XXIV

Sur les routes du Perche, à Tiron, décembre 1306

Le pingre soleil d’hiver peinait à faire fondre la neige tassée des chemins. Les sabots de son lourd cheval glissaient parfois. L’animal placide trottinait alors sur quelques pas pour recouvrer son équilibre, sans paraître s’affoler. Pourtant, le luxueux silence de la neige, le manteau d’une sévère blancheur qui embellissait à peu de frais chaumières, masures ou granges ne déridaient pas Igraine. L’épuisement le disputait au découragement en elle. Travestie en commerçant aisé, son inquiétant regard presque jaune baissé, elle avait fureté, espérant qu’une intuition lui révélerait la proximité de la miresse. Elle osait à peine parler, sa voix trop aiguë de fillette risquant de la trahir en quelques mots, contrairement à Héluise, qui pouvait en aise passer pour un jeune homme. Igraine avait fourré dans sa sacoche de selle un bonnet de linon, une robe de belle laine et un tablier de paysanne de moyens qu’elle enfilerait sur ses braies et sa tunique si elle décidait de s’attarder en bourgade afin d’y glaner des informations.

Elle pesta intérieurement : rien. De fait, ses pouvoirs s’étaient tant amenuisés. N’en persistaient que des vestiges, qu’elle voyait à la manière des lambeaux d’une étoffe très ancienne, très belle mais si fragile. Elle n’attrapait plus au vol que des bribes de sensations, des images brouillées, d’interprétation malaisée et surtout traîtreuse. Notamment dans le cas de Druon et d’Huguelin. Il lui semblait parfois qu’une chape protectrice les enveloppait, contre laquelle même les dons de Paderma glissaient. Ne restaient à la mage que ses talents de déduction, un comble alors même qu’elle jugeait imbécile et déraisonnable le comportement des adeptes du dieu unique. Hormis peut-être Druon et son père avant lui.

Des années auparavant, Igraine avait flairé la piste du prodigieux mire. Elle n’avait ensuite presque plus quitté son ombre, alors même qu’il ignorait son existence. Jusqu’au jour où le destin avait mené sa fille, déguisée en miresse, au château de la baronne Béatrice d’Antigny. La mage avait hésité longtemps. Occire Jehan Fauvel pour lui arracher la pierre rouge après que son cousin, frère portier en l’abbaye de la Sainte-Trinité de Tiron, enherbé1 et à l’agonie, la lui eut remise ? Lui accorder un sursis afin qu’il poursuive ses recherches sur la signification du joyau, puis récolter les fruits de ses trouvailles ? Igraine avait opté pour la deuxième solution, et cet indigne sot, ce pleutre malfaisant d’évêque d’Alençon avait trahi son ami, anéantissant les recherches sur la pierre.

Certes, à l’évidence, elle aurait dû un jour ou l’autre assassiner Fauvel, afin de l’empêcher de diffuser les connaissances réunies dans les manuscrits. Les druides de son peuple avaient ainsi régné durant des millénaires, interdisant même l’écriture afin que leur caste conserve le savoir, donc le pouvoir, au prétexte que les mots écrits mourraient2. Pouvoir qui avait lassé ceux dont il réglementait la vie. Leur chute avait ensuite été rapide3. Tel ne serait plus le cas, elle y veillerait. L’observation des chrétiens lui avait enseigné une précieuse leçon : il suffisait le plus souvent d’offrir quelques baboles4 d’enfant au peuple pour le mener où l’on souhaitait, sans même qu’il renâcle ni ne s’aperçoive qu’il les avait payées au centuple.

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Igraine aurait juré que Druon ne s’écarterait pas trop des endroits qu’il connaissait bien et dans lesquels il s’était forgé de solides cordialités. Elle avait donc traversé Verrières au pas lent de son robuste baillet5. Druon et Huguelin y avaient passé quelque temps, invités du seigneur Roland qui les tenait en belle estime depuis que le jeune mire avait considérablement allégé ses douleurs de vieillerie, au point de lui permettre de remonter en selle et de visiter à la nuit des charmantes peu farouches. Un vieillard à moitié sourd du petit village endormi sous la neige, lui avait hurlé que :

— Ben, crénom qu’non ! Ça fait belle heurette6 qu’le mire a r’parti ! Oh ça, l’seigneur l’déplore à c’qu’on raconte.

Elle se dirigea ensuite vers Tiron. Une pluie mêlée de neige commençait à tomber lorsqu’elle passa et repassa devant l’unique auberge de la bourgade, celle du Chat borgne, où les deux improbables comparses avaient trouvé logement gratuit auprès de maîtresse Borgne, trois mois plus tôt. Elle repartit vers la forêt voisine, y abandonna sa monture et passa robe, tablier et bonnet sur son déguisement de commerçant. Les couches de vêtements accumulées sur sa maigreur la faisaient paraître presque gironde. Pourtant, elle hésita devant la porte qui menait à la salle de l’auberge. En ce lieu, à l’ordre d’Igraine, avait péri Negan, frère d’Aréva7. Negan avait tué, par folie de colère, par sottise, la lourdeur de son sang l’empêchant de comprendre qu’il attirait ainsi un terrible danger sur les derniers représentants de l’Ancien Peuple. Il avait occis le simple Nicol, serviteur et souillon de Cécile, dite maîtresse Borgne, qu’elle tançait mais aimait tel un fils pour l’avoir recueilli enfançon. Igraine avait alors jugé et tranché : Negan devait se dénoncer et mourir au plus preste afin que les chrétiens ne lui infligent pas des jours et des nuits de torture et qu’ils ne lâchent pas leurs chiens enragés sur leur peuple. Ainsi avait-il été. Negan avait bu le poison confié par la mage juste avant de se confesser à messire Louis d’Avre, bailli de Nogent-le-Rotrou en cette époque.

Elle descendit les quelques marches et crut entendre le dernier sanglot du jeune homme qui étouffait.

Rosmenta, déesse-mère, j’ai tant tué, même mon sang. Le fallait-il véritablement ? Je me demande parfois si je ne poursuis pas une effroyable chimère, un rêve sanguinaire, interminable et sans objet. Non ! Non, cela ne se peut. J’ai vu, entendu.

Igraine ne pouvait reculer. La lutte exigeait qu’elle poursuive jusqu’à son dernier souffle, une lutte si ancienne qu’on en perdait les contours, mais une lutte dont l’issue se dessinait enfin.

Elle poussa la porte du Chat borgne. Un affreux vertige la déséquilibra lorsqu’elle pénétra. Elle voyait la scène, la mort de Negan aussi clairement que si elle s’était déroulée devant ses yeux.

Elle expira bouche entrouverte, s’efforçant de dissiper la nausée qui lui faisait remonter une humeur âcre et salée dans la gorge.

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Un unique client était attablé en cette heure précoce ou tardive, entre sexte et none. Igraine, en fausse paysanne de moyens, le salua d’un petit mouvement de tête, à quoi il répondit au pareil. Évitant le coin où le corps sans vie de Negan avait chu, elle s’installa à l’écart. Elle espérait que l’homme qui dégustait un godet de sidre tiède quitterait bientôt l’établissement. Au lieu de cela, il rugit :

— Ma bonne Cécile, c’t’une cliente, pas d’ici !

Maîtresse Borgne surgit du long couloir situé en diagonale de la salle et qui donnait dans la cuisine.

— J’suis point sourde, Sylvestre, cesse don’ d’beugler ! Tu m’fais sauter l’cœur dans la bouche, j’te’dis.

Sylvestre, le hongreur8, homme de lent parlé mais réputé de solide jugeote, cligna des paupières en signe d’assentiment, sans proférer un autre mot.

— Ma bonne, le bonjour ! s’exclama maîtresse Borgne en s’approchant de la table d’Igraine. Le bonheur que voir un nouveau et frais visage par chez nous. Et quoi vous amène, si je puis ?

En réalité, les étrangers lui inspiraient une instinctive défiance, et elle tenait à savoir qui fréquentait son établissement.

Igraine leva les yeux vers la maîtresse femme fermement plantée sur ses jambes, et dont la voix de stentor était de nature à tempérer les humeurs avinées et belliqueuses de certains de ses clients.

« Tu as vu mon fils, mon frère, mon père mourir sous tes yeux, mais tu l’ignores », songea-t-elle en refoulant ses larmes et en s’interdisant de tourner le regard vers l’endroit précis où Negan s’était écroulé.

— Le chariot d’un vivandier m’a conduite à l’entrée de votre ville. Il avait à faire en l’abbaye et la faim me tenaillait. Il m’a conseillé votre établissement. Je dois le rejoindre après none sur la route qui mène à Saint-Denis d’Authou.

Étrangement, l’aubergiste ne parut pas intriguée par l’ambre jaune qui la fixait. D’un ton aigre tant les religieux de l’abbaye étaient tenus en piètre estime aux environs, elle débita :

— Ah, l’gros Raymond ? Faut dire qu’y s’remplit les poches en aisance avec la panse de ceux autres moines. Ça, y r’gardent pas à la dépense quand c’est d’s’empiffrer !

— Oui, Raymond qui devait leur livrer sardines et harengs saurets.

— On ripaille, là-bas, croyez m’en ! Elle se tourna vers l’autre table et jeta : Hein, Sylvestre ?

— Tu causes trop, Cécile, bougonna le hongreur.

— J’sais ben qu’faudrait qu’j’ferme un peu mon clapet, mais ça m’chauffe les sangs qu’y nous plument tout l’an.

— Rassurez-vous, maîtresse Borgne. Je suis en bel accord avec vous et guère de la sorte à clabauder.

— Bon, y s’ra point dit que j’aurai laissé une bonne commère telle que vous r’partir de chez moi les tripes tourneboulées de faim ! Mais l’service de sexte est passé. Aussi, j’peux point vous proposer qu’du fricot.

— Et je m’en contenterai bellement, le merci. Ce que vous avez, maîtresse Borgne, une omelette au fromage, un bon morceau de pain et mon bonheur sera complet.

— Ah ben, j’puis mieux faire ! Y m’reste d’la veille des carpeaux marinés au vin d’épices ou du jour une généreuse omelette au lard, en plus du pain et du fromage à satiété, inclus dans l’prix du repas. Moins onéreux, mais à vous faire saliver, d’autant qu’les œufs sont frais du cul des poules. Et, comme j’vous r’nifle bonne compagnie, j’peux faire réchauffer une magnifique part de bourbelier9 de sanglier à vous faire pâmer ! Ça, mes habitués s’sont jetés dessus. Pas tous les jours qu’on voit du sanglier sur nos tables.

Igraine réprima une grimace. Manger du sanglier10 ? L’idée la hérissait. L’animal était l’emblème de Lug11, père de la création et protecteur des arts, tout autant que la lance, la harpe et la fronde.

— Cette omelette au lard me met l’eau à la bouche, maîtresse Borgne.

— J’vous sers un cruchon d’mon meilleur… bon, l’est un peu aigrelet, mais après qu’ec gorgeons, ça passe tel velours. Sylvestre, j’t’apporte un autre cruchon d’sidre.

Les quatre ou cinq minutes nécessaires à la préparation de son repas défilèrent sans même qu’Igraine ne les remarque, tant elle luttait contre la voix qui tentait de s’immiscer dans son esprit, celle du beau jeune homme blond trépassé céans. Elle l’avait aimé tel un fils, l’avait pleuré tel un frère, mais il avait dû mourir pour que survivent les autres. Elle priait depuis chaque jour pour qu’il leur revienne sous une autre enveloppe charnelle, lorsque les dieux l’auraient décidé. Une toux masculine la ramena à l’instant présent, à cette salle à peine tiédie par le feu mourant dans l’âtre. Elle avait presque oublié l’homme installé contre le mur opposé tant il était silencieux.

Cécile reparut et déposa devant elle un tranchoir dont débordait une omelette mousseuse, généreusement parsemée de lardons. Igraine lui destina un chaleureux sourire et proposa :

— Maîtresse Borgne, l’heure est creuse, aussi, s’il vous chante, assoyez-vous et partagez mon vin.

— Ah ben, pas d’refus ! J’dis toujours qu’y a rien d’plus chrétien que d’se rincer l’gosier en aimable assemblée et d’partager l’pain et l’vin !

— Un discours qui me va droit au cœur, approuva la mage.

Elles bavardèrent de choses et d’autres, Igraine jonglant avec les menteries, se glissant en aisance dans son rôle de paysanne assez fortunée, mais qui ne l’aurait avoué pour rien au monde. Elle s’inventa cinq enfants dont trois défunts et une jeune servante qu’elle avait à l’œil tant la gourgandine12 y allait de mines de chatte et d’œillades déplacées avec son époux bilieux.

— Ah, les hommes ! approuva maîtresse Borgne. L’mien a passé ben vite, mais c’est pas c’qui manque parmi mes habitués. Z’ont toujours pas compris que quand une jeunette leur faisait moue câline, c’était pas pour leur silhouette mais pour c’qui pendait à leur ceinture, et j’ai pas dit d’ssous, précisa-t-elle d’un air entendu. Et plus la bourse est ronde, plus la moue s’fait escrillarde13 !

— Triste vérité ! Bah, on ne peut guère s’en passer et certains rachètent les autres, si m’en croyez. Ainsi, j’aurais passé à mon dernier enfantement sans l’aide d’un mire étonnant, qui n’hésita pas à plonger les mains en dedans de moi pour tirer la marmotte14.

— Ben ça, une sacrée chance ! C’est que ceux autres mires veulent guère approcher une femme grosse et encore moins en délivrance. Y rappliquent aux relevailles, pour vendre leurs poudres et onguents et tirer qu’ec deniers. Z’oublient tous d’quel trou y sont sortis ! La matrone15 du coin a bonne réputation. En plus, elle oint16 en récitant les prières appropriées. Qu’ec fois un peu tard quand l’marmot survit pas, mais ça allège la peine des parents. À qu’ec secondes près, Dieu y trouvera pas à r’dire.

— Aucun mire dans les parages ? insista Igraine.

— Trop peu d’gens dans l’coin. Trop peu qui veulent ben sortir qu’ec pièces.

La mage hésita. Pourquoi Cécile mentait-elle puisqu’elle avait rémunéré Druon afin qu’il délivre sa belle-sœur qui, sans son intervention, aurait péri en couches ?

Soudain, une voix très grave résonna derrière elle :

— Bon, la bonne femme, ou tu craches la bribe, ou tu sors après avoir payé ton dû.

Sylvestre, telle une tour, se tenait droit, l’air peu amène.

— Mais, je…

— Ferme ton vilain clapet, ma belle, siffla Cécile en se redressant. Tu m’tires les vers du nez, et j’aime point ça. Alors, tu me paies et tu remues tes escabelles. Du balai ! Ce bon Raymond, le vivandier, hein ? Çui qui m’vendra vessies17 est pas né !

De fait, les pouvoirs d’Igraine s’étaient fort amenuisés. Elle était tombée dans la chauchetrepe vers laquelle Cécile l’avait attirée, puisqu’aucun vivandier du prénom de Raymond n’approvisionnait l’abbaye de la Sainte-Trinité. Elle n’avait pas même intercepté le regard qu’échangeaient la tenancière et le hongreur Sylvestre, qui avait tardé à sortir de l’auberge pour prêter main-forte à Cécile, le cas échéant.

— Allez, allez, s’énerva Sylvestre. J’m’en voudrais sans doute, mais la tourniée18 m’démange la main. On n’aime pas trop les fouines par chez nous.

Igraine tenta le tout pour le tout. Elle était de taille à se défendre, même contre un représentant de la forte gent. Toutefois, la détermination qu’elle sentait en ces deux êtres l’impressionnait.

— Certes, j’avoue, j’ai menti. Je cherche, désespérément, un jeune mire du nom de Druon de Brévaux, escorté d’un petit Huguelin, pour leur sécurité. Je le jure devant Dieu.

— J’connais point d’mire, ni d’Druon, ni d’Huguelin, s’entêta Cécile.

Quelque chose en cette femme aux yeux jaunes lui déplaisait, la hérissait même, et Druon lui avait attendri le cœur. Elle le protégerait coûte que coûte.

— Allez, paie ton dû et disparais au plus preste, la femme ! M’échauffe plus la bile, parce que j’te sors par la peau du cul ! menaça, très sérieusement, Sylvestre.

Igraine s’exécuta, entre rage et abattement.

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La mage dormit d’un œil dans une auberge de Trizay-Coutretôt-Saint-Serge, qui pouvait nourrir et abreuver son cheval. Allongée dans la « meilleure chambre » de l’établissement, ce qui inquiétait quant à l’état des autres, n’ayant pas quitté ses vêtements de paysanne tant un froid perçant régnait dans la petite pièce, elle avait surveillé le moindre craquement nocturne, la plus légère course de souris avant de sombrer dans un sommeil ponctué de périodes de semi-veille. Tout s’embrouillait dans son esprit, des mouches agonisantes lui piquaient le corps, tissant autour de leurs morsures rougeâtres de frêles toiles d’araignée. Elle les chassa d’un geste mou, s’éveillant assez pour comprendre qu’il ne s’agissait que d’un cauchemar. Negan, attablé en l’auberge du Chat borgne, hochait la tête à son entrée, un air infiniment triste peint sur le visage. Druon, épée en main, lui déclarait d’un ton très doux : « Madame, ma sœur, j’ai la charge de vous ôter la vie. De grâce, pardonnez-m’en. » Jehan Fauvel, qu’elle n’avait connu que de loin, pleurait contre son cou, bafouillant des paroles incompréhensibles. Elle se réveilla avec le chant du coq, épuisée. Elle avala son souper du matin sans même savoir ce qu’elle mangeait, n’ayant qu’une hâte, retrouver l’air frais, l’espace, la forêt.

Elle reprit la route à l’heure où une aube incertaine tentait de repousser la nuit, en direction de Saint-Agnan-sur-Erre, dernier lieu où la miresse et le petit Huguelin avaient résidé.

De nouveau, après avoir confié sa monture au loueur d’attelage et de chevaux à l’entrée de la ville, elle s’écarta et enfila son travestissement de paysanne aisée par-dessus le premier. Le marché battait son plein. Pour une fois, Igraine ne fut pas amusée par les éternelles chamailleries19 devant l’étal du poissonnier que les clientes soupçonnaient, à l’habitude, des pires truanderies. Elle dépassa l’éventaire du saucissier, lui aussi accusé de vilenies, comme de couper ses saucisses de sang de porc avec celui d’un bœuf ou d’un mouton. La foule qui s’y pressait la décourageait. Elle ne tenait pas à ce que son étrange regard la fasse repérer au milieu des invectives, ou des éclats de rire de ceux qui se prenaient mutuellement à témoin, sans oublier dieu et leurs ancêtres, d’une scandaleuse hausse de prix. Elle cherchait un compère ou une commère avec qui prendre langue dans l’espoir d’apprendre quelque chose au sujet de la miresse.

Elle se rapprocha de l’étal du marchand de fanfelues20 de dames. Deux clientes examinaient les aiguilles à coudre, de moins bonne qualité, mais moins onéreuses que celles du mercier, les troussoirs21, et les rubans de cheveux ou les réticules22, sous l’œil vigilant d’une robuste vendeuse qui guettait parfois les nuages bas afin de parer à une pluie ravageuse en rangeant prestement ses articles. L’une des femmes, une jeune bourgeoise, à sa mise, tenait par la main une fillette aux longs cheveux bruns et bouclés. Igraine feignit un vif intérêt pour différentes bourses de femmes à cordon coulisse, moins richement brodées que celles de dames de haut, mais plus larges et surtout bien plus solides, faites de cuir souple ou d’épais lin. Igraine en ouvrit une, prétendant évaluer si son volume accepterait quelques pièces, un chapelet, un mouchoir23 et bien sûr un petit couteau et sa gaine. Elle en palpa le cuir violine, prêtant l’oreille à la conversation entre la jeune bourgeoise et sa fillette. L’autre femme, une moue de convoitise aux lèvres, reposa à contrecœur le bonnet de linon bordé de dentelle qu’elle admirait et partit.

S’adressant à sa fille qui cramponnait un ruban d’un rouge très vif entre les doigts, la jeune femme la tança :

— Allons, Mademoiselle, repose ceci à l’instant. Trêve de caprices ! Dois-je regretter d’avoir accepté ton accompagnement ? Que vas-tu bientôt exiger ? Des peignes de cheveux ?

— Non pas, maman, ne grondez pas, de grâce. Juste ce ruban rouge, pleurnicha la fillette sans beaucoup de conviction.

— Nous ne portons pas de rouge, voilà tout. Ce joli bleu pâle mettra tes cheveux en valeur.

— Toujours bleu pâle, ou foncé ou jaune ! gémit sa fille sans lâcher sa proie. Maman, pourquoi pas rouge qui est une couleur si gaie24 ? S’il vous plaît ?

— Parce que… le rouge vif… Eh bien… s’embourba la mère.

Ardu pour elle d’expliquer à sa fille qui ne devait guère avoir plus de huit ans que la couleur flamboyante signalait les puterelles. Igraine vola à son secours :

— Les jolies femmes ou les ravissantes fillettes dédaignent le rouge vif, lui préférant le pourpre.

— Vraiment, Madame ?

— Si fait, Mademoiselle. Ce rouge criard est, de fait, devenu la couleur qu’apprécient les laideronnes. Ce serait injure faite à si gracieux minois que le vôtre. Igraine désigna un autre rouleau, poursuivant : Mais voyez ce vert, si soyeux que l’on croirait de l’émeraude. Quelle magnifique association avec vos cheveux. Ah ça, les têtes tourneront sur votre passage.

La fillette s’en saisit, de nouveau radieuse, et regarda sa mère avec espoir :

— Puis-je, maman ?

— Si fait. Splendide couleur, en vérité. Prenons-en deux aunes* afin de le mêler à tes nattes. Oh, j’ai hâte d’en voir le résultat sur ma jolie princesse.

Elle adressa un sourire de connivence et de gratitude à Igraine. Celle-ci examina encore la bourse, pendant que la jeune femme payait le ruban. La mage la retint au moment où elle partait :

— Si je puis, Madame… Je suis étrangère à votre accueillante bourgade, ayant fait ce tôt matin la route depuis Berd’huis. J’ai ouï dire par un coutelier ambulant que logeait céans un jeune mire de grand talent, un aesculapius. Une maladie de vieillerie fait souffrir martyre à mon oncle, tordu tel un cep de vigne.

— En effet, quel savant, quel esprit ! s’enthousiasma la jeune femme. Elle se signa et reprit : Il aida Anchier Vieil, le secrétaire du bailli, à élucider les effroyables meurtres de notre bon père Simmonet de Bonneuil et de son scribe. Ce… Druon de Brévaux, le nom me revient, logeait avec un garçonnet chez Gabrien et Blandine Leguet. Gabrien est notre apothicaire, un homme si vertueux et bon…

Igraine avait adopté un air de totale attention, alors même que l’impatience bouillonnait en elle. Elle savait tout cela.

— … Oh, mais vous arrivez trop tard. J’ai rencontré Blandine avant-hier, ou peut-être encore la veille, qui m’a confié que le mire et son mignon apprenti étaient repartis, vers Alençon. Elle en était bien triste, ayant fort apprécié leur présence en sa demeure en dépit de la brutalité des événements.

— Ah, j’en suis fort marrie, murmura Igraine que la déception envahissait. Alençon, dites-vous ?

— Si fait.

— Fort loin. Eh bien… le merci pour ces renseignements.

— Le merci à vous pour le ruban rouge… des laideronnes, sourit la jeune femme avant de s’éloigner.

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Diantre ! Elle allait de déconvenues en malchances ! Se fourvoyait-elle ? Les dieux tentaient-ils de lui faire entendre un message ? L’irritation remplaça peu à peu sa cuisante déception.

Inutile de pousser ses recherches jusqu’au château de la baronne Béatrice d’Antigny, sis à Saint-Ouen-en-Pail. La mage ne se sentait aucune envie de renouer avec son ancienne protectrice25. De plus, Druon n’était pas fol, et devait avoir compris que Béatrice manifestait courte reconnaissance, à l’instar de nombre de puissants. Druon l’avait tirée d’une mortelle affaire. La baronne l’avait généreusement rétribué. L’affaire cessait là, Druon n’ayant été qu’un temporaire serviteur à ses yeux.

D’abord, manger. Igraine ne pensait en efficacité que l’estomac plein. Elle acheta sur le marché une belle part de saucisse de sang et un quart de pain, sans oublier une boutille de sidre qu’elle fourra dans sa bougette. Elle récupéra sa monture et sortit à pied de la bourgade. Une femme à cheval, sur une selle d’homme, eût provoqué cris de reproches, injures à son passage, voire signalement aux gens d’armes. Dès qu’elle le put, elle s’enfonça dans un sous-bois. Elle se changea à nouveau, redevenant commerçant, et dévora à belles dents la saucisse de sang crue et le pain.

Où la miresse et l’enfant, recherchés par tant de forces implacables, pouvaient-ils se terrer ? Le nid, la tanière. Un lieu rendu rassurant par une présence, ou son souvenir. Le père ? Brévaux ? La miresse risquerait-elle une dénonciation à l’Inquisition en se montrant dans le village de son enfance ? La mage n’en était pas certaine, loin s’en fallait. Quant à Alençon, elle doutait qu’Héluise voyage si loin avec un jeune garçon attaché à ses braies. Et pour qu’y faire ? Se rapprocher de l’évêque scélérat qui avait trahi son père, le supplier de lui accorder protection ? Non, pas Druon.

Bah, pourquoi pas Brévaux ? Avec un peu de chance, elle y parviendrait juste après none* et pourrait y nuiter. L’idée de rentrer défaite, perdue auprès de Paderma, Laig et Aréva la terrorisait. Il lui fallait se recomposer, relever la tête.

Elle avait juré de les mener à la victoire. Elle avait tant juré sans en rien savoir, songeant que les dieux pourvoiraient, que le destin l’aiderait.

Mais les dieux semblaient se distraire du spectacle de ses déboires ; quant au destin, il faisait sourde oreille.

1. Empoisonné.

2. Il s’agissait très probablement de l’argument utilisé par les druides afin d’interdire la pratique de l’écrit.

3. Cette explication semble admise. La colonisation de la Gaule par les Romains fut, au fond, assez aisée puisqu’ils amenaient un confort à des populations lassent d’être sous l’autorité absolue des druides.

4. A donné « babioles ».

5. Cheval roux tirant sur le blanc.

6. A donné « belle lurette ».

7. Les Mystères de Druon de Brévaux, Lacrimae, Flammarion, 2010.

8. Qui castrait les chevaux. Le terme vient de « Hongrie », où cette technique visant à rendre les étalons plus calmes semble avoir vu le jour.

9. Ou « bourbier ». Rôti de sanglier nappé dans une sauce au vin épaisse, additionnée de vinaigre, de gingembre, de cannelle et de clou de girofle. Le gibier était réservé au seigneur. Ses chasseurs en vendaient parfois des morceaux aux villageois.

10. Contrairement à ce qu’affirme la légende, les Celtes ne consommaient que très peu de sanglier, animal noble et respecté. On le chassait parfois pour montrer son courage. Remarquables éleveurs, les Celtes consommaient principalement du porc.

11. Un important dieu panceltique. D’ailleurs, on retrouve sa trace dans le nom de certaines villes dont Lugdunum, Lyon.

12. Le terme, dans ce sens de « femme facile », est très ancien et vient peut-être de « goret ».

13. A donné « égrillard ».

14. Féminin de « marmot ». Le terme ayant désigné un singe, il restait un peu péjoratif utilisé pour un enfant.

15. Femme qui s’improvisait sage-femme.

16. Certaines matrones avaient autorisation de l’Église pour oindre l’enfant dès sa naissance. Il n’était pas rare qu’elle déclare un enfant mort-né baptisé, en échange de quelques pièces, pour le soulagement des parents.

17. « Vendre vessie », a donné « faire prendre des vessies pour des lanternes », bref, raconter des fables pour en tirer un avantage.

18. Gifle. De « tournoyer ». A donné « torgnole ».

19. Le terme était plus fort à l’époque et presque synonyme « de vive querelle ».

20. Ou parfois « freluches », de petits ornements d’ameublement ou de vêtement. A donné « fanfreluches »

21. Sorte de grande agrafe qui permettait de relever la traîne des robes, par temps de pluie par exemple.

22. À cette époque, résille pour les cheveux. Sous le Directoire, le terme désignait les petits sacs à main de dames.

23. On trouve dès l’Antiquité ce précieux accessoire.

24. Rappelons que le Moyen Âge adorait les couleurs vives, qui faisaient d’ailleurs l’objet de constantes recherches pour en perfectionner la tenue ou la luminosité, qu’il s’agisse de peintures, de teintures ou de joyaux.

25. Les Mystères de Druon de Brévaux, Aesculapius, Flammarion, 2010.