Chapitre 12

— C’était sans doute un rat, suggéra Bollingbrook.

Motton continua de prêter l’oreille tout en embrassant Jane. Les baisers semblaient encore le meilleur moyen de bâillonner la jeune femme. Du moins, tant qu’elle ne gémissait pas. Il ferait en sorte qu’elle ne miaule pas, car il n’avait aucune envie que Mrs Parker-Roth les trouve dans cette position délicate.

— Un rat ! Vous avez des rats ici ?

— Enfin, Cecilia, nous sommes à Londres. Bien sûr que nous avons des rats.

Quelqu’un déplaça un objet puis pesta :

— Maudit escabeau ! s’exclama la mère de Jane. Bon, quelque chose fait obstacle, fit-elle remarquer en se baissant. Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ?

— On dirait une verge géante, non ? ricana Mr Bollingbrook. Je sais que ce n’est pas la première que vous voyez. C’est d’ailleurs la raison de votre venue ici : cacher celle de votre mari.

— Oui, certes, mais ce n’est pas tous les jours qu’on trouve un pénis tout seul au fond d’un placard.

— Il a dû tomber de la statue de Pan, d’où le bruit que nous avons entendu.

— Pan ?

— L’une des statuettes paillardes de Clarence. Vous vous souvenez quand il les a faites ?

— Bien sûr. Cleo était alors convaincue de la folie de son frère.

— Il m’en a donné une, que j’ai remisée ici dès qu’il a eu le dos tourné. Allez, donnez-moi ça.

Bollingbrook dut jeter le membre au fond du placard, car Motton reçut un objet solide sur l’épaule, ce qui le fit tressaillir et lui laisserait sans doute un joli bleu. Dieu merci, il ne l’avait pas reçu sur la tête !

On déplaça d’autres outils en ahanant.

— Voulez-vous un coup de main, Albert ?

— Ce maudit escabeau ne me résistera pas longtemps ! Avez-vous apporté un drap ?

— Oui, bien sûr, et du fil de fer aussi. Le tableau sera facile à couvrir. J’ai l’habitude.

— J’imagine…

La petite échelle se rebella de nouveau et Bollingbrook jura derechef. Pendant ce temps, Motton cessa d’embrasser Jane et observa le visage de la jeune femme dans la faible lumière.

— Chut…, murmura-t-il, ils ont laissé la porte ouverte.

Jane hocha la tête, puis Edmund jeta un coup d’œil en arrière. On ne pouvait les voir. Tout allait bien.

— J’ai fait au plus vite quand j’ai su que Jane venait, expliqua Mrs Parker-Roth. Mais j’ai eu de la peine à trouver un fiacre. J’espérais les croiser dans l’une des autres salles. Vous êtes sûr que ma fille et lord Motton n’ont pas encore eu le temps de voir la toile ?

— Je n’en sais fichtre rien ! Je ne les ai pas suivis comme un toutou. Là, vous voulez bien le tenir pour moi ?

— Mais où sont-ils, alors ?

— Je ne sais pas. Ils sont peut-être déjà repartis.

La voix de Bollingbrook semblait provenir de plus haut : il avait dû monter sur l’escabeau.

— J’ai insisté auprès de Jane pour qu’elle vous demande de fermer la salle.

— Eh bien, elle ne m’a rien dit. Voilà, passez-moi le drap.

On entendit le bruit d’un tissu qui se déroule et le vacillement d’une échelle.

— Parfait. Maintenant, rapprochons l’escabeau. Je n’ai pas envie de me rompre le cou. Pourquoi diable faut-il que vous fassiez des tableaux grandeur nature ?

Mrs Parker-Roth s’abstint de relever.

— J’espère vraiment qu’elle ne s’est pas aventurée jusqu’ici !

— Pendant combien de temps voulez-vous qu’il reste en place ?

— Je crois qu’il serait plus prudent de le garder ainsi jusqu’à notre départ de Londres.

— Vous me demandez de couvrir un tableau pendant toute la Saison ? Dans ce cas, pourquoi le laisser accroché ? La peinture est un art visuel, Cecilia.

— Certes, mais…

— J’ai compris… Il me servira à lever des fonds : un penny le coup d’œil ! Votre mari trouverait cela très distrayant.

— Mon Dieu, je sais que c’est absurde, mais comment aurais-je pu prévoir que Jane s’intéresserait soudain à l’art ?

— Je dirais qu’elle s’intéressait surtout au mâle qui l’accompagnait, gloussa Bollingbrook. Elle le regardait comme un dieu vivant.

Jane émit un petit grognement. Motton la serra plus fort contre sa poitrine et se demanda si le peintre disait vrai.

— Ils feraient un beau couple, observa Mrs Parker-Roth. Je commençais à douter que Jane trouve un jour un homme fait pour elle. Elle est très critique à ses heures, vous savez.

— Eh bien, il faut croire que la perspective de finir vieille fille rend les demoiselles moins exigeantes.

— Lord Motton est vicomte, Albert. Elle n’a pas révisé ses ambitions à la baisse.

— Ce n’était pas à son titre qu’elle faisait des œillades, Cecilia, grommela Bollingbrook. Le lascar a une belle carrure et peut se passer de faux mollets, s’esclaffa-t-il. Et puis j’imagine qu’elle est aussi ardente que sa mère !

— Albert ! Comment sauriez-vous si je suis ardente ou non ?

— Hé, vous croyez que je n’ai pas regardé ce tableau ?

— Oh !

Jane gémit de nouveau, et Motton lui caressa le dos pour la consoler, même si, en vérité, il se retenait de rire.

— Si jamais vous vous ennuyez à Londres, Cecilia, venez me rendre visite.

— Albert Bollingbrook ! Vous n’êtes pas sans savoir que je suis entièrement fidèle à John.

— Oui, je sais, c’est d’autant plus regrettable. Le veinard ! Bon, en avons-nous fini avec ce maudit escabeau, que je puisse retourner à ma peinture ?

Les voix se rapprochèrent. Motton pencha la tête au cas où les deux artistes regarderaient dans leur direction.

— Oui, bien sûr, Albert. Pardonnez le dérangement, et merci pour votre aide. Mais vous êtes bien sûr que Jane et lord Motton ne sont pas encore venus dans cette partie de la galerie ?

Bollingbrook remisa l’escabeau avec fracas.

— Je vous l’ai dit : je les ai fait entrer, puis je suis retourné peindre. Je suppose qu’ils ont jeté un coup d’œil et sont repartis je ne sais où.

La porte du cagibi se referma, étouffant les voix et plongeant de nouveau les deux jeunes gens dans l’obscurité.

— Nous ferions mieux d’attendre quelques instants que votre mère s’en aille, murmura lord Motton.

— Oui.

Il aurait été affreux, en effet, d’avoir échappé aux regards pour tomber ensuite nez à nez avec Mrs Parker-Roth au sortir du placard. Jane ferma les yeux malgré l’obscurité et appuya la joue contre le torse réconfortant d’Edmund.

— Dieu merci, ajouta-t-elle, ils ont fini par refermer. Quand j’ai entendu la voix de maman, j’ai cru mourir ! Mon cœur s’est littéralement arrêté.

Son visage fut secoué par le rire du vicomte.

— C’est ce que j’appelle une surprise !

— Une surprise ? Le mot est faible. C’était… c’était… (Elle s’interrompit, incapable de trouver un mot assez fort.) Mais comment faites-vous pour garder ainsi votre calme ?

Il haussa les épaules, et Jane dodelina de la tête.

— À quoi bon paniquer ? gloussa-t-il. Pester, crier ou sauter dans tous les sens dans ce réduit nous aurait trahis. En plus ce n’est pas très viril.

Elle pouffa à son tour.

— Exact, mais vous sembliez complètement indifférent.

— Oh, pas du tout. Avant de comprendre qu’il s’agissait de votre mère, j’étais au contraire très inquiet.

— Pourquoi ? J’aurais cru que maman était la dernière personne que vous souhaitiez rencontrer avec moi dans un placard, répliqua Jane en levant la tête.

Même avec les yeux ouverts, elle ne voyait rien. Edmund n’était plus qu’une voix désincarnée.

Pas si désincarnée, malgré tout ; Jane se blottit de nouveau contre son torse. Toutefois, ne pas voir son visage, ses yeux, sa bouche – surtout sa bouche – la troublait.

Quand viendrait le prochain baiser ? Pouvait-elle l’y inciter sans paraître tout à fait grossière ? Mais peut-être était-il préférable de ne pas provoquer de nouveaux élans amoureux. La dureté du sol commençait à la faire souffrir et son cou était tout endolori. Elle frissonna. En plus, il faisait froid !

— Je redoutais davantage que nous soyons pris au piège par Satan où l’un de ses sbires. En comparaison, votre mère était la bienvenue.

Il lui caressa la nuque à l’endroit exact où elle avait une crampe et la serra contre lui. Elle aimait sa force et sa chaleur.

— Je craindrais davantage votre père, car je doute qu’il apprécierait de vous trouver dans mes bras.

Elle se dit qu’après tout, elle n’était pas si mal dans ses bras. Ses caresses étaient si douces, fermes mais point trop.

— Aucun risque que papa quitte le Prieuré pour venir à Londres.

— Je suis certain qu’il accourrait s’il pensait que sa fille était en danger, affirma lord Motton d’un ton sévère et réprobateur. Il vous aime, n’est-ce pas ?

— Oh, oui.

Elle ne doutait pas de l’amour de ses parents. De leur disponibilité, oui – il lui arrivait souvent de se demander s’ils la voyaient –, mais elle se savait aimée.

— Alors je suis sûr qu’il viendrait ventre à terre pour me traduire en justice, et me battrait probablement à mort avant de me conduire de force devant le pasteur.

Ce scénario semblait amuser lord Motton plus qu’il ne l’effrayait.

— Euh, peut-être, oui.

Mais Jane savait que son père était beaucoup plus susceptible d’écrire un sonnet assassin pour l’occasion, à moins qu’elle ne se trompe. En tant qu’homme, lord Motton devait avoir une connaissance intime des réactions masculines.

— Je crois qu’il est temps de sortir, déclara-t-il. Je parierais que votre mère est partie et que Bollingbrook est de nouveau entre les bras de sa muse. Mais peut-être craignez-vous qu’elle vous cherche encore ?

— Non, j’imagine qu’elle est rentrée.

— Dans ce cas, allons-y. Jem doit nous attendre avec la voiture.

Il se redressa et tendit la main à la jeune femme, qui la saisit.

— Je ne vois rien, il fait trop noir.

— Agrippez-vous à moi. Je vous soutiendrai, dit-il.

Puis il commença à avancer, mais Jane freina des quatre fers.

— Je n’y vois vraiment rien, s’entendit-elle déclarer d’une voix affolée, avant de reprendre d’un ton plus posé. Je ne voudrais pas glisser sur le sexe de Pan.

— Ne vous inquiétez pas, Bollingbrook l’a jeté au fond du placard.

— Comment le savez-vous ?

— Il m’a heurté en tombant.

— Ah bon. Mais il est toujours possible de trébucher sur autre chose. Quel fouillis !

— N’est-ce pas ? Voilà, donnez-moi votre autre main, dit-il en faisant passer les bras de la jeune femme autour de sa taille. Cramponnez-vous et suivez-moi. Tout ira bien.

— D’accord.

Les mains à plat sur les abdominaux du vicomte, la joue contre son dos, elle lui emboîta le pas.

— Attendez, chuchota-t-il.

Il se dégagea des bras de Jane et sortit du cagibi en laissant la porte entrebâillée derrière lui.

La jeune femme se mordit les lèvres pour ne pas céder à l’affolement. Heureusement qu’il n’avait pas complètement refermé et qu’un peu de lumière filtrait dans le réduit. Elle prit une longue respiration et finit d’ouvrir peu à peu.

Soudain la porte s’ouvrit en grand. C’était le vicomte.

— Vous pouvez sortir. Ils sont partis.

— Ouf !

Elle sortit en toute hâte de sa cache.

— Je dois ressembler à une vraie Cendrillon.

— Non, pas tout à fait, dit Edmund d’un ton taquin, même si on voit que vous venez de nettoyer un placard très poussiéreux !

— Bon sang ! s’exclama-t-elle en passant la main dans sa chevelure en désordre. Je dois être vraiment affreuse !

— Vous ne serez jamais affreuse, que ce soit un peu ou beaucoup, déclara-t-il avec un sourire malgré son regard étrangement grave. Mais vous êtes quand même un peu poussiéreuse !

— Je n’en doute pas.

Ses jupes étant couvertes de peluches et de toiles d’araignée, elle s’épousseta comme elle put.

— Pourriez-vous vous occuper du dos, monsieur ?

— Avec plaisir.

Il commença par les épaules, puis descendit jusqu’à la taille, s’occupa de ses jupons, et suivit le tracé de ses formes – surtout les fesses – avec plus de zèle que nécessaire.

— Ah, je vous remercie.

— Il en reste encore, fit-il remarquer, un sourire carnassier aux lèvres.

— Cela ira très bien, répliqua-t-elle d’un ton sans appel.

— Très bien, concéda-t-il en lui offrant le bras. Allons-y, à moins que vous ne souhaitiez admirer d’autres peintures ?

— Non merci, j’en ai vu plus qu’assez.

— Un coup d’œil sous ce drap ne vous tente pas ?

Mrs Parker-Roth et Bollingbrook avaient fait un excellent travail.

— Non, sans façon ! répliqua Jane en le fusillant du regard, avant de sortir toute seule à grandes enjambées du cabinet bleu.

— Je loue votre mère pour son dévouement, dit-il quand il fut de nouveau à sa hauteur.

— Pourquoi ? Que voulez-vous dire ?

— Beaucoup de femmes auraient cédé à la proposition de Bollingbrook, expliqua-t-il dans un haussement d’épaules.

Jane s’arrêta net.

— Bollingbrook ? répéta-t-elle avec un air de dégoût.

— Oh, croyez-vous que votre mère aurait agi différemment avec un autre galant ?

Pour une raison inconnue, cette hypothèse décevait Edmund. Il considérait que Mrs Parker-Roth avait passé l’âge de tromper son mari. Mais libre à elle de se distraire quand elle était à Londres. Elle séjournait dans la capitale à chaque Saison, sans doute en accord avec son époux. À l’inverse de ses propres parents, ces deux-là passaient au moins le reste de l’année ensemble.

— Non, bien sûr que non. Maman ne ferait jamais une chose pareille, affirma la jeune femme d’un ton acide. Elle ne coucherait jamais avec un autre que mon père. Ne dites pas de bêtises.

— Ce n’est pas si idiot. Vous connaissez assez Londres pour savoir que ce sont des choses qui arrivent.

— Pas avec mes parents, dit-elle avec un air renfrogné. Euh, je ne voudrais pas être indiscrète, mais vos tantes ont fait une allusion qui m’a en partie échappé. Si j’ai bien compris, vos parents n’ont pas été heureux en ménage ?

Le vicomte se rembrunit. Pas heureux en ménage ? C’était à peine s’ils avaient formé un couple !

— Mon père entretenait dans la capitale une ribambelle de maîtresses, pendant qu’à la campagne, ma mère passait ses journées au lit, non avec des hommes mais avec des médicaments.

— Est-ce pour cette raison que vous n’avez pas de frères et sœurs ? Parce que votre mère était malade ? demanda Jane en posant doucement sa main sur le bras d’Edmund en témoignage de sympathie.

Nom d’un chien, comment pouvait-on se montrer aussi sotte ! Il libéra son bras et se détourna pour défier du regard une scène de chasse représentant la curée. Cette peinture convenait en tout point à son nouvel état d’esprit.

— La maladie de ma mère était imaginaire, Miss Parker-Roth, et si je n’ai pas de frères et sœurs, c’est parce que mes parents se détestaient.

— Je ne crois pas. Ils ont dû s’aimer, au moins au début, sinon pourquoi se marier ?

Le regard du jeune homme s’assombrit de nouveau. Quelle ingénue !

— Ils se sont mariés parce que mon grand-père maternel a trouvé sa fille nue dans le lit de mon père lors d’une réception.

— Oh ! s’exclama Jane, le visage cramoisi. Alors ce n’était que sexuel.

— Non. Ma mère voulait devenir vicomtesse, et son père avait hâte de marier sa benjamine. Il a dû se frotter les mains d’avoir piégé un vicomte, mais je suppose qu’un ramoneur aurait tout aussi bien fait l’affaire.

— Votre père ne pouvait-il refuser de l’épouser ? demanda-t-elle, prenant naïvement la défense de Mr Smyth. Il aurait pu leur tenir tête à tous. Il n’avait rien à se reprocher.

— C’est tout le contraire. Mon père ne savait pas dire « non ». Et c’est ainsi que mon grand-père et la moitié de la maisonnée l’ont surpris la main dans le sac, si j’ose dire, expliqua le vicomte avec une soudaine vulgarité. En bref, le mariage était inévitable. Par bonheur pour les intérêts de mon père, je suis arrivé neuf mois plus tard, ajouta-t-il avec un sourire sans joie. Du moment qu’il avait un héritier, mon cher papa pouvait s’amuser à sa guise dans autant d’alcôves londoniennes que possible.

Jane fronça les sourcils.

— Qui vous dit que ce ne sont pas des racontars ? Les seuls à connaître la vérité étaient vos parents, et je doute qu’ils vous en aient parlé.

Il écarta une mèche de cheveux qui barrait le front de la jeune femme. Comme elle était bienveillante ! Il découvrait aussi à quel point elle était inexpérimentée.

— Ils n’ont fait que ça, ma douce amie. Ne vous ai-je pas dit qu’ils se détestaient ? Mon père m’a raconté toute l’histoire à chacune de nos rares entrevues. Alors que j’étais enfant, et encore trop jeune pour comprendre, il me racontait l’épisode de ma conception, terminant immanquablement son récit par une mise en garde : « Veille à ne pas mourir, disait-il, car sinon, je serais obligé de coucher de nouveau avec ta mère. »

— C’est horrible ! s’indigna-t-elle, incapable de dissimuler sa fureur. On ne traite pas un enfant de cette manière ! Pourquoi votre mère n’est-elle pas intervenue ?

— Pourquoi aurait-elle bougé le petit doigt ? Elle n’avait pas non plus envie qu’il revienne dans son lit, dit-il en haussant les épaules, surpris d’en souffrir encore. Elle aussi m’a raconté sa version des faits, avec force détails, et comme j’ai vécu avec elle jusqu’à mon départ pour l’internat, je connais l’histoire par cœur. J’ai fini par ne plus m’en offusquer. Elle n’était pas attachée à moi, mais il faut dire qu’elle ne s’intéressait guère aux petits garçons, ou a la gent masculine en général.

Étaient-ce des larmes qu’il voyait briller dans les yeux de Jane ? Elle avait le cœur bien trop sensible, et lui bien trop endurci.

— Je suis désolé. Je vous raconte ma vie.

— Non, mais… (Elle s’interrompit pour se moucher.)… c’est affreux !

Lord Motton ne voulait pas de sa pitié.

— Mon enfance n’a pas été pire que celle de la plupart des rejetons de l’aristocratie. Votre famille est une exception, Jane. J’imagine que vos parents sont ensemble par amour ?

Il lui donna le bras et ils se remirent en route.

— Oui, c’est exact. Maman a rencontré mon père à un bal, lors de sa première sortie dans le monde. Ils ont eu le coup de foudre, et sont restés très amoureux depuis, confia-t-elle, le rouge aux joues. Nous évitons tous de passer devant l’atelier quand papa pose pour elle. Maman se laisse souvent… distraire. Vous avez vu quel genre de toiles…, conclut-elle avec un regard éloquent.

— En effet…

Il n’avait jamais rencontré Mr Parker-Roth père, mais le réalisme supposé de son épouse pouvait laisser penser que Bollingbrook avait vu juste : le père de Jane avait tout de l’homme comblé.

De fil en aiguille, il se demanda si le gardien de la galerie avait également vu juste au sujet de Jane. L’avait-elle vraiment regardé comme un dieu vivant ? Il n’en aurait pas été fâché.

Nombreuses étaient les femmes qui convoitaient son titre et son portefeuille, nombreuses aussi celles qui le trouvaient séduisant, mais jamais aucune ne s’était inquiétée pour lui. Comptait-il aux yeux de Miss Parker-Roth ? Il avait bien l’intention de s’en assurer, une fois qu’ils auraient résolu l’énigme de Clarence et qu’ils se seraient débarrassés de Satan.

En arrivant devant la porte principale, ils tombèrent sur Mr Bollingbrook qui remettait un tableau d’aplomb dans l’entrée.

— Où étiez-vous passés, tous les deux ? demanda le peintre en levant les yeux au ciel.

— Nous nous cultivions, répondit Motton d’un ton neutre.

Le vicomte aurait parié que Jane affichait une mine coupable. Et le sourire de Bollingbrook l’informa qu’il venait de gagner son pari. Quel pitoyable espion elle faisait !

— Je vois, dit l’artiste avec un sourire un peu trop entendu.

Mince ! Comment objecter sans éveiller encore un peu plus ses soupçons ?

— Ce fut une visite agréable…, commenta Motton.

— Et comment !

— Hélas, nous sommes attendus.

C’était bien sûr un pieux mensonge.

Bollingbrook hocha la tête et se tourna vers Jane.

— Votre mère est passée.

— Ah oui ? s’étonna la jeune femme en se raclant la gorge. Vraiment ? Je regrette que nous l’ayons… hum… manquée.

— C’est à se demander comment vous vous y êtes pris. Notre galerie n’est pas si vaste.

Ce fut au tour de Jane de connaître les affres de la torture.

Heureusement, lord Motton vint à la rescousse.

— Étrange, n’est-ce pas ? Mais c’est ainsi ! C’est à se demander, en effet. Encore merci pour l’accueil.

Puis il prit Jane par le bras et l’entraîna à l’extérieur.

— Revenez quand vous voulez, lança Bollingbrook en faisant au revoir de la main.

Le vicomte aida la jeune femme à monter en voiture, prit les rênes et descendit Harley Street en direction de Mayfair.

— Merci ! soupira-t-elle. Je ne savais vraiment pas quoi lui répondre.

— Dans des cas comme celui-là, ne dites rien. J’ai appris depuis longtemps que le silence est souvent la meilleure solution. Laissez à celui qui vous interroge le soin de trouver lui-même la réponse à sa question.

— Voilà qui est très sage.

Mais plus facile à dire qu’à faire, du moins pour elle. John, Stephen et Nicholas n’avaient aucune difficulté à jouer les idiots. Ses sœurs savaient également se montrer muettes comme des carpes dans l’espoir d’échapper au courroux de leur mère. Mais Jane lâchait invariablement le morceau. C’est pourquoi Stephen ne la mettait jamais dans le secret de ses vicissitudes amoureuses, car, disait-il, maman serait bientôt au courant de tout et dans le moindre détail. C’était très agaçant.

Lord Motton, en revanche, venait de lui entrouvrir son cœur. Le pauvre, comment avait-il fait pour supporter des parents aussi peu aimants ? Jane leur en voulait beaucoup. Elle les aurait volontiers étranglés, s’ils n’avaient été déjà morts. Leur haine mutuelle ne justifiait pas qu’ils déversent leur bile sur un enfant sans défense.

La main serrée sur le montant de la voiture, elle se tourna vers le vicomte. Il surveillait la circulation. C’était une excellente idée, car Harley Street était encombrée par des attelages qui se rendaient à Cavendish Square, et une foule de gens sortaient des allées. Nul doute, Londres était plus peuplé et infiniment plus bruyant que la campagne.

Elle retint son souffle lorsqu’une autre voiture leur coupa la route en manquant de les accrocher. Les chevaux hésitèrent un instant et donnèrent du col, mais Edmund ne se laissa pas intimider, et ils s’assagirent rapidement.

— Bien joué, monsieur, observa Jem.

— Le trafic est encore pire que d’habitude ! s’exclama Motton en esquissant un sourire. Du nouveau en ville aujourd’hui, Jem ?

— Non, monsieur.

Ils prirent Henrietta Street en direction de New Cavendish Street, puis d’Oxford Street. De plus en plus de voitures, de charrettes et de cavaliers se massaient autour d’eux, mais lord Motton paraissait aussi calme que s’il avait conduit sur une route déserte.

Ils venaient de dépasser Park Street quand le danger arriva.

— Monsieur ! Attention, sur la gauche !

— Je l’ai vue, Jem.

Une marchande des quatre saisons venait de renverser son étal de légumes. Navets et pommes de terre rebondissaient partout sur la chaussée. La circulation ralentit, des gens protestèrent, et la maraîchère donna des noms d’oiseau à qui voulait l’entendre. Lord Motton ralentit et jeta un coup d’œil à Jane.

— Hélas, je crains que…

C’est alors que, surgis d’une ruelle à grand renfort d’aboiement et de grognements, deux gros chiens galeux se ruèrent directement sur les chevaux du vicomte. Ces derniers, qui étaient déjà affolés par les cris des passants et les légumes égarés, s’emballèrent.

— Doucement ! s’écria lord Motton.

Jane, de son côté, était trop apeurée pour dire quoi que ce soit. Elle s’agrippa de son mieux au montant du véhicule, mais décollait de son siège à chaque secousse. Un sabot écrasa un navet, et elle se dit qu’elle risquait de finir de la même façon, si elle ne parvenait pas à s’accrocher à son siège.

Elle ferma les yeux au moment où ils passaient à toute vitesse entre un phaéton et un fiacre. Par quel miracle avaient-ils évité la collision ? Elle l’ignorait. Mais en regardant en arrière, elle vit les deux cochers qui leur lançaient des invectives accompagnées de gestes obscènes.

Le fait qu’ils arrivent sains et saufs à Oxford Street en roulant à tombeau ouvert témoignait de l’art consommé de lord Motton en matière de maniement des rênes. En arrivant à Hyde Park, il prit par Cumberland Gate, puis le long de la voie carrossable.

Les chiens avaient renoncé à les poursuivre, mais les chevaux refusaient toujours de ralentir.

— Tout doux, ordonna lord Motton. Ils seront bientôt épuisés. Je les… Mince !

— Quoi ? demanda Jane en regardant devant elle. Oh !

La vieille Mrs Hornsley et son caniche s’avançaient vers eux dans une antique calèche. Le cocher, qui était encore plus âgé que son véhicule, était de surcroît sourd comme un pot et quasi aveugle. Ils trottinaient posément au milieu de la route.

Lord Motton opta pour la seule solution possible en faisant mordre l’herbe à son équipage. Ils gravirent une petite butte dans un vacarme de tous les diables, puis frôlèrent quelques buissons avant de perdre fort heureusement de la vitesse. Jane émit un profond soupir de soulagement et lâcha enfin le montant de la voiture. Erreur !

La roue du côté passager heurta un obstacle résistant. Il y eut un craquement inquiétant et son siège se détacha d’un coup, la projetant dans les airs.

— Ah !

— Jane ! cria lord Motton.

Elle entendit retentir sa voix juste avant d’atterrir tête la première dans un buisson touffu.