roth n’en crut pas ses oreilles et devint pâle comme un linge.
— Comment ?
Jane se demanda ce qu’il arrivait à sa mère et se leva pour lui prendre la main.
— Maman ! Venez donc vous asseoir. Vous êtes au bord de l’évanouissement.
Mrs Parker-Roth trébucha en s’approchant de la chaise que Jane avait libérée.
— Harley Street ? répéta-t-elle d’une faible voix. Vous avez bien dit Harley Street ?
— Oui. Je ne vois pas ce qui…
Nom d’un chien, sa mère ne figurait quand même pas sur le dessin de Clarence !
C’était impossible, car cela faisait environ trente ans qu’elle se dévouait entièrement à son mari. Et, même dans le cas contraire, elle séjournait trop rarement à Londres. Son étrange réaction devait cacher quelque chose d’autre. Mais quoi ?
— Vous devriez renoncer à vous y rendre, Jane. Vous n’aimerez pas du tout, croyez-moi.
— Ne dites pas de bêtises, mère, riposta la jeune femme, qui pourtant ne s’attendait pas à apprécier plus qu’à l’ordinaire. Lord Motton a déjà tout organisé. Il m’a dit qu’il vous avait même demandé les heures d’ouverture de la galerie.
— Oui, sans doute, mais j’étais loin de m’imaginer qu’il vous y emmènerait.
À l’évidence, sa mère ne pouvait concevoir qu’un galant aristocrate emmène sa fille ordinaire où que ce soit.
Jane se raidit.
— Je compte bien y aller, maman, affirma-t-elle en espérant ne pas trahir sa nervosité. Je crois que lord Motton m’attend en bas.
Le visage dans les mains, Mrs Parker-Roth émit une plainte.
— Je vais dire à Lily de venir s’occuper de vous, maman. Vous vous sentirez mieux après une bonne tasse de thé et peut-être même une petite sieste.
— Ah…, gémit Mrs Parker-Roth en retenant Jane par le poignet.
— Qu’y a-t-il ?
— Dites à Mr Bollingbrook…, commença-t-elle avant de s’interrompre pour reprendre son souffle. Dites-lui que vous êtes ma fille. Il vous faudra sans doute patienter un peu avant qu’il ne vienne vous ouvrir, car il sera sûrement occupé à peindre dans l’atelier. De toute façon, il devrait vous reconnaître. Je vous y ai déjà traînée, je crois.
— Oui, je m’en souviens…
— Bien. Dites-lui qui vous êtes. Mais, je répète, il ne peut manquer de vous reconnaître. Il a l’œil du peintre et une mémoire d’éléphant. Dites-lui aussi que j’ai demandé qu’il ferme le cabinet bleu. Vous m’avez bien comprise ?
— Oui, bien sûr, mais…
— Bon, je vais m’allonger un peu, annonça Mrs Parker-Roth en se mettant debout. Amusez-vous bien, mais n’allez pas dans le cabinet bleu. Cela vaut mieux, croyez-moi.
— D’accord, je…, commença Jane, mais sa mère était déjà partie.
Que diable pouvait bien recéler cette salle ?
Motton s’efforçait de rester concentré sur les chevaux. Ce jour-là, un nombre inhabituel de cochers imprudents semblaient en effet s’être donné rendez-vous sur les routes. Mais la jeune femme assise à côté de lui était un bien grand sujet de distraction. En outre, il ne savait comment engager la conversation.
— Êtes-vous bien installée ?
Ce n’était pas très original, même si Jane se trémoussait sans arrêt sur son siège.
— Vous me l’avez déjà demandé, répondit-elle.
Elle disait vrai, mais ce n’était pas gentil de lui en faire la remarque.
Il arrêta l’attelage un instant afin d’éviter une voiture de maître. L’imbécile venait de lui couper la route sans regarder.
— Eh ! s’exclama Jane en s’accrochant d’une main au montant du coche et au bras du vicomte de l’autre. Faites un peu attention.
Cette fois-ci, c’en était trop.
— Je vous signale que je n’étais pas en faute.
Elle lui jeta un bref coup d’œil puis regarda de nouveau droit devant elle.
Le jeune homme commençait à perdre patience. Pourquoi fallait-il qu’elle se montre si désagréable alors que son seul désir était de garantir sa sécurité ?
Bien sûr, il aurait pu commencer par la protéger de lui-même.
Flûte ! Il fit un effort pour se détendre. Conscient de lui devoir des excuses depuis qu’il l’avait attirée la veille sur la terrasse d’Easthaven, il avait consacré une moitié de la nuit à préparer son fichu repentir.
Quant à l’autre moitié, il l’avait passée avec une érection qui aurait fait pâlir d’envie le dieu Pan, à la recherche d’un prétexte pour emprunter la porte qui séparait leurs deux chambres.
— Miss Parker-Ro…
— Monsieur le vicomte ?
— Bon sang !
Décidément, les Londoniens avaient décidé de conduire comme des fous ! Une charrette de fleurs s’était renversée et, si ses chevaux n’avaient pas été aussi bien dressés, et lui-même un excellent conducteur, leur voiture aussi aurait basculé.
— Bien joué, monsieur le vicomte ! lança Jem depuis l’arrière.
— Merci Jem !
La jeune femme allait-elle le féliciter pour sa dextérité ? Bien sûr que non…
— Ça va, Miss Parker-Roth ?
— Tout juste. J’ai manqué de me retrouver sur le pavé, cette fois-ci.
Il se garda de lui répondre sèchement, car elle avait eu peur, tout comme lui, d’ailleurs. Le silence était encore la meilleure attitude à adopter. S’il ne disait rien, il ne regretterait rien.
Il devait pourtant la convaincre que la prudence était de mise. Si elle disait vrai, un autre fragment du dessin les attendait à la galerie, ce qui les rapprocherait de la clé de l’énigme et peut-être aussi de l’identité de Satan. Le danger ne pouvait que s’accroître.
Jane soupira. Edmund jeta un coup d’œil dans sa direction, et elle esquissa un sourire en croisant son regard.
— Excusez mon agressivité, monsieur. Je n’ai pas bien dormi la nuit dernière.
Ô miracle ! Un semblant d’excuse… La balle était dans le camp d’Edmund.
— J’espère que je ne suis pas la cause de votre insomnie.
Elle ne put s’empêcher de rougir. Évidemment qu’il en était la cause ! Juste retour des choses, sans doute.
— Quant à moi, je dois vous demander pardon pour mon comportement sur la terrasse. Je n’aurais pas dû agir ainsi, et le regrette de tout cœur.
— Vraiment ?
Il eut le sentiment que la jeune femme était blessée, mais n’en était pas certain.
— Bien sûr que oui.
Ils gardèrent le silence pendant quelques instants tandis qu’ils approchaient de Harley Street.
— Vous regrettez tout ? demanda-t-elle avec une petite voix.
— Comment ?
Il tourna la tête et s’aperçut qu’elle chiffonnait sa robe. Elle lui lança un regard par en dessous puis retourna à la contemplation de son vêtement.
— Regrettez-vous tout ce qui s’est passé hier soir, ou en avez-vous… (Elle se racla la gorge.)… ou en avez-vous apprécié une partie ?
— Euh…
Où diable voulait-elle en venir ? Il eut le mauvais pressentiment que, quoi qu’il dise, il se mettrait dans son tort.
— Je regrette sincèrement de vous avoir causé du désagrément.
— Oh, si ce n’est que ça. Je n’ai ressenti aucun désagrément, expliqua-t-elle en haussant les épaules, sauf à notre retour, quand je n’ai pas trouvé le sommeil.
— Oh !
Si Jem ne l’avait pas prévenu à temps, Motton aurait sûrement dépassé Harley Street. Il s’engagea donc dans l’artère avec moins d’élégance qu’il ne l’aurait voulu.
— Vous vous souvenez que vous m’avez giflé ? Cela m’a donné la nette impression, au sens propre comme au sens figuré, que vous ne vous plaisiez pas avec moi.
— Mais si. Au contraire, dit-elle en le regardant, le visage écarlate. Je m’en excuse, je n’aurais pas dû en venir aux mains, mais vous avez l’art de m’exaspérer. Je n’aime pas qu’on me fasse ainsi la leçon.
— Qu’on vous fasse la leçon ?
De quoi parlait-elle ? La seule leçon qu’il lui aurait volontiers donnée nécessitait une chambre fermée à clé et un lit moelleux.
— Vous savez bien… au sujet de la prudence.
— Ah, oui. La prudence…
Motton jugea qu’elle aurait dû se montrer bien plus prudente avec lui, mais se garda d’évoquer le sujet, car il avait plutôt envie de lui conseiller vivement de jeter toute pudeur au feu le concernant.
Il secoua la tête pour essayer, en vain, de chasser ses tentations. Mieux valait se concentrer sur le problème qui les occupait. C’était l’occasion rêvée pour revenir sur les risques qu’ils couraient, des risques étrangers à son envie de partager le lit de Jane.
— J’insiste, Jane : il faut que vous soyez prudente. La situation pourrait devenir très dangereuse si nous trouvons… ce que vous savez, implora-t-il avec discrétion, malgré la confiance qu’il avait en Jem.
— Je suis certaine que nous le trouverons, déclara-t-elle le sourire aux lèvres avant de se tourner du côté droit de la chaussée. Oh, regardez, c’est la galerie !
Lord Motton arrêta l’attelage et tendit les rênes à son domestique. Il descendit de voiture et aida la jeune femme à en faire autant. À peine eut-elle posé le pied sur le trottoir qu’elle se dirigeait déjà à grandes enjambées vers la porte, dont elle actionna le marteau d’un grand coup sec. Comme personne ne venait, le vicomte s’empara à son tour du heurtoir et frappa plus fort. Ils patientèrent.
— Votre mère a dit que la galerie était ouverte aujourd’hui. À moins que le patron ne soit sourd…
— Elle a dit aussi que Mr Bollingbrook serait peut-être dans l’atelier. Il ne devrait pas tarder.
Le vicomte soupira d’impatience et mit les mains dans le dos.
— Je n’aime pas ça.
— Comment ?
— N’importe qui peut nous voir dans cette rue. Nous ne sommes pas en lieu sûr, fit-il remarquer en regardant sa montre. Si ce Bollingbrook ne se manifeste pas rapidement, il faudra partir.
— Oh, pour l’amour du ciel, avez-vous bientôt…
La porte s’ouvrit sur un bossu au crâne chauve, vêtu d’une blouse, qui leur jeta un regard furieux. Une longue traînée de peinture verte lui barrait le front et une tache bleue ornait l’aile de son nez.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-il d’un ton hargneux. Allez, répondez. La peinture sèche. Je n’ai pas de temps à perdre.
— Mr Bollingbrook ? se dépêcha de demander Jane avant que lord Motton ne lui lance une bordée d’injures.
— Ouais, c’est moi. Et vous, vous êtes qui ?
— Monsieur…, commença le vicomte qui bouillait littéralement.
Jane s’interposa entre Edmund et le bossu.
— Jane Parker-Roth, la fille de Cecilia Parker-Roth. Voici…
— Ah ! s’exclama le galeriste en s’écartant pour les laisser entrer. Il fallait le dire tout de suite.
— Eh bien, figurez-vous…, commença Jane à son tour.
Mais Mr Bollingbrook s’éloignait déjà.
— Fermez derrière vous, lança-t-il par-dessus son épaule. Vous retrouverez le chemin tout seuls en partant.
Jane commit l’erreur de regarder lord Motton. Son visage trahissait un curieux mélange de colère et d’effarement. La jeune femme eut beau se couvrir la bouche avec la main, elle ne put tout à fait réprimer un petit rire.
Il se pencha vers elle, amusé.
— Quelle dégaine !
— C’est un artiste, rappela-t-elle dans un haussement d’épaules.
Lord Motton referma solidement la porte.
— Votre mère a une tout autre allure, fit-il remarquer en lui prenant le bras.
— Pas quand elle est en pleine création, répondit-elle en se laissant conduire dans la première salle aux murs jaune pâle.
Cette galerie se trouvait dans un ancien hôtel particulier. Au contraire de la Royal Academy, les tableaux y étaient accrochés dans une enfilade de pièces de mêmes dimensions. Jane parcourut les lieux du regard mais ne vit, hélas, aucune statuette du dieu Pan.
— Vous ne vous imaginez pas comme l’on s’amuse au Prieuré, quand maman commence une nouvelle toile et que papa écrit un poème, observa-t-elle. Mais c’est John qui est le plus à plaindre, car il a dû jouer le rôle du père et de la mère avec les plus jeunes d’entre nous quand nos parents étaient en grands conciliabules avec les muses.
Ils passèrent devant une huile qui représentait un enfant à la mine contrariée accompagné d’un gros chien affreux.
— John m’a toujours paru très sérieux, fit remarquer lord Motton. Peut-être est-ce dans sa nature de prendre les choses en main.
— Peut-être… À moins que le chaos familial ne lui ait pas laissé le choix ? répliqua-t-elle en se tournant vers le vicomte. Et vous, monsieur, étiez-vous un enfant sage ?
— Oui, je suppose que oui, répondit Edmund, dont l’enfance n’avait pas été une partie de plaisir.
— Vous n’avez ni frères ni sœurs, n’est-ce pas ?
— Non. Et je n’ai plus mes parents non plus, ajouta-t-il avec un sourire forcé. Mais j’ai une foule de tantes !
— Comme vous dites ! confirma-t-elle en souriant à son tour. Mais elles ne vivent pas avec vous d’ordinaire, il me semble.
— Par bonheur, non ! s’exclama-t-il en s’arrêtant sur la représentation laborieuse d’une coupe de fruits. Je finirais probablement par les étrangler sans préavis au bout de quelques semaines.
— Pourtant vous les aimez.
Ce n’était pas une question. D’ailleurs, Jane avait raison : il les aimait en effet, même si elles l’exaspéraient. Elles avaient été à l’origine – surtout Winifred – des quelques moments heureux d’une enfance souvent morose.
Quand ils pénétrèrent dans la pièce suivante, qui était peinte en vert clair, un rapide coup d’œil apprit au vicomte que Pan ne s’y trouvait pas. Jane s’arrêta devant une vue de la Tamise dans la brume.
Il se demanda ce qu’aurait été sa vie s’il avait fait partie d’une famille nombreuse comme celle des Parker-Roth, avec plusieurs frères et sœurs et des parents amoureux et aimants.
Son père et sa mère l’avaient complètement négligé. En fait, ce n’était pas tout à fait exact. Son existence comptait énormément pour eux, dans la mesure où elle leur épargnait le souci d’engendrer un autre héritier. Pourvu qu’il respire, le reste les intéressait peu. Son père avait été bien trop occupé dans les bordels de Londres, et sa mère trop entichée de ses pilules, potions et autres charlatanismes.
Il avait toujours voulu un frère, ou au pire une sœur, mais il avait compris très tôt – et c’était sans doute l’une de ses premières leçons de vie – qu’il était inutile d’espérer ce qui n’adviendrait jamais. Nul ne choisissait sa famille.
Il considéra Jane qui scrutait un tableau représentant un chérubin dodu et un ermite efflanqué. S’il n’avait pu choisir ses géniteurs, il pourrait au moins choisir sa femme et créer sa propre famille avec elle. Serait-ce Jane ?
L’idée n’était pas pour lui déplaire.
— Nous devrions accélérer le pas, ne croyez-vous pas ? suggéra-t-elle. Nous ne sommes pas venus admirer les œuvres.
— Chut…, susurra-t-il en regardant autour de lui.
Par chance, ils étaient seuls. Mais leurs voix pouvaient se propager au travers des planchers et des lambris. Il n’était pas exclu, bien que ce fût peu probable, que d’autres visiteurs hantent la galerie.
— Il vaut mieux ne pas éveiller les soupçons, lui glissa-t-il à l’oreille.
Le parfum citronné de la jeune femme le ravit.
Jane promena ostensiblement son regard étonné autour de la pièce.
— Rappelez-vous : on n’est jamais trop prudent !
Encore un peu et il toucherait sa joue.
Non, jamais trop prudent… ou vigilant. Il prit de nouveau Jane par le bras et l’entraîna dans la salle attenante.
La jeune femme s’arrêta net sur le seuil.
— C’est le cabinet bleu, annonça-t-elle d’une voix étrange, presque émue.
Motton constata en effet que les murs avaient été peints dans un ton de bleu plutôt agréable.
— Et alors ?
— Maman m’a dit de ne pas entrer dans le cabinet bleu. Elle a beaucoup insisté.
— Ah bon ? s’étonna-t-il en balayant la pièce du regard.
Avec ses tableaux accrochés au mur, cette pièce ne se distinguait guère des autres. Là non plus, pas de statuette de Pan.
— Oui, répondit Jane en désobéissant. Cette salle a quelque chose de… Oh, mon Dieu !
— Jane !
Pourquoi diable se tenait-elle bouche bée, les yeux rivés sur ce grand tableau ? Elle devint soudain écarlate, puis blanche comme une morte. Ensuite, elle émit un gémissement étouffé et se précipita vers la sortie la plus proche. Deux portes fermées barraient les issues. Elle ouvrit l’une d’entre elles et s’y engouffra.
— Jane !
Lord Motton examina la toile qui l’avait mise si mal à l’aise. C’était un nu masculin. Et alors ? La moitié des peintures de cette galerie ne représentait-elle pas des personnages complètement ou partiellement dénudés ? Jane n’était pas pudibonde. Sa réaction n’avait pas été aussi vive devant la statue du dieu Pan, pourtant bien plus salace.
Il s’avança pour mieux examiner le sujet. L’homme en question paraissait plus âgé que la plupart des autres modèles et devait approcher la soixantaine. Il était allongé sur un sofa, face au peintre, la tête appuyée sur une main, tandis que son autre main reposait sur son genou gauche. Les jambes étaient nonchalamment écartées. Quant à l’artiste qui l’avait peint, il n’était pas un adepte de la feuille de vigne.
Hum, hum…
Le vicomte s’arrêta un instant sur le visage, dans l’espoir qu’il lui serait peut-être plus familier que les autres parties de son anatomie. Il aurait juré ne l’avoir jamais croisé. Pourtant, quelque chose – était-ce le regard, la forme du visage ? – lui rappelait vaguement…
Mais oui !
Il ressemblait à… comme deux gouttes d’eau ! Le tableau était signé : « C. Parker-Roth ».
Ce ne pouvait être que le père de Jane.
Mon Dieu ! Mieux valait aller la retrouver, si elle n’était pas déjà rentrée. Mais il eut soudain un doute : elle ne serait pas partie sans lui. Il alla à grandes enjambées jusqu’à la porte, l’ouvrit en grand et tomba nez à nez avec la jeune femme.
— C’est un placard, dit-elle.
— C’est ce que je vois. Vous allez bien ?
Elle fit signe que oui.
— Quel choc de voir mon père ainsi ! Bien sûr, je suis déjà entrée dans l’atelier de maman, même si je m’en abstiens. J’ai donc dû voir le tableau avant qu’il ne soit achevé, expliqua-t-elle, rouge comme une pivoine, mais pas quand mon père, euh… posait, parce qu’alors, ils ferment la porte à clé, Dieu merci ! précisa-t-elle. Quoi qu’il en soit, je ne m’attendais pas à le trouver exposé au public.
— Je comprends, et votre mère devait s’y attendre, puisqu’elle vous a conseillé de rester à distance. Il me semble cependant qu’elle aurait dû vous expliquer pourquoi, ainsi vous n’auriez pas été prise au dépourvu.
— Oui, sans doute, mais elle prend parfois d’étranges précautions. Elle ne voulait probablement pas que je sache que le tableau n’était plus entreposé à l’atelier. Je me demande si papa est au courant, même s’il s’en fiche certainement, dit-elle en secouant la tête. Les hommes ne sont pas comme les femmes, vous ne croyez pas ?
— Euh, si bien sûr.
Motton n’avait aucune envie d’exposer ainsi sa virilité au regard ahuri des passants. Jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule de Jane, il aperçut un objet de couleur blanche plongé dans l’ombre.
La jeune femme rajusta son chapeau et émit un soupir.
— Je crois que j’aimerais rentrer, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. J’ai dû mal interpréter le dessin de Clarence. Pourtant, j’étais sûre que…
— Jane.
— Quoi, encore ? Allez-vous enfin me laisser sortir de ce placard, oui ou non ?
Était-elle gênée, agacée, troublée ? Elle ne savait plus au juste quels étaient ses sentiments. La découverte de ce tableau aurait-elle été moins pénible si elle avait été seule ?
Que dirait-elle à son père et à sa mère quand elle les reverrait ?
— Regardez derrière vous, au-dessus de la toile déchirée.
— Bon, si vous voulez, soupira-t-elle.
Tournant le dos à Motton, elle distingua un tabouret, un escabeau, un balai, un cadre brisé, la fameuse toile déchirée et, juste à côté, à peine visible, quelque chose de blanc qui ressemblait à un gros pommeau dur.
— Le sexe de Pan !
Repoussant le vieux tableau, elle s’empara d’un geste brusque de l’insolente statuette.
— J’avais raison ! Il est ici.
Attrapant le pénis à deux mains, elle commença à le dévisser. Il se détacha plus facilement que celui des jardins de Palmerson. Sans doute parce qu’il avait été entreposé à l’abri de la pluie, du vent et de la poussière. Elle glissa ensuite le doigt à l’intérieur du sexe de plâtre et en retira une feuille pliée qu’elle brandit d’un geste triomphal.
— Et voilà ! cria-t-elle.
Lord Motton lui plaqua aussitôt la main sur la bouche.
— Chut. Écoutez…
Jane tendit l’oreille. Quelqu’un venait dans leur direction.
Le vicomte tira la porte du placard.
— Donnez-moi le dessin.
Elle hésitait à se séparer du précieux morceau de papier. Mais l’obscurité fut soudain si totale qu’elle craignit de le perdre. Il serait plus en sécurité dans la poche d’Edmund. Elle chercha la main du jeune homme, qu’elle trouva à grand-peine, et lui remit le croquis. On entendit un bruit de froissement quand Motton rangea le papier, puis il entraîna Jane jusqu’au fond du placard.
— Aïe ! s’exclama-t-elle quand ses orteils heurtèrent quelque chose de dur. On n’y voit rien, ici.
— Allez-vous vous taire ? souffla-t-il à son oreille.
Les lèvres du vicomte la chatouillèrent et elle dut réprimer un fou rire. D’ailleurs, elle ne comprenait pas elle-même comment elle pouvait encore avoir envie de rire en pareil cas. Non seulement on pouvait les démasquer d’un instant à l’autre mais, en plus, elle détestait les espaces clos et sombres.
Toutefois, la présence d’un homme grand et ardent rendait la situation plus supportable.
— J’ai des yeux de chat ! murmura-t-il. Cachons-nous de notre mieux derrière le tableau et les autres rebuts. Dépêchons ! ordonna-t-il en l’obligeant à se baisser.
Elle aurait aimé qu’il l’embrasse sur la joue, sur la bouche… Mais elle perdit l’équilibre et fit tomber un objet qui s’écrasa au sol tandis qu’elle atterrissait sur lord Motton.
— Oh ! s’exclama-t-elle.
— Ouille ! gémit-il.
Il retira le genou de la jeune femme de la partie la plus sensible de son entrejambe.
— Je suis désolée.
Elle essaya de s’extraire comme elle put, mais il la prit par la taille et la serra contre lui.
— Ne bougez plus.
Il s’intercala légèrement entre la porte et elle. Il agissait ainsi pour la protéger, pensa-t-elle, mais elle ne voyait pas ses propres mains.
— Tout va bien. Vous ne m’avez pas fait mal.
Soit il disait la vérité, soit il avait une maîtrise de la douleur hors du commun. Jane n’était pas près d’oublier le jour où elle avait involontairement envoyé une boule de criquet dans l’entrecuisse de Stephen. Le pauvre garçon s’était effondré de douleur, le souffle coupé, et elle avait compris à son regard qu’il valait mieux disparaître quand il reprendrait ses esprits.
— Oh, euh, j’en suis ravie ! Je suis vraiment désolée.
— N’en parlons plus.
— Vous êtes sûr que ça va ?
— Tout va bien.
Elle hocha la tête et s’efforça de se tranquilliser.
— Vous croyez qu’on nous a entendus ?
— À moins d’être sourd…, ricana-t-il.
— Oh, mince !
— Chut…
Il prit son visage entre ses mains et l’appuya contre sa poitrine. Elle se demanda d’où lui venait tant de calme. Les battements de cœur du vicomte étaient lents et réguliers, comme ceux d’un homme assis dans son fauteuil, tandis que ceux de la jeune femme étaient rapides et saccadés. Elle s’étonna que les visiteurs de la galerie ne l’entendent pas.
Mon Dieu, que se passerait-il quand ces derniers ouvriraient la porte et la trouverait en pareille posture ? Comment expliquer leur présence dans un placard ?
Quelqu’un actionna le loquet. Oh non ! Jane se mordit la lèvre pour s’empêcher de parler. Ne pas bouger, surtout ne pas bouger… comme une statue.
La porte s’ouvrit.
— Je jurerais avoir entendu du bruit, Albert.
— C’est…, commença la jeune femme en levant brusquement la tête.
C’est alors que lord Motton posa ses lèvres sur les siennes, coupant court à toute velléité de parole, mais aussi à toute pensée et à toute inquiétude, malgré l’arrivée de Mrs Parker-Roth.