Chapitre 20

— Lord Wolfson…

Jane avait prononcé ces mots d’une voix presque étouffée. Elle se racla la gorge et s’efforça de ne pas montrer sa peur. Le baron semblait… différent. Son visage était le même, bien sûr, mais quelque chose dans son regard avait changé. À présent, elle n’avait plus de peine à croire qu’il était Satan.

— Miss Parker-Roth…, commença-t-il, tout sourires, tandis que la jeune femme était saisie par un frisson glacial. Vous êtes exactement celle avec qui j’ai le plus envie de faire un brin de causette. Et vous ? Probablement que non.

Il l’entraîna vers la porte qu’il venait d’emprunter. Jane freina des quatre fers. Où était donc Edmund ? Probablement toujours occupé à lorgner cette fichue débutante. Elle s’apprêtait à crier quand lord Wolfson lui plaqua une main sur la bouche, laissant à peine le temps à la jeune femme de prendre son souffle. Il avait plus de force qu’elle ne l’aurait cru.

— Tout doux, Miss Parker-Roth, murmura-t-il à son oreille. Vous savez, une dame bien élevée ne crie pas, du moins pas en public.

Il empestait toujours l’ail et la crasse, et, autant que leur proximité permettait à Jane d’en juger, la transpiration, sans parler d’autres odeurs corporelles désobligeantes. Un bon bain, des vêtements propres et un changement de régime ne lui auraient pas fait de mal.

Il la poussa vivement à l’intérieur de la pièce et fit claquer la porte derrière lui, étouffant ainsi les bruits rassurants des convives. Alors, seulement, il la lâcha. Elle en profita pour s’écarter, mettant entre elle et lui autant de distance que possible tout en s’efforçant de reprendre haleine.

Elle était prise au piège. De l’autre côté de la lourde porte se trouvaient la liberté et le quotidien ordinaire de la bonne société. Mais de ce côté-ci… de ce côté-ci se trouvait, elle en avait le net pressentiment, l’enfer.

Elle déglutit. Surtout ne pas paniquer. La porte n’était pas fermée à clé. Tout espoir de s’échapper n’était donc pas perdu. À moins qu’Edmund ne vienne à son secours avant.

— À quoi jouez-vous ? demanda quelqu’un.

Elle tourna brusquement la tête. Un grand échalas se tenait près d’un volumineux secrétaire. L’homme lançait des regards furieux à Wolfson.

Jane se demanda si l’inconnu lui viendrait en aide, mais son cœur se serra quand elle identifia le quidam. Les chances étaient maigres pour que Mr Helton lui ait pardonné de l’avoir poignardé.

— Connaissez-vous mon… associé ? demanda Wolfson en s’approchant de nouveau trop près de la jeune femme. De petits farceurs l’appellent Belzébuth, gloussa-t-il.

Mr Helton jeta un regard noir au baron.

— Avez-vous complètement perdu la tête ?

L’aristocrate, dédaignant les paroles de son acolyte, haussa les épaules et adressa un sourire à Jane.

— Quant à moi, ils m’appellent Satan. Ne trouvez-vous pas cela amusant ?

Au même moment, Mr Helton frappa le bureau du plat de la main.

— Nom de Dieu, c’est le bouquet ! Maintenant, vous allez devoir l’éliminer.

Lord Wolfson fit mine de caresser la joue de Jane, mais celle-ci se déroba.

— Bien sûr que je vais devoir la tuer, confirma-t-il en riant. J’ai plutôt hâte, même.

Voilà qui n’augurait rien de bon. Jane regarda autour d’elle dans l’espoir d’entrevoir une issue à la situation, ou au moins une arme. Ils se trouvaient dans le bureau du baron, une pièce plutôt lugubre aux tentures rouge sang.

Fichtre ! Ce n’était pas le moment de penser à la couleur du sang.

Des rayonnages de livres s’étalaient le long des murs. Sur sa droite, se trouvait un squelette accroché là par le maître des lieux – peut-être celui de quelqu’un qui lui avait déplu…

Non, ce genre de considérations ne l’aiderait pas non plus. Elle était déjà suffisamment apeurée, comme en témoignaient ses genoux tremblants.

— Êtes-vous devenu fou ? demanda Mr Helton. Il ne s’agit pas d’une simple catin. Sa disparition ne passera pas inaperçue. Elle a un père et des frères. Qui plus est, le benjamin est un redoutable adversaire.

— Stephen est parti pour l’Islande, ou au diable vauvert, fit remarquer Wolfson en haussant les épaules.

— Peut-être, mais pas Motton… et il est tout aussi dangereux.

Le baron s’esclaffa de nouveau.

— Encore mieux ! Je n’ai jamais aimé lord Motton. Cela fait des années qu’il m’agace en gâchant mon plaisir. J’éprouverais une grande joie à le priver du sien, confia-t-il en souriant à Jane. Couchez-vous avec lui, Miss Parker-Roth ?

— Non. Bien sûr que non ! répondit-elle en reculant en direction du squelette.

Ce macabre objet lui rappelait quelque chose, mais quoi ? Elle n’avait pas l’habitude d’observer les squelettes et c’était la première fois qu’elle en voyait un de si près.

— Vous mentez très mal, vous savez. Motton vous protège comme un molosse surveille son os préféré. Quelle n’a pas été ma surprise – ma joie, même – de vous trouver sans votre chien de garde ! dit-il en la déshabillant du regard tandis qu’elle agrippait sa jupe. Êtes-vous toujours vierge, Miss Parker-Roth ?

Elle devint immédiatement écarlate.

— Oh…

Pourquoi ne savait-elle pas mentir de façon convaincante ?

— Quel dommage ! soupira-t-il en ouvrant une vitrine, placée à côté du bureau, d’où il tira une flasque. J’espérais que vous l’étiez encore. On dit que déflorer une vierge guérit de la vérole et de quantité d’autres maladies, ajouta-t-il, visiblement déçu. J’imagine qu’on ne peut pas tout avoir. Quoi qu’il en soit, vous saignerez beaucoup. Je suis du genre brutal, vous savez. Quant à Helton ici présent, il est très bien pourvu par la nature, conclut-il avec un sourire abject.

— Je n’ai pas l’intention de violer cette fille, se défendit Helton d’un ton hargneux.

Hélas, il ne semblait pas non plus disposé à intervenir pour neutraliser lord Wolfson.

Reculant dos au squelette, Jane aperçut une canne accrochée au mur. Elle se souvenait à présent, et l’aurait fait avant si son esprit n’avait pas été paralysé par la peur. C’était le décor représenté par Clarence sur le dernier fragment du dessin. Que cela pouvait-il bien signifier ?

Elle vit lord Wolfson s’avancer vers elle en dévissant le bouchon du flacon.

— J’ai été extrêmement… fâché de voir gaspiller la boisson que j’avais pris soin de préparer pour l’initiation chez lord Griffin. Mais rassurez-vous, il m’en reste un peu ici, que j’ai gardée spécialement pour vous.

— Non !

Elle savait que, si elle avalait l’ignoble breuvage, elle agirait comme avec Edmund dans le fiacre, comme une femelle en chaleur.

Elle jeta un coup d’œil à Mr Helton. Un mélange de dégoût et de pitié se lisait sur son visage, mais il ne fit pas un geste pour la secourir.

Lord Wolfson était à présent tout près d’elle. Il la saisit par le bras et l’attira violemment contre lui.

— Ne m’aiderez-vous pas à la droguer, Helton ?

— Diable non !

— À votre guise, répliqua-t-il en plaquant la jeune femme contre le mur. Je m’en sortirai très bien tout seul, ajouta-t-il avec un sourire mauvais. J’aime quand elles résistent… cela m’excite.

En effet, elle ne tarda pas à sentir sur son ventre la verge durcie de Satan. Elle devait agir vite pour se tirer de là.

Il lui pinça le nez et lui présenta le goulot de la fiole.

— Personne ne peut se passer de respirer, Miss Parker-Roth, et vous finirez bien par ouvrir la bouche. Dans le cas contraire, je n’aurai plus qu’à vous le verser dans le gosier quand vous serez évanouie. Mais rassurez-vous, vous ne resterez pas inconsciente longtemps et ne manquerez rien de la fête, précisa-t-il en se collant à elle. Croyez-moi sur parole, vous n’êtes pas la première à vous montrer récalcitrante au début, gloussa-t-il, mais toutes changent d’avis une fois qu’elles ont bu un peu de cette potion.

Jane essaya sans succès de respirer par le nez. Elle n’avait pas l’intention de s’évanouir. Peut-être que si elle n’avalait pas le liquide…

Elle suffoqua et il en profita pour verser la boisson tout en lui maintenant la bouche ouverte avec le pouce. Malgré l’impression de noyade, Jane savait qu’elle devait saisir sa chance pendant qu’il avait les deux mains occupées.

Elle attrapa son épingle de cravate – celle-là même qui reprenait le motif de la bure et du livre –, la retira d’un coup sec du vêtement et la planta aussi fort qu’elle put dans la bosse de son pantalon.

Il hurla de douleur, laissa tomber la flasque et relâcha son emprise. Jane lui cracha le liquide au visage et bondit vers la canne, car elle avait avalé quelques gouttes et savait que le temps lui était compté. Mais la canne était fixée au mur. Jane tira donc sur l’objet de toutes ses forces et de tout son poids…

Soudain, un pan de la bibliothèque coulissa, découvrant un livre richement ouvragé – celui qu’avait représenté Clarence. Il trônait seul, dans toute sa splendeur, sur un rayonnage. La couverture imitait parfaitement le motif de l’épingle de cravate du baron.

— Bon sang ! s’exclama Mr Helton, bouche bée, avant de se ruer sur le livre pour s’en emparer.

Lord Wolfson, qui hélas s’était remis de ses émotions, lui tomba sur le dos en vociférant. Belzébuth laissa échapper son trophée.

Jane se dit que ce maudit livre devait contenir des renseignements importants et le ramassa avant de foncer droit vers la porte, et vers la liberté.

— Pas si vite, petite garce ! tonna lord Wolfson en l’attrapant par les épaules.

Il venait probablement d’assommer Mr Helton et, le poing en l’air, s’apprêtait à la frapper à son tour. Le livre glissa des mains de Jane quand le baron la força à se retourner.

Soudain la porte s’ouvrit avec fracas et Edmund apparut dans l’embrasure, tel un ange salvateur.

— Foutre ! s’exclama lord Wolfson en retournant de nouveau Jane pour l’utiliser comme un bouclier.

Ensuite, elle entendit un « clic » et quelque chose lui piqua le cou. Apparemment, Edmund n’était pas le seul à posséder un couteau pliant fait sur mesure.

— Restez où vous êtes, Motton, ou je lui tranche la gorge ! menaça Wolfson en reculant avec son otage.

Dans le couloir, quelqu’un cria et Edmund referma la porte derrière lui pour tenir les curieux à l’écart ; puis il avança d’un pas.

— Vous ne ferez qu’aggraver les choses si vous lui faites du mal. Votre secret si jalousement gardé est éventé, à présent. Vous ne pourrez pas vous en tirer.

Lord Wolfson se raidit, faisant pénétrer la lame un peu plus avant dans la chair de Jane. Mais la douleur était la bienvenue, car elle retarderait l’effet de l’aphrodisiaque. Plutôt mourir que de se comporter comme elle l’avait fait dans le fiacre.

Elle remarqua que Mr Helton était revenu à lui. Il avait rampé discrètement sur le sol pour aller ramasser le livre. Visiblement, elle était la seule à l’avoir remarqué, car Wolfson et Edmund étaient trop occupés à s’affronter.

Peut-être que, si elle réussissait à attirer l’attention de lord Wolfson sur Mr Helton, le baron lâcherait prise.

— Hé ! Argh…

L’aristocrate enfonça la lame plus profondément dans le cou de la jeune femme et le sang se mit à ruisseler. Bon, l’idée n’était peut-être pas si judicieuse après tout. Wolfson se dirigeait à présent vers la cheminée. Dans quel but ?

Jane jeta un regard à Edmund. Ce dernier n’avait pas quitté son agresseur des yeux et semblait prêt à lui sauter à la gorge. Elle en aurait été presque navrée pour le baron si celui-ci ne lui avait pas enfoncé un couteau dans le gosier.

— Laissez-la partir immédiatement, Wolfson, conseilla Edmund.

— Ce n’est pas dans mes projets. Je suis toujours en possession du livre.

— Argh.

Toutes les tentatives de Jane se soldaient par un surcroît de douleur. Si au moins elle parvenait à divertir l’attention du baron pendant assez longtemps pour qu’il pose les yeux sur l’endroit où était tombé le livre, il verrait qu’il n’y était plus. De plus, il devait se douter que Mr Helton saisirait la première occasion pour s’en emparer. N’avait-il jamais entendu l’adage selon lequel les voleurs ne se respectent pas entre eux ?

— Ah, oui, le livre, grommela Edmund. Il ne vous sortira pas du pétrin.

— Oh si ! Savez-vous au moins ce qu’il contient ?

Edmund haussa les épaules. Jane savait qu’il n’en avait aucune idée, car ils en ignoraient jusqu’à l’existence une demi-heure auparavant. Toutefois, Edmund avait de la ressource et répondit par une vague supposition tout à fait sensée.

— Des noms, répliqua-t-il. Quoi d’autre, en pareil cas ?

— Parfaitement, exulta lord Wolfson. Des noms. Beaucoup, énormément de noms. La moitié des membres de cette satanée bonne société s’y trouve avec la liste de tous leurs actes libidineux, de toutes leurs perversions et de toutes leurs transgressions sexuelles. On y trouve aussi consignés les noms de toutes les prostituées et de tous les orphelins portés disparus ces dernières années, ainsi que l’énumération de tout ce que mes disciples leur ont fait, avec ou sans leur consentement. Avec ce livre, je suis intouchable. Personne n’osera me nuire.

— Argh !

Puisque Jane ne parvenait pas à divertir l’attention de lord Wolfson, il ne restait plus qu’à attirer celle d’Edmund. Pour ce faire, elle écarquilla les yeux et les tourna dans la direction de Mr Helton. Sans en être tout à fait sûre, il lui sembla que l’homme venait d’approcher une bougie des pages du précieux grimoire.

Edmund fronça les sourcils puis jeta un rapide coup d’œil à Mr Helton avant d’afficher un large sourire quelque peu malveillant.

— Vous voulez parler du livre que Helton est en train de confier aux flammes ?

— Qu’est-ce que vous racontez ? s’écria lord Wolfson en enfonçant encore davantage son couteau.

Si elle s’en tirait vivante, Jane devrait porter des robes à cols montants pendant plusieurs semaines.

— C’est exact, cher baron, répondit Helton en laissant tomber le livre en flammes face contre terre dans le foyer. Je l’ai détruit et me voilà libre. Nous sommes tous libres : Ardley, la Souris, tous… Quand je pense que vous vous moquiez de Widmore et de son étrange petit croquis ! Vous n’êtes…

Lord Wolfson poussa un cri perçant, qui couvrit fort heureusement la description haute en couleurs que fit Mr Helton des préférences sexuelles du baron, ainsi que des habitudes peu chastes de sa mère qui avaient entraîné sa naissance. Par chance, Wolfson écarta Jane de sa route pour mieux sauter à la gorge de l’incendiaire.

La jeune femme avait très envie de décamper mais se ravisa, car elle risquait de se jeter sur le premier homme venu. L’aphrodisiaque commençait en effet à agir. Elle se pelotonna sur elle-même tout en assistant au combat de lord Wolfson et de Mr Helton.

— Jane, ton pauvre cou…, dit Edmund en lui caressant les bras et en déposant un baiser sur l’une de ses plaies.

Fichtre ! Elle eut l’impression d’être pareille aux pages brûlantes de ce fichu bouquin, tandis qu’Edmund jouait le rôle de la chandelle enflammée. Ardente, elle craignait que son désir ne la consume entièrement si Edmund n’éteignait pas rapidement l’incendie. Peu lui importait que lord Wolfson et Mr Helton s’entre-tuent – elle l’espérait presque –, pourvu qu’Edmund la prenne sur-le-champ. Et plus vite que ça de préférence !

Elle se colla à lui, le prit par la taille et passa une jambe par-dessus la sienne. La pression de sa cuisse contre son sexe était un délice. Et si en plus elle se frottait à lui…

— Jane, dit Edmund en la repoussant, moi aussi je suis content de vous voir, mais…

Un grand fracas retentit, comme si quelqu’un était passé par une fenêtre. Edmund leva la tête, et la jeune femme en profita pour vérifier l’effet qu’elle produisait sur lui : une bosse magnifique renflait son pantalon. Elle était occupée à le caresser quand la porte s’ouvrit à grand bruit pour laisser entrer les membres de la bonne société.

— Jane ! s’exclama Edmund en retirant la main de son amante. Nous ne sommes pas exactement seuls…

C’est alors qu’elle se pendit à son cou et se plaqua contre lui, sous les cris d’épouvante et autres manifestations d’indignation de l’assistance.

— Lord Wolfson m’a fait boire de sa potion du diable, déclara Jane. Vous allez vous retrouver tout nu d’ici quelques secondes si vous ne prenez pas des mesures extrêmes.

Elle lui lécha le cou pour appuyer ses dires et crut entendre une ou deux dames s’évanouir, plus quelques autres demander qu’on leur apporte des sels. Certains hommes en étaient aux sifflets et aux encouragements obscènes.

— Jane, ma fille !

La voix de sa mère rompit un instant le charme du philtre d’amour.

— Vous m’aidez ? murmura-t-elle à l’oreille d’Edmund.

Le vicomte était son unique espoir, quelle que soit la suite des événements.

Il ne l’abandonna pas et ne la déçut pas non plus. Après un rapide baiser, il la fit basculer sur son épaule, se fraya un chemin dans la foule et disparut avec elle dans la nuit.

 

Motton s’étira en faisant attention à ne pas réveiller Jane. Elle dormait sur le dos et ronflait légèrement. Une mèche de cheveux dessinait un accroche-cœur près de son œil. Il l’écarta de son visage.

Elle grogna doucement et lui tourna le dos. Il en profita pour contempler la courbe délicate de son cou et de ses épaules. Il aurait aimé y déposer mille baisers, ainsi que sur ses reins et ses fesses exquises.

Il se glissa hors du lit et alla jusqu’au pot de chambre derrière le paravent. Il ne s’était pas donné la peine de faire installer des sanitaires, car il n’utilisait plus guère cette demeure, même s’il avait été content de la trouver la veille. Rentrer avec Jane à Motton House aurait éprouvé la patience de Mrs Parker-Roth et de ses tantes. De toute manière, ils n’auraient pas pu dissimuler leurs ébats ; Jane s’était montrée bruyante et passionnée.

Il sourit. Oui, très bruyante et très passionnée. Néanmoins, il aspirait toujours à lui faire l’amour en prenant le temps, sans aphrodisiaque pour fausser son désir. Qui sait, peut-être qu’à son réveil…

Il reprit le chemin du lit mais s’arrêta en apercevant une feuille de papier posée sur le sol. De quoi s’agissait-il ? Il la ramassa. Quelqu’un – sûrement Henry, le majordome de cette maison – l’avait glissée sous la porte. Pour quelle raison ? Il avait envoyé son domestique à Motton House prévenir ces dames que Jane allait bien et qu’ils seraient de retour dans la journée. Il n’avait pas voulu qu’elles s’inquiètent. Même s’il se fichait de ce qu’elles pensaient, ces dernières devraient bien comprendre que Jane et lui avaient l’intention de se marier.

Du moins, tel était son projet, et il saurait finir de convaincre Jane. Il sourit de nouveau en la contemplant. Elle se retourna sur le dos. Les couvertures avaient glissé sur ses hanches, découvrant les courbes de ses adorables petits seins aux tétons rosés, qui n’attendaient que ses caresses.

Il jeta un nouveau coup d’œil au billet de Henry. Celui-ci l’avertissait que Wolfson s’était rompu le cou en atterrissant sur le pavé. Quant à Helton, profitant de l’agitation, il s’était faufilé par une porte dérobée, s’en tirant en toute impunité.

Motton haussa les épaules. Il était certain que, sans Satan, Belzébuth ne serait plus une menace pour personne. Tout portait à croire que, durant toutes ces années, ce dernier n’avait été qu’un pion dans le jeu de Wolfson. En tout cas, il ne serait plus un danger pour Jane.

Ça alors ! Il poursuivit sa lecture. Le père de Jane et son frère John étaient arrivés à Londres et n’étaient pas du tout contents de lui. En fait, ils avaient été sur le point de partir à sa recherche dans l’intention de lui infliger un châtiment des plus sévères. Et il ne devait d’avoir conservé sa virilité qu’à l’intercession de tante Winifred et de Mrs Parker-Roth.

— Qu’est-ce que c’est ?

Enfin, Jane était réveillée. Appuyée sur un coude, elle tenait le dessus-de-lit remonté sur sa poitrine. Il posa la missive sur son bureau et alla la rejoindre.

— Pourquoi vous cachez-vous ? Seriez-vous timide, ce matin ? demanda-t-il en souriant. Vous ne l’étiez pas hier soir.

Elle devint écarlate.

— C’était à cause de cette satanée potion du diable.

Elle considéra son érection naissante, puis son visage, et rougit de plus belle.

— Vraiment ? Était-ce la seule raison ?

Il se posta à côté d’elle, assez près pour pouvoir la toucher, mais s’en abstint. Plus tard…

Elle examina de nouveau son sexe dressé puis détourna le regard pour observer une peinture bucolique qui datait de l’acquisition de la maison par Edmund.

Où était donc passée l’accaparante Jane aux remarques mordantes et piquantes ?

Hum, il aurait bien aimé qu’elle le morde encore…

Il se pencha et abaissa délicatement le couvre-lit jusqu’à sa taille. Elle ne protesta pas ; au contraire, elle s’abandonna dans un léger soupir et se laissa retomber, les yeux fermés, sur les oreillers. Il contempla ses beaux seins blancs pendant un instant et constata que leurs pointes s’étaient dressées. Était-elle aussi excitée que lui par l’attente ?

Il examina son visage. Elle avait toujours les yeux fermés mais se mordait la lèvre inférieure.

Il en conclut que oui. Il était sûr que, s’il glissait la main entre ses cuisses, il la trouverait déjà prête à le recevoir. Cette pensée redoubla son excitation.

Il effleura ses seins et Jane sursauta en se cambrant légèrement.

Edmund interrompit sa caresse.

— La potion du diable était donc la seule raison, Jane ? N’avez-vous aucun désir pour moi sans un philtre pour vous pousser dans mon lit ou dans mon fiacre ? demanda-t-il en faisant la moue.

Elle lui jeta un coup d’œil furtif puis referma les paupières, comme si elle redoutait de croiser son regard.

— La première fois que je suis venue dans votre lit, je n’avais pas bu d’aphrodisiaque.

— Non, mais vous veniez juste de frôler la mort. Le soulagement peut agir comme une drogue.

Jane fronça les sourcils. La jeune femme avait de la peine à mettre ses idées en ordre, car tout son corps appelait la caresse. Elle vibrait de désir. Qu’attendait Edmund pour se mettre au lit et lui refaire toutes les choses délicieuses qu’il lui avait faites la veille ? Pourquoi la torturait-il avec ses questions ?

Parce qu’il doutait. Elle réussit à contenir son désir assez longtemps pour repenser à ce qu’il avait dit. Elle avait perçu un accent de vulnérabilité dans sa voix. Elle leva enfin les yeux vers lui et découvrit la même interrogation dans son regard. Comment pouvait-il douter ? N’avait-elle pas manifesté son désir de manière assez explicite ?

Cependant, le désir s’adressait au corps ; l’amour à la personne : corps, âme, cœur et esprit. Il avait besoin d’entendre qu’elle l’aimait, lui, Edmund. Elle se dressa de nouveau sur un coude et le regarda dans les yeux.

— Sachez que ce n’est pas le dessin de Clarence qui m’a poussée à vous accompagner dans cette enquête.

— Non ? demanda-t-il, surpris.

Mon Dieu que les hommes pouvaient être stupides !

— Bien sûr que non. Je l’ai fait pour vous. Cela fait des années que je vous aime, Edmund. Je vous aimais déjà avant que vous ne posiez les yeux sur moi. Et je vous aime encore aujourd’hui. Je ne serais pas ici, sinon.

Le sourire d’Edmund illumina la pièce et Jane crut presque voir la tension accumulée s’échapper de son corps. Il tendit la main vers sa poitrine, mais elle se déroba.

— Pas encore, dit-elle, car elle aussi doutait. Vous… Avez-vous des sentiments pour moi ? Ou bien est-ce que je ne représente qu’un simple apaisement sexuel ?

Il ne put s’empêcher de rire.

— Je ne suis pas sûr de m’être apaisé avec vous, Jane. Vous m’avez mis à trop rude épreuve pour cela.

Elle lui fit les gros yeux, puis considéra son sexe tendu.

— Vous ne vous en portez pas plus mal.

— On dirait bien, puisque j’ai hâte de me remettre à l’ouvrage.

Il lui caressa le sein et, cette fois-ci, elle se laissa faire. Une onde de plaisir se répandit dans tout son corps. Elle gémit et remua les hanches. Elle se dit qu’elle devrait attendre et insister pour obtenir une réponse, mais son corps ne pouvait patienter.

C’est alors qu’il s’interrompit, la faisant presque hurler de frustration.

— Jane, dit-il en l’obligeant à croiser son regard. Si je ne vous ai jamais courtisée jusque-là, c’est parce que vous ne prétendiez qu’au mariage alors que moi, je voulais le retarder le plus possible. Comme vous le savez, mes parents n’étaient pas heureux en ménage, rappela-t-il en faisant la grimace.

— Je sais. C’est pourquoi je ne veux pas que vous vous sentiez obligé de m’épouser. Je ne veux pas vous piéger comme votre mère a piégé votre père.

— Croyez-moi, s’esclaffa-t-il, je ne me sens pas piégé le moins du monde. J’ai hâte, très hâte d’obtenir une dispense spéciale dès que possible. Même si je sais que votre famille et mes tantes insisteront également pour que je vous épouse, dit-il tout sourires.

Jane se rembrunit. Il venait de l’assurer qu’il n’était pas pris au piège, mais en fait il l’était.

— Je ne veux pas qu’ils vous forcent. Je…

Il posa son index sur sa bouche.

— Nos familles devront user de la force pour m’en empêcher. Vous êtes exaspérante et agaçante, et aussi drôle, intelligente, belle et forte. Vous êtes entrée dans ma vie et je ne m’imagine plus vivre sans vous. Bien sûr que je vous aime.

Le cœur de Jane s’emplit de joie, et de désir aussi…

— Dans ce cas, venez au lit et montrez-moi.

— Encore ?

— Oui.

Il ne paraissait pas à court de désir, mais elle l’encouragea quand même volontiers en finissant de se découvrir, lui révélant la nudité de son corps et de son cœur.

— Edmund ? Je vous en prie…

— Il ne serait pas digne d’un gentilhomme de décliner une aussi délicieuse et courtoise invitation, déclara-t-il en se penchant pour lui embrasser le front. Mais nous irons lentement, cette fois-ci.

Mais cette lenteur était une torture pour Jane. Il l’embrassa longuement sur la bouche pendant que, de ses doigts, il titillait ses tétons. Il déposa une kyrielle de baisers indolents depuis son menton jusqu’à ses seins, en passant par son cou. Il s’attarda sur sa poitrine sans tenir compte des gémissements et des roulements de hanches qui visaient à l’inciter à continuer sa route. Elle aimait qu’il lui embrasse et lui mordille les tétons, mais elle avait aussi très envie qu’il fasse la même chose un peu plus bas.

Il comprit enfin le message et descendit en s’attardant sur son ventre et ses boucles, jusqu’à…

— Oh !

Dès qu’il commença à la lécher, elle ressentit un plaisir exquis. Très vite, elle fut au bord de la jouissance et lui releva la tête en tirant sur sa chevelure.

— Je croyais que nous prenions tout notre temps, cette fois-ci ? observa-t-il.

Était-il un brin essoufflé ?

Elle tira d’un coup sec et émit un grognement. Il sourit.

— Bon, la prochaine fois alors. Si je comprends bien, vous êtes prête ?

— Oui, venez.

— Très bien, dit-il en se glissant en elle tandis qu’elle frissonnait de plaisir. Ça tombe bien, moi aussi !

Elle reconnut dans la voix d’Edmund la même excitation qu’elle ressentait. Il se retira puis la pénétra de nouveau.

— Ah ! gémit Jane

Elle n’en demandait pas plus. Elle jouit, tandis qu’au même moment la chaude rosée d’Edmund la remplissait.

Ils restèrent enlacés le temps de reprendre haleine, puis Edmund se redressa et un courant d’air frais balaya la peau fiévreuse de la jeune femme avant qu’ils ne se réfugient tous deux sous les couvertures. Elle soupira et se blottit contre lui.

— Je crains que nous ne devions pratiquer souvent avant de maîtriser l’approche lente, fit-il remarquer en écartant les mèches du visage de son aimée. Nous avons toute la vie pour parfaire notre technique.

Jane sourit. Elle était détendue et se sentait agréablement dévergondée.

— Hum…

Une vie entière avec Edmund ! L’idée était réjouissante pour Jane qui, quelques jours auparavant, s’ennuyait encore en mal d’aventure, persuadée que cette Saison serait comme toutes les précédentes.

— En revanche, nous n’avons pas toute la vie pour aller affronter vos parents, votre frère et mes tantes, rappela Edmund.

— Quoi ? s’exclama Jane en se redressant. Mon père est à Londres ?

— Oui, ainsi que votre frère John. Et je doute qu’ils se réjouissent d’apprendre que vous avez passé la nuit avec moi.

— Mais ils détestent Londres ! Vous ne leur avez pas dit ce que nous faisions, au moins ? demanda-t-elle, soudain alarmée.

Edmund esquissa un sourire.

— Ai-je l’air d’un candidat au suicide ? Non, je ne leur ai rien dit, mais après ce qui s’est passé chez Wolfson, il me semble que ce n’était pas nécessaire. À l’heure qu’il est, tout le monde est au courant de notre petit secret. Je leur ai simplement fait dire que vous alliez bien et que vous étiez avec moi, pour qu’ils ne se fassent pas de souci. Cependant, je doute que cela ait suffit à calmer leurs angoisses.

— Cela devrait, pourtant, grommela Jane. Vos tantes et ma mère ont passé la semaine à me jeter dans vos bras.

— C’est vrai, acquiesça Edmund d’un ton amusé. Bon, et si nous allions leur annoncer que leurs efforts ont été récompensés ?

Jane considéra l’homme nu qui était étendu à côté d’elle. Elle avait de la peine à y croire. Peut-être devait-elle se pincer… ou mieux, le toucher, lui ?

— Jane, nous n’arriverons jamais à Motton House si vous recommencez… Oh et puis zut ! s’exclama-t-il en la faisant basculer sur le dos. Je crains que votre pauvre famille ne doive patienter encore un peu avant d’apprendre la nouvelle !