1825, Victor Hugo assiste au sacre de Charles X.
1827, préface de Cromwell.
Février 1830, première d’Hernani.
L’année 1830, dont les péripéties aboutissent en juillet au changement de régime, retentit d’abord comme l’année d’Hernani. Événement théâtral, certes, éloigné en apparence de la scène politique, mais cependant mêlé au conflit des idées. À cette occasion, le triomphe de Victor Hugo est aussi celui de la liberté dans les arts et les lettres ; celui d’une école romantique définitivement acquise au courant libéral – sans se confondre avec lui.
Le soir du 25 février, le Tout-Paris emplit la salle du Théâtre-Français, pour assister à la « première » du drame de Victor Hugo, Hernani. Jour de bataille : l’affrontement – romantiques contre classiques – est annoncé depuis plusieurs semaines ; l’enjeu est de taille.
Théophile Gautier, fervent d’Hugo, nous a laissé un récit coloré de cette représentation, où il est venu, en « brigand de la pensée », le buste moulé dans un gilet rouge immettable, taillé pour la circonstance : « Qui connaît le caractère français conviendra que cette action de se produire dans une salle de spectacle où se trouve rassemblé ce qu’on appelle tout Paris avec des cheveux aussi longs que ceux d’Albert Dürer et un gilet aussi rouge que la muleta d’un torero andalou, exige un autre courage et une autre force d’âme que de monter à l’assaut d’une redoute hérissée de canons vomissant la mort. » La décence exige alors le gris, le noir, le blanc, le vert bronze ou olive, le marron, mais le rouge !... Gautier explique qu’il a « un goût particulier » pour cette couleur, « déshonorée maintenant par les fureurs politiques » et qu’il entend bien réintroduire dans la vie moderne et dans la peinture. Il complète la description de sa tenue : « Le reste du costume se composait d’un pantalon vert d’eau très pâle, bordé sur la couture d’une bande de velours noir, d’un habit noir à revers de velours largement renversés, et d’un ample par-dessus gris doublé de satin vert1. »
Le préfet de police Mangin a voulu, pour éviter le tumulte, faire entrer les amis de l’auteur six à sept heures avant le lever du rideau. Cette claque inhabituelle a été recrutée par Hugo qui exige un soutien sans faille. Comme Gautier, ils ont des cheveux longs et se sont habillés pour être vus : « Le satin, le velours, les soutaches, les brandebourgs, les parements de fourrure, écrit Gautier, valaient bien l’habit noir à queue de morue, le gilet de drap de soie trop court remontant sur l’abdomen, la cravate de mousseline empesée où plonge le menton, et les pointes des cols en toile blanche faisant œillères aux lunettes d’or. » Avant que les portes ne s’ouvrent, le brouhaha créé par cette équipe de chevelus illuminés provoque les plaintes puis la fureur du voisinage. On jette des immondices par les fenêtres ; Balzac, qui est de la bande, reçoit pour sa part un trognon de chou sur la tête2.
Une fois entrés, il leur faut tuer le temps. Déclamations, chansonnettes, plaisanteries en tout genre se succèdent, jusqu’au moment où la faim a fait sortir des poches le chocolat, les petits pains, le cervelas, si bien que des effluves d’ail s’ajoutent aux relents douteux de certains coins de la salle, où les malheureux doivent se soulager, les toilettes n’étant pas encore ouvertes. La provocation olfactive est la première que doivent subir les spectateurs qui prennent place enfin.
« L’orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d’orage grondait sourdement dans la salle, il était temps que la toile se levât : on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l’animosité était grande de part et d’autre. Enfin les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l’on vit, dans une chambre à coucher du XVIe siècle, éclairée par une petite lampe, doña Josefa Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais à la mode d’Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :
Serait-ce déjà lui ? – C’est bien à l’escalier
Dérobé –
» La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession [...] allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel. »
Gautier livre le sens de cette soirée mémorable :
« Malgré la terreur qu’inspirait la bande d’Hugo répandue par petites escouades et facilement reconnaissable à ses ajustements excentriques et à ses airs féroces, bourdonnait dans la salle cette sourde rumeur des foules agitées qu’on ne comprime pas plus que celle de la mer. La passion qu’une salle contient se dégage toujours et se révèle par des signes irrécusables. Il suffisait de jeter les yeux sur ce public pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas là d’une représentation ordinaire ; que deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisations même, – ce n’est pas trop dire – étaient en présence, se haïssant cordialement, comme on se hait dans les haines littéraires, ne demandant que la bataille, et prêts à fondre l’un sur l’autre. L’attitude générale était hostile, les coudes se faisaient anguleux, la querelle n’attendait pour jaillir que le moindre contact, et il n’était pas difficile de voir que ce jeune homme à longs cheveux trouvait ce monsieur à face bien rasée désastreusement crétin et ne lui cacherait pas longtemps cette opinion particulière3. »
La fin de la représentation, qui tout au long a été scandée alternativement par des cris d’indignation et des applaudissements, rehaussés d’échanges variés, est ovationnée par la jeune garde romantique, où figure notamment, à côté de Gautier, un Gérard de Nerval plus discret dans sa mise vestimentaire que dans son enthousiasme. La partie n’est pas jouée pour autant ; on n’en est qu’à la première. La presse du lendemain n’est pas tendre, ni pour Hugo ni pour ses jeunes acolytes, traités d’obscènes et de républicains. Quotidiennement, durant des semaines, une nouvelle bataille s’engage. Hugo ne lâche pas pied, obtenant de la direction du Théâtre-Français une centaine de places pour chaque représentation ; il y en aura en tout 45. À la veille de la sixième, Sainte-Beuve écrit : « Nous sommes sur les dents, car il n’y a guère de troupes fraîches pour chaque nouvelle bataille, et il faut toujours donner comme dans cette campagne de 18144. » Il n’empêche : Hernani, Hugo, et le romantisme remportent une victoire décisive, l’année même où le régime de la Restauration va s’effondrer.
Ce que les tenants du classicisme reprochent à Hugo : les effets de rejet, les mots « roturiers », le mauvais goût, la trivialité, le refus de la règle des trois unités, l’auteur d’Hernani s’en explique superbement, en 1834, dans un long poème, « Réponse à un acte d’accusation », publié dans Les Contemplations. Victor Hugo se pose en révolutionnaire. De la langue et du théâtre, oui, mais en filant les métaphores historiques et politiques :
La langue était l’état avant quatre-vingt-neuf ;
Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ;
[...]
Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi
Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ?
Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
[...]
Sur le sommet du Pinde on dansait Ça ira ;
Les neuf muses, seins nus, chantaient La Carmagnole ;
[...]
Aux armes, prose et vers ! formez vos bataillons !
[...]
Boileau grinça des dents ; je lui dis : Ci-devant,
Silence ! et je criai dans la foudre et le vent :
Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe !
Et tout quatre-vingt-treize éclata [...]
Oui, de l’ancien régime ils ont fait tables rases
[...]
Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre !
[...]
Les écrivains ont mis la langue en liberté.
J’ai pris et démoli la bastille des rimes.
[...]
J’ai dit aux mots : Soyez république [...]
Les écrivains ont mis la langue en liberté.
À vingt-huit ans, au moment d’Hernani, Victor Hugo est reconnu comme le chef de l’école romantique. Les pionniers, en France, en ont été Chateaubriand – le « Sachem du Romantisme », comme l’appelle Théophile Gautier – et Mme de Staël, dont De l’Allemagne et De la littérature ont éveillé un esprit nouveau. Walter Scott, Lord Byron, Goethe relayé par les frères Schlegel, et, peut-être plus encore, la redécouverte de Shake speare, autant de jalons dans l’histoire d’une nouvelle sensibilité artistique, à laquelle les Français rétifs ont opposé longtemps Descartes, Boileau et Racine.
Lorsque le romantisme apparaît en France au cours des années 1820, il est encore loin d’être une école, encore moins une armée prête à livrer bataille. On y observe au moins deux tendances, celle du romantisme monarchiste et chrétien, et celle du romantisme libéral. En décembre 1819, Victor Hugo, qui appartient à la première, fonde, à dix-sept ans, avec ses deux frères, Le Conservateur littéraire, une petite revue qui durera jusqu’en mars 1821, complément ou supplément au Conservateur de Chateaubriand. Car le créateur de René est le maître reconnu, incontesté, admiré d’Hugo. Celui-ci, à quatorze ans, a écrit dans l’un de ses cahiers : « Je veux être Chateaubriand ou rien5. » C’est cette revue, de périodicité irrégulière (pour échapper à la censure), qui publie en mars 1820 l’ode sur « La mort du duc de Berry » – un poème qui vaut à son auteur, le 5 mars, une récompense de 500 francs, de la part de Louis XVIII. En octobre 1820, la duchesse de Berry accouchant de « l’enfant du miracle », Hugo récidive, ce sera « La naissance du duc de Bordeaux », précédé d’une épigraphe empruntée aux Martyrs de Chateaubriand. Le 1er mai, le bébé princier passant sur les fonts baptismaux, derechef, Hugo écrit « Le baptême du duc de Bordeaux », ce qui lui procurera une pension grâce à l’intervention de la duchesse de Berry. En 1822, les trois poèmes sont publiés dans les Odes, recueil qui comprend aussi un poème à « La Vendée » (« Vendée ô noble terre ! ô ma triste patrie ! »), une autre aux émigrés royalistes débarqués à « Quiberon », une encore contre la « pourpre usurpatrice » de « Buonaparte »... Hugo écrit dans la préface : « Il y a deux intentions dans la publication de ce livre, l’intention littéraire et l’intention politique ; mais, dans la pensée de l’auteur, la dernière est la conséquence de la première, car l’histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut des idées monarchiques et des croyances religieuses6. »
Royaliste et catholique, tel est Hugo à ses débuts, ce dont se réjouit Lamennais, qui lui-même n’a pas encore fait sa mue : « M. Hugo comprend la religion, ou plutôt y entre de plain-pied par l’arc divin de la poésie. Je souhaite qu’il soit toujours dans le sentiment qu’il a sur les choses spirituelles. Il donnera des ailes à la pensée catholique que nos écrivains pieux traînent souvent sur les pavés et même dans le ruisseau des rues7... » Hugo est alors foncièrement antilibéral parce qu’il voit dans le libéralisme « une faction qui est antipoétique parce qu’elle est antireligieuse et antisociale8 ». Poète sacré, chargé d’une mission, il parle au nom de Dieu : la poésie et le royalisme sont alors à ses yeux indissociables.
Autour d’Hugo, très vite chef de file, se groupent de jeunes écrivains, notamment Alfred de Vigny – ses Poèmes font le pendant aux Odes d’Hugo –, Alphonse de Lamartine, dont les Méditations, parues en 1820, empreintes d’inspiration chrétienne, connaissent un beau succès. Tous fréquentent le salon de Jacques Deschamps et la Société des bonnes-lettres, « défenseurs de toutes les légitimités, de toutes les vraies gloires, du sceptre de Boileau comme de la couronne de Louis le Grand ». En juillet 1823, Hugo et les siens – Alexandre Soumet, Alexandre Guiraud, Émile Deschamps (fils de Jacques), Saint-Valry, Alfred de Vigny – lancent un mensuel, La Muse française, où la fonction du poète est magnifiée : « Écrire, ce n’est pas pour eux le vain désir de briller, écrit Saint-Valry, c’est remplir le plus beau ministère parmi les hommes, c’est venger la justice qu’on outrage, le malheur qu’on calomnie, la vraie liberté qu’on déshonore, l’humanité tout entière blessée dans ce qu’elle a de plus cher et de plus sacré. »
Passant pour l’organe officiel du premier groupe romantique, La Muse française n’en est pas moins fort timide, et quelque peu éclectique. Revue catholique et monarchiste, elle accueille la nouvelle génération des poètes, Victor Hugo en tête. Mais celui-ci montre encore beaucoup de prudence. Dans la préface qu’il donne à la réédition de ses Odes en 1824, il écrit bien qu’« il y a maintenant deux partis dans la littérature comme dans l’État », mais refuse de s’aligner sur l’un des deux, déclarant ignorer « ce que c’est que le genre classique et le genre romantique », pour affirmer qu’en littérature il ne connaît que « le bon et le mauvais, le beau et le difforme, le vrai et le faux ».
Cependant, cette même année 1824 marque une étape importante dans la lente progression du romantisme. En avril, un des collaborateurs de la Muse, Charles Nodier, nommé conservateur à la Bibliothèque de l’Arsenal, va faire de son salon un cénacle, la « boutique romantique », selon le mot de Musset, où, lors de « soirées » mémorables, les nouveaux poètes prendront conscience de leur drapeau. En juin, Chateaubriand est chassé du ministère des Affaires étrangères : entre les poètes royalistes et le royalisme ministériel de Villèle, c’est la rupture. La Muse française prend parti pour « l’Enchanteur ». Hugo écrit incontinent un poème « À M. de Chateaubriand » :
À ton tour soutenu par la France unanime
Laisse donc s’accomplir ton destin magnanime !
Chacun de tes revers pour ta gloire est compté.
Quand le sort t’a frappé, tu dois lui rendre grâce,
Toi qu’on voit à chaque disgrâce
Tomber plus haut encor que tu n’étais monté !
L’événement provoque une décantation au sein de La Muse, qui disparaît bientôt. Alexandre Soumet, un de ses fondateurs et pilier de la revue, qui, avec Alexandre Guiraud, assurait la transition entre la poésie impériale et la poésie romantique, n’hésite pas à sacrifier la revue, pour être élu – comme Guiraud un peu plus tard – à l’Académie. Son abjuration est louée, le 25 novembre 1824, par Louis-Simon Auger, secrétaire perpétuel, qui le reçoit : « L’hommage que, tout à l’heure, vous venez de rendre à la supériorité de notre système dramatique sur cette poétique barbare qu’on voudrait mettre en crédit répond suffisamment à ceux qui affectaient d’élever des doutes sur votre orthodoxie littéraire9... »
Les camps antagonistes se précisent. Les partisans des classiques ont fait beaucoup pour cela. Renforçant les attaques venues des petites feuilles, du théâtre de boulevard, du Constitutionnel et autres journaux fidèles à la raison des Lumières, Auger prononce un discours mémorable sous la Coupole, le 24 avril 1824 : « Il faut empêcher que la secte du romantisme (car c’est ainsi qu’on l’appelle)... mette en problème toutes nos règles, insulte à nos chefs-d’œuvre et pervertisse par d’illégitimes succès cette masse flottante d’opinions dont toujours la fortune dispose... Le romantisme n’existe pas, n’a pas de vie réelle. » Mais le fantôme commence à prendre forme, puisque, dans les mois qui suivent, articles, manifestes, pamphlets et vaudevilles satiriques se déchaînent contre les romantiques.
C’est l’adversité, c’est l’existence d’un ennemi commun, qui va progressivement rapprocher, après la disgrâce de Chateaubriand, la tendance royaliste et la tendance libérale du romantisme. Les libéraux professent dans l’ensemble un antiromantisme idéologique, à l’instar du Constitutionnel. Il y a pourtant des romantiques chez les libéraux. Le salon d’Étienne Delescluze devient leur lieu de rencontre à partir de 1821. Stendhal, alors âgé de trente-huit ans, y fait prévaloir son droit d’aînesse sur une bande de jeunes gens où l’on retrouve Rémusat et où Mérimée donne lecture de son Cromwell. Stendhal ne prise guère Chateaubriand. Ni son œuvre (le Génie du christianisme lui a semblé « ridicule10 »), ni sa personne (« c’est un petit homme maigre qui a la moitié de la tête de moins que moi11 », et puis « Chateaubriand pèche contre le bon ton en parlant trop de lui12 »). Défenseur de Shakespeare et des acteurs anglais qui sont venus le représenter à la Porte Saint-Martin sous les huées d’un public chauvin, Stendhal publie en 1823 Racine et Shake speare où il clame : « Le combat à mort est entre le système tragique de Racine et celui de Shakespeare. » Déjà, avant Hugo, il s’en prend à la règle des trois unités au théâtre, et invite les Français à imiter la « poésie romantique » de Shakespeare, de Schiller et de Lord Byron. La haine du convenu, le rejet de la tradition, la volonté de coller à son temps, ce sont là les motivations d’Henri Beyle, à quoi il faut ajouter son dédain de la poésie : le romantisme libéral est celui des prosateurs. En cette même année 1823, Alessandro Manzoni, principale figure du romantisme italien, réaffirme, en français, les idées exposées par Stendhal dans une Lettre sur l’unité de temps et de lieu dans la tragédie.
Le 15 septembre 1824 est lancé un bihebdomadaire « littéraire et philosophique » (il faut tourner la loi qui impose l’autorisation préalable aux feuilles politiques), Le Globe, de tendance libérale doctrinaire, qui va s’imposer peu à peu comme l’organe du romantisme. L’idée de ce journal avait été avancée par Pierre Leroux, futur chef d’une école socialiste, typographe qui souhaitait publier une sorte de journal encyclopédique, « littéraire et scientifique ». Il confie le projet à son ami Paul-François Dubois, ancien condisciple du lycée de Rennes, ancien professeur de rhétorique, révoqué pour ses idées libérales, devenu en 1821 carbonaro et franc-maçon, ami de Béranger et de Manuel. Après la liquidation de la Charbonnerie en 1823, il se fait journaliste. Ayant accepté la proposition de Leroux, il recrute ses collaborateurs, parmi lesquels Charles Augustin Sainte-Beuve, un de ses anciens élèves promis à être le plus grand critique de son temps, des publicistes proches des doctrinaires, Duvergier de Hauranne, Rémusat... Il s’agit de jeunes gens, nés vers 1797-1798 : ils ont moins de trente ans pour la plupart. Ils ont vécu leur enfance sous l’Empire, ont fréquenté ses lycées, dont ils ont été les bons élèves13, avant de suivre à la Sorbonne les cours de Victor Cousin, surveillant-répétiteur influent à l’École normale supérieure. Désormais professeurs, certains d’entre eux ont subi les foudres du pouvoir de la Restauration. Sans rejeter systématiquement les classiques, ces jeunes gens se sont nourris de Scott et de Byron, de Mme de Staël et de Schiller, de Werther et de René. Un des rédacteurs, Théodore Jouffroy, résumera leur position : « La littérature était dans les entraves d’Aristote et du classicisme : nous avons attaqué cette doctrine intolérante et étroite. Le mot de romantisme existait ; il n’avait point de sens ; nous lui en avons donné un en le définissant la liberté de penser en matière de littérature ; et nous nous sommes faits les apôtres du romantisme14. » Au départ, on garde un peu ses distances, on continuera un certain temps à refuser la poésie d’Hugo, mais le journal, assumant l’étiquette dès 1825, est désigné comme le « corps d’armée principal » du parti romantique.
Les deux tendances, royaliste et libérale, n’ont pas fait leur unité quand meurt Louis XVIII. Hugo est toujours du côté des bien-pensants. Le nouveau roi, Charles X, lui manifeste sa sympathie en le décorant, ainsi que Lamartine, de la Légion d’honneur, et en l’invitant à la cérémonie du sacre qui doit avoir lieu à Reims. Charles Nodier, de son côté, est nommé historiographe officiel du sacre. Une bonne raison pour faire le voyage ensemble. Ce n’est pas une mince affaire : il faut s’habiller de pied en cap, louer une voiture, supporter les frais de séjour... Hugo se voit contraint d’emprunter 1 000 francs à Pierre Foucher, son beau-père. Le 24 mai, on se met en route. À côté de Nodier et d’Hugo ont pris place le peintre Alaux, futur directeur de l’École française de Rome, et le secrétaire général des Musées, Cailleux. Pendant tout le voyage, on tape le carton sur le chapeau retourné de Nodier. À Reims, le quatuor trouve difficilement à se loger dans le salon d’une comédienne transformé en dortoir. C’est là que Nodier lit à haute voix, dans le texte original, un volume de Shakespeare. Révélation pour Hugo, qui va en être marqué. Le 29 mai, cérémonie à la cathédrale – « enivrante », selon Hugo. À Reims, il retrouve Chateaubriand, qu’il accompagne à sa voiture. Chateaubriand ou rien.
De retour à Paris, Hugo y va de son ode sur « Le sacre de Charles X », parallèlement au « Chant du sacre » de Lamartine. Le roi, enchanté, le fait rembourser des 1 000 francs que lui a coûtés le voyage de Reims, fait éditer le poème par l’Imprimerie nationale, le convie à venir lui rendre visite, et lui offre un service de table de la manufacture de Sèvres, une aubaine pour le jeune couple Hugo.
Victor Hugo, à vingt ans, a épousé Adèle Foucher, le 12 octobre 1822. Mariage d’amour, autorisé non sans difficultés par les parents de la jeune fille, qui auraient préféré pour gendre un notaire ou à la rigueur un épicier. Hugo, qui n’est pas encore majeur, n’a eu besoin que de l’autorisation paternelle, puisque sa mère est morte. Le mariage s’est doublé d’un drame : un des deux frères de Victor, Eugène, lui aussi amoureux d’Adèle, tombe dans une crise de démence le jour même des noces. Après un premier enfant mort en 1823, Adèle met au monde Léopoldine en août 1824. Suivront Charles, en novembre 1826, François-Victor en octobre 1828, et Adèle, au cœur des Trois Glorieuses, le 28 juillet 1830. La jeune mère de vingt-sept ans décidera que c’est bien assez : Victor sera alors prié de ne plus la toucher15.
La cérémonie du sacre n’a été qu’une trêve. Villèle est toujours au pouvoir, qui poursuit sa politique réactionnaire, notamment contre la presse. Les journaux à la solde du pouvoir, comme Le Drapeau blanc et la Gazette de France traitent Chateaubriand de « révolutionnaire insensé ». Le rapprochement entre romantiques libéraux et romantiques royalistes se précise. Hugo est toujours royaliste, mais conçoit désormais que la liberté en littérature a pour condition la liberté en politique. Dans sa préface à Odes et Ballades, en 1828, il prend à partie les classiques : « En deux mots, et nous ne nous opposons pas à ce qu’on juge d’après cette observation les deux littératures dites classique et romantique, la régularité est le goût de la médiocrité, l’ordre est le goût du génie. [...] À entendre des écrivains qui se proclament classiques, celui-là s’écarte de la route du vrai et du beau qui ne suit pas servilement les vestiges que d’autres y ont imprimés avant lui. Erreur ! ces écrivains confondent la routine avec l’art ; ils prennent l’ornière pour le chemin. » En janvier 1827, Dubois, patron du Globe, soucieux de réparer l’injustice passée de son journal envers Hugo, charge Sainte-Beuve de rendre compte des Odes et Ballades, en l’encourageant à être bienveillant. Les deux articles des 2 et 9 janvier de Sainte-Beuve sont une pénétrante recension des mérites et des défauts d’Hugo, deux articles qui amorcent l’évolution de Sainte-Beuve lui-même, de critique doctrinaire en critique romantique. S’ensuit une amitié – à rebondissements – entre les deux hommes. Le mois suivant, petit coup de théâtre à caractère politique de Victor Hugo, qui publie une « Ode à la colonne de la place Vendôme » : pour la première fois, il exalte le nom de Napoléon et de la Grande Armée :
Débris du Grand Empire et de la Grande Armée,
Colonne, d’où si haut parle la renommée !
Je t’aime : l’étranger t’admire avec effroi.
J’aime tes vieux héros, sculptés par la Victoire,
Et tous ces fantômes de gloire
Qui se pressent autour de toi.
Un incident, le 24 janvier 1827, sert de déclic : à l’ambassade d’Autriche à Paris, lors d’une réception, l’huissier, qui a reçu des ordres, annonce quatre ducs d’Empire par leurs noms roturiers. Petite déclaration de guerre diplomatique. On peut lire dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie (ledit témoin est sa femme Adèle écrivant sous le contrôle du maître) : « Devant l’affront autrichien, M. Victor Hugo avait senti qu’il n’était plus Vendéen, qu’il était Français. »
Les biographes de Victor Hugo ont remarqué que le poète a détesté Napoléon tant qu’il a détesté son père, le général d’Empire Léopold Hugo, après sa séparation d’avec Sophie, la mère. La réconciliation des deux hommes a été amorcée après la mort de Sophie, au moment du mariage de Victor avec Adèle ; elle a été confirmée au cours de la visite que Victor rend à son père à Blois. La réconciliation avec le père lève le dernier obstacle.
L’« Ode à la colonne de la place Vendôme » électrise la presse ultra, indignée. La séparation entre les deux groupes romantiques, le royaliste et le libéral, tend à s’effacer. Toujours en 1827, la famille Hugo déménage, abandonnant la rue de Vaugirard pour s’installer rue Notre-Dame-des-Champs, dans une maison de ville flanquée d’un jardin. Il y a assez de place pour que Victor Hugo fonde le Cénacle, qui regroupe les écrivains qui se réunissaient à l’Arsenal, l’équipe du Globe, Gautier, Lamartine, Musset, Nerval, Delacroix, David d’Angers... Voilà les romantiques soudés, à la fois sur des principes littéraires, mais aussi sur des convictions libérales plus ou moins affirmées selon les tempéraments. Ils ont un chef, Hugo ; un salon ; un journal, Le Globe : l’armée est en place, prête à l’offensive. Le champ de bataille désigné est le théâtre : là où se font et se défont les réputations, là où l’écrivain est en prise directe avec le public, là où les passions s’exacerbent.
Hugo s’est lancé dans un drame, Cromwell, qu’il lit acte après acte à ses amis au cours du premier trimestre 1827. En juillet, une nouvelle troupe de comédiens anglais se produit à l’Odéon, salle Favart, et enfin au Théâtre-Italien, où le public parisien renoue avec un acteur extraordinaire, Edmund Kean – ce Kean dont Alexandre Dumas fera le héros d’un de ses drames. La redécouverte de Shakespeare est décisive. Spectateur enthousiaste, Hugo est sous le choc. Il écrit alors la préface de son Cromwell, appelée à devenir un des manifestes les plus retentissants du théâtre romantique. Cette pièce, injouable par sa longueur et la profusion des personnages, vaut surtout en effet pour sa tonitruante préface qui livre la théorie du drame, où doivent se rencontrer le grotesque et le sublime, contrairement à la règle classique de la séparation des genres. Le drame est la forme théâtrale de l’antithèse hugolienne : le beau/le laid, le difforme/le gracieux, l’ombre/la lumière, la bête/l’esprit, le corps/l’âme, l’immatériel/le sordide : « La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création16. » Théorie de la couleur locale, défense de la versification (contre Stendhal), démolition de la règle classique des trois unités, usage d’une langue contemporaine (« Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire », clame-t-il dans Les Contemplations), affirmation de la liberté dans l’art : « Disons-le donc hardiment. Le temps en est venu, et il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art ! Il n’y a ni règles, ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois géné rales de la nature qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composition, résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet. » Les romantiques avaient un chef et des idées, ils ont maintenant un manifeste ou, pour mieux dire avec Théophile Gautier, leurs « tables de la loi », un texte sacro-saint, une « Déclaration des droits littéraires17 ».
Dans les deux années qui suivent, la doctrine romantique s’enrichit d’autres textes et déclarations : en 1828, le Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle de Sainte-Beuve ; la préface des Études françaises et étrangères d’Émile Deschamps ; puis les deux textes d’Alfred de Vigny, Réflexions sur la Vérité dans l’Art et sa Lettre à Lord ***. Des manifestes, oui, mais aussi des œuvres. Pour s’en tenir au théâtre, Alexandre Dumas ouvre la brèche, au Théâtre-Français, en février 1829, en remportant un vif succès avec Henri III et sa cour ; il est suivi par Casimir Delavigne, dont le Marino Faliero, présenté en mai à la Porte Saint-Martin, passe abusivement pour « le plus grand événement de l’histoire dramatique en France ».
Victor Hugo n’est pas de reste. Après avoir achevé son dernier recueil, Les Orientales, paru juste avant Le Dernier Jour d’un condamné – dans lequel la presse royaliste dénonce le plaidoyer contre la peine de mort –, il est sollicité pour donner enfin une pièce de théâtre jouable. Il se lance dans Marion Delorme, qu’il lit à ses amis du Cénacle le 10 juillet 1829 devant Balzac, Delacroix, Dumas, les deux Deschamps, Mérimée, Musset, Sainte-Beuve, Vigny, le baron Taylor, administrateur du Théâtre-Français, et d’autres encore, dont Frédéric Saulnier, qui raconte : « Victor Hugo lisait lui-même et lisait bien... Il faut avoir vu cette pâle et admirable figure, et surtout ses yeux fixes, un peu égarés, qui dans les moments passionnés brillaient comme des éclairs... La pièce était intéressante et il y avait où admirer, mais, dans ce temps-là, la simple admiration était trop peu de chose. Il fallait s’exalter, bondir, frémir ; il fallait s’écrier avec Philaminte : “On n’en peut plus, on pâme, on se meurt de plaisir !” Ce n’étaient qu’interjections faiblement exprimées, extases plus ou moins sonores. Voilà pour l’ensemble : les détails n’étaient pas moins gais. Le petit Sainte-Beuve tournait autour du grand Victor... L’illustre Alexandre Dumas, qui n’avait pas encore fait schisme, agitait ses énormes bras avec une exaltation illimitée. Je me rappelle même qu’après la lecture il saisit le poète et, le soulevant avec une force herculéenne : “Nous vous porterons à la gloire !” s’écria-t-il... Quant à Émile Deschamps, il applaudissait avant d’avoir entendu : toujours coquet, il regardait en tapinois les dames de l’assemblée. On servit des rafraîchissements : je vois encore l’immense Dumas se bourrer de gâteaux et répéter, la bouche pleine : Admirable ! Admirable ! Cette comédie, qui succédait si gaiement à ce drame lugubre, ne finit elle-même qu’à deux heures du matin18. »
Taylor est donc ravi de monter Marion Delorme au Français, mais, le 1er août, la censure tombe comme une hache sur la pièce : interdite ! Hugo proteste auprès de Martignac, qui le reçoit. En vain. Hugo a le tort d’avoir, en offensant Louis XIII, voulu atteindre Charles X. Hugo ne baisse pas la garde, s’adresse au roi lui-même. Celui-ci a souvenir de l’ode du couronnement tressée en son honneur ; il reçoit donc le poète en audience particulière, le 7 août, à Saint-Cloud, mais pour lui faire une réponse dilatoire : il lira, il verra... Sur ces entrefaites, changement de ministère, et arrivée de Polignac à la tête du gouvernement. Réexamen de la pièce. Hugo est reçu par La Bourdonnaye, nouveau ministre de l’Intérieur, qui lui explique l’impossibilité de présenter cette pièce. Mais qu’il le sache ! on n’en veut nullement au grand poète, on lui offre des compensations : ne voudrait-il pas siéger au Conseil d’État, par exemple ? Le lendemain, Hugo reçoit un avis lui précisant que sa pension de 2 000 francs est élevée à 6 000. L’écrivain se drape dans sa dignité. On a beaucoup clabaudé sur l’avarice de Victor Hugo : ce refus, à un moment où le père de famille qu’il est aurait bien besoin de cette manne, tempère sa mauvaise réputation.
L’interdiction de Marion Delorme devient une affaire politique. Le 5 août, Le Globe titre donc son éditorial : « Premier coup d’État littéraire » : « Le ministère fait sa voie par tous les côtés ; il frappe la littérature et l’art, sans hésiter un seul instant, et les traite d’abord en ennemis, comme il doit faire de tout ce qui est honorable et pur. M. Victor Hugo a eu l’honneur de recevoir le premier coup politique dans cette guerre à mort qui recommence contre les idées. »
Hugo ne se tient pas pour battu. Marion interdite, il se lance à la fin d’août 1829 dans la rédaction d’un nouveau drame, Hernani, nom du héros emprunté à une localité espagnole. Puisque l’histoire de France est trop riche de correspondances avec l’histoire contemporaine, il transfère complots et passions de l’autre côté des Pyrénées. Un mois plus tard, le Cénacle se réunit rue Notre-Dame-des-Champs, pour entendre la lecture du nouveau drame. Le 5 octobre, Hernani est reçu au Français. Le 23, examen de la pièce par les censeurs en titre. Brifaut, dans son rapport, parle d’« un tissu d’extravagances », d’« inconvenances de toute nature », mais ajoute : « Toutefois, malgré tant de vices capitaux, nous sommes d’avis que, non seulement il n’y a aucun inconvénient à autoriser la représentation de cette pièce, mais qu’il est d’une sage politique de n’en pas retrancher un seul mot. Il est bon que le public voie jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit humain affranchi de toute règle et de toute bienséance19. » Le parcours du combattant n’est pas terminé. Examen du manuscrit par le chef de la Division des belles-lettres au ministère de l’Intérieur, le baron Trouvé. Lui, moins sûr d’une pédagogie politique par la transparence, exige des modifications. Hugo résiste, va voir Trouvé, discute... Les répétitions commencent.
Les adversaires des romantiques ne désarment pas, eux non plus. Des vers d’Hernani ont été répandus, parodiés, travestis, pour déconsidérer l’auteur. Hugo se plaint auprès du ministère de l’Intérieur : des fuites ont eu lieu. À la fin de février, Trouvé remet à Victor Hugo le fruit d’un compromis acceptable entre ce qu’il voulait supprimer et les exigences de l’auteur. On est prêt. Avant d’être joué, le nouveau drame d’Hugo, mais le premier mis en scène, fait déjà fureur. Tout le monde veut être de la première. Benjamin Constant écrit à l’auteur, le 12 janvier : « Je viens, Monsieur, vous adresser une requête peut-être indiscrète, et, ce que je crains plus encore, peut-être tardive. Madame B. Constant et moi, nous aurions comme toute la France un vif désir de voir Hernani. » Les comédiens ne sont pas pour rien dans cette poussée de fièvre. Les disputes de l’auteur avec Mademoiselle Mars, monstre sacré de l’heure et interprète de l’héroïne Doña Sol, font le tour des journaux et des salons. Elle refuse de dire certains vers, harasse Hugo, invoque son expérience... Mademoiselle Mars a beau être indocile du haut de ses cothurnes, la tragédienne classique saura mettre son talent au service du drame. Elle en tire le bénéfice : un triomphe pour elle au cinquième acte. Le 25 février 1830, Victor remporte la bataille d’Hernani. Plus personne ne lui contestera le titre de chef de file de l’école romantique en France.
Après des années de tâtonnements et de divisions, les romantiques s’imposent au public, par la poésie d’abord, le roman historique, et le théâtre enfin. Les liens du romantisme avec la politique se sont peu à peu modifiés. Au début des années 1820, dans le sillage de Chateaubriand, Hugo, Vigny, Lamartine arborent les couleurs de la poésie contre la froide raison des encyclopédistes, des idéologues des Lumières, et adhèrent à un royalisme teinté de religion catholique, se faisant éventuellement les chantres de l’union du Trône et de l’Autel. Le retour en force de la poésie paraît faire cause commune avec la contre-révolution et la politique ultra.
Dans le même temps, un autre courant, amené au romantisme par les ouvrages de Mme de Staël, dessine sa place dans le camp libéral. Entre 1824 – disgrâce de Chateaubriand et fondation du Globe – et 1827 – Préface de Cromwell –, les groupes romantiques convergent. S’ils ont encore contre eux des libéraux, le gros de leurs adversaires se situent désormais à droite, à l’ombre du pouvoir de Charles X et de ses censeurs. Revendiquer la liberté dans l’art, c’est revendiquer du même pas la liberté de la presse, la liberté d’expression, les libertés politiques. « C’est le principe de liberté, écrit Hugo, qui [...] vient renouveler l’art comme il a renouvelé la société20. » Le poète est en passe de devenir un prophète, guide émancipé de l’Église, succédant aux Philosophes du XVIIIe siècle, nouveau pouvoir spirituel laïcisé. Le futur romantisme humanitaire, le romantisme social, est en train d’émerger21.
Avec le recul, Hernani paraît frapper les trois coups des Trois Glorieuses.
1. Th. Gautier, Histoire du romantisme, Bibliothèque Charpentier, 1901, p. 90 sq.
2. Balzac, c’est à noter, ne sera pas tendre envers Hernani : « Tous les ressorts de cette pièce sont usés ; le sujet, inadmissible ; les caractères, faux ; la conduite des personnages, contraire au bon sens » (Le Feuilleton des journaux politiques, 7 avril 1830).
3. Ibid., p. 113.
4. Cité par A. Martin-Fugier, Les Romantiques, Hachette, 1998, p. 128.
5. Cité par Ch. Baudouin, Psychanalyse de Victor Hugo, Armand Colin, 1972, p. 44.
6. V. Hugo, Œuvres poétiques complètes, Jean-Jacques Pauvert, 1961, p. 3.
7. H. Juin, Victor Hugo, I, 1802-1843, Flammarion, 1980, p. 388.
8. V. Hugo, Lettre au rédacteur du Moniteur universel du 26 novembre 1822, cité par P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830, José Corti, 1985, p. 382.
9. Cité par J. Marsan, La Bataille romantique, Hachette, 1931, I, p. 101-102.
10. Stendhal, Vie de Henry Brulard, in Œuvres intimes, op. cit., p. 7.
11. Ibid., p. 593.
12. Stendhal, Journal, in ibid., p. 1212.
13. J.-J. Goblot, La Jeune France libérale. Le Globe et son groupe littéraire, 1824-1830, Plon, 1995.
14. Ibid., p. 378.
15. H. Guillemin, Victor Hugo et la sexualité, Gallimard, 1954.
16. P. Bénichou a discerné aussi dans cette esthétique du sublime et du grotesque la reconnaissance du Peuple, d’« une société où tous les rangs sont à considérer, où l’idéal et l’ignoble voisinent avec des droits égaux... » (op. cit., p. 403).
17. V. Hugo, Œuvres complètes, Critique, Robert Laffont, « Bouquins », 1985, p. 23.
18. Cité par A. Maurois, Olympio ou la vie de Victor Hugo, Hachette, 1954, p. 169-170.
19. Cité par H. Juin, op. cit., p. 574.
20. Lettre d’Hugo de 1830 citée par P. Bénichou, op. cit., p. 393.
21. Sur ce thème, voir P. Bénichou, ibid.