XXXV

Brévaux, décembre 1306

Les dernières brumes de son vertige s’étaient dissipées lorsque Druon pénétra dans la bourgade au pas sûr de Comis. La colère qu’il avait éprouvée s’était atténuée. Dès qu’il avait recouvré la pleine puissance de son esprit, il avait hésité : repartir pour le prieuré, provoquer un esclandre en exigeant des explications, notamment du sous-prieur ? Le dernier doute qu’il avait entretenu sur l’origine accidentelle de la feuille de houx glissée sous la sangle s’était envolé.

Il songea que s’il avait bu la boutille de sidre, en plus de manger les quelques pâtes de fruits, il se serait endormi sur le dos de son cheval. Au moindre trot ou galop, il aurait chu de selle. Fichtre, un redoutable adversaire s’acharnait contre lui, un adversaire plein de ressources ! Cependant, un adversaire qui manquait de sens commun, ou alors qui prenait peur. En effet, hier encore, Druon s’était étonné de différents détails, d’étranges coïncidences, de comportements déroutants. Sans doute n’aurait-il pas cherché plus avant. Tel n’était plus le cas, et il était maintenant fermement décidé à tirer cette histoire au clair. Après tout, on avait tenté de le tuer ou, du moins, de le blesser gravement.

L’ignoble individu agissait de derrière la tenture, en sournoiserie. Bien, il le prendrait à son propre jeu.

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Il démonta devant la demeure de Sylvine Touille peu après sexte. La jeune femme répondit elle-même à la cloche d’entrée, le visage livide, les yeux gonflés de larmes. Et Druon sut qu’une monstrueuse révélation l’attendait.

— Quoi ? murmura-t-il, le souffle court, pénible.

Sylvine lui tendit le rouleau d’une missive. D’une voix d’outre-tombe, elle bredouilla :

— Je… ma chèr… cher mire… Je ne me le pardonnerai jamais… J’étais sortie… Quelle idée lui a passé en tête… il fut ravi.

— Votre pardon ?

Hagarde, elle hocha la tête et suggéra :

— Montons en mes appartements. Je suis si bouleversée que la tête me tourne et que je crains de défaillir. Je n’en dors plus.

Druon la suivit, une sorte de douleur en étoile lui vrillant le flanc gauche. Il s’efforça de juguler la panique qui montait en lui. Huguelin… non, de grâce, non, très sainte et très bonne Vierge ! Non !

Ils s’installèrent devant le grand guéridon de son antichambre. Des vêtements de fillette étaient entassés dans un coin, à même le sol. Sans doute ceux destinés à Huguelin en déguisement. Un mauvais présage, ne put s’empêcher de penser Druon, interdisant à son regard de les détailler.

D’une voix blanche, enroulant autour de son index, sans en avoir conscience, le lien de cuir qui soutenait son crucifix, pour le dérouler aussitôt et l’enrouler encore, Sylvine lui conta la disparition du garçonnet, l’intervention du petit coquin qui avait hurlé à la supercherie de travestissement, l’attroupement des voisins, la panique d’Huguelin. Elle conclut par :

— Un coup monté, par une personne qui semble vous bien connaître, tous deux, ainsi que vous l’apprendra cette lettre. Elle m’était adressée. Un gamin me l’a portée dès le soir où… Un sanglot sec l’interrompit. Je… je vous attendais, ne sachant où vous trouver.

Le rêve, celui où Huguelin fuyait, couvert de boue. Ce rêve dans lequel il avait refusé de voir prémonition. Glacé d’inquiétude, les mains tremblantes, Druon lut :

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— Qui est cette femme ?

— Je ne sais au juste mais la crois redoutable, biaisa Druon.

D’une voix heurtée, son crucifix enroulé autour de ses doigts en réconfort, Sylvine s’enquit :

— Et ces manuscrits, ceux dont elle parle, de son peuple ?

— Un prétexte. Un piètre prétexte, bien qu’elle les désire en vérité.

Pourquoi Igraine ne l’avait-elle pas occis en l’église de Brou-la-Noble afin de récupérer les manuscrits qu’elle convoitait depuis si longtemps ? La druidesse en avait l’opportunité, la force et la détermination. Craignait-elle véritablement que Druon les enflamme de son esconse ? Non pas.

Il reprit :

— Pourriez-vous, ma bonne mie, me permettre une réponse ? Cette femme, ou l’un de ses acolytes, la viendra prendre dans… deux jours, à la prochaine lunaison.

— Si fait, je cours chercher mon écritoire. Puis-je vous faire préparer une chambre, ma chère Hél… mon cher mire ? J’aurais grand besoin de compagnie… je m’en veux tant… Louise… enfin, Huguelin, mettait enfin un grand sourire dans cette maison… Je…

— Sylvine, nul tort de votre part, bien au contraire. Je dois, malheureusement, décliner votre charmante invitation. Partie remise, soyez-en assurée. Il me faut rentrer de crainte que mes… hôtes s’inquiètent. Cependant, apaisez-vous. Igraine ne fera aucun mal à Huguelin, ou alors, je la méconnais fort.

Il lut la déception sur son visage et s’en voulut. Cependant, quelqu’un avait souhaité l’occire, et il trouverait qui. Surtout, cette mortelle charade, cette chasse au tueur lui occuperait l’esprit durant les deux interminables journées qui devaient s’écouler avant qu’il ne retrouve Huguelin. Bien vif.

Igraine venait de lancer la partie finale d’un jeu. Un jeu dont elle seule connaissait les règles, et surtout la mise. Les manuscrits n’en constituaient que la partie visible, évidente. L’enjeu était autrement plus crucial aux yeux de la mage, il en aurait juré.

Qui avait tenté de le tuer, ou à tout le moins de lui occasionner un redoutable accident de selle ?

1. Ancien français. A donné « finasserie ».