1er mars 1815, Napoléon débarque à Golfe-Juan.
18 juin 1815, Waterloo.
Il n’y eut bientôt qu’un bruit dans Paris : il est de retour ! Le 1er mars 1815, Napoléon, que ses vainqueurs avaient relégué à l’île d’Elbe, débarque, en compagnie des généraux Bertrand, Cambronne et Drouot, à la tête de 600 grenadiers, à Golfe-Juan près de Cannes. Pour reconquérir la France et défier l’Europe. Habile à manier l’opinion, il se proclame à la fois le vengeur de son armée et le restaurateur des libertés conquises par la Révolution. L’émotion s’empare du pays ; l’inquiétude envahit le Congrès de Vienne, où monarques et ministres s’emploient à reconstruire l’Europe dynastique après les vingt-trois années de guerre qui les ont fait trembler.
Pour gagner la capitale, au lieu de remonter la vallée du Rhône, dont il avait éprouvé l’hostilité lors de son départ en avril 1814, l’empereur prend les mauvais chemins des Alpes dont chacune des communes traversées l’acclame. Louis XVIII, élevé sur le trône de France par les Alliés en 1814, tente de lui opposer ses troupes. Peine perdue : elles fraternisent avec les grognards, leurs officiers renoncent. Grasse, Barrême, Digne, Gap, Grenoble, l’enthousiasme est à son comble : « de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame », le « vol de l’Aigle » subjugue les foules. « Dans son voyage de Grenoble à Lyon, écrit Stendhal, Napoléon fit une grande partie du chemin sans avoir vu un seul soldat à ses côtés ; sa calèche était souvent obligée d’aller au pas ; les paysans encombraient les routes ; tous voulaient lui parler, le toucher, ou, tout au moins, le voir. Ils montaient sur sa voiture, sur les chevaux qui le traînaient, et lui jetaient de tous côtés des bouquets de violettes et de primevères. En un mot, Napoléon fut continuellement perdu dans les bras du peuple11. » Le maréchal Ney, ultime rempart de la monarchie avant Paris, après avoir promis de ramener l’Usurpateur dans « une cage de fer », se rallie à son ancien chef dans la ville d’Auxerre. Le 20 mars, Napoléon couche aux Tuileries abandonnées le matin même par Louis XVIII qui a fui pour Gand.
Comme toujours, plusieurs scénarios étant possibles, chaque titulaire d’un poste d’autorité ou d’influence doit jouer serré, soupeser les chances de Napoléon et celles de ses ennemis, intérieurs et extérieurs. L’opinion est divisée, et les souverains européens sont déterminés à contrecarrer l’échappé d’Elbe. L’épisode fameux de cet incroyable retour, qui donnera sa touche historique à l’imaginaire romantique, dure cent jours (cent dix pour être précis), du débarquement en Provence, le 1er mars, à la défaite de Waterloo, le 18 juin 1815.
Dans le long cheminement de la liberté au cours du siècle, Napoléon a pris la double face de Janus. D’un côté, il incarne l’autocrate contre lequel tous les esprits libres devraient faire front ; d’un autre côté, il est, pour l’Europe de l’Ancien Régime coalisée contre lui, le fils de la Révolution. L’ambiguïté est d’autant plus vive que le régime des Bourbons restauré en 1814 est lui-même équivoque : c’est un régime constitutionnel, défini par la Charte que Louis XVIII a solennellement octroyée aux Français, mais les plus fervents royalistes, à commencer par le frère du roi, le comte d’Artois, tiennent pour le retour à l’Ancien Régime.
Le goût du panache, le démon de la gloire, le culte des grands hommes, étouffent, dans la France de l’époque, l’amour de la liberté. Cette passion-là, une élite restreinte la partage ; au premier rang, des hommes de plume, qui aspirent à écrire sans la hache de la censure, sans la menace du procès. Trois d’entre eux, qui vont compter dans la suite des événements, dominent leur temps, chacun à sa manière : deux écrivains, Benjamin Constant et François René de Chateaubriand, et un historien, François Guizot. Tous les trois, hostiles au régime dictatorial, favorables au régime de la liberté, se trouvent, au début de cette histoire, dans des situations contrastées.
Benjamin Constant, une des têtes politiques les mieux faites de l’époque, salue à sa manière, le 19 mars, le retour glorieux de Napoléon dans le Journal des débats, où, fidèle à Louis XVIII, il écrit : « J’ai voulu la liberté sous diverses formes, j’ai vu qu’elle était possible sous la monarchie, je vois le Roi se rallier à la Nation, je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse. » Malgré cette résolution, digne du marbre, Benjamin, conscient du danger encouru en publiant son brûlot, note le 18 mars dans son Journal intime : « S’il triomphe [Napoléon] et qu’il me prenne, je péris2. » Il anticipe donc. Le 21, il trouve refuge chez William Harris Crawford, ministre des États-Unis en France ; puis quitte Paris par la poste en direction de la Vendée. Le 25, s’avisant de la forte présence des bonapartistes dans la région nantaise, il rebrousse chemin. Arrivé à cinq heures du matin, le 27, aux portes de la capitale, il décide de ne point les franchir et de rester à Sèvres pour examiner la situation. Le 28, il peut rencontrer un proche de l’empereur, le général Sebastiani. Celui-ci, instruit de la versatilité des hommes, passe sous silence son article des Débats et lui conseille de rédiger une lettre « ostensible » à Napoléon. Un ralliement en bonne et due forme. Constant s’exécute : le 4 avril, paraît dans Le Journal de Paris un article anonyme – d’un anonymat facile à percer – sur le Congrès de Vienne, par lequel il affirme que désormais c’est l’empereur qui incarne la volonté nationale (« C’est donc contre la volonté nationale que les puissances agiraient en attaquant la France »).
Les jours passent, il attend. Il dîne en ville, rencontre encore Sebastiani, voit Fouché, Joseph Bonaparte. Il s’impatiente, tergiverse entre la crainte de l’empereur et l’amour qui le consume pour Juliette Récamier (un coup de foudre datant de l’été précédent). Napoléon le reçoit enfin le 14 avril. Il connaît Benjamin Constant, n’ignore rien des articles et des ouvrages qu’il a publiés contre lui – encore en 1814, il flétrissait « l’usurpateur » dans De l’esprit de conquête ; il sait aussi que l’homme est prêt à se vendre, pour « arriver » – le mot est de Constant. Or, contre Louis XVIII, face aux réactionnaires de Vienne, Napoléon a besoin de se présenter en allié et protecteur de la bourgeoisie libérale. Benjamin Constant étant l’incarnation de cet esprit, son ralliement vaut une armée, sa plume une batterie de canons. Du reste, dès son passage à Lyon, Napoléon n’a-t-il pas promis une Constitution ? Constant n’est pas dupe ; déjà après un entretien avec Joseph, le 31 mars, il notait dans son Journal : « Les intentions sont libérales : la pratique sera despotique. » N’importe, le 15 avril, il se réjouit d’être le porte-plume de ces « intentions libérales ». L’empereur lui demande un projet de Constitution : Constant accepte. « Arriverai-je enfin ? », écrit-il en roué ingénu.
Dès le lendemain de cet entretien, Constant apporte son projet. Refusé ! Il reprend sa copie et propose un nouveau texte à Napoléon le 18 avril. Encore quelques retouches, et le 19, au cours d’une troisième entrevue, il a le plaisir de constater que beaucoup de ses « idées constitutionnelles » sont « adoptées ». Comble de bonheur : en ce même jour, il apprend sa nomination au Conseil d’État, officiellement confirmée le 20. Enfin ! il tient une place convoitée depuis son arrivée à Paris en compagnie de Germaine de Staël en 1795.
Tous les deux se sont connus en Suisse, un pays natal bien mal taillé pour la rayonnante fille de Necker et le jeune homme aux dents longues. Benjamin est né à Lausanne, descendant de huguenots français. Fils d’un colonel de gardes suisses (sa mère est morte en le mettant au monde), il a voyagé, fréquenté plusieurs universités européennes, jusqu’à ce qu’en 1788 son père lui trouve un poste de chambellan auprès du duc de Brunswick. Dans cette petite cour allemande, il rencontre Minna von Cramm, de neuf ans son aînée, qu’il épouse, mal inspiré : leur mésentente aboutit à une séparation en 1794. « Sans doute tout cela est de ma faute », écrit-il. Une antienne dans sa vie, ce mea culpa.
Benjamin tombe alors amoureux de Germaine de Staël, au cours d’une visite chez elle, au château de Coppet, près de Genève. Sa conversation l’éblouit. Dans son roman posthume, Cécile, Constant décrit Germaine sous les traits de Mme de Malbée : « Lorsque je rencontrai Mme de Malbée, elle était dans sa vingt-septième année [vingt-neuvième pour la baronne de Staël]. Une taille plutôt petite que grande, et trop forte pour être svelte, des traits irréguliers et trop prononcés, un teint peu agréable, les plus beaux yeux du monde, de très beaux bras, des mains un peu trop grandes, mais d’une éclatante blancheur, une gorge superbe, des mouvements trop rapides et des attitudes trop masculines, un son de voix très doux et qui dans l’émotion se brisait d’une manière singulièrement touchante, formaient un ensemble qui frappait défavorablement au premier coup d’œil, mais qui, lorsque Mme de Malbée parlait et s’animait, devenait d’une séduction irrésistible3. » Bien d’autres ont témoigné de cette sorte de « magie » qui en faisait une reine de salon.
Fille du banquier Necker – qu’elle vénère –, ancien ministre de Louis XVI qui avait connu une manière d’apothéose en 1789, Germaine de Staël n’est pas une débutante à Paris. Sa mère y tenait un salon fréquenté des plus beaux esprits. C’est à Paris aussi qu’elle a épousé à vingt ans l’ambassadeur de Suède à la cour de France, le baron de Staël-Holstein. À son tour, elle tient salon rue du Bac, où elle défend la cause de la monarchie constitutionnelle, à la fois contre les républicains et contre la noblesse d’Ancien Régime. Les massacres de septembre 1792 la décident à partir en Suède avec son époux, puis à rejoindre son père à Coppet. Depuis cette époque, elle tient à distance le baron Éric Magnus qu’elle n’a jamais aimé et qui, en panier percé, a dévoré la dot de sa femme et écorné la fortune de son beau-père. Mme de Staël se plaît en la compagnie des gens d’esprit, qu’elle éblouit elle-même par son intelligence, ses saillies, sa culture et son alacrité. À son mari, peu salonnier, elle fait cette remarque : « Tu n’aimes point mes amis, et je ne puis vivre sans eux. Une conversation animée m’est indispensable. »
L’arrivée en mai 1795 dans la capitale française de Benjamin et de Germaine ne passe pas inaperçue. Si lui est inconnu, Mme de Staël, outre qu’elle est la fille de l’ancien contrôleur général des Finances, s’est fait annoncer par ses Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français, parues l’année précédente en Suisse, et qui lui valent l’éloge de Fox au Parlement britannique. Ce n’est pas un coup d’essai. Elle a déjà publié, notamment, ses Réflexions sur le procès de la reine, en 1793. Résignée à ce que son père Necker raille ses ambitions littéraires et l’appelle « Mme de Saint-Écritoire », Germaine n’entend pas être réduite au sort commun des femmes de son temps. « Examinez l’ordre social, écrit-elle, vous verrez bientôt qu’il est tout armé contre une femme qui veut s’élever à la hauteur de la réputation d’un homme. » Attaquée dans la presse, elle ne tarde pas à répondre par une profession de foi républicaine, dans les Nouvelles politiques et étrangères : « Je souhaite sincèrement l’établissement de la République française sur les bases sacrées de la justice et de l’humanité, parce qu’il m’est démontré que, dans les circonstances actuelles, le gouvernement républicain peut seul donner du repos et de la liberté en France4. » Bientôt, elle redonne vie à son salon, rue du Bac, tandis que Benjamin s’ouvre les colonnes des journaux. Lorsque la Convention fait place au Directoire, celui-ci ne cesse d’être ballotté entre l’opposition des jacobins et celle des contre-révolutionnaires. En cette époque troublée où chacun devient objet de soupçon, Mme de Staël est invitée à quitter Paris. Benjamin Constant la suit à Coppet.
Constant, qui promène un regard ironique sur la société, passe pour léger, sceptique, porté au plaisir, mais il est doué d’une âme sensible que dissimule souvent sa rage de raisonner. Âgé alors de vingt-huit ans – un an de moins que son amie –, il partage avec Mme de Staël les mêmes principes libéraux. Tous les deux sont enfants des Lumières ; ils n’ont pas la religion du passé ; ils croient au progrès. Leur mot clé n’est pas « révolution » – quelque intérêt qu’ils y aient trouvé – mais « perfectibilité ». Hostile au jacobinisme, à la Terreur, Constant n’en est pas moins l’adversaire des partisans de l’Ancien Régime. Pendant l’hiver 1796, il rédige une brochure en faveur du Directoire à laquelle Germaine de Staël a contribué : De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier, publiée en Suisse en avril 1796. C’est un événement. Le Moniteur, à Paris, la réimprime ; tout le monde en parle ; la brochure est traduite en allemand. Il s’agit d’un appel « aux honnêtes gens », aux hommes d’ordre, qui, face à l’agitation sociale du moment, pourraient être séduits par un retour à la monarchie.
Tout semble aller au mieux pour lui. En ce mois d’avril, Mme de Staël, dont il est très épris, lui a accordé de l’accompagner à Paris, où il arrive le cœur en liesse. Malheureusement, il ne peut s’y faire reconnaître citoyen français (cette situation d’« étranger » va peser sur toute sa carrière). Malgré cela et en dépit des hostilités qu’il provoque inévitablement, Benjamin connaît une période faste. Spéculant sur les biens nationaux, aidé par Necker, il acquiert en novembre 1796 une propriété, le domaine d’Hérivaux, près de Luzarches, et ramène Germaine en France. Tous les deux, devenus amants, écrivent de concert, reçoivent dans le domaine champêtre de Benjamin, s’enchantent de la naissance de leur fille Albertine de Staël... En mars 1797 paraissent Des réactions politiques, où Benjamin Constant prend la défense de la Révolution, étape irréversible du progrès humain : « Il faut que les lumières s’étendent, que l’espèce humaine s’égalise et s’élève, et que chacune de ces générations successives que la mort engloutit laisse du moins après elle une trace brillante qui marque la route de la vérité5. » Germaine de Staël, pour sa part, travaille à l’un de ses grands livres, De la littérature, sans perdre de son intérêt pour les affaires du moment auxquelles elle consacre un ouvrage, resté inédit de son vivant : Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution. Tous les deux ont acquis la même conviction : il faut instituer une République stable, établie sur les principes de progrès, de liberté et de propriété. Une République forcément représentative (nous ne sommes pas dans un canton suisse), fondée sur la souveraineté du peuple. Autant dire qu’il faut remplacer la Constitution de l’An III – celle du Directoire – en donnant notamment plus de force au pouvoir exécutif.
Lorsque le coup d’État du 18 Brumaire – 9 novembre 1799 – met fin au Directoire et impose le Consulat, Benjamin Constant et Germaine de Staël se rallient à l’homme fort. Défaillance de l’esprit libéral ? Le Directoire, au vrai, n’était pas viable. Divisé en son sein, harcelé par ses ennemis de gauche et de droite, survivant à force de coups d’État répétés, il était en voie de faillite. Ne manquant pas de sympathie pour Bonaparte, depuis les campagnes d’Italie, Germaine et Benjamin ne se font guère violence pour accepter le sabre de Brumaire, espérant voir dans le vainqueur des Pyramides le « Washington français » – l’homme qui établira le régime de liberté attendu. Une chance s’offre à eux ! Germaine ouvre de nouveau les portes de son salon. Secondé par sa maîtresse, Benjamin sollicite un poste auprès de Sieyès, un des membres du Directoire renversé et organisateur de Brumaire, mais au nom de la liberté :
« Citoyen Directeur,
» Après le premier sentiment de joie que m’a inspiré la nouvelle de notre délivrance, d’autres réflexions se sont présentées à moi. Peut-être y attaché-je trop d’importance mais je vous conjure de les lire : je crois le moment décisif pour la liberté. On parle de l’ajournement des Conseils [Conseil des Anciens, Conseil des Cinq-Cents, qui formaient le pouvoir législatif du Directoire]. Cette mesure me paraîtrait désastreuse aujourd’hui, comme détruisant la seule barrière à opposer à un homme que vous avez associé à la journée de hier, mais qui n’en est que plus menaçant pour la république ; ses proclamations, où il ne parle que de lui, où il dit que son retour a fait espérer qu’il mettrait un terme aux maux de la France, m’ont convaincu plus que jamais que dans tout ce qu’il fait il ne voit que son élévation. Il a cependant pour lui les généraux, les soldats, la populace aristocratique, et tout ce qui se livre avec enthousiasme à l’apparence de la force. La république a pour elle Vous, et certes c’est beaucoup, et la représentation, qui, mauvaise ou non, sera toujours propre à mettre une digue aux projets d’un individu, et qui seul peut prononcer de ces décrets nécessaires, en cas de tentative d’usurpation... »
Grâce à Mme de Staël qui a su lui ménager l’appui de Joseph Bonaparte et celui de Sieyès, chargé du recrutement, Benjamin Constant, « du Léman, homme de lettres », est nommé dans l’une des assemblées législatives, le Tribunat, installé au Palais-Royal – la seule instance où l’on est appelé à discuter les projets de loi. Germaine a lancé Benjamin.
Cette nomination suscite des commentaires peu amènes dans la presse : Constant n’est-il pas un étranger, un Vaudois cosmopolite ? N’importe. Il fait ses classes de parlementaire. Non sans panache : dès son premier discours, sur la formation de la loi, le 5 janvier 1800, il parle clairement contre le gouvernement. Ce jour-là, Mme de Staël attend chez elle quelques amis : « Je reçus, raconte-t-elle, dix billets d’excuse à cinq heures. » Les journaux, complaisants pour le pouvoir, jugent Constant comme un assoiffé de gloire et certains insinuent, non sans raison, que Mme de Staël a inspiré son discours. Bonaparte ne le lui pardonnera pas.
L’épisode dépeint au mieux Benjamin Constant. Il a beau être un arriviste de haute volée, il n’en professe pas moins des idées auxquelles il tient. On a pu dire qu’il avait l’esprit intransigeant et l’honneur malléable, mais, devenu tribun, il défend au prix d’un travail acharné et au risque d’attirer sur sa tête l’hostilité du nouveau maître de la France et de ses courtisans la cause qui lui est chère, celle des libertés : le droit d’opposition, de pétition, la liberté de la presse, la nécessité des formes en matière de justice. Cette indépendance finit par provoquer la colère de Bonaparte contre l’ingrat. Le 17 janvier 1802, 20 membres du Tribunat doivent être tirés au sort pour laisser leur place ; le Premier Consul engage le Sénat à négliger cette procédure et choisit les sortants dans l’opposition ; Constant en est, avec Daunou6, Cabanis7 et Jean-Baptiste Say8.
À la même époque, il vient de rompre avec Anna Lindsay, une Irlandaise que lui avait présentée Julie Talma, autre admiratrice. Homme couvert de femmes, Benjamin entretient toujours sa liaison avec Germaine de Staël, que de terribles orages rendent invivable. Il a trouvé dans l’amour d’Anna, à la fin de l’année 1800, un dérivatif. Mais Anna, mère de deux enfants, aspire bientôt au mariage. Benjamin ne veut point rompre avec Germaine. Ce sera une lente extinction des feux. Benjamin retourne à ses travaux. Ses finances sont en piteux état ; il vend sa propriété d’Hérivaux, pour acheter les Herbages, nettement plus modestes.
Mme de Staël n’est pas plus en odeur de sainteté auprès de Bonaparte : traduisant ses désenchantements sur les intentions libérales du Premier Consul, ses ouvrages déplaisent en haut lieu. De la littérature, publié en 1800, révèle un penseur indépendant là où Bonaparte garde le modèle louis-quatorzien des rapports entre la littérature et la politique. Sur le terrain religieux, elle s’oppose au Concordat, signé en 1801, qui redonne de la puissance à un catholicisme que cette protestante juge incompatible avec les principes de progrès et de liberté. L’élimination de Constant du Tribunat achève de la faire entrer dans l’opposition. Elle donne bientôt le signal du départ, quittant Paris en compagnie de son mari malade, à la fin d’avril 1802. Le baron de Staël meurt en route, le 9 mai, dans une auberge de Poligny. Benjamin rejoint Germaine en Suisse.
En octobre, Germaine reçoit un ordre d’exil définitif. Son salon, suspect à la police du Premier Consul, l’ouvrage de Necker, Dernières Vues de politique et de finances, auquel elle était soupçonnée d’avoir instillé son fiel, sa liaison même avec Constant, tout l’a rendue indésirable aux yeux du pouvoir consulaire. Son roman Delphine, paru en décembre de 1802, non sans succès, confirme au grand jour ses idées libérales, son absence de préjugés contre le conformisme social : « Jamais, décrète Bonaparte, la fille de M. Necker ne rentrera à Paris. » Germaine a pourtant essayé d’amadouer Bonaparte. Elle a même avoué à son frère Joseph : « Je deviens bête devant lui, à force d’avoir envie de lui plaire. » Mais le Premier Consul n’aime pas les bas-bleus ; soucieux, qui plus est, de contrôler l’opinion, il craint aussi les talents qui ne s’alignent pas. Pendant une douzaine d’années, Constant et Germaine vont vivre un demi-exil, tantôt proches l’un de l’autre, tantôt séparés – exil partagé entre la Suisse et l’Allemagne, entrecoupé de quelques incursions en terre française. L’établissement de l’Empire en France par le sénatus-consulte du 18 mai 1804 élargit encore le fossé entre Benjamin Constant, Germaine de Staël et Bonaparte devenu Napoléon Ier. Le Tribunat, dont Constant avait été membre, est dissous en 1807. Un pouvoir discrétionnaire s’installe, renforcé par les victoires des armées impériales contre les pays coalisés d’Europe.
Après la mort de son père, en avril 1804, Mme de Staël fait de Coppet un des hauts lieux de rencontre des adversaires de Napoléon. Outre Constant, elle y reçoit August Wilhelm Schlegel, puis son frère Friedrich, tous les deux philologues, critiques littéraires, fondateurs des revues Athenäum puis Europa, et du cercle romantique d’Iéna, Simonde de Sismondi, économiste suisse, l’historien libéral Prosper de Barante (avec lequel elle amorce une liaison qui durera cinq années), Juliette Récamier et l’un de ses adulateurs, le prince Auguste de Prusse... La société de Coppet, cosmopolite, européenne, devient le plus brillant foyer d’opposition intellectuelle à l’Empire. Benjamin et Germaine travaillent l’un et l’autre à leurs œuvres ; ils se querellent, se quittent, se retrouvent. En société, ils rivalisent de brio : « Leurs esprits du moins à tous deux se convenaient toujours, écrira Sainte-Beuve ; ils étaient sûrs de s’entendre par là. Rien, au dire des témoins, n’était éblouissant et supérieur à leur conversation engagée dans ce cercle choisi, eux deux tenant la raquette magique du discours et se renvoyant, durant des heures, sans manquer jamais, le volant de mille pensées entrecroisées. »
Benjamin aurait bien voulu épouser Germaine, mais une baronne de Staël peut-elle troquer son nom, auquel elle a donné de l’éclat, et son titre, contre le nom d’un parvenu ? Benjamin, alors, s’échappe autant qu’il peut, vit à Genève, à Paris, à Lausanne... Dans le Journal qu’il s’est mis à tenir, il laisse tomber à la date du 26 octobre : « Je suis las de l’homme-femme dont la main de fer m’enchaîne depuis 10 ans, et une femme vraiment femme m’enivre et m’enchante. » Depuis longtemps, Germaine continue à régner sur sa vie sans gouverner son cœur ; il s’est épris cette fois de Charlotte de Hardenberg, rencontrée une dizaine d’années plus tôt à Brunswick. Il songe au mariage : « Avec Charlotte, je puis vivre en France honorablement et paisiblement. Elle m’apporte un caractère charmant, assez d’esprit, plus que je ne lui en croyais, une naissance illustre, assez de fortune pour que, marié, je ne sois pas plus pauvre qu’à présent, et un attachement qui a survécu à dix ans d’absence et d’indifférence de ma part » (4 mai 1805). Charlotte n’est pas libre, mais elle obtient de son mari, Alexandre du Tertre, son consentement au divorce en mai 1807. Mme de Staël récupère néanmoins l’infidèle à Coppet. Il lui propose alors le mariage ou la rupture. Elle refuse l’un et l’autre. Les scènes orageuses se multiplient. Finalement, Benjamin accomplit l’irréparable : il se marie secrètement à Charlotte en juin 1808. Mme de Staël ne l’apprendra, de la bouche de Charlotte, que près d’un an plus tard.
« Ane de Buridan sentimental », ballotté entre Charlotte et Germaine, qui continue à hanter son esprit, Benjamin s’adonne au jeu, perd des sommes considérables, ce qui l’oblige, décavé, à vendre les Herbages. Mme de Staël a publié en 1807 son roman Corinne, qui connaît un triomphe international, puis son grand livre, De l’Allemagne – pour l’Allemagne et contre Napoléon –, en 1810, dont la saisie ordonnée par l’empereur établit définitivement sa célébrité. En avril 1811, elle invite Constant à souper en compagnie de son nouvel amant, John Rocca, un Genevois, officier de hussards. Erreur : les deux hommes veulent s’affronter en duel. Celui-ci n’aura pas lieu, un règlement à l’amiable ayant été trouvé, mais Benjamin fait ses adieux à son amie, le 8 mai 1811, à Lausanne, et part pour l’Allemagne en compagnie de Charlotte. Après de nombreuses étapes, au cours desquelles il joue sans frein et sans profit, les deux époux s’installent à Göttingen au début de novembre. Là, il travaille, s’ennuie, tombe malade, se querelle avec sa femme... Dans son Journal intime et lapidaire, il donne libre cours à ses plaintes et récriminations : « Dieu que mon cœur est triste ! », « Combien j’avance peu ! », « Ma femme ne laisse pas que d’être ennuyeuse », « Que la vie est triste et que je suis fou ! », « Oh le mariage ! », « Mécontentement de moi et des autres », « Abattement »...
Dans ces années de méditation, d’exil, de tristesse, Benjamin Constant travaille à ses deux grands ouvrages, l’un sur « la politique », l’autre sur « la religion ». Ils ne paraîtront pas de son vivant, mais ses idées se précisent, prennent de l’ampleur et de la force. Mme de Staël, quant à elle, quitte Coppet le 23 mai 1812 pour la Russie. Après un éprouvant voyage, elle arrive à Moscou le 2 août, six semaines avant que la ville envahie par la Grande Armée ne soit incendiée ; le 13, elle est à Saint-Pétersbourg. Au moment où les troupes napoléoniennes remportent la bataille de la Moskova qui leur ouvre la voie de Moscou, elle gagne Stockholm, où elle est accueillie avec ferveur par le prince royal de Suède, Bernadotte, maréchal d’Empire brouillé avec Napoléon depuis Wagram et allié du tsar Alexandre Ier. Germaine reste à Stockholm de septembre 1812 à mai 1813, puis s’installe à Londres avec sa famille. Elle a son idée : acharnée à combattre le Corse, s’y employant dans tous les lieux d’Europe où elle passe, elle n’en est pas moins hostile à la restauration d’un Ancien Régime honni, et, partant, se méfie des Bourbons. Elle voit en Bernadotte le seul général républicain capable de remplacer Napoléon sur le trône de France, le seul qui allie « la chevalerie du républicanisme à la chevalerie de la royauté ».
Les défaites de Napoléon à partir de 1813 revigorent Benjamin Constant. Il se laisse aller à écrire le 31 décembre : « Les flammes de Moscou ont été l’aurore de la liberté du monde. » Sortant de sa retraite studieuse et mélancolique, il répond aux invites de Bernadotte, que Constant appelle « le Béarnais » (il est né à Pau). Lui aussi, comme Germaine, pense qu’il peut devenir le successeur libéral de Napoléon, sérieusement menacé depuis la retraite de Russie. Les deux hommes sympathisent. Benjamin affirme ses sentiments antinapoléoniens dans un pamphlet qui sera publié à la fin de janvier 1814 : De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne. Le tableau de la France qu’il y trace, au moment où ses frontières sont franchies par les troupes des pays coalisés, est sans complaisance : « Nous y voyons l’usurpation triomphante, armée de tous les souvenirs effrayants, héritière de toutes les théories criminelles, se croyant justifiée par tout ce qui s’est fait avant elle, forte de tous les attentats, de toutes les erreurs du passé, affichant le mépris des hommes, le dédain pour la raison. Autour d’elle se sont réunis tous les désirs ignobles, tous les calculs adroits, toutes les dégradations raffinées. »
Constant évoque les ravages de la peur, de la vanité, de la cupidité : « La religion est le porte-voix de l’autorité, le raisonnement le commentaire de la force. Les préjugés de tous les âges, les injustices de tous les pays, sont rassemblés comme matériaux du nouvel ordre social. L’on remonte vers des siècles reculés, l’on parcourt des contrées lointaines, pour composer de mille traits épars une servitude bien complète qu’on puisse donner pour modèle. La parole déshonorée vole de bouche en bouche, ne partant d’aucune source réelle, ne portant nulle part la conviction ; bruit importun, oiseux et ridicule, qui ne laisse à la vérité et à la justice aucune expression qui ne soit souillée. » Ces propos de moraliste s’achèvent par un appel à l’action : « Jamais un peuple ne se détache de ce qui est véritablement la liberté. »
Parallèlement, il écrit pour Bernadotte une proclamation contre Napoléon et pour la libération de la France. Plusieurs journaux allemands la reproduisent en février 1814. Constant réitère ses offres de service au prince royal de Suède. Il lui fait valoir que son intervention auprès des Alliés (contre la France) serait de poids pour obtenir « une constitution qui garantisse les droits éternels de la propriété, de la liberté individuelle et religieuse, de la représentation nationale, de l’indépendance des tribunaux et du développement des lumières et de la pensée9 ». Son Altesse Royale se laisse fléchir et l’invite à le rejoindre en son quartier général, à Liège. Constant accepte. Sa collaboration avec Bernadotte n’ira pas loin, le prince n’osant pas risquer sa couronne de Suède pour tenter de devenir Régent en France : il n’ira pas au-delà de Nancy.
Mme de Staël éprouve au moment de l’invasion un fort sentiment profrançais. Elle voudrait à la fois la fin de Bonaparte et la victoire de ses armées contre l’envahisseur. Le 22 mars 1814, elle écrit à Constant : « Je hais l’homme, mais je blâme les événements qui me forcent en ce moment à lui souhaiter du succès. Voulez-vous donc qu’on foule la France aux pieds ? [...] Je ne ferai rien contre la France ; je ne tournerai pas contre elle dans son malheur, ni la renommée que je lui dois, ni le nom de mon père qu’elle a aimé. Ces villages brûlés sont sur la route où les femmes se jetèrent à genoux pour le voir passer. Vous n’êtes pas français, Benjamin. Tous les souvenirs de votre enfance ne sont pas attachés à cette terre, voilà d’où vient la différence entre vous et moi : mais pouvez-vous vraiment voir les Cosaques dans la rue Racine10 ? »
Le 6 avril, Napoléon abdique, après que le Sénat eut proclamé sa déchéance ; ses vainqueurs l’exilent à l’île d’Elbe, dont il est nommé gouverneur ; il dispose d’un millier de soldats. Louis XVIII est restauré sous la protection des baïonnettes des Alliés, tandis qu’à Vienne est convoqué le Congrès qui doit décider de la nouvelle Europe.
Benjamin Constant et Germaine de Staël se retrouvent à Paris après trois ans de séparation. Elle, ralliée à Louis XVIII qui a promis la Charte, s’installe à Clichy, où elle réunira une société internationale. Lui est motivé par deux soucis – toujours les mêmes : entrer dans la carrière, obtenir une place, mais aussi promouvoir, tout comme Germaine de Staël, un régime de liberté. Quel régime ? Peu lui importe. Il a été monarchiste, républicain, bonapartiste même, mais, malgré toutes les faiblesses de son tempérament, il a défendu sans désemparer ses idées libérales. La carte Bernadotte abandonnée, il jouera celle des Bourbons. Le 15 avril, il est de retour à Paris, où il entreprend immédiatement ses visites : « Revu beaucoup de gens, écrit-il le 16. Bonnes dispositions. Talleyrand bien, dit-on. » Et cet aveu qui résume ses activités : « Servons la bonne cause et servons-nous. » Il retrouve les colonnes des journaux et travaille à ses Réflexions sur les constitutions, qui paraissent le 24 mai – c’est-à-dire une douzaine de jours avant la promulgation de la « Charte constitutionnelle » de Louis XVIII.
Benjamin se démène, voit tout le monde, écrit une brochure sur la liberté de la presse, qu’il présente comme le « droit des droits » : « une sauvegarde pour les individus sans exception [...], depuis le ministre disgracié, qui, sans la liberté de la presse, ne pourra pas répondre aux imputations de son successeur, jusqu’au plus obscur des Français qui, sans la liberté de la presse, n’aura point de recours contre les injustices, ou, si l’on croit que nulle injustice n’est possible, contre les erreurs d’un ministre tout-puissant11. » On parle de lui, on vante ses travaux. Autant d’« éloges sans résultat ». Il se heurte même à Mme de Staël, occupée de doter leur fille Albertine en vue d’un mariage avec Victor de Broglie, et qui n’obtient pas que la France honore son emprunt auprès de Necker – emprunt dont le versement des intérêts annuels avait été aboli en 1793. Elle demande à Benjamin qu’il rembourse l’argent qu’elle lui a avancé. Il esquive. Mais s’inquiète pourtant : « D’ici à six semaines, il faut que je sois quelque chose », note-t-il le 17 juillet. Tandis que ses brochures lui prodiguent un vrai succès d’opinion, il laisse tomber, le 19 août : « Ce qui m’accable, c’est de n’avoir personne ici que j’aime. Ma femme me manque. La vie est trop sèche. » Cette solitude du cœur explique sans doute le coup de foudre du 31, qu’il résume avec sa concision coutumière : « Mme Récamier. Ah ça ! deviens-je fou ? »
La folie n’est certes pas de tomber amoureux de Juliette Récamier, si experte à faire tourner les têtes, mais de s’en éprendre en 1814 alors qu’il la connaissait depuis une quinzaine d’années. De dix ans plus jeune que lui (elle a trente-sept ans), elle tient le salon antinapoléonien le plus brillant de Paris. D’une coquetterie étudiée, elle allie un pouvoir de séduction nonchalante à une froideur redoutable. Benjamin désespère : « Juliette a le cœur le plus sec que le ciel, ou l’enfer, ait jamais formé. Quant à Mme de Staël, c’est un serpent dont la vanité est féroce. Elle me hait, au fond, et je le lui rends. Mettons ma fortune à l’abri de ses griffes de harpie » (14 novembre). Côté carrière, rien de neuf : « J’ai galvaudé ma vie ces trois mois et demi » (13 décembre).
Les premières semaines de l’année 1815 sont toujours hantées par ce que Benjamin appelle son « paroxysme » : « J’ai tout autre chose que de la politique dans la tête. » Même s’il vitupère Juliette (« Sa coquetterie est indestructible », ou : « Cette maudite femme est imprenable »), il l’aide à écrire – il écrit pour elle – ses Mémoires. C’est alors qu’il apprend, le 6 mars, au moment où il s’apprête une nouvelle fois à quitter Paris, le retour tonitruant de Napoléon. Il espère que le gouvernement royal aura besoin de lui. Il prend le risque d’écrire un article qui « met [sa] vie en danger », non sans orgueil : « Quels lâches que ces royalistes si purs qui pensaient me présenter comme un ennemi de ce gouvernement. Ils tremblent, et je suis le seul qui ose proposer de se défendre. » Partisan d’organiser la résistance, il fustige la lâcheté des députés. Le 19, le Journal des débats publie son article resté fameux, alors que Napoléon est à quelques heures de Paris.
Par bravade, pour les doux yeux de Juliette, il n’hésite pas à traiter Napoléon d’« Attila », de « Gengis Khan ». Or, un mois plus tard, le voilà conseiller d’État de l’affreux tyran ! Son image personnelle souffre de ces palinodies. À tort : joueur invétéré, Benjamin Constant, en quelques mois, a parié sur trois hommes, Bernadotte, Louis XVIII, et finalement Napoléon. Il aura perdu trois fois. Mais ses idées restent les mêmes : n’importe le souverain, n’importe le régime, c’est la liberté qu’il faut défendre. Il tente avec succès d’en convaincre l’empereur : l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire du 18 avril 1815, cette nouvelle Constitution qui lui doit tant qu’on l’appelle la « Benjamine » (Montlosier), atteste ses convictions. Il les réaffirme dans ses Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs, le plus important de ses livres politiques, sorti des presses le 29 mai, rédigé en moins de deux mois, médité de longue date. Cet ouvrage, qui en fait l’un des grands écrivains politiques du siècle, est une bible du libéralisme contre l’arbitraire du pouvoir : liberté de la presse, liberté religieuse, liberté individuelle, garanties judiciaires, autant d’impératifs, autant de chapitres : « Cette liberté, en effet, est le but de toute association humaine : sur elle s’appuie la morale publique et privée ; sur elle reposent les calculs de l’industrie ; sans elle il n’y a pour les hommes ni paix, ni dignité, ni bonheur12. »
Germaine de Staël désapprouve sa volte-face. Lui se vante des résultats : « Le gouvernement actuel est le premier de tous les gouvernements de France qui ait renoncé formellement à cette prérogative terrible [arrestations, emprisonnements arbitraires, exil], dans la constitution qu’il a proposée [allusion à l’article 61 : Nul ne peut être poursuivi, arrêté, détenu ni exilé que dans les cadres prévus par la loi]. C’est en consacrant de la sorte tous les droits, toutes les libertés, c’est en assurant à la nation ce qu’elle voulait en 1789, ce qu’elle veut encore aujourd’hui, ce qu’elle demande, avec une persévérance imperturbable, depuis vingt-cinq ans, toutes les fois qu’elle ressaisit la faculté de se faire entendre ; c’est ainsi que ce gouvernement jettera chaque jour, dans le cœur des Français, des racines plus profondes13. »
Le nouvel Empire sera libéral ou ne sera pas.
Les Français n’auront pas le temps d’en juger. À nouveau coalisés contre la France napoléonienne, les souverains d’Europe mettent fin au rêve de Benjamin Constant. Le 18 juin 1815, vainqueurs à Waterloo, ils se vengent de leur frayeur en déportant Napoléon sur l’île de Sainte-Hélène, où il mourra en 1821. Les Bourbons sont pour la seconde fois restaurés.
Le 19 juillet, Benjamin Constant reçoit son ordre d’exil. Il passe encore quelques jours à Paris, se plaint de son « absurde amour » pour Juliette Récamier : « La Suisse et ma femme, voilà ce qu’il me faut et que je demande à Dieu. » Il obtient que son nom soit rayé de la liste d’exil, mais, le 31 octobre, il quitte néanmoins Paris : Senlis, Péronne, Mons, Bruxelles, où il attend en vain Charlotte. Celle-ci le rejoint à Londres, où il arrive le 27 janvier 1816. Très vite, il se lasse de sa présence : « Ma femme me gêne et m’ennuie. » Il fait paraître Adolphe, roman d’analyse, roman psychologique où il transpose ses amours orageuses : « C’est ne pas commencer de telles liaisons qu’il faut pour le bonheur de la vie : quand on est entré dans cette route, on n’a plus que le choix des maux... » Charles Du Bos a pu dire que ce roman était « le plus ressemblant quant aux défauts, le moins ressemblant par le silence observé quant aux qualités, et comme toujours le monde l’a pris au mot et pendant un siècle n’a jugé Constant que sur Adolphe ». Constant a beau répéter qu’il « n’attache aucun prix à ce roman », c’est ce roman qui inscrira son nom dans l’histoire de la littérature. En 1820, il s’efforce de justifier sa conduite politique dans un « mémoire apologétique », intitulé Mémoires sur les Cent-Jours. Une nouvelle fois, le joueur est capot.
Chateaubriand, d’un an plus jeune que Constant (il est né en 1768), a connu les mêmes événements au même âge, mais pas sous le même angle. Cadet d’une ancienne famille de la petite noblesse bretonne, il est présenté à la Cour deux ans avant la Révolution. Sans grand succès : il n’a rien d’un courtisan. Après être resté près de deux années à Paris au début de la Révolution, lésé par son frère aîné à la mort du père, il embarque en avril 1791 de Saint-Malo pour le Nouveau Monde, faute de trouver sa place dans l’Ancien. Il séjourne cinq mois aux États-Unis, terre de promission, y épuise ses économies, s’endette, et finit par rentrer en France incognito. Faisant figure d’enfant sage, il épouse en 1792, sur le conseil de ses sœurs, une Céleste Buisson de La Vigne, presque distraitement, avant de gagner aussitôt l’armée des Princes occupée d’en finir avec la Révolution et de rétablir Louis XVI dans toutes ses prérogatives.
Chateaubriand a donc fait partie des émigrés. De leur piétaille même, celle qui fait le siège de Thionville en septembre 1792. Blessé, il prend le chemin d’un long exil, qui le conduit à Bruxelles, puis à Jersey, et finalement – toujours sans sa femme – à Londres, où il connaît sept années de vaches maigres, sort peu enviable mais préférable à celui de son frère et de sa belle-sœur, morts sur l’échafaud. Il écrit en attendant des temps meilleurs. En 1797, son Essai sur les révolutions ne le tire pas de la médiocrité matérielle. C’est un traité de toutes les révolutions de l’histoire qui, faute de documentation et de souffle, n’est pas à la hauteur de ses ambitions. Du moins, cet émigré révèle le peu de profondeur de son royalisme et de son catholicisme, le goût des idées générales, et son amour de la liberté.
Dans les années qui suivent, son esprit évolue, notamment sous l’influence de Louis de Fontanes, autre proscrit en relation avec le parti royaliste et avec lequel il noue à Londres une amitié durable. À ses côtés, l’homme du XVIIIe siècle qu’il a été prend conscience, comme tant d’autres nobles formés par les Lumières, de l’importance de la religion pour les institutions sociales. La déchristianisation décidée par la République l’encourage à exalter l’autel. Il fixe ses idées dans un opuscule, La Religion chrétienne par rapport à la morale et à la poésie ; c’est l’ébauche du Génie du christianisme.
Lorsqu’il apprend le coup d’État du 18 Brumaire, Chateaubriand décide de rentrer en France. Il débarque le 6 mai 1800 à Calais, muni d’un passeport au nom d’un citoyen de Neuchâtel, Lassagne, délivré par le ministre de Prusse à Londres. Il s’installe à Paris dans un petit hôtel des Ternes. Sa vie parisienne commence. On le présente à Pauline de Beaumont, dont le salon, rue Neuve-de-Luxembourg, est à la mode. Sauvée providentiellement de la guillotine en 1794, séparée de son mari mais non des hommes, elle s’amourache de Chateaubriand, juste avant qu’il ne publie Atala. En quelque temps, l’ancien voyageur s’assure une position envieuse. Grâce à ses amis – et notamment à Élisa, la sœur du Premier Consul, auquel Fontanes le présente –, il est rayé de la liste des émigrés et peut vivre librement. Atala, détaché du grand livre et sorti en avril 1801, est un succès ; le Génie du christianisme, publié un an plus tard, un triomphe.
C’était aussi un miracle d’opportunité. En effet, le Premier Consul Bonaparte, dans son désir de réconcilier les Français déchirés par la guerre civile et la guerre religieuse, a signé en 1801 un Concordat avec le pape, par lequel le catholicisme est reconnu, sans redevenir religion d’État, la religion « de la majorité des Français ». L’ouvrage de Chateaubriand semble donc illustrer à merveille le retour à la foi et la politique du Consulat. Sans la moindre ambition théologique, cette longue description des beautés de la religion catholique, mère des arts et des lettres, pose aussi le problème qui hantera tous les philosophes politiques du XIXe siècle : comment créer le lien social sans l’appui de la religion ? Le succès est immense. Du jour au lendemain, Chateaubriand est sacré grand écrivain. Dans ces pages brûlantes, il y a plus qu’une défense et illustration de la religion romaine : l’expression enflammée d’une nouvelle sensibilité qui va prendre le nom de romantisme.
Dans un des chapitres de la première édition, « Le vague des passions », l’auteur a introduit la confession d’un personnage (prénommé comme par hasard René – son second prénom). Son histoire étant censée encourager le recours à la religion, sa conclusion était morale (« Il n’y a de bonheur que dans les voies communes »). En fait, le lecteur s’attacha surtout au caractère morbide de René, à sa mélancolie, à ses désirs sans objet, à l’ennui qu’il traîne d’un continent à l’autre. Avant l’Adolphe de Constant, le René de Chateaubriand inaugure la figure du héros romantique, solitaire, condamné à la rêverie, maudit et jouissant de sa malédiction. Pour longtemps retentira son cri : « Levez-vous vite, orages désirés... »
Chateaubriand prête à René quelques traits de son caractère : cet ennui, ce dégoût de la vie, qu’il a ressentis dès son enfance, en même temps qu’une aspiration à l’infini, ce commerce du désir et de la mort. C’est dans une langue somptueuse qu’il transmet ce mélange de religiosité, de poésie, de tourment intime. Bonaparte lui en sait gré : ce livre aide sa réconciliation avec Rome. Les femmes, dont il flatte les salons de sa présence maussade, ne jurent plus que par lui, le submergent d’« un amas de billets parfumés ».
La gloire littéraire ne lui suffit pas. Comme Benjamin Constant, il entend penser la politique et, peut-être encore davantage, en être un acteur de premier plan. On le lui a beaucoup reproché. Que ne s’est-il borné à être auteur ! « Mais l’ambition d’être un homme d’État l’a entraîné dans d’autres régions où ses prétentions mal accueillies ont développé en lui une foule de mauvaises passions... », écrit Mme de Boigne dans ses Mémoires14. Toujours est-il qu’en 1803, servi par le succès de son livre, épaulé par ses amis, dont le précieux Louis de Fontanes, qui lui a ouvert les bonnes portes, fort de l’appui de Bonaparte, il est nommé secrétaire de légation à Rome, auprès du cardinal Fesch, oncle du Premier Consul.
Cet épisode romain, qui comptera pour son art, illustre ses relations avec le beau sexe. Avec désinvolture, il prie à peu près simultanément trois femmes de venir le rejoindre. Son épouse légitime, qui ne le suit pas – il en est fort aise ; l’actuelle élue du cœur, Delphine de Custine, à laquelle il écrit : « La crainte de me réunir à ma femme m’a jeté une seconde fois hors de ma patrie » ; et sa maîtresse, plus ancienne en date, Pauline de Beaumont, qui seule, du reste, fera le voyage, pour y finir ses jours le 4 novembre 1803. À Rome, Chateaubriand ne réussit guère ; pis, ses airs d’indépendance fâchent son supérieur, le cardinal Fesch, qui s’en plaint en haut lieu.
De retour à Paris, en février 1804, il est sur le point de remplir sa nouvelle fonction de ministre de France à Sion, dans la microscopique république du Valais, modeste poste qui l’humilie dans ses ambitions, lorsqu’il apprend l’exécution du duc d’En ghien. Chateaubriand écrit alors à Talleyrand, son ministre des Affaires étrangères, qu’il ne peut rejoindre son poste de Sion à cause de l’état de santé de sa femme. Geste sans éclat, façon prudente de prendre ses distances. C’en est fini de son zèle et de sa carrière bonapartiste : juste avant que Napoléon ne se couronne empereur, il rompt avec lui ; il ne sortira plus de l’opposition. Il n’en garde pas moins des relations avec Talleyrand, qui a été le conseiller du crime politique.
Il reste donc à Paris, où il entame avec quelque retard sa vie conjugale, dans un petit hôtel particulier de la rue de Miromesnil. Il entretient parallèlement sa liaison avec Mme de Custine, dont il fréquente le château de Fervaques, près de Lisieux, et plus encore son salon, à deux pas de chez lui. Delphine, autre tête charmante échappée à la guillotine, avait rencontré en prison Joséphine de Beauharnais, et, par elle, plus tard, le redoutable ministre de la Police, Fouché. Drôle d’époque qui permettait des amitiés (et plus encore) entre ci-devant et régicides... Les amours entre Mme de Custine et Chateaubriand vont bon train (encore que le caractère morose de l’Enchanteur, ainsi qu’on appelait le grand écrivain, ne soit pas toujours exaltant), jusqu’à ce que celui-ci se décide à entreprendre son voyage en Orient – pour lequel les bureaux de Talleyrand lui ménagent leur protection. Athènes, Constantinople, Jérusalem, Alexandrie, Le Caire, Tunis, Carthage, Grenade... Son Itinéraire de Paris à Jérusalem en sortira quatre ans plus tard.
Peu de semaines après son retour en France, Chateaubriand fait de nouveau parler de lui, par un article paru dans Le Mercure du 4 juillet 1807 – la critique d’un livre d’Alexandre de Laborde sur l’Espagne. L’auteur est le frère de Natalie de Noailles, objet présent des soins de Chateaubriand, qui, désireux d’éblouir celle-ci, se permet de défier par allusion l’empereur, alors au sommet de sa gloire : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. »
Napoléon, qui se sent à juste titre visé, promet de punir l’impudent. Colère sans lendemain : l’empereur se contente de frapper Le Mercure. C’est Chateaubriand qui viendra à lui, quelques mois plus tard. Il achève Les Martyrs dans sa propriété de la Vallée-aux-Loups, acquise à Châtenay, lorsqu’il apprend l’arrestation de son cousin, Armand de Chateaubriand, condamné à mort pour espionnage. Grâce à Mme de Custine, il obtient une audience chez Fouché, qui demeure court : seul Napoléon décidera. Chateaubriand se fait violence, écrit une supplique à l’empereur. Est-elle trop fière ? Il n’obtient pas gain de cause ; Armand est fusillé.
Napoléon, désireux néanmoins de se concilier ses bonnes grâces, suggère aux membres de l’Institut d’élire Chateaubriand à l’Académie française. Ce qui est fait, non sans mal, en 1811. Profitant de ce qu’il a été élu au siège de Marie-Joseph Chénier, qui fut à la Convention au rang des régicides, il fait dans son discours de réception des allusions qui ne peuvent qu’indisposer contre lui ses collègues. « La mémoire de M. de Chénier, écrit-il à son ami le secrétaire d’État Daru, ne m’est pas assez chère pour que je lui sacrifie mes principes, et jamais je n’achèterai mon repos aux dépens de considération politique. » Napoléon, soucieux du consensus, biffe son texte à coups de crayon. L’Académie lui demande de revoir son discours. Refusant de changer une virgule, Chateaubriand doit renoncer à la réception. Plusieurs exemplaires du texte sont diffusés dans l’opposition. Mme de Custine confie l’une de ces copies à son fils Astolphe qui l’apporte à Mme de Staël : Chateaubriand prend figure de héros dans le réseau littéraire antinapoléonien.
L’étoile de Napoléon décline. Son armée est vaincue à Leipzig en octobre 1813. C’est alors que Chateaubriand s’attelle à la rédaction d’un pamphlet, De Buonaparte et des Bourbons, qui paraît le 5 avril 1814, tout juste après la proclamation de la déchéance de Napoléon par le Sénat. C’est au même moment que Benjamin Constant publie son Esprit de conquête et d’usurpation. Les deux hommes portent le même jugement implacable sur l’Empire. Mais, tandis que Constant a rédigé un traité abstrait de philosophie politique, Chateaubriand y est allé d’une philippique : « Absurde en administration, criminel en politique, qu’avait-il donc pour séduire les Français, cet étranger [ce n’était pas aimable pour les Corses] ? Sa gloire militaire ? Eh bien il en est dépouillé. » Cette gloire militaire est du reste usurpée : « Le chef-d’œuvre de l’art militaire, chez les peuples civilisés, c’est évidemment de défendre un grand pays avec une petite armée [...] La plume d’un Français se refuserait à peindre l’horreur de ses champs de bataille [...] Buonaparte est un faux grand homme... »
Chateaubriand en appelle au retour des Bourbons.
« Pensons au bonheur de notre commune patrie ; songeons bien que notre sort est entre nos mains : un mot peut nous rendre à la gloire, à la paix, à l’estime du monde, ou nous plonger dans le plus affreux, comme dans le plus ignoble esclavage. Relevons la monarchie de Clovis, l’héritage de Saint Louis, le patrimoine de Henri IV. Les Bourbons seuls conviennent aujourd’hui à notre situation malheureuse, sont les seuls médecins qui puissent fermer nos blessures. La modération, la paternité de leurs sentiments, leurs propres adversités, conviennent à un royaume épuisé, fatigué de convulsions et de malheurs. Tout deviendra légitime avec eux, tout est illégitime sans eux15. »
Sur Napoléon, Chateaubriand a donc changé d’avis. Sa dédicace du Génie du christianisme au « Citoyen Premier Consul », pour la deuxième édition de l’ouvrage en 1803, n’était pas d’un rebelle : « On ne peut s’empêcher de reconnaître dans vos destinées la main de cette Providence qui vous avait marqué de loin pour l’accomplissement de ses desseins prodigieux. Les peuples vous regardent ; la France, agrandie par vos victoires, a placé en vous ses espérances depuis que vous appuyez sur la religion les bases de l’État et de vos prospérités... » La mort du duc d’En ghien rejette apparemment le vicomte dans une attitude de refus dont il se fait gloire. Pourtant, il a su accepter les bonnes grâces de Talleyrand et la protection de l’empereur, qui a toujours respecté son talent et favorisé sa carrière littéraire. Les épisodes de l’Académie et du Mercure révèlent l’esprit d’indépendance de Chateaubriand, mais non une intransigeance farouche – celle dont il fait montre assez tard, au moment de la campagne de France de 1814, avec De Buonaparte et des Bourbons. Ce pamphlet, du reste, est largement contredit par les Mémoires d’outre-tombe, quand la plume de Chateaubriand, devenue plus équitable, ne cache plus sa durable fascination. Napoléon est devenu une figure romantique : « Un poète en action, un génie immense dans la guerre, un esprit infatigable, habile et sensé dans l’administration, un législateur laborieux et raisonnable, mais comme politique, ce sera toujours un homme défectueux aux yeux des hommes d’État. » Nous sommes loin du ton sur lequel est écrit De Buonaparte et des Bourbons. Mme de Boigne, de son côté, notera l’évolution de l’écrivain : « L’auteur a fait si complètement le procès à ce factum de parti par l’encens qu’il a brûlé sur l’autel de Sainte-Hélène, qu’il l’a jugé plus sévèrement que personne. Forcée d’avouer combien j’étais associée à son erreur, j’aurais bien mauvaise grâce à lui en faire un crime16. »
Le 6 avril 1814, le Sénat d’Empire, porté par le réalisme, appelle Louis XVIII au trône. Le 2 mai, à Saint-Ouen, le frère cadet de Louis XVI, la soixantaine empâtée, promet une Constitution : la France n’en reviendra pas à la monarchie absolue. Le lendemain, Chateaubriand, accouru à Compiègne au-devant de lui, assiste à l’entrée du roi à Paris. Le 4 juin, celui-ci octroie la Charte constitutionnelle de la monarchie restaurée.
Chateaubriand apparaît alors comme une des têtes brillantes du parti royaliste. Il se vantera que son pamphlet a valu à Louis XVIII plus qu’une armée de cent mille hommes. Illusion d’homme de lettres. Bien qu’il ait été de l’armée des Princes, et que son opposition à Napoléon ne se soit pas démentie depuis l’assassinat du duc d’Enghien, il n’est guère aimé du nouveau souverain. Celui-ci trouve l’écrivain guindé, ennuyeux, et Chateaubriand n’en rajoute jamais dans l’art de plaire, si ce n’est auprès des femmes. Est-il vraiment si royaliste, lui qui s’est bien accommodé d’un Premier Consul restaurateur de l’ordre et de la religion ? En tout cas, il se drape dans les plis de la fidélité et de la tradition : la Restauration est à ses yeux le moins mauvais des régimes possibles, après un quart de siècle de troubles et de despotisme, et, sans doute, le plus propre à lui permettre de démontrer ses talents politiques, d’être ambitieux au sens noble du mot.
« Dès le lendemain de l’entrée des Alliés [à Paris], raconte Mme de Boigne qui n’est décidément pas de ses admiratrices, il s’était affublé d’un uniforme de fantaisie ; par-dessus lequel un gros cordon de soie rouge, passé en bandoulière, supportait un immense sabre turc qui traînait sur tous les parquets avec un bruit formidable. Il avait certainement beaucoup plus l’apparence d’un capitaine de forbans que d’un pacifique écrivain ; ce costume lui valut quelques ridicules, même aux yeux de ses admirateurs les plus dévoués17. » Il obtient une entrevue du tsar Alexandre, mais celui-ci ne lui accorde guère d’attention. Et Louis XVIII ?
Il lui faut attendre. Encore un trait commun avec Benjamin Constant. Il sèche sur pied, et son épouse s’indigne. Il peut compter néanmoins sur les services d’une autre femme, qui lui est toute dévouée, la duchesse de Duras, qu’il appelle sa « chère sœur » et avec laquelle il entretient une amitié platonique. Elle se démène et trouve enfin l’oreille complaisante de l’éternel Talleyrand, ministre des Affaires étrangères. Veut-il une ambassade ? Il reste Constantinople et Stockholm. Constantinople est impossible, étant donné ce qu’il a écrit sur les Turcs dans son Itinéraire. Alors Stockholm ! En juillet, Chateaubriand est nommé ambassadeur en Suède. Il n’est pas pressé de rejoindre son poste. C’est une habitude chez lui : quand on le nomme au loin, il n’éprouve nulle hâte de partir, comme s’il espérait obtenir mieux. Sait-on jamais ? En attendant l’agrément de Bernadotte, prince royal de Suède, il reçoit quelques rubans : la croix de chevalier de Saint-Louis, l’ordre de la Fleur de Lys ; on le fait même colonel de cavalerie. Tout cela le fatigue ; la perspective d’aller en Suède, de quitter sa chère Vallée, n’arrange rien. Heureusement voici l’occasion attendue de se mettre à nouveau en valeur. Au début d’octobre, l’ancien ministre conventionnel Lazare Carnot adresse un mémoire au roi, violente défense des républicains et des régicides. Chateaubriand réplique par un article dans le Journal des débats, sur « l’état de la France », véritable panégyrique du nouveau régime, dont la clémence à ses yeux a fait merveille :
« Si on en avait cru quelques personnes qui avaient leurs raisons pour semer de pareilles alarmes, la France, à l’arrivée des Bourbons, allait devenir le théâtre des réactions et des vengeances. Que pourraient-elles dire aujourd’hui ? Quoi ! pas une exécution, pas un emprisonnement, pas un exil pour consoler leurs prophéties ! [...] Quelque opinion que l’on ait ou que l’on ait eue, on convient généralement que jamais la France n’a été aussi heureuse à aucune époque que dans les quatre mois qui se sont écoulés depuis le rétablissement de la monarchie18. »
L’apologie de la Restauration trouve son point d’orgue quelques semaines plus tard dans ses Réflexions politiques, où il définit ses principes monarchiques. Il regrette que l’Ancien Régime ait été emporté par la Révolution. « Mais, écrit-il, il faut, dans la vie, partir du point où l’on est arrivé. Un fait est un fait. Que le gouvernement détruit fût excellent ou mauvais, il est détruit... » Pour lui, il n’est pas question de revenir à l’absolutisme. Son royalisme s’inscrit dans la tradition du libéralisme aristocratique, celui de Fénelon, de Saint-Simon, de Montesquieu. Le modèle est-il l’Angleterre ? Pas exactement, « l’Angleterre a devancé la marche générale d’un peu plus d’un siècle », en revenant lors de sa Glorieuse Révolution de 1688 au mode de pouvoir des anciennes monarchies, y compris la monarchie française qui s’appuyait, avant de les laisser tomber en déshérence, sur les états généraux. Il veut un « ordre politique qui protège les droits des peuples sans blesser ceux des souverains ». Il faut donc greffer sur la séculaire constitution monarchiste un rameau nouveau. Chateaubriand sait qu’on ne peut pas rayer d’un trait la Révolution, comme le souhaitent ses amis les ultraroyalistes. L’idée d’égalité, l’esprit d’indépendance « légale et légitime » se sont fortifiés dans toutes les couches de la société, et la Charte a pris en compte l’évolution, l’aspiration aux libertés.
Chateaubriand prêche le ralliement à la Charte auprès des nobles qui, au nom de l’honneur, la condamnent. En fait, la Chambre des pairs défendra leurs droits tandis que la Chambre des députés défendra les droits de tous les Français. La monarchie restaurée n’est donc pas, pour Chateaubriand, la monarchie de l’Ancien Régime ; c’est la monarchie de la liberté.
La comparaison avec Benjamin Constant s’impose : tous les deux (qui se connaissent un peu, car Chateaubriand est passé par Coppet) sont alors occupés à penser le monde, tous les deux rédigent et commentent les grands principes d’un régime de monarchie constitutionnelle, après que tous les deux eurent dénoncé à peu près simultanément la tyrannie napoléonienne. En ce printemps décisif, cependant, leurs chemins divergent. Chateaubriand a désormais son siège fait : il fera de sa fidélité aux Bourbons, malgré le peu de considération qu’il éprouve pour eux, un principe politique intangible. Lui non plus, pas plus que Benjamin Constant, n’est obsédé par une forme particulière de régime : il sait que les circonstances y président. Ce qui les rapproche, l’un et l’autre, c’est leur attachement à la liberté. Mais la liberté selon Chateaubriand est inséparable d’une vision aristocratique de la société : son ascendance, ses relations, l’idée de l’honneur qu’il se fait de lui-même et de sa famille, cette liberté n’est pas exactement celle d’un Constant ou d’une Mme de Staël, sans attaches personnelles, pas même religieuses puisqu’ils sont protestants, avec l’Ancien Régime.
Lorsque Napoléon débarque à Golfe-Juan le 1er mars 1815, Constant et Chateaubriand ont le même réflexe, éprouvent le même rejet. Chateaubriand appelle à la résistance, s’oppose à un nouvel exil du roi. Peine perdue : tout le monde fuit ou se rallie devant le « vol de l’Aigle ». Alors que Benjamin Constant publie le 4 avril son nouvel acte d’allégeance à l’empereur, Chateaubriand, lui, décide de rejoindre Louis XVIII dans son exil à Gand. Mme de Duras, toujours aux petits soins, lui a fait parvenir par Clausel de Coussergues avant son départ une somme de 12 000 francs censés représenter un à-valoir sur son traitement d’ambassadeur.
Avec Céleste, sa femme, il part pour Lille, dans la nuit du 20 mars, où il ne s’arrête pas, les portes de la ville étant fermées, et gagne Bruxelles, puis Gand, où Louis XVIII a transporté sa cour. Les Chateaubriand trouvent un gîte chez un bourgeois de la ville. L’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur, ayant émigré à Londres, l’écrivain prend le ministère par intérim et assiste au Conseil du roi. Le 12 mai, à défaut d’administrer quoi que ce soit, il remet à Louis XVIII un Rapport sur l’état de la France fait au Roi dans son conseil, où, tout en défendant la Charte, il prend à partie l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire dû à la plume de Benjamin Constant, n’ayant aucune foi dans les velléités libérales de Napoléon : « Il jettera le masque, se rira de la constitution qu’il aura jurée, et reprendra à la fois son caractère et son empire. » Ce rapport qui tient du pamphlet plaît au roi, qui le fait imprimer dans Le Journal universel, le « moniteur » de la Cour en exil. Le texte en est reproduit clandestinement à Paris chez Lenormant. Un succès ! Mais qui attire sur la tête de son auteur les jalousies des courtisans de Louis XVIII : jamais Chateaubriand n’a été aussi proche du roi, à la table duquel il ne manque pas d’être convié.
La défaite de Napoléon à Waterloo, le 18 juin, lui ouvre les portes de la gloire politique. Malheureusement pour lui, il mise sur le prince de Talleyrand qui, du Congrès de Vienne, est venu rejoindre le roi à Mons, en s’imaginant jouer les intermédiaires indispensables à sa seconde restauration. Mais Chateaubriand doit rentrer à Paris sans la moindre assurance sur sa carrière. Soutenu par Wellington, l’homme fort du moment est Fouché, qui réussit à se faire passer pour un rouage indispensable à la nouvelle transition. Chateaubriand le déteste. Il ne peut empêcher qu’il redevienne ministre ; il écrira dans les Mémoires d’outre-tombe : « On criait de toute part : sans Fouché, point de salut pour le Roi, sans Fouché, point de salut pour la France ; lui seul a déjà sauvé la patrie, lui seul peut achever son ouvrage19. »
Chateaubriand, faute d’avoir su flairer la volonté du roi, n’est plus en grâce. Son portefeuille de ministre par intérim n’est plus qu’un souvenir. Pour tout lot de consolation, il reçoit le titre de ministre d’État sans portefeuille : du moins est-il assuré d’un traitement rondelet. On le nomme aussi président du collège électoral du Loiret. Finalement, c’est loin de Paris qu’il apprend la meilleure nouvelle pour lui depuis le retour d’exil : il est nommé pair de France héréditaire.
Le régime de la Restauration est censitaire : en attendant la loi électorale, dite loi Laîné, on a rafistolé la loi impériale pour donner le droit de vote à environ 72 000 Français, qui mandatent la Chambre des députés, dans une élection à deux degrés. La Chambre des pairs, quant à elle, relève du bon vouloir du roi, qui en nomme les membres à son gré, sans limites. Le collège électoral du Loiret compte environ 500 électeurs, pour élire 4 députés. Chateaubriand leur fait un beau discours, les engage à bien voter. Ici comme ailleurs, les élections du mois d’août 1815 envoient à Paris des députés royalistes qui, avec les autres, forment ce que Louis XVIII appellera la « Chambre introu vable », tant elle est de façon inespérée de droite. Dans un pareil contexte, Chateaubriand, pair de France, tenu désormais pour un grand écrivain, reconnu comme un partisan éloquent des Bourbons, espère entamer une nouvelle carrière.
Encore méconnu, le troisième de nos acteurs, François Guizot, n’a, au moment de la folle équipée de Napoléon que vingt-sept ans. Il n’en est pas moins secrétaire général du ministre de l’Intérieur, l’abbé de Montesquiou ; le front ceint de tous les lauriers, historien, philosophe, théoricien de la pratique politique, il est appelé à devenir un des grands hommes d’État du XIXe siècle en même temps qu’il en est un des grands esprits. Faillible, on le verra...
De religion protestante comme Benjamin Constant, mais issu du Midi calviniste – il est né à Nîmes –, Guizot a connu les rives du lac Léman, lorsque sa mère l’y a emmené, fuyant le régime de la Terreur qui venait d’envoyer son mari, avocat, à la guillotine. L’éducation que François reçoit de sa mère armera à tout jamais ce petit homme maigre, pâle, engoncé, d’une austérité qui contraste fort avec la séduction exercée par Constant et Chateaubriand. Établi à Paris en 1805 pour y faire des études de droit, le jeune Guizot, malgré sa précocité intellectuelle, ne semble pas destiné a priori à une carrière parisienne, comme le notera son ami Charles de Rémusat dans ses Mémoires : « Un protestant du Midi qui a étudié à Genève, qui sait l’allemand et qui a en histoire, en érudition, en philosophie, en littérature, une teinture de germanisme, qui ne traite personne comme un supérieur, ne consent jamais à ignorer quoi que ce soit, ni à s’étonner de rien, sans être d’ailleurs soutenu par aucun nom, aucune famille, aucun éclat d’aucun genre, devait plaire médiocrement vers 1812 dans la société de Paris20. »
Publiant ses premiers articles dans l’année de ses vingt ans, il multiplie les travaux d’écriture, dont certains seraient qualifiés aujourd’hui d’« alimentaires » : collaboration à un Dictionnaire des synonymes, à une Biographie universelle, traductions diverses, dont celle de la célèbre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de l’Anglais Gibbon, critiques d’art dénotant déjà un esprit de système qui sera sa force en même temps que sa faiblesse. En 1809 – il a vingt-deux ans –, son ami Royer-Collard, professeur d’histoire de la philosophie à la Sorbonne et doyen de la faculté des lettres, lui propose d’enseigner l’histoire. « L’histoire ? Mais je ne la connais pas. – Vous l’apprendrez en enseignant ! » Guizot est donc entré d’abord dans la carrière universitaire, protégé par le grand maître de l’Université, Fontanes ; nommé en 1812 adjoint à la chaire d’histoire qu’occupe l’académicien Charles de Lacretelle à la faculté des lettres ; puis, presque aussitôt, titulaire d’une chaire d’histoire moderne créée à son intention par Fontanes.
« Quand j’eus à commencer mon cours, en décembre 1812, il me parla de mon discours d’ouverture et m’insinua que j’y devrais mettre une ou deux phrases à l’éloge de l’Empereur ; c’était l’usage, me dit-il, surtout à la création d’une chaire nouvelle, et l’Empereur se faisait quelquefois rendre compte par lui de ces séances. Je m’en défendis ; je ne voyais à cela, lui dis-je, point de convenance générale ; j’avais à faire uniquement de la science devant un public d’étudiants ; je ne pouvais être obligé d’y mêler de la politique, et de la politique contre mon opinion : “Faites comme vous voudrez, me dit M. de Fontanes, avec un mélange visible d’estime et d’embarras ; si on se plaint de vous, on s’en prendra à moi ; je nous défendrai, vous et moi, comme je pourrai.”21 »
En cette même année, Guizot fait de Pauline de Meulan, avec laquelle il collabore aux Annales de l’éducation, son épouse. Celle-ci, âgée d’une douzaine d’années de plus que lui, contribue à l’introduire dans le cercle des « Idéologues », Destutt de Tracy22, Daunou, Cabanis, Marie-Joseph Chénier23..., qui maintiennent dans la France impériale l’esprit des Lumières, et peuplent nombre d’institutions, auxquelles, on le sait, un Chateaubriand trop catholique a été en butte. Guizot collabore à leurs journaux, sans être anticlérical comme eux. Lors de la publication en 1809 des Martyrs, violemment attaqués, il s’était fait dans Le Publiciste le défenseur admiratif de Chateaubriand, ce qui lui avait valu les remerciements empressés de l’auteur.
Les idées politiques de Guizot, au demeurant, ne sont pas encore fixées. Ni pour ni contre Napoléon. Ni pour ni contre la royauté. C’est l’événement qui entraîne le jeune huguenot sur le terrain politique. Il écrira dans ses Mémoires : « Né bourgeois et protestant, je suis profondément dévoué à la liberté de conscience, à l’égalité devant la loi, à toutes les grandes conquêtes de notre ordre social. Mais ma confiance dans ces conquêtes est pleine et tranquille, et je ne me crois point obligé, pour servir leur cause, de considérer la maison de Bourbon, la noblesse française et le clergé catholique comme des ennemis24. » Après la première abdication de Napoléon en avril 1814, la Restauration est en quête de personnel. Sollicité par le ministre de l’Intérieur, l’abbé de Montesquiou, de lui trouver un secrétaire général, Royer-Collard lui propose son ami Guizot. Homme neuf, disposant de références intellectuelles et chaudement recommandé par un royaliste, Guizot, qui est curieux d’expérimenter cette carrière, est accepté par ce Montesquiou, grand seigneur plus encore qu’ecclésiastique, auprès duquel il devient rapidement indispensable jusqu’aux Cent-Jours.
Ainsi, sans qu’il l’ait marquée de son nom, Guizot participe à l’élaboration de la Charte. En juin 1814, il rédige une note de 30 pages sur l’« État de l’esprit public en France » qui est portée aux yeux du roi par Montesquiou. On y trouve les amorces d’une politique, véritable programme d’éducation pour un pays qui a besoin de se réconcilier avec la monarchie, et réciproquement. À cet effet, il importe, explique-t-il, que la monarchie refuse « le moindre retour des prérogatives nobiliaires » de l’Ancien Régime si elle veut éviter de provoquer le désaveu de la nation. Guizot défend des « institutions libérales », pour mieux souder la nation au roi. Dans son esquisse du discours de Montesquiou, il brosse les lignes de force d’une monarchie parlementaire, assumant l’héritage révolutionnaire de l’égalité civile et rassurant les détenteurs de biens nationaux.
Défenseur de la morale publique, de la religion, Guizot n’en est pas pour autant apprécié des ultras : il tient pour le compromis entre la monarchie et la Révolution. Éminence grise de Montesquiou, de plus en plus en confiance avec lui, il fait montre d’un réalisme qui le désigne comme le véritable chef du ministère : il pose non seulement que la Restauration doit bannir tout esprit de revanche mais qu’elle doit être fondée comme une monarchie « nationale » et « moderne », si elle veut durer.
En faisant le bilan de son passage au ministère de l’Intérieur, aux côtés du léger Montesquiou, Guizot, dans ses Mémoires, évoque deux autres de ses interventions dans des « circonstances importantes ». D’abord, le projet de loi sur la presse présenté le 5 juillet 1814, devenu loi le 21 octobre suivant, après des débats animés dans les deux Chambres. Il s’en explique ainsi : « Dans sa pensée première et fondamentale, ce projet [...] avait pour but de consacrer législativement la liberté de la presse comme droit général et permanent du pays, et en même temps de lui imposer, au lendemain d’une grande révolution et d’un long despotisme et au début du gouvernement libre, quelques restrictions limitées et temporaires. » En ce début du XIXe siècle, la liberté de la presse – « cette orageuse garantie de la civilisation moderne », comme dit Guizot – est au cœur de tous les débats. À gauche, on l’exige ; à droite, on la craint. Dès 1814, Guizot témoigne de sa modération, ce qu’on appellera son « juste milieu » : liberté de la presse, oui, mais non sans bornes, car comme de toutes les libertés il faut en faire l’apprentissage.
La troisième mesure à laquelle Guizot met la main est une réforme générale de l’instruction publique : il prévoit qu’à l’Université unique et générale de l’Empire seront substituées 17 universités réparties dans les plus grandes villes du royaume. Une décentralisation quelque peu prématurée (Guizot reconnaîtra plus tard que cinq ou six universités de province auraient alors suffi), et qui, de toute façon, n’a pas le temps d’être réalisée en raison des Cent-Jours. En neuf mois auprès de Montesquiou, Guizot a fait ses classes. Ses capacités d’abstraction ont été éprouvées sur le terrain politique. Il n’est plus un simple « intellectuel » ; il a fait son apprentissage d’homme de gouvernement.
Après le coup de tonnerre du 5 mars (l’annonce du débarquement de Napoléon), le ministre de la Maison du roi, le baron de Vitrolles, ancien officier de l’armée de Condé, veut se retirer derrière la Loire, déclencher une guerre de partisans, une nouvelle Vendée. Montesquiou en réfute l’idée : « Le roi de la Vendée ne redeviendrait jamais le roi de France – il n’y avait qu’un ministre chouan pour proposer au roi une pareille aventure. » Mais l’Intérieur prodigue ses circulaires aux préfets, Guizot y contribue, organise, au nom des libertés menacées, la défense de la monarchie : « Exercez dans votre département la police la plus sévère, ne tolérez aucun rassemblement autre que celui des troupes sous les ordres des officiers du roi ; réunissez aussi les gardes nationales, elles vous seront utiles pour observer l’ennemi, pour intercepter les communications, pour contenir et arrêter les malveillants qui seraient tentés de seconder ses entreprises. [...] Enfin, Monsieur, vous répondez de la tranquillité de votre département en temps de paix et de son dévouement en cas de danger. »
L’ultime lettre de Montesquiou, inspirée par Guizot, est du 16 mars : « Faites répandre des proclamations, instruisez le peuple des biens qu’on lui veut ravir et des maux qu’on lui veut porter. La défection de quelques troupes ne peut pas suffire à la conquête de la France. Avec de la fermeté, la bonne cause ne peut que triompher. » Trois jours plus tard, le gouvernement royal se disloque. Montesquiou, persuadé du caractère irréversible de la défaite des Bourbons, ne suit pas Louis XVIII à Gand, mais part pour l’Angleterre. Guizot, lui, n’a plus qu’à rejoindre la faculté des lettres, « décidé à rester en dehors de toute menée secrète, de toute agitation vaine, et à reprendre ses travaux historiques et son cours, non sans un vif regret de la vie politique à peine ouverte pour lui et tout à coup fermée25 ». Il lui faut pour cela prêter serment de fidélité et d’obéissance au régime impérial restauré. Le doyen Royer-Collard, bien que royaliste, s’exécute, et encourage ses collègues à l’imiter : simple formalité ! Guizot s’incline.
Comme Royer-Collard, comme les autres monarchistes constitutionnels, Guizot ne croit pas en la durée de Napoléon bis : « L’homme qui venait de traverser la France en triomphateur, en se portant partout, de sa personne, au-devant de tous, amis ou ennemis, rentra dans Paris de nuit, comme Louis XVIII en était sorti, sa voiture entourée de cavaliers et ne rencontrant sur son passage qu’une population rare et morne. L’enthousiasme l’avait accompagné sur sa route : il trouva au terme la froideur, le doute, les méfiances libérales, les abstentions prudentes, la France profondément inquiète et l’Europe irrévocablement ennemie26. » Les puissances alliées, représentées au Congrès de Vienne, ont déclaré en effet une guerre à outrance à l’empereur.
Guizot retrouve ses amis chez Royer-Collard, Becquey27, Jordan28, Barante29, Tournon30, Portalis31, aux fins d’organiser une agence d’information à destination de Gand, pour éclairer le roi en exil. Le nombre considérable d’abstentions au plébiscite organisé par Napoléon et aux élections qui suivent les encourage : « Ce fut bientôt notre conviction profonde, écrit Guizot, que Napoléon tomberait et que Louis XVIII remonterait sur le trône. » La crainte de « l’Ogre corse » ne peut que profiter à ceux des royalistes qui défendent des idées libérales ; le comte d’Artois (futur Charles X), jusque-là hostile à la Charte constitutionnelle octroyée par son frère, s’y rallie publiquement. Mais les royalistes constitutionnels doivent toujours compter avec les « absolutistes de réaction ou de cour ». Le groupe Royer-Collard entend prévenir le roi que la nouvelle Restauration doit se défier des idées de l’Ancien Régime prônées par les ultraroyalistes, comme le comte de Blacas, confident et conseiller intime du roi. Il faut en finir avec l’esprit de Coblence partagé par ceux qui n’ont rien compris, rien oublié, et qui attribuent à la Charte la cause de l’échec. Il faudrait que Louis XVIII, par une proclamation sans ambiguïté, rassure l’opinion sur la cause constitutionnelle, et prépare un gouvernement sous l’autorité de celui qui pouvait le mieux assurer la transition, le prince de Talleyrand. Guizot est désigné comme messager.
La mission n’est pas sans danger. Guizot veut se prouver à lui-même son courage, son sens des responsabilités. Il veut aussi se montrer digne de l’estime que lui prodigue Pauline, son épouse : « Sais-tu ce qui m’a décidé, mon amie ? lui écrira-t-il de Gand, le désir de devenir tout ce que je dois être pour que rien ne manque à ton bonheur, de remplir tous les devoirs que m’impose ce que tu penses de moi. C’est à toi que tiennent mon activité et mon ambition ; c’est à cause de toi que je ne veux négliger aucune occasion de me distinguer des autres hommes32. »
Guizot quitte Paris le 23 mai ; il déjoue sans difficulté la surveillance impériale ; arrive à Bruxelles, où le comte de Semallé, montant la garde, le retient quelque temps, à la demande de Blacas, informé de sa mission. Une mission qui vise justement l’influence du ministre auprès du roi. C’est le 28 mai que Guizot parvient à Gand. D’emblée, il perçoit la prédominance des ultras : « Le parti de Coblentz est plus fou et plus actif que jamais, le parti constitutionnel dans l’inaction et dans l’attente, M. de Blacas encore en plein crédit. » Il découvre le programme exalté des réactionnaires, un mémoire qui n’évoque que galères et épurations, et même le souhait de demander au tsar Alexandre un coin de Sibérie pour y reléguer les acquéreurs de biens nationaux !
Le 1er juin, Guizot est reçu par Louis XVIII :
« Quatre heures, – je sors de chez le roi – qu’on est sot la première fois qu’on se trouve en tête à tête avec un roi ! La bonté avec laquelle j’ai été accueilli m’a plus embarrassé que ne l’aurait fait de la sécheresse ou de la hauteur ; j’arrivais avec l’intention de dire des vérités qui pouvaient être désagréables ; mon courage a failli à l’aspect du visage paternel de ce souverain détrôné... »
Guizot tente néanmoins de transmettre son message. Le roi impotent écoute, poli. Au bout d’une heure, il fait signe au visiteur que l’entretien est terminé. Le messager sort furieux contre lui-même : « Je comprends à présent, écrit-il, non pas qu’il soit difficile de dire la vérité à un roi ; mais qu’il soit aisé de se laisser aller à la lui taire. » En attendant, la domination des ultras n’est pas ébranlée.
Guizot ne peut rentrer en France. Il attend, à Gand, envahi par les recrues belges et anglaises de l’armée de Wellington ; il s’y promène en frac noir, son chapeau orné de la cocarde blanche, en attendant que le vent tourne. Plutôt éloigné de la compagnie des récidivistes de l’émigration, il préfère la solitude de sa chambre d’hôtel, où il écrit ses lettres à Pauline : « Quand je suis las d’être seul, je vais faire un trictrac ou une partie de billard dans un cercle où je me suis fait présenter ; j’aime beaucoup mieux cela que d’aller, de porte en porte, associer mon ennui à l’ennui de tous les désœuvrés, d’autant que l’ennui des autres m’ennuierait encore plus que le mien propre. »
Parfois, néanmoins, il se laisse entraîner dans des escapades, ou repas champêtres : on déguste les matelotes de poisson dans une guinguette, on parle d’art et de littérature, on boit de la bière de Louvain en attendant le coucher du soleil.
Heures de solitude, heures de méditation, au cours desquelles Guizot se forge des convictions, se désole de la médiocrité des courtisans, de leur aveuglement, de leur ignorance des réalités. « S’ils savaient combien la France d’aujourd’hui ressemble peu à celle dont ils se souviennent, s’ils connaissaient cette nation nouvelle, dont les intérêts, les opinions, les sentiments, les habitudes n’ont aucun rapport avec ce qu’ils ont vu et ce qu’ils supposent encore, s’ils pouvaient comprendre dans toute son étendue cette métamorphose politique à laquelle nous avons tous participé, ils éviteraient, je n’en doute pas, la plupart des fautes où ils sont tombés et où ils tomberont encore. »
Passé l’affolement provoqué par le bruit des victoires de Napoléon, survient l’annonce de la défaite de Waterloo. Guizot ne peut s’associer pleinement à la joie des ultras, partagé entre sa haine de Napoléon et son sens patriotique. Sa conviction est faite : « S’il ne s’établit pas un système de gouvernement raisonnable et conforme aux besoins du temps, si l’on continue à marcher à l’aveugle, sans plan, sans prévoyance, sans force, comme on l’a fait l’année dernière, je ne m’associerai pas à une telle incapacité... »
Guizot sait désormais ce qu’il veut, il a déjà une expérience sérieuse des affaires, et l’événement a mûri ses opinions. Royaliste, il est devenu, mais partisan d’un gouvernement « moderne et national », le contraire de ce que souhaitent les ultras, « car la raison disait et l’expérience a démontré qu’après ce qui s’est passé en France depuis 1789, le despotisme est impossible aux princes de la maison de Bourbon ; une insurmontable nécessité leur impose les transactions et les ménagements33 »...
Ces trois hommes – Constant, Chateaubriand, Guizot –, qui ont vécu diversement les Cent-Jours, vont se révéler trois des principaux acteurs intellectuels et politiques de la Restauration. Ils n’appartiennent pas à la même famille politique : Chateaubriand est des ultras ; Constant, des libéraux ; Guizot, des constitutionnels. Tous les trois, cependant, sont appelés à contribuer, la Restauration durant, à la défense de la liberté, mot clé de leurs passions ou de leurs convictions raisonnables. Les deux premiers ont déjà un passé, des comptes à régler, des actes à faire oublier ; le troisième est un homo novus, sorti de la méritocratie universitaire. Dans notre langage politique, Constant est la gauche ; Guizot, le centre, le « juste-milieu » ; Chateaubriand, la droite. Malgré leurs divisions et la diversité de leurs origines, ils vont mettre leurs talents non seulement au service de leurs ambitions propres – Dieu sait s’ils n’en manquent pas ! –, mais au service de la conversion définitive de la France aux principes de la liberté. Ils se combattront les uns les autres ; parfois, ils s’allieront contre un ennemi commun. Tous les trois ont détesté l’autocratie napoléonienne, quitte à lui faire des concessions au nom de leurs espérances. Ils sont royalistes, soit par conviction, soit par raison, souci de réalisme. La monarchie qu’ils défendent n’est pas, à nos yeux, si contradictoire de l’un à l’autre. En tout cas, leurs dissentiments laisseront place à un moment donné à de fortes convergences, dont le régime en place aura à souffrir.
1. Stendhal, Napoléon, Stock, 1998, p. 186.
1. Quand le lieu d’édition n’est pas indiqué, il s’agit de Paris.
2. B. Constant, Œuvres, Gallimard, La Pléiade, 1957, p. 743.
3. Ibid., p. 149-150.
4. S. Balayé, Madame de Staël, Klincksieck, 1979, p. 62.
5. B. Constant, Écrits et Discours politiques, Jean-Jacques Pauvert, 1964, I, p. 85.
6. Pierre Claude François Daunou (1761-1840), ancien oratorien, ancien conventionnel, principal auteur de la Constitution de l’an III, deviendra en 1804 archiviste de l’Empire, avant d’être destitué en 1815.
7. Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808), ancien ami de Mirabeau et de Condorcet, professeur à l’École de médecine, membre de l’Institut, favorisa le coup d’État du 18 Brumaire avec son ami Sieyès. Un des représentants éminents des « Idéologues », auteur du Traité du physique et du moral de l’homme (1802) contre la philosophie idéaliste.
8. Jean-Baptiste Say (1767-1832), économiste dont le Traité d’économie politique, paru en 1803, deviendra une bible française de l’économie libérale, s’oppose à la politique fiscale du Premier Consul.
9. Cité par P. Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine, Armand Colin, 1966, I, p. 259.
10. Lettres de Mme de Staël à Benjamin Constant, cité par S. Balayé, op. cit., p. 216-217.
11. B. Constant, Œuvres, op. cit., p. 1265.
12. Ibid., p. 1232.
13. Ibid., p. 1238.
14. Mémoires de la comtesse de Boigne, Plon, 1908, I, 1781-1814, p. 294. La comtesse de Boigne, née Charlotte d’Osmond, a tenu un salon politique après son retour d’émigration. Ses Mémoires, restés longtemps inédits, sont une chronique pleine de verve et souvent mordante de la période qui va du règne de Louis XVI à la révolution de 1848.
15. Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons, in Mélanges politiques et littéraires, Firmin-Didot et Cie, 1886, p. 162-206.
16. Mémoires de la comtesse de Boigne, op. cit., I, p. 348.
17. Ibid., p. 349.
18. Mélanges..., op. cit., p. 217.
19. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Gallimard, La Pléiade, I, p. 984.
20. Ch. de Rémusat, Mémoires de ma vie, 1797-1820, Plon, 1958, I, p. 348.
21. F. Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Michel Lévy frères, 1870, I, p. 17.
22. Antoine Destutt de Tracy (1754-1836), ancien député de la noblesse aux états généraux, membre de l’Institut et sénateur, professe les positions laïques et utilitaristes des Idéologues, dont il est le plus illustre représentant.
23. Marie-Joseph Chénier (1764-1811), frère cadet du poète André Chénier, qu’il n’a pu sauver de la guillotine, ancien membre de la Convention, du Conseil des Cinq-Cents, puis du Tribunat. Auteur de tragédies, il a composé les paroles du Chant du départ.
24. F. Guizot, op. cit., p. 27-28.
25. Ibid., p. 59.
26. Ibid., p. 61.
27. François Louis Becquey (1760-1849), futur sous-secrétaire d’État au département de l’Intérieur (1816-1817).
28. Camille Jordan (1771-1821), ancien émigré, ancien membre du Conseil des Cinq-Cents, proscrit après le coup d’État de Fructidor (1797).
29. Prosper de Barante (1782-1866), historien libéral, auteur d’un Tableau de la littérature française au XVIIIe siècle (1805), grand ami de Mme de Staël, puis de Mme Récamier, deviendra pair de France en 1819.
30. Le comte de Tournon (1778-1833), administrateur de Napoléon, ne prend pas possession du poste de préfet du Finistère qui lui est proposé pendant les Cent-Jours, nommé en 1815 par Louis XVIII préfet de la Gironde.
31. Joseph Marie Portalis (1778-1858), secrétaire général des Cultes (1805), puis directeur de l’imprimerie et de la librairie sous l’Empire ; sera nommé à la Chambre des pairs sous la Restauration.
32. Cité par Mme de Witt née Guizot, M. Guizot dans sa famille et avec ses amis, Hachette, 1881, p. 51.
33. F. Guizot, op. cit., p. 95.