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Le prieuré 1, Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, décembre 1306

Un pingre soleil d’hiver éclairait la campagne couverte d’un épais givre lorsque Druon de Brévaux arriva en vue de l’abbatiale Saint-Martin, construite de grison2 à l’instar de nombreux édifices de la région. Les manuscrits étaient saufs en Brou-la-Noble. Il repoussa le souvenir de la vive émotion qu’il avait ressentie en se faufilant à la nuit, tel un ribleur, en l’église Saint-Lubin. Son cœur battait à se rompre, la peur lui desséchait la bouche. Il avait dû bagarrer contre lui-même afin d’avancer vers le chœur, de se rapprocher du vitrail figurant l’arbre de Jessé. Il avait dû se contraindre à baisser la tête vers la large dalle de sol descellée, puis re-scellée. Le souffle lui avait fait défaut lorsque son regard avait frôlé les ombres qui enlaidissaient les dalles voisines. Le valeureux sang d’Hugues de Plisans et celui, honni, de sa mère, Catherine. Tous deux lavés de la même eau. Ceux qui avaient découvert les cadavres connaissaient-ils déjà leur identité ? De dignes funérailles seraient-elles réservées à Plisans ? Catherine obtiendrait-elle le trou en terre non consacrée qu’elle méritait ? Celui des gredins condamnés à mort, des sorciers ou des suicidés3 ? Assez avec cela !

Pourquoi Igraine ne l’avait-elle pas occis en l’église de Brou-la-Noble afin de récupérer les manuscrits qu’elle convoitait depuis si longtemps ? Elle en avait l’opportunité, la force et la détermination. Craignait-elle véritablement qu’il les enflamme de son esconse ? Pourquoi en doutait-il tant ?

Assez avec cela aussi !

À sa commande, Brise fit halte devant le mur d’enceinte, peu haut, monté de briques dont le rouge s’était patiné d’une nuance de vieux bronze au fil des ans. Il démonta devant la porterie majeure, un peu inquiet quant à la suite, ne sachant de quelle façon aborder le frère portier4 afin d’obtenir une entrevue avec le grand-prieur, un certain Masselin de Rocé, ainsi qu’il l’avait appris de maître Renard, tavernier du Renard vert, sis à la limite de la ville fortifiée de Bellême, chez qui il avait passé la nuit et pris son déjeuner du matin. L’homme chauve, maigre et jaune de peau devait s’ennuyer dans son établissement désert, et avait bien vite accepté un gobelet de sidre, accompagné d’une causerie de bon aloi. Maître Renard n’avait pas tari d’éloges sur le monastère. Peut-être, ainsi que l’avait compris Druon, parce que les bénédictins ne prélevaient qu’une moitié du jus tiré de ses pommes, contre deux tiers, voire davantage, ainsi qu’il se pratiquait ailleurs. Selon l’aubergiste, ils faisaient œuvre de charité et s’épuisaient tout le jour en labeur aux champs, au rucher, dans les bois avoisinants pour honorer la devise gravée en haut de leur porterie : ora et labora5, le fondement de la règle de saint Benoît, bien qu’elle n’y fût pas mentionnée. L’actuel grand-prieur était le descendant d’Hugues de Rocé, fondateur du prieuré en 1067, auquel il avait abandonné tous ses biens à son entrée en religion. D’une poignée de moines armés d’une belle dévotion et d’un courage sans limites, le prieuré avait grandi, et comptait aujourd’hui une quarantaine de frères et presque le double de serviteurs laïcs. Le village de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême s’enorgueillissait de leur présence, qui faisait vivre nombre d’entre eux, vivandiers6, tonneliers, maréchaux-ferrants, marchands divers, forestiers, sans oublier les femmes employées à la lingerie ou en cuisine. Délassé par cette conversation – satisfaisante pour maître Renard puisqu’il n’y colportait que du bien des religieux, mais sans grand intérêt –, Druon avait soudain tendu l’oreille lorsque l’aubergiste avait regretté :

— Les pauvres… Y cherchent désespérément un médecin, vu qu’le leur a trépassé au printemps dernier, d’autant qu’des clabaudages de ceusses du village, l’était guère un aigle, si vous voyez où’c que j’en viens ! En bref, nos bons bénédictins priaient pour jamais requérir ses soins. D’ailleurs, l’a rendu l’âme encore vert.

— Ah, les bons mires et médecins sont comme les neiges de printemps : fort rares, avait souri Druon.

— Ben ça ! avait opiné le bonhomme. J’préfère m’en remettre à la Sainte Providence ! D’autant que ça coûte moins d’belles pièces. Parce que pour vous tirer vos maigres économies, y sont gaillards7 ! J’l’as ben vu avec feue maîtresse Renarde.

Druon lui avait resservi un gobelet, songeant qu’avec la couleur jaunâtre de sa cornée injectée de sang, il devrait ralentir un peu sur le gorgeon. Bah, un corollaire de son métier et de son état mélancolique8.

— Ça tombe mal, puisc’ y doivent juger9 une truye10 démoniaque*. En général, c’est l’moine médecin ou l’notaire du village qu’accepte le rôle d’avocat du diable11. Y’a point d’notaire à Saint-Martin-du-Vieux-Bellême. Faut vous dire, en sus, que personne se presse pour la défendre, la truye. Elle risque le bûcher, mais d’toute façon, l’aurait été égorgée à l’après-prochaine tuaille12. Bon, mais ça f’ra un spectacle. Ça manque ici, surtout en hiver.

La joie des spectateurs lors du bûcher de justice était légitimée par les textes saints, du moins leur interprétation. L’Évangile de saint Jean ne précisait-il pas : « Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il est jeté dehors, comme le sarment, et sèche ; puis on ramasse les sarments, on les jette au feu et ils brûlent13. » La chrétienté avait donc toujours, en son âme et conscience, fait libéral usage de ce supplice, qu’il fût réservé aux humains ou aux animaux.

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Après d’ultimes tergiversations dues à la crainte que son mensonge ne soit éventé bien vite, Druon de Brévaux tira sur la chaînette de la cloche pendue à la porterie principale. Rien. Il recommença, avec encore plus d’énergie. Quelques instants s’écoulèrent puis le tour de la lourde porte pivota.

— Semainier14 tourier15. Qui va là, la raison de votre visite ?

— Frère Hugues de Constantinople16. Moine itinérant, médecin, je requiers humblement hospitalité en vos murs pour quelques mois.

Pourquoi ce nouveau prénom lui était-il venu, sans même l’avoir décidé ? Un hommage posthume au chevalier templier, au fond soulagé d’avoir été occis par Igraine, tant le meurtre de Druon qu’il s’apprêtait à perpétrer lui répugnait ?

— Médecin ?

— Si fait. Et de l’avis des frères que j’ai tirés d’un mauvais pas, plutôt un bon… bien que je rougisse de cette prétention.

— Demeurez, je vais quérir le frère portier. Demeurez, n’est-ce pas ?

— Je suis fort las du périple, le rassura Druon devenu Hugues. De plus, je n’ai point communié depuis trop longtemps.

Une galopade se fit entendre, arrachant un sourire au faux Hugues de Constantinople. Fichtre ! En vérité, ils avaient désespérément besoin d’un nouveau médecin. Le raclement des traverses de la porte fit suite au bruyant cliquètement de la clef dans la serrure. Un homme âgé, se tenant voûté, s’aidant d’un bâton de marche sans doute en raison d’une maladie de vieillerie, le crâne ceint d’une maigre couronne de cheveux blancs, parut, vêtu de la robe noire et du scapulaire à capuche de même couleur de son ordre. Hugues se fit la réflexion attendrissante qu’il osait porter ses lourdes béricles17 au vu et su de tous, un courage peu commun puisqu’elles étaient objet d’intarissables moqueries, plus ou moins de derrière la main18.

Druon/Hugues inclina la tête en salut respectueux et attendit.

— Oh, le ciel, à n’en point douter ! Dieu a exaucé nos prières. Notre jeune semainier me conte que vous êtes médecin ?

— Si fait, frère portier.

— De quel ordre ?

— Franciscain19, mais j’ai obéi à tant d’autres règles au fil des années, et toutes partageaient la pureté et l’amour de Dieu, prévint-il, de sorte à s’abriter derrière cette fable en cas d’impairs qui ne manqueraient pas.

— Et vous souhaiteriez vous imprégner d’un nouvel ordre avant de repartir ? Quelques mois, au moins ?

— Si fait.

Le vieil homme malade se tourna vers le semainier, un homme encore jeune, au visage un peu poupin et réjoui, demandant :

— Mon bon Paul, courez prévenir notre grand-prieur. Je ne doute pas que dans sa coutumière magnanimité, il souhaitera recevoir un franciscain. Quant à vous mon frère voyageur, pénétrez, de grâce.

Le portier claudiqua avec peine, suivi de Druon. Ils débouchèrent aussitôt dans la cour dite d’honneur, terme bien abusif qui, dans ce petit monastère, désignait une placette pavée permettant aux chariots d’avancer à la saison pluvieuse sans trop de risque de s’embourber.

Essoufflé, le vieux moine s’appuya encore plus lourdement sur son bâton de marche.

— Une décoction de ma préparation fait merveille sur les douleurs de vieillerie, proposa Hugues en fouillant dans sa bougette et en tirant une petite fiole de terre cuite. Buvez. C’est fort amer mais efficace au preste.

— Qu’est-ce ?

— Une concentration de saule20 et d’autres simples.

Le pauvre moine avala goulûment la préparation, saluant son goût affreux d’un « pouah » sonore.

— Peut-on l’adoucir de miel ?

— Je ne sais, n’ayant pas expérimenté cette adjonction. Les principes se mêlent parfois d’étrange façon, dont certaines fâcheuses.

Un silence cordial s’établit. Paul, le semainier, reparut, devancé par un homme très grand, d’une robuste soixantaine d’années, au regard d’un chaleureux noisette.

— Masselin de Rocé, grand-prieur.

Hugues s’inclina à nouveau. Forçant les graves de sa voix, il déclina sa fausse identité et le motif de l’hospitalité qu’il sollicitait humblement pour quelques mois. Il s’inventa un long mais flou périple, évitant d’offrir trop de détails menteurs qu’il risquait d’oublier. Masselin de Rocé lui posa quelques questions et Hugues/Druon eut le sentiment qu’elles n’étaient que de forme, et que leur besoin de médecin avait déjà convaincu le grand-prieur.

Un bougonnement leur parvint. Le portier s’était un peu redressé et se tâtait le dos, un air d’étonnement peint sur le visage :

— Ah ça ! Ne dirait-on pas que je souffre moins ? Ah ça, serait-ce un miracle ?

Il fit quelques pas et dévisagea M. de Rocé, s’écriant :

— Mon bien cher père… cette exécrable concentration de simples est une merveille ! En vérité, j’ai moins mal et puis marcher avec un peu d’aise. Voici donc un aesculapius ! Quel bonheur, loué soit le Seigneur qui l’a conduit jusqu’à nous ! Oh, je vais enfin pouvoir dormir à la nuit ! Ah… dormir, enfin dormir…

Revigoré, le portier repartit vers la cour d’honneur. Masselin de Rocé sourit à Druon/Hugues.

— Mon fils, je ne puis décevoir mon bien-aimé portier, Aubin de Trimbelle, et tous les autres qui piaffent d’impatience que je leur trouve un médecin, depuis le décès de notre regretté Jacques de Salny. C’est donc avec bonheur que je vous offre l’hospitalité sollicitée. Il cligna de l’œil, ajoutant taquin : Prenez garde ! Ils ne voudront plus vous laisser repartir. Ah, vous allez également devoir vous charger d’une tâche peu ragoûtante : jouer l’advocatus diaboli d’une truye qui a occis un humain, un fieffé renégat d’ivrogne, lui dévorant le visage. Une cochette21 plus exactement.

— Pourquoi pas ? plaisanta Hugues de Constantinople. Mais afin de jouer mon rôle pleinement, et contrer au plus sévère les arguments de mon… confrère de métier, je souhaite examiner la victime et la meurtrière.

— Oh… il ne s’agit que d’une parodie de procès, observa le grand-prieur.

— Rien n’est parodie à mes yeux et tout se traite avec le même sérieux.

— Pourquoi aurais-je été déçu d’une déclaration contraire ? Mon fils infirmier vous assistera auprès de la dépouille qui sera portée en terre au demain par les rares villageois qui ont accepté cette déplaisante obligation et… auprès de notre prisonnière. Je vous escorte à l’infirmerie puis m’occuperai de vos appartements jouxtant la réserve de notre apothicaire, puisque vous faites partie des privilégiés qui ne se reposent pas au dortoir, vos chambres constituant également votre lieu de pratique.

Hugues/Druon réprima un soupir de soulagement. Ainsi Héluise pourrait débander ses seins à la nuit et procéder à ses ablutions en toute intimité, sans prétendre raser un duvet de barbe inexistant.

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En chemin vers l’infirmerie, le mire se fit la réflexion qu’il n’aurait jamais ainsi imaginé un monastère d’hommes. Régnait à l’intérieur de l’enceinte un ordre presque exagéré. Pas un ballot, un panier, un outil ou un tas de bûches abandonné dans un coin, en attente de rangement. Aucun des ornements plaisants que Dieu avait mis à disposition de ses plus fidèles sujets : ni jolies haies taillées, ni bouquetiers22, ravissement des yeux au printemps. Austère, ordonné, d’ostensible façon, jugea Druon. Au demeurant, ils croisèrent peu de moines, silhouettes rapides, mains fourrées dans leurs manches, s’inclinant sur le passage du grand-prieur sans proférer un mot. Abandonnant son examen furtif des lieux, il se renseigna :

— L’édit royal de 1131 de Louis VI le Gros, interdisant la divagation des cochons dans les villes à la suite de la mort de son fils héritier, Philippe, occis par l’un d’eux en le faisant chuter, n’est-il pas appliqué23 ?

— Peu dans les campagnes, puisque les pourceaux font fuir les loups24, d’autant que je doute qu’ils aient entendu parler de cet édit. Même les citadins s’en plaignent ! Les cochons au cou orné d’une clochette afin de signaler leur approche parfois brutale, servaient avant tout à diminuer, à peu de frais, les tas d’immondices accumulés. Sans leur aide bénévole et leurs panses voraces, lesdits tas s’accumulent, puent à dégorger et attirent moult vermine. Quoi qu’il en soit, le sieur Nicol Lachaume, de triste réputation, fut retrouvé mort et dévoré dans l’enclos de la cochette. Sans doute l’ivresse, qui ne le quittait jamais, l’aura-t-elle mené dans ce lieu étrange.

— Mais…

— Votre ordre mineur prône le dialogue et la prédication. En revanche, nous sommes soumis à une exigence de silence, hormis pour transmettre les informations d’importance. Votre question en faisait-elle partie ? l’interrompit sans rudesse Masselin de Rocé.

— Votre pardon, mon père. Je jacasse telle une pie, puisqu’en effet, nous y sommes encouragés pour l’édification de tous. Votre pardon, en vérité. Je réserverai mes questions et remarques à mon contradicteur, le jour du procès.

— Le pauvre, se permit toutefois le grand-prieur dans un rire. Le procès peut donc se tenir au demain, après la midi.

Une course rythmée par le claquement de semelles de bois puis un « seigneur mon père, mon père » essoufflé les arrêta alors qu’ils pénétraient dans le jardinet de l’infirmerie.

Masselin de Rocé se tourna. Un jeune moine qui semblait à peine sorti de l’enfance, les joues échauffées d’effort et de froid, reprit bruyamment sa respiration avant de déclarer d’un trait :

— J’ai couru dans toute l’enceinte à votre recherche, seigneur mon père.

— Eh bien, mon fils semainier de cuisines ?

— La femme Crépin, Denyse Crépin, vous supplie de l’entendre.

— Je n’ai guère le temps, il me faut préparer le procès…

Embarrassé, le très jeune homme insista :

— Ben, c’est que… Elle pleure tant que nous ne savons qu’en faire. Je l’ai installée en cuisines… Sans doute pas une judicieuse idée de ma part… son défunt y travaillait… mais il y fait agréablement chaud… elle nous bouleverse le cœur. C’est une pauvre et bonne femme25.

— Que me veut-elle ?

— Toujours la même chose, seigneur mon père. Cette bénédiction qu’elle vous implore de lui accorder. Elle tremble telle une feuille au vent mauvais à l’idée que vous refusiez.

— Loin de moi cette idée. De braves gens malmenés par la fatalité. Précédez-moi, mon fils, afin que je la rassure à ce sujet. Se tournant vers Druon, il conclut : Votre pardon, fils-médecin. Il me faut sitôt me consacrer à cette affaire. Mais mon fils infirmier vous apportera son concours. À vous revoir bien vite.

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Hugues/Druon se pencha vers la dépouille allongée dans l’infirmerie et tira le drap qui la couvrait. Le frère infirmier, d’une trentaine d’années, au visage plaisant, à la couronne de cheveux d’un noir de jais, au regard très bleu, collait à son épaule, intrigué, surveillant le moindre de ses gestes.

À l’évidence, tout le monde se contre-moquait de la victime et encore plus de la truye, sauf ses propriétaires qui devraient acquitter les frais de transport, du procès et du bûcher, en plus des dommages à la famille du trucidé, si leur animal était condamné26. Autant donc briller aux yeux de ses nouveaux « frères » et du grand-prieur, quitte à déplaire à l’avocat commis pour la partie adverse.

Le visage de l’homme avait été à moitié dévoré, le nez, une moitié du front et une joue arrachés, peut-être par un animal à forte denture, comme en témoignaient les chairs lacérées et en lambeaux. Druon examina le cuir chevelu et les hardes du défunt. Deux blessures profondes à la poitrine et une plaie nécrosée à la cuisse retinrent son attention. Il les explora avec soin. N’y tenant plus de curiosité, l’infirmier chuchota :

— Qu’en faites-vous, frère médecin ? Eh oui, les nouvelles, surtout bonnes, voyagent vite. À ce sujet, permettez-moi de vous exprimer ma joie à vous voir céans. Qu’en faites-vous ?

— Les plaies du thorax ont été provoquées par une lame large, possédant un fil cranté.

— Un couteau de chasse ?

— Hum… Quant à la nécrose des tissus de la cuisse, elle est consécutive à une terrible infection et suppuration qui remontent à plusieurs jours, une semaine sans doute.

— Avait-il été gravement blessé avant de trouver la mort dans l’enclos de la cochette, ce qui allégerait la culpabilité de l’effrontée à quatre pattes ? plaisanta le moine.

— Ah, je garde la primeur de mes découvertes pour mon opposant ! rétorqua le jeune mire, feignant le sérieux. D’ailleurs, j’aimerais rencontrer ma cliente.

— Je vous mène à la prison. J’avoue à ma grande honte que je suis impatient d’entendre vos… échanges. Vile curiosité de ma part.

— Non pas. La curiosité est une des plus belles qualités de l’Homme, souhaitée par le Créateur, contrairement à l’indiscrétion.

L’infirmier le conduisit à la prison du monastère, petit appendice de l’hostellerie, qui comprenait quatre geôles de surface très réduite, toutes vides à l’exception de celle réservée à la jeune truye.

— Cochette, je suis votre avocat, s’annonça Hugues.

L’animal, affolé par sa captivité, la brutalité avec laquelle on l’avait traité depuis la découverte de cet homme qui puait dans son enclos, grogna et fonça. Elle se cogna aux barreaux de sa minuscule prison.

— Allons, allons, calmez-vous, cochette, conseilla Hugues d’une voix douce en passant la main dans la cage. Je suis là pour vous aider. Certes, même si vous êtes acquittée, et je m’y emploierai, votre destin n’est guère enviable.

— Gare, ça mord fort !

— Le merci, sourit le mire, sans retirer sa main.

— Je n’aime guère ces animaux27, précisa l’infirmier, une moue de dédain crispant ses lèvres.

Comme si elle avait pu comprendre, la truye hésita puis s’approcha avec prudence. Son groin se plissa alors qu’elle reniflait l’homme, qu’elle perçut aussitôt en femme.

— Tiens donc, cochette… Vos défenses ont été sciées afin de vous rendre moins dangereuse. Intéressant.

Poursuivant son monologue au profit de la gorette, Hugues/Druon l’assura de sa certitude : elle n’avait pas occis l’homme, peut-être un peu grignoté son visage, et encore, il n’en aurait pas juré. Il se faisait donc fort de le démontrer aux juges.

Amusé et admiratif, l’infirmier le conduisit ensuite à son logement en précisant :

— Installez-vous. Je ne doute pas que notre admirable père vous aura fait porter un change de vêtements laïcs ainsi qu’une collation en attendant notre souper au réfectoire. Votre jument doit déjà être dessellée, bouchonnée et abreuvée en nos écuries.

— Mes manuscrits médicaux et mon appareillage se trouvaient dans sa sacoche de selle.

— Je gagerais qu’ils sont déjà dans vos appartements. À vous revoir très vite, avec plaisir, mon frère en Jésus-Christ. Au fait, je me nomme Agnan. Agnan Letertre. Avec votre permission et bien que mes connaissances ne puissent se comparer aux vôtres, je vous viendrai parfois poser des questions médicales qui m’intriguent et que notre défunt frère médecin ne sut… résoudre. Il a passé bien jeune. Paix à son âme. Ah, notre bon père requiert votre présence lors de notre souper, afin de vous présenter à tous.

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Une fois la porte refermée, Druon/Hugues détailla son nouveau royaume, bien loin du confort qui lui avait été réservé dans la prison luxueuse de la baronne Béatrice, ou chez le seigneur de Verrières, ou même en l’auberge du Chat borgne tenue par l’aimable, touchante mais impressionnante maîtresse Borgne28. Il souhaita qu’elle se portât bien. Un jour, quand les redoutables tempêtes amoncelées au-dessus de sa tête ne seraient plus qu’un mauvais souvenir, il la visiterait.

Son royaume, donc, se limitait à trois petites pièces en enfilade. Sa chambre, la moins exiguë, était meublée d’un étroit lit sur lequel s’alignait un change de vêtements, d’une almaire29 de piètre qualité, d’une petite table de travail et d’une chaise, d’une étagère sur laquelle reposait sa cuvette d’ablution ainsi que d’une escame30 à la tapisserie râpée, sans oublier un pot d’aisance dissimulé derrière un paravent. Détail plaisant, un panier de vivres et une boutille de vin avaient été déposés sur la table, non loin de la sacoche de Brise. Deux autres chambres la précédaient qu’il décida de transformer en pièce d’attente et en salle d’examens pour laquelle il demanderait deux sièges et une autre table de travail. Un lieu bien austère, mais offrant le seul véritable luxe qui lui importât : la solitude.

Il avala une gorgée de vin, croqua quelques prunes sèches et se lava avant d’enfiler un chainse élimé aux manches, des braies31 de bure, une tunique en laine bouillie et une aumusse32, sans oublier des chaussures en gros cuir éraflé et semelles de bois.

Il était fin prêt pour le souper d’après vêpres et bénit la règle de silence absolu lors des repas de réfectoire, qui lui épargnerait de parler et de conter menteries et billevesées.

1. Son église, Saint-Martin, construite au XIe siècle, fut longtemps l’abbatiale des moines bénédictins du prieuré, qui dépendaient de l’abbaye de Marmoutier, non loin de Tours. Le déclin du prieuré commença au XVIe siècle et il avait déjà disparu avant la Révolution, faute de vocations.

2. Conglomérat naturel de silex, de quartz, d’argile et de minerai de fer de couleur sombre.

3. N’étaient pas frappés d’excommunication les suicidés dont l’état mental pouvait excuser leur geste aux yeux de l’Église.

4. Il détenait les clefs et surveillait les entrées de l’abbaye et les parloirs.

5. Prie et travaille.

6. Intermédiaire qui revendait les denrées alimentaires. « Denrée », du vieux français « denerée », ce que l’on pouvait acheter pour un denier.

7. Le terme n’avait à l’époque aucune connotation « leste ».

8. Dépressif.

9. Les procès d’animaux étaient relativement fréquents, voir annexe en fin d’ouvrage. Ils devaient respecter les formes de la justice réservée aux humains.

10. Truie.

11. Le terme désignait l’ecclésiastique chargé de présenter des arguments contre une canonisation. Il fut très rapidement utilisé pour désigner ceux qui défendaient l’indéfendable, auquel ils ne croyaient pas eux-mêmes.

12. Ou « tuée ». Le cochon était abattu au cours des mois froids, de novembre à février, et tout devait être salé, fumé, cuit ou mangé en 48 heures afin d’éviter que la viande ou les abats ne s’altèrent.

13. 15:6

14. Moine à qui était confiée chaque semaine une différente tâche.

15. Moine chargé de faire pivoter le tour, sorte de judas. Autorisé à parler, surtout avec des extérieurs, il partait également en tournée afin de collecter les aumônes.

16. La particule n’impliquait pas nécessairement un état de noblesse, mais très souvent une simple provenance.

17. De béryl, a donné « bésicles ». Lunettes. Elles furent inventées vers le XIIe siècle et on les dissimulait puisqu’elles étaient perçues comme une marque d’infirmité.

18. En discrétion.

19. Ordre des frères mineurs, crée en 1210 sous l’impulsion de François d’Assise et fondé à l’époque sur la pauvreté absolue et la prédication, donc l’itinérance.

20. Dont nous avons tiré l’acide salicylique qui porte son nom, donc l’aspirine.

21. De « coche » : truie. Jeune truie destinée à la reproduction. Dès la première mise-bas, elle devient une truie.

22. Petit jardin strictement ornemental, de taille en général modeste. Il fournissait des fleurs destinées à l’agrément et au fleurissement des autels.

23. Seuls les moines antonins en furent exemptés.

24. Rappelons que les cochons d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir avec leurs ancêtres du Moyen Âge, beaucoup plus proches du sanglier et armés d’impressionnantes défenses au point que même les loups s’en méfiaient. Ceci explique, pour une part, la liberté dont jouissaient ces animaux, véritables chiens de garde, qui allaient et venaient dans les villages, en plus du fait qu’ils se nourrissaient des déchets, allégeant la corvée de ramassage.

25. Les locutions « Bon homme » et « Bonne femme » sont à prendre au premier sens. Elles n’ont pas du tout le côté un peu injurieux et goguenard qu’on leur accorde aujourd’hui.

26. Tel était le cas pour les procès d’humains et d’animaux, en plus des dommages aux victimes, expliquant que bien souvent les parents de l’accusé(e) ne se fassent pas connaître.

27. Étrangement, cet animal sociable et intelligent n’a jamais attiré la sympathie. Peut-être faut-il y voir aussi à cette époque la conséquence du « reproche » qu’on lui faisait de n’avoir pas réchauffé l’enfant Jésus nouveau-né dans la Crèche, pour une raison évidente.

28. Les Mystères de Druon de Brévaux, Lacrimae, Flammarion, 2010.

29. Armoire.

30. Tabouret bas souvent à trois pieds et de forme triangulaire.

31. Sorte de pantalon large qu’ont portés les hommes de condition modeste depuis les Gaulois. A donné « débraillé ».

32. Ou « almuche ». Sorte de courte pèlerine à capuche qui couvrait la tête et les épaules, parfois doublée de fourrure.