Jane se pencha sur sa tasse de thé pour en humer la vapeur parfumée. Elle avait la tête lourde, l’esprit embrumé et l’estomac noué.
Avait-elle rêvé la nuit d’amour qu’elle venait de passer ?
Aïe ! Elle crispa ses paupières. Non, ce n’était pas un rêve. Son sexe était encore brûlant de leurs caresses. Elle en gardait aussi les images… Certaines étaient floues, mais beaucoup étaient étonnamment distinctes. Elle avait supplié Edmund de la posséder à plusieurs reprises – ce qu’il avait fait, la prenant assise, couchée sur le dos, la léchant, la caressant.
Que devait-il penser d’elle ? Par chance, sa mère et les tantes étaient déjà parties en visite quand elle avait enfin réussi à se traîner jusqu’au bureau de son amant. Elle n’aurait pas été étonnée d’apprendre que le mot « corruptrice » était inscrit sur son front.
Elle but une gorgée de thé dans l’espoir d’apaiser ainsi son estomac et sa migraine. Mais où donc était Edmund ? Il avait fait dire à Lily qu’il désirait voir Jane, mais il n’était pas là, ce dont elle lui était reconnaissante. Comment, en effet, pourrait-elle affronter son regard ? Pourtant, il le faudrait bien. Après tout, ne vivait-elle pas sous son toit ?
Oh ! Elle posa sa tasse pour se masser les tempes. Il s’était montré si attentionné avec elle dans la voiture, alors qu’il aurait pu profiter brutalement de la situation. Au contraire, il avait été aussi prévenant et courtois que possible étant donné les circonstances. Que serait-il arrivé si elle avait été contrainte de boire cette saleté de breuvage pendant la cérémonie de lord Griffin ?
Elle déglutit rapidement puis appuya avec ses mains sur ses yeux fermés. Non, elle ne voulait pas le savoir. C’était bien trop horrible ! D’ailleurs, elle n’aurait jamais pu…
— Tout va bien ?
— Ah ! sursauta Jane en manquant de renverser tasse et théière.
— Désolé, s’excusa Edmund. Je croyais que vous m’aviez entendu arriver.
— Non, je…
Elle baissa la tête entre ses mains en soupirant.
Il n’avait jamais vu la jeune femme aussi abattue. Depuis le début de leur folle aventure, elle s’était montrée résolue, optimiste et pleine d’énergie.
Assurément, elle avait manifesté beaucoup d’entrain la veille dans le fiacre. Il esquissa un petit sourire. Il s’était efforcé d’être à la hauteur, mais la quatrième fois, épuisé par son amante, il n’avait pu suivre.
Ce satané aphrodisiaque ne l’avait pas rendue malade, au moins ?
— Vous êtes sûre que ça va ?
Elle secoua la tête sans la sortir d’entre ses mains.
— Je me sens si… humiliée, dit-elle en reniflant à deux reprises avant de fondre en larmes.
— Jane ! s’exclama-t-il, le cœur serré.
Il était triste pour elle. Il la souleva par les épaules et la prit dans ses bras.
— Ne soyez pas gênée. Je suis le seul à savoir.
En fait, Edmund ne doutait pas que Jem ait aussi une idée très précise de ce qui s’était passé, à en juger par le regard entendu que celui-ci lui avait adressé quand, une fois arrivé devant Motton House, le vicomte était sorti du landau en portant Jane, endormie et tout ébouriffée, dans ses bras. Pour tout dire, lui-même était passablement décoiffé, à ce stade.
— Justement, vous savez. Comment se fait-il que vous supportiez encore de me toucher ?
— Jane…
Il l’emmena s’asseoir sur le divan et la prit de nouveau dans ses bras.
— Vous dites des bêtises. Pourquoi ne voudrais-je plus vous toucher ? demanda-t-il en lui embrassant le front. J’ai adoré nos caresses de la nuit derrière. Vous étiez magnifique, dit-il en toute sincérité.
En fait, leur moment d’intimité dans la voiture avait dépassé tous ses fantasmes ; au point que, désormais, il saurait comment nourrir sa propre imagination.
— Je serais ravi de recommencer, gloussa-t-il. Même si je préférerais que nous le fassions en plusieurs fois. J’étais complètement épuisé quand vous vous êtes endormie.
— J’étais si dévergondée ! fit-elle remarquer en se cachant dans le cou d’Edmund.
— Pas du tout, rectifia-t-il d’un air amusé tandis que le souvenir encore très vif de la soirée commençait à l’exciter de nouveau. Bon d’accord, peut-être un peu.
— Mais ! s’exclama-t-elle en essayant de se dégager.
Il la retint avec douceur.
— Ce n’était pas votre faute, Jane. C’était à cause de la boisson que vous avez avalée quand le fût s’est renversé sur vous. Il contenait sans doute un puissant aphrodisiaque. Une fois qu’il a commencé à agir, vous avez perdu le contrôle de vos… euh, sens.
Elle se détendit un peu.
— Ce n’était pas ma faute, alors ?
— Non, répondit-il en lui caressant le dos.
Il se souvint de la douceur de sa peau dans la voiture, et son excitation grandit. Il aurait tant aimé lui faire de nouveau l’amour, mais en prenant tout son temps cette fois-ci. La fougue, c’était bien, mais la lenteur et l’application… Comme ce serait bon !
Mais c’était hors de question. Le corps de la jeune femme devait être encore endolori par les plaisirs de la veille, d’autant plus qu’elle était encore vierge peu de temps auparavant. En outre, d’autres priorités les attendaient. Satan ne devait pas décolérer du fait que sa cérémonie chez Griffin ait tourné court. Il devait avoir soif de vengeance et les tenait sans doute à l’œil, qu’il sache ou non qu’ils étaient responsables de l’affrontement. Mieux valait en finir rapidement avec l’énigme avant que le malfrat ne leur règle leur compte pour de bon.
Motton aurait préféré tenir Jane à l’écart de tout cela, mais elle était déjà trop impliquée.
— Je vais aller chercher les fragments du dessin dans mon coffre, ainsi nous verrons ce que représente l’ensemble.
Jane sortit son mouchoir de sa poche, se moucha et releva le menton.
— Oui, bien sûr. J’ai hâte de résoudre l’énigme.
Edmund revint et étala les quatre feuilles de papier sur son bureau tandis que Jane finissait de reprendre ses esprits. Elle avait recouvré assez de maîtrise de soi pour se concentrer sur le dessin plutôt que de penser à la soirée précédente, du moins si sa migraine la laissait en paix.
Mais elle était très troublée par la présence d’Edmund. Sans doute était-ce une rémanence du breuvage qu’elle avait ingéré. Quand il l’avait prise dans ses bras quelques minutes plus tôt, elle avait eu envie de se frotter à lui. Si son corps n’avait pas été si douloureux, elle aurait probablement obéi à son désir.
Elle ne put toutefois s’empêcher de laisser échapper un gémissement.
— Vous avez mal quelque part, Jane ? s’inquiéta Edmund en posant la main sur le haut de son bras.
La pression de ses doigts donna à Jane l’impression d’être aussi nue que dans la voiture. La main d’Edmund touchait presque son sein.
Elle devait s’abstenir de gémir de nouveau et de lui dire que tout son être le réclamait. La jeune femme s’écarta légèrement du vicomte en faisant semblant de vouloir regarder le dessin sous un autre angle, suffisamment pour l’obliger à enlever sa main.
— Je crois que je suis encore un peu faible à cause de cette saleté de punch.
— Voudriez-vous encore un peu de thé ?
— Non, merci.
Elle aurait préféré qu’il se taise, car sa voix la mettait également au supplice. Quant à son parfum… Malheur, si elle ne se reprenait pas, elle risquait de perdre la tête !
Elle fit un effort pour se concentrer sur l’esquisse, qui était décevante au demeurant. Le dernier fragment n’avait pas apporté grand-chose de nouveau. Il permettait de compléter le personnage mystérieux, sans toutefois révéler son identité, qui restait cachée derrière un masque carnavalesque.
— Ah, pourquoi diable Clarence n’a-t-il pas représenté le visage de Satan ?
— Ce serait trop simple, vous ne croyez pas ? répondit Edmund en se penchant plus près pour mieux examiner le dessin. Je me demande même si Clarence connaissait son identité.
Jane eut soudain un haut-le-cœur. Elle mit la main devant sa bouche et déglutit pour être sûre de ne pas vomir. La frénésie des derniers jours – surtout l’orgie chez lord Griffin – ne pouvait tout de même pas déboucher sur un échec.
Clarence s’était-il contenté de dessiner une scène érotique de plus pour amuser ou faire jaser la bonne société venant à passer devant les vitrines des marchands de gravures ?
Non, une autre raison avait dû motiver ses actes. Sinon, pourquoi aurait-il découpé son dessin en quatre morceaux pour les dissimuler ensuite dans des statuettes ?
— Il savait certainement qui est Satan, conclut Jane.
— Rien n’est moins sûr. Très peu de personnes doivent le savoir, tandis qu’un grand nombre ont connaissance de ce croquis : Ardley, Mousingly, lady Lenden et lady Tarkington le cherchent tous. Satan aussi sait que ce dessin existe, et il n’aurait jamais laissé Clarence dresser de lui un portrait reconnaissable. Il se peut également que tout cela n’ait aucun sens, suggéra Edmund en secouant la tête. Clarence était connu pour ses excentricités. Il a très bien pu imaginer tout ça comme un jeu ou une farce dont il pensait bien sûr pouvoir se réjouir. S’il nous voit de là où il est, il doit bien rire de nous avoir fait parcourir Londres de long en large à la recherche de ses stupides statuettes.
Jane considéra l’esquisse d’un air renfrogné. Fichtre, il était bien possible, en effet, que Clarence se tienne les côtes au paradis, ou plus probablement en enfer. Même sa mère l’avait trouvé extrêmement bizarre, ce qui, venant d’une autre artiste, en disait long.
Décidément, Jane ne voulait, ou ne pouvait, se résoudre à ce que tous leurs efforts communs soient réduits à néant.
— Satan doit redouter que nous apprenions quelque chose, sinon il n’aurait pas essayé de nous tuer sur Oxford Street.
— Il faut croire ce que ce n’était que le fruit d’une étrange coïncidence, dit Edmund en haussant les épaules.
Mais la jeune femme était bien trop têtue pour s’en tenir à cette explication. N’aurait-elle fouillé dans les broussailles, ne se serait-elle cachée dans un placard, n’aurait-elle atterri dans un buisson, perdu sa virginité et participé à une orgie aux conséquences encore plus scandaleuses qu’à cause du sens de l’humour baroque de Clarence ? Non, elle ne l’admettrait pas sans preuves.
— Clarence était simplement retors. Je suis sûre que, si nous regardons bien attentivement, nous trouverons d’autres indices qui nous mettront sur la piste de Satan, suggéra-t-elle en pointant le dessin du doigt. Pour quelle raison Clarence l’a-t-il représenté avec cette canne ? Elle comporte le même motif que la bure. Et puis, pourquoi ce chien aux pieds de Satan ? Il est assis sans rien faire alors que tous les autres animaux sont occupés à… à autre chose, finit-elle par dire en rougissant.
Le motif continuait de lui rappeler vaguement quelque chose. Comme un mot que l’on a au bout de la langue, l’image disparaissait chaque fois qu’elle était sur le point de se souvenir de l’endroit où elle l’avait vue.
— Hum, acquiesça Edmund en regardant le dessin de plus près. C’est un gros chien assez déplaisant.
— Satan ne peut posséder qu’un chien méchant. Croyez-vous que c’est une piste ?
— Cela se pourrait… Nous demanderons à tante Louisa. Elle connaît tous les animaux domestiques de Londres, précisa-t-il en prenant une loupe pour scruter le coin inférieur droit du croquis. Ce pauvre Clarence baignait apparemment en plein imaginaire gothique !
Il passa la loupe à Jane pour qu’elle regarde à son tour. Cette petite portion du dessin était assez macabre. Pendu à un mur, un squelette tenait une plume, près de laquelle se trouvait un livre.
— Vous voyez ? Le livre porte le même motif que la bure et le bâton, fit remarquer Edmund. Au centre, Clarence a ajouté quelque chose qui ressemble à une pierre. L’indice aurait été plus clair avec de la couleur.
— Un rubis, s’exclama Jane. Non, ce n’est pas possible, mais on dirait…
— Quoi ?
— Je crois qu’il s’agit d’un rubis, déclara-t-elle sans quitter le dessin des yeux. Mais cela n’a aucun sens. C’est vraiment incroyable !
— Qu’est-ce qui n’a aucun sens ? demanda Edmund, exaspéré. Qu’est-ce qui est incroyable ?
— Le motif. Il s’agit sûrement d’un décor qu’il a vu puis reproduit sans y prêter attention. À moins que ce ne soit qu’un simple ornement.
— Jane ! s’exclama Edmund en plantant son regard dans le sien par-dessus le bureau. En toute franchise, je doute que Clarence se soit amusé à dessiner un motif de décoration, alors que tout le reste obéit à une même logique. Pourquoi croyez-vous soudain, alors que nous touchons au nœud de l’affaire, que Clarence se serait mis à dessiner pour passer le temps ?
— Euh…
Dit comme cela, c’était ridicule, en effet.
— Dois-je en conclure que vous reconnaissez ce motif ?
— Je… je crois, oui. Mais je fais sûrement erreur. Il ne peut en être autrement. C’est impossible que…
— Jane !
— Vous n’êtes pas obligé de crier.
— Je vous demande pardon, s’excusa Edmund avant de prendre une profonde inspiration pour essayer de contenir son irritation. Pourquoi ne pas me dire où vous pensez l’avoir vu ?
— Très bien, dit-elle en regrettant immédiatement ses paroles, car elle doutait de son souvenir. Sur le foulard du baron Wolfson, annonça-t-elle puisque, de toute façon, le vicomte insisterait pour connaître son idée absurde.
— Que dites-vous ?
— Ne criez pas.
— Désolé, s’excusa-t-il de nouveau en se redressant pour se passer la main dans les cheveux. Vous avez vu ce motif sur le baron Wolfson ?
— Oui. Sur son épingle de cravate. On le voit très bien. Un rubis serti dans un filigrane d’or. Mais quel est le sens de tout cela ? Lord Wolfson est un homme âgé, qui doit avoir dans les soixante ans. Je ne le vois pas participer au genre de cérémonies dont nous avons été témoins chez lord Griffin.
— Jane, il est peut-être vieux, mais pas mort.
— D’accord, mais tout de même… lord Wolfson ?
— Si Satan se promenait avec des cornes et une queue en forme de flèche, il ne passerait pas longtemps inaperçu, vous ne croyez pas ? fit remarquer Edmund en tapotant sur le dessin. Je parie que cet animal n’est pas un chien mais un loup. Ce qui nous ramène encore au baron Wolfson.
— Ah !
De fait, la créature ressemblait plutôt à un loup.
Edmund rassembla les fragments et les rangea de nouveau dans son coffre.
— Souvenez-vous, c’est chez Wolfson que Clarence a si sottement trouvé la mort. De plus, voilà des années que des rumeurs courent à son sujet.
— Mais il est si… bonnet de nuit ! fit remarquer Jane, pour qui Satan, même sans cornes, aurait au moins pu paraître un peu dangereux. J’ai dansé avec lui l’autre soir chez lord Easthaven.
— Vraiment ? demanda Edmund d’un air réprobateur tout en refermant la porte du coffre. Je croyais que Wolfson était abonné au buffet, au même titre que Spindel. Aviez-vous déjà dansé avec lui auparavant ?
— N-non, je ne crois pas. Je ne suis même pas certaine de lui avoir déjà adressé la parole avant ce bal.
— Peut-on savoir de quoi vous avez parlé ?
De quoi avaient-ils bien pu parler ? Elle avait prêté davantage attention à l’haleine du baron qu’à sa conversation. Beurk ! Elle pouvait presque encore sentir l’odeur de l’ail… Ensuite, elle s’était concentrée sur son épingle de cravate. Quant à Wolfson lui-même, il lui avait paru agacé qu’elle ne l’écoute pas.
— Il voulait visiter la maison de Clarence.
— Hé, hé ! C’est étonnant comme, soudain, la bonne société s’intéresse à Widmore House, vous ne trouvez pas ?
— Euh… oui.
Jane ramena une mèche de cheveux derrière son oreille. Elle était pâle et ses yeux étaient cernés et rouges.
Edmund la prit dans ses bras. Elle se raidit légèrement avant de se détendre enfin. Elle se sentait si bien contre lui. Il lui caressa le dos puis lui souleva le menton pour examiner son visage.
— Vous devriez vous reposer aujourd’hui. Demain nous affronterons la soirée hebdomadaire de Wolfson avec votre mère et mes tantes. Nous verrons bien si nous pouvons en apprendre davantage. D’accord ?
— D’accord. Oui, je… je crois que c’est une bonne idée. Je suis encore assez fatiguée.
Il la regarda déglutir, puis parut soucieux.
— Êtes-vous sûre que l’aphrodisiaque a cessé de faire effet ?
— Oui. C’est complètement passé. Je n’agirai plus jamais comme hier.
Il sourit.
— Ah, ne dites pas cela ! J’ai aimé la manière dont vous vous êtes comportée, dit-il d’un ton amusé. Même si je dois reconnaître que c’était presque trop pour moi.
Elle maugréa et essaya de se dégager, mais Edmund ne la laissa pas partir : il l’embrassa. Que les baisers de Jane étaient bons ! Bons comme son rêve de fonder une famille, mais pas à l’image de celle où il avait grandi. Jamais Jane ne le dédaignerait comme ses parents l’avaient fait. Avec elle, il connaîtrait l’amour, la passion et les rires ; des disputes aussi, car la jeune femme avait son caractère, mais ils finiraient toujours par se réconcilier, sans doute en se livrant à quelques-unes des activités explorées la veille.
— Le dévergondage est une excellente chose entre mari et femme, Jane, lui murmura-t-il à l’oreille.
— Mais nous ne sommes pas mariés, fit-elle remarquer.
— Nous le serons. Dès que nous aurons résolu ce mystère. J’obtiendrai une dispense.
Elle s’écarta pour le regarder bien en face.
— Vous n’êtes pas obligé de m’épouser.
Le vicomte faillit éclater de rire.
— Bien sûr que si. Je vous ai compromise par-delà tout espoir.
— Personne ne le saura…
— Croyez-moi, les suppositions iront bon train quand mon enfant commencera à grandir dans votre ventre.
Jane se recula vivement et, cette fois-ci, il la laissa faire.
— Je… je ne suis pas sûre d’être… enfin, euh, vous savez…
— Vous avez raison, mais c’est une forte probabilité. Dieu sait que je vous ai butinée assez de fois pour vous avoir engendré un héritier et quelques remplaçants.
En fait, il espérait qu’elle soit enceinte. Étonnamment, l’idée qu’elle porte un enfant de lui n’était pas faite pour lui déplaire.
Quant à Jane, elle était à présent rouge comme une pivoine.
— Je vous avertirai si je suis grosse…
À cet instant, la porte s’ouvrit d’un seul coup.
— Qu’est-ce que j’entends ? demanda tante Winifred l’air étonné.
— Grooosse ! Polichinelle dans le tiroiiir ! s’exclama Theo en battant des ailes. C’est la saison des amouuurs !
Bouche bée, la jeune femme devint blême. Tante Winifred tourna alors vers Edmund un regard interrogateur.
— Miss Parker-Roth me pressait de l’avertir si elle venait à prendre quelques kilos en trop à notre table, et j’étais sur le point de lui assurer que ce n’était pas le cas. N’êtes-vous pas de cet avis, tante Winifred ?
— Si, en effet, répondit Winifred d’un ton sceptique.
N’étant pas suffisamment sûre d’avoir bien entendu pour oser dénoncer son mensonge, elle ne cessait pourtant de jeter à intervalles réguliers de rapides coups d’œil en direction du ventre de Jane.
— Je vous remercie, Miss Smyth, intervint Jane, qui venait de retrouver une voix inhabituellement aiguë et fluette. Lord Motton est on ne peut plus aimable. Mon frère John m’a habituée à moins de délicatesse… Mais je suis très fatiguée. Si vous voulez bien m’excuser.
Jane sortit précipitamment de la pièce, comme si Satan en personne était effectivement sur ses talons.
Chose étonnante, la demeure de lord Wolfson était bondée. Jane se retrouva coincée dans le petit salon vert entre lady Blessdon, Miss Canton – son acolyte décharnée –, et un palmier en pot. Jane s’était souvent fait la remarque que, si on avait pu répartir équitablement le poids entre ces deux femmes, on aurait obtenu deux dames d’un poids moyen. Elles étaient occupées à colporter des racontars qui avaient échappé à la jeune femme en raison de son retrait récent de la bonne société. Elle ne prêta donc aucune attention à ce qu’elles disaient, préférant surveiller Edmund qui se trouvait à l’autre bout de la pièce. Lady Lenden et lady Tarkington lui faisaient la conversation, tandis qu’une jeune et jolie débutante se tenait trop près de lui au goût de Miss Parker-Roth.
Jane serra les poings. Par chance, ses gants l’empêchaient de se planter les ongles dans la chair.
Edmund était sien. Sauf que… Enfer et damnation ! Sa vie était un chaos ! Devait-elle l’épouser ? Si elle était vraiment enceinte, elle n’aurait pas le choix. Jane n’était pas égoïste au point de condamner un enfant à la bâtardise pour une lubie. Mais si jamais elle ne l’était pas, abstraction faite de la déception que cette pensée fit soudain naître en elle, devait-elle refuser de devenir la femme d’Edmund ? Elle l’aimait, mais était-ce réciproque ? Il n’avait rien dit de tel. De plus, son propre père s’était retrouvé pris au piège d’un mariage sans amour à cause de circonstances similaires…
— N’êtes-vous pas d’accord, Miss Parker-Roth ?
— Euh…
Lady Blessdon attendait une réponse, mais Jane n’avait pas la moindre idée de quoi il retournait.
— Pardon, je rêvassais.
Les deux femmes échangèrent un regard lourd de sens.
— Je vois à quoi vous rêvassiez, insinua lady Blessdon en désignant Edmund de la tête. Nous annoncerez-vous bientôt une heureuse nouvelle ?
Jane sentit le rouge lui monter aux joues. Elle n’avait jamais autant rougi de sa vie que depuis sa rencontre avec lord Motton dans le bureau de Clarence.
— Une nouvelle ? Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
Lady Blessdon haussa les sourcils.
— Miss Parker-Roth, vous vous doutez bien que toute la société suit avec intérêt votre… amitié aussi soudaine qu’intense avec le vicomte. Après une excursion précipitée dans les fourrés de lord Palmerson, une visite à la Royal Academy et une disparition soudaine sur la terrasse de lord Easthaven, si vous ne faites pas une déclaration bientôt, votre réputation pourrait en souffrir.
Miss Canton approuva avec énergie.
— Pardonnez ma franchise, mais votre mauvaise réputation sera alors justifiée.
Jane eut soudain un nœud à l’estomac. En vérité, elle méritait déjà qu’on ternisse sa réputation. Après ce qui s’était passé dans le fiacre, même les femmes les plus notoirement faciles la trouveraient trop dépravée pour se montrer en sa compagnie.
Miss Parker-Roth se força à sourire.
— Vous oubliez que je ne suis pas une jeune débutante, mais que je suis dans le monde depuis des années. Aussi les commères me laisseront-elles un peu plus de liberté.
— Un peu, mais pas tant que ça, rétorqua lady Blessdon.
— Mrs Eddle m’a dit que lady Iddleton lui avait dit que vous aviez des brindilles dans les cheveux quand vous êtes rentrée du jardin de lord Palmerson, persifla Miss Canton avec des yeux écarquillés, sans doute à cause de l’envie.
— Et de l’herbe sur votre jupe, ajouta lady Blessdon en donnant à Jane un coup d’œil complice.
La jeune femme lui répondit par un regard furieux.
— Les pipelettes se trompent.
En effet, si les brindilles étaient du domaine du possible, il était improbable qu’elle ait eu de l’herbe sur sa jupe. Ce n’était qu’une ruse de lady Blessdon pour insinuer qu’elle avait fait dans l’herbe avec lord Motton ce qu’ils avaient bel et bien fait dans son lit et dans ce maudit fiacre.
— Soyez tranquille, Miss Parker-Roth, la rassura Miss Canton avec un sourire. Je suis sûre que le vicomte sera à la hauteur.
Lady Blessdon acquiesça.
— D’ailleurs, certaines d’entre nous ont parié là-dessus.
— En vérité, personne ne doute qu’il vous demande en mariage, gloussa Miss Canton. C’est pourquoi nous avons modifié les termes du pari. À présent, nous parions sur le jour de la parution des bans dans les journaux.
Jane aurait aimé hurler ou frapper quelqu’un. Mais comme ni l’un ni l’autre n’était possible dans une soirée mondaine, elle se contenta de se racler la gorge.
— Oh ! C’est passionnant, mais j’ai la gorge sèche. Si vous voulez bien m’excuser, je vais partir à la rechercher des rafraîchissements.
— Le buffet est dressé dans la salle de réception, annonça lady Blessdon. Wolfson est un intolérable grippe-sou. La limonade est pire qu’à Almack.
— Oh, merci pour l’avertissement.
Jane hocha la tête, sourit et s’empressa de quitter la pièce en s’efforçant de ne pas prêter attention aux chuchotements qui s’élevèrent dans son dos. Les cancans viendraient-ils également aux oreilles d’Edmund ? Elle émit un grognement de mépris. Les femmes qui l’accaparaient ne lui en toucheraient pas mot. Ces dernières préféraient…
Soudain, un homme la saisit par le bras de sa grosse main et l’arrêta net.
— Tiens, tiens, tiens, qui voilà !