Brévaux, décembre 1306, le lendemain
Une volée de coups de poing péremptoires tira la maisonnée de Sylvine Touille du sommeil au tôt matin. Une bousculade résonna à l’étage des serviteurs. Puis, un messire d’Avre, les cheveux en bataille, le visage défait de fatigue et rongé par une barbe grise naissante, pénétra sans se donner la peine de répondre aux questions affolées d’une servante. Il rugit, planté devant l’escalier :
— Sitôt ! Ah morbleu, où est-elle ?
Héluise jeta son mantel sur son chainse de nuit, intima à Huguelin de demeurer dans la chambre d’hôtes et descendit quelques marches à la rencontre du grand bailli d’épée.
Les émotions se succédèrent à une folle vitesse en messire Louis d’Avre : infini soulagement, incompréhension, colère, stupéfaction, et débordant amour. Il demeura coi, incapable de résumer sa pensée simplement.
Enfin, il lâcha :
— Vous m’êtes un incessant tracas et une ineffable félicité, Madame.
— L’un existerait-il sans l’autre, messire ? se moqua-t-elle, coquette.
Il pouffa, la rejoignant à grandes enjambées :
— Votre main, Madame, que je la baise enfin. Je bats la campagne1 depuis des jours à votre recherche. J’ai eu si peur que malheur vous arrive…
Il se saisit de sa main et la plaqua contre sa poitrine.
— Sentez-vous mon cœur, chère mie ?
— Certes, à l’unisson du mien.
— Ah… Eh bien, le mien chavire, Madame. Je vous aime tant, à en perdre le sens et la mesure. Ainsi, si nous ne nous trouvions pas céans je vous couvrirais de baisers et…
— Mais nous nous y trouvons, l’interrompit-elle en plaisantant.
— Je n’y comprends goutte, éclairez-moi, je vous en conjure… tant de choses… un certain Droet Bobert m’a porté une grâce vous concernant, écrite de la main de messire de Nogaret… Qui vous octroie une dot… Seriez-vous parents ?
— Non pas. Une dot ? répéta-t-elle, ahurie.
— Il y fait mention de Foulques de Sevrin, votre parrain trépassé.
— L’évêque est mort ?
— Si fait. Un vaurien renégat l’a navré en son hôtel particulier, pour ce que j’en ai appris.
— En son hôtel particulier, vraiment ? releva Héluise, redevenue grave.
— Votre père est lavé de tous soupçons et son honneur pleinement restitué.
— J’en suis fort aise. Quant à sa vie ? feula-t-elle, mauvaise.
— Mais quel embrouillement, ma mie ! Messire de Rocé, grand-prieur de Saint-Martin-du-Vieux-Bellême, me supplie d’envoyer des gens d’armes pour mener en prison séculière un de ses fils impie, scélérat et meurtrier. Un franciscain, jeune frère médecin, l’aurait aidé à faire la lumière sur ses monstrueux agissements. Pour repartir ensuite. Vous, Madame ? Pourquoi y vois-je votre patte ?
— Eh bien… de fait, l’histoire est fort emmêlée… biaisa-t-elle, très gênée.
— Enfin, ma doulce, ne me dites pas que vous avez été accueillie en un monastère masculin afin d’y remplacer un défunt médecin ?
— Eh bien… admettez que les voies du Seigneur sont impénétrables.
En dépit de son émoi, Héluise supputait qu’une fois la trêve de soulagement passée, Louis d’Avre l’assommerait de questions, justifiées. Lui confierait-elle tous ses secrets ? Peut-être. Peut-être pas.
Évoquerait-elle un jour la traduction de l’alphabet druidique retrouvée dans la cheminée de sa chambre d’enfante ? Jamais.
Ainsi que l’avait si justement résumé cet homme aux yeux gris, qu’elle n’oublierait pas, jusqu’à son dernier souffle : le temps devait suivre son cours.
1. À l’origine, l’expression était comprise au sens propre : parcourir de grandes étendues de campagne à la recherche de quelque chose, notamment d’une proie lors de la chasse. Elle a ensuite pris un sens figuré de « délire, folie ».