XX

Brévaux, décembre 1306

Après avoir bouffé1, quand bien même il comprenait la nécessité de son travestissement, Huguelin avait décidé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, d’autant que dame Sylvine se montrait plus qu’aimable avec lui. Il s’en était voulu de bouder2 ainsi lorsqu’elle avait étalé sur le lit de sa chambre d’invités une moisson de robes, de bonnets qu’elle avait portés encore fillette puis jeune fille. Émue par les souvenirs qui affluaient dans son esprit, elle en avait détaillé les étoffes, les points, les lacets, ourlets et pourfils. Un peu déçue par le manque d’enthousiasme du garçonnet, elle avait remarqué :

— Sais-tu, ma chère Louise, que les messieurs de la capitale, et même des grandes villes du royaume, portent beaucoup d’intérêt à leur vêtement et dépensent, m’a-t-on confié, des fortunes en parures, en fourrure et en souples peausseries ? Ils coquettent tout autant que les dames.

— Vraiment ?

— Oui-da.

— Mais on ne les contraint pas à porter cottes3 et ceintures de hanches. Une ceinture sert à retenir les braies !

Un peu agacée, elle avait rétorqué :

— Certes, mais ils n’ont pas le royaume à leurs trousses ! Quant à la ceinture, elle sert à mettre en valeur la fine rondeur des hanches d’une dame mais aussi à retenir une aumônière ! De plus, cette discussion est sans objet puisque la ceinture de hanches est réservée aux femmes en âge d’épousailles.

Les remarques avaient repris lors des repas, que Sylvine avait jugé préférable de prendre dans ses appartements afin d’éviter les indiscrétions de sa domesticité.

— Tiens-toi droit ; évite de peser des coudes sur la table ; coupe nettement du couteau un morceau en tentant de te souiller le moins possible les mains de sauce ; mâche la bouche fermée. Monsieur Hugues de Saint-Victor4, un théologien parisien, l’a écrit. Tout comme tu ne dois pas t’essuyer les mains à tes vêtements ou remettre dans le plat les morceaux croqués à demi ou les débris coincés entre tes dents.

— Mon maître me le répète sans cesse et je m’améliore, s’était défendu le garçonnet. Toutefois, dame Sylvine, pourquoi est-ce si important ? La belle affaire si l’on s’essuie de la manche, mais en n’usant jamais du vêtement de son voisin de table ?

— Parce que la poésie, la musique, une belle main d’écriture, les manières de table, tout comme la parure lorsqu’elle n’est pas ostentatoire, mais simplement élégante, ajoutent à la beauté des jours et nous rendent la vie plus aimable. Tu veux devenir aesculapius, n’est-ce pas ? avait-elle interrogé dans un sourire espiègle.

— Oh oui, si fait ! Aussi prodigieux que mon maître, du moins m’y attacherai-je.

— Fort belle intention. Tu soigneras donc pauvres gens, bourgeois et peut-être nobles ? Les premiers ne remarqueront pas tes manières de table, ne les connaissant pas. En revanche, pour les autres, elles seront indication que tu diffères d’eux. Le monde est ainsi fait que l’on accorde davantage confiance à qui nous est familier. Une erreur parfois lourde de fâcheuses conséquences, avait-elle terminé dans un murmure.

Et Huguelin avait senti qu’elle faisait référence à elle-même. Sous son affabilité, il avait perçu sa tristesse, sa colère aussi.

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Le jeune garçon se posait moult questions. La saisissante incohérence des adultes le laissait perplexe. Eh quoi ? Depuis qu’il savait lire, grâce à Druon, il s’était repu de romans courtois, de magnifiques histoires de chevaliers sauvant d’adorables princesses, chacun souffrant les affres de l’agonie en se languissant l’un de l’autre. La prison, l’exil, les naufrages en mer, la répudiation, le couvent, rien ne manquait aux pauvres amants. Pourquoi, dans ces conditions, faisait-on si grand cas de l’amour ? Une épineuse charade. À moins qu’on ne pût y échapper ? Et si l’amour se révélait être, en quelque sorte, une obligation des créatures humaines ? Oh, inquiétante perspective, en vérité ! Il devrait interroger son jeune maître dès son retour. Aussitôt, son humeur s’assombrit. Dieu du ciel, comme il lui manquait. Comme il se sentait à nouveau petit, effrayé et terriblement seul sans Druon, en dépit de l’affection et des bontés de dame Sylvine. Vertigineux, comme il avait changé au contact de cette jeune femme déguisée en homme, lui confiant sans hésitation son destin et sa vie. Les images lui manquaient pour exprimer ses sensations. Durant les onze premières années de sa vie, il avait été une sorte de… comment l’exprimer… une sorte de petit animal, tassé sur lui-même, pas encore méchant des coups qu’il recevait au corps et à l’âme, mais si acharné à survivre qu’il aurait pu le devenir. Il se souvint : juste avant d’être vendu par son père, contre quelques pièces et un délassement de bas-ventre, à cette tavernière lubrique, laide telle les sept péchés capitaux, il avait frappé son jeune frère à lui faire saigner le nez. Une volée de gifles, mauvaises, destinées à faire mal. Pour un morceau de fromage racorni. Et puis, une main ferme et aimante s’était tendue. Une main à laquelle on pouvait s’agripper sans jamais redouter de tomber. Celle de Druon. Un miracle, sans doute. Il essuya d’un revers de manche les larmes qui lui trempaient le visage et la morve qui lui bouchait le nez, et pouffa : monsieur Hugues de Saint-Victor mentionnait-il l’élégante façon de sécher ses larmes ?

— Divin Agneau, tendre Mère de Dieu, je vous en supplie, protégez-le, la, protégez-moi, protégez-nous. Ne nous séparez jamais. Je promets de m’améliorer encore, de devenir si adorable et méritant que le sourire Vous viendra lorsque Vos regards se poseront sur moi. Hormis Druon, maîtresse Borgne, et quelques autres, je ne sais pas si Vous avez tant l’occasion de sourire. Euh… il ne s’agit pas de blasphème, hein ? Protégez-le. Ôtez-moi deux ans de vie, s’il vous sied, en échange de sa protection. D’ailleurs, afin de Vous prouver ma détermination à la bonification, je vais, de ce pas, présenter mes humbles excuses à dame Sylvine pour avoir grommelé et boudé.

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Après quelques désastreuses tentatives, Sylvine dissimulant son hilarité en pinçant les lèvres ou en toussotant derrière son poing, Huguelin était parvenu à marcher, descendre et monter un escalier en jupes, sans s’empêtrer, trébucher et manquer de s’affaler. Sautiller à cloche-pied5, à la manière d’une fillette, lui semblait, en revanche, exclu. Quelle bécasserie que cet amusement ! Le bonnet ne lui avait guère occasionné de gêne, puisqu’il s’agissait de troquer son couvre-chef de feutre contre du fin linon empesé, bien plus agréable à la peau. À l’instar de toutes les habitations, même aisées, celle de dame Sylvine ne possédait que quelques rares miroirs, aussi n’avait-il pas à sursauter sans cesse à contempler son reflet. Au fond, le plus détestable avaient été les souliers. Comment les représentantes fortunées de la douce gent pouvaient-elles tolérer ces sortes de chaussons brodés à fine semelle, avec lesquels on ne pouvait guère courir qu’à l’intérieur, tant les graviers des routes vous meurtrissaient la plante des pieds, et qui se trempaient de boue ou de pluie en quelques secondes ? Il avait alors suggéré que, peut-être, il pourrait enfiler ses sabots par-dessus. Devant l’air atterré de Sylvine, il avait renoncé à son idée, pourtant judicieuse. Il avait alors appris que les dames enfilaient sur leurs souliers des sortes de bottes de cuir souple, parfois fourrées, pour protéger leurs pieds des rigueurs hivernales, et que se répandait par temps de pluie l’usage de semelles de bois surélevées, équipées de deux sangles de cuir, dans lesquelles on passait le pied chaussé6.

Quant aux bijoux, la précision offerte par Sylvine avait balayé ses préventions : « Au demeurant, les beaux messieurs portent tous bagues et chaîne de cou. »

Huguelin devint donc Louise en quelques jours. Sylvine se félicita de l’application et de la vivacité d’esprit de son jeune pensionnaire. Elle décréta toutefois qu’il mettrait le moins possible le nez dehors. La fable qu’ils serviraient tous deux aux serviteurs se résumait en peu de mots : Louise, de frêle constitution et de santé fragile, devait éviter au plus possible les miasmes du dehors. Huguelin s’en contenta : il consacrerait ainsi son temps à approfondir sa connaissance de l’art médical afin de plaire et de faire honneur à son jeune maître.

1. De « bouffir », l’unique sens à l’époque est : gonfler les joues pour manifester un vif mécontentement sans l’extérioriser par des mots. La signification actuelle (manger voracement) vient d’une confusion avec « bâfrer ».

2. Le terme, très ancien, vient vraisemblablement de « boud » (gonfler les joues en signe de mécontentement en émettant un petit son), et peut-être du latin bulla (bulle) qui renferme la même idée.

3. Robes.

4. 1096-1141, philosophe, théologien et auteur mystique. Il s’agit sans doute d’un des premiers « traités » de bonnes manières de table !

5. Du latin grossier de soldat cloppicare, qui nous a aussi laissé « clopin-clopant » et « clopiner » ou « clocher » (dans le sens de « être défectueux, ne pas marcher »), dérivé du latin claudicare (boiter). A donné « claudiquer ».

6. Cet astucieux accessoire évoquait un peu les chaussures surélevées du costume féminin traditionnel au Japon.