16 octobre 1830, premier numéro de L’Avenir.
15 août 1832, l’encyclique Mirari vos condamne les thèses de Lamennais.

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Dieu et la liberté

La révolution de 1830 est parfois considérée comme un tour d’escamotage, beaucoup de bruit et beaucoup de morts pour pas grand-chose : la substitution d’une dynastie à une autre, d’un drapeau à un autre, et d’une Charte octroyée à une Charte votée (mais à peine modifiée), le tout en faveur d’une bourgeoisie enfin victorieuse sur une aristocratie qui n’avait plus qu’à se retirer sur ses terres. Bref, la victoire de la Chaussée-d’Antin sur le Faubourg Saint-Germain, ce qui ne bouleversait pas la vie des populations. En fait, les Trois Glorieuses ont été le signal de départ d’un extraordinaire foisonnement de doctrines, d’utopies ferventes, de mouvements sociaux, dont le retentissement se prolongera tout au long du siècle. Hors de France, les idées de liberté et de nationalité reçoivent de la révolution de Juillet une impulsion qui inquiète les vieilles monarchies européennes, ébranle le système de Metternich : les Belges conquièrent leur indépendance, les Polonais se révoltent, les Italiens secouent la domination autrichienne...

En France, l’avènement de Louis-Philippe ne met nullement fin à l’agitation politique et aux revendications populaires. L’abolition officielle de la censure encourage la prolifération des journaux, tandis que les clubs et les sociétés de pensée entretiennent les feux de la révolution. Plusieurs facteurs favorisent cette effervescence : la politique extérieure du gouvernement jugée trop timorée à l’égard des mouvements nationaux ; le procès des anciens ministres de Charles X, dont Polignac – procès qui se terminera par des condamnations à l’emprisonnement, mais non à la peine de mort réclamée par les vengeurs des martyrs de Juillet ; les manifestations des légitimistes qui, par ricochet, occasionneront de graves troubles. C’est le cas du service religieux, annoncé par la Gazette de France et La Quotidienne, et qui rassemble, le 14 février 1831, en l’église parisienne de Saint-Germain-l’Auxerrois, les fidèles de Charles X, pour commémorer l’assassinat du duc de Berry. Après la cérémonie, une foule, composée de personnes venues de toutes parts, fait irruption dans l’église, sans la moindre intervention des forces de l’ordre. « La garde nationale, écrit Louis Blanc, si ardente à protéger la boutique, laissait libre la route qui allait conduire la multitude à la dévastation du temple. [...] De honteuses saturnales y révélèrent le désordre moral qu’avait jeté dans les esprits le long combat soutenu, pendant quinze ans, par l’incrédulité contre l’hypocrisie. Abattre l’autel, briser la chaire, mettre en pièces balustrades et confessionnaux, renverser chaque saint de son piédestal, déchirer les tableaux pieux, fouler aux pieds les riches tentures, tout cela fut l’œuvre d’un moment. On riait, on hurlait, on se provoquait mutuellement à des hardiesses cyniques1. » Le sac de l’église a été précédé par le saccage du presbytère. Le lendemain, des meneurs entraînent la foule, remobilisée, à l’archevêché, qui est mis en pièces au milieu des rires et des bravos. Notre-Dame, à son tour menacée, est sauvée du vandalisme grâce à François Arago, commandant la 12e légion de la garde nationale. Dans toute la ville, on s’en prend aux églises, aux fleurs de lys, aux statues de saints... Depuis 1793, Paris n’avait pas été le théâtre d’une telle explosion contre la croix et la bannière.

L’alliance du Trône et de l’Autel sous Charles X, les agissements occultes de la Congrégation (que décrit à sa façon Le Rouge et le Noir de Stendhal, sorti quelques mois après la révolution de Juillet), le pouvoir des jésuites, dont la Compagnie a été rétablie en 1814, tout associe le régime déchu des Bourbons à l’Église catholique. Combattre les Bourbons, c’était combattre du même élan le pouvoir d’une Église sur laquelle le trône restauré s’appuyait ; être libéral, c’était souvent, comme Courier ou Béranger, être anticlérical. Lors des Trois Glorieuses, les symboles du culte catholique ont déjà fait les frais de l’émeute ; des églises et des établissements religieux ont été pris d’assaut. Dans les mois qui séparent la révolution de Juillet du sac de Saint-Germain-l’Auxerrois, la presse et le théâtre ont multiplié les démonstrations anticatholiques. La question est posée : Dieu est-il compatible avec la liberté ?

C’est dans ce climat que l’abbé de Lamennais2 et quelques amis fondent un journal quotidien, L’Avenir, avec pour épigraphe : « Dieu et la liberté », qui sort des presses le 16 octobre 1830. « Dans le grand naufrage du passé, écrit Lamennais, tournons nos regards vers l’avenir, car il sera pour nous tel que nous le ferons. »

Lamennais est déjà célèbre, mais non pour ses œuvres libérales. Il se signale au contraire comme l’un des maîtres de la Contre-Révolution, en publiant fin 1817 – moins de deux ans après avoir été ordonné prêtre – le premier volume de son Essai sur l’indifférence en matière de religion, un ouvrage d’apologétique écrit avec éloquence, dont 40 000 exemplaires sont vendus en quelques mois. Mgr Frayssinous avait eu un mot vite répandu : « Cet ouvrage réveillerait un mort. » À son sujet, on évoquait Pascal, Bossuet ; Chateaubriand donne à Lamennais du « Mon illustre compatriote » ; Lamartine juge le livre « magnifique » ; Hugo parlera d’un « livre effrayant d’avenir ». Inspiré par le Génie du christianisme, par les écrits de Joseph de Maistre, par Louis de Bonald, à ses yeux le « philosophe le plus profond qui ait paru en Europe depuis Malebranche », la première période de Félicité de Lamennais – « Féli » pour son frère aîné, l’abbé Jean, et « M. Féli » pour ses proches – s’inscrit dans la lignée des écrivains de la réaction ultramontaine. Une cohorte de jeunes catholiques, prêtres et laïques, entourent bientôt le nouveau prophète, notamment les abbés Gerbet, Salinis, Rohrbacher.

L’année suivant l’Essai sur l’indifférence, Chateaubriand lui fait place dans son Conservateur. Ce journal disparu en 1820, Lamennais fonde avec Bonald Le Défenseur, auquel collaborent aussi Nodier et Lamartine. Celui-ci nous a laissé un portrait de « M. de Lamennais » dans son Cours familier de littérature : « Un petit homme presque imperceptible, ou plutôt une flamme que le vent de sa propre inquiétude chassait d’un point de sa chambre à l’autre, comme un de ces feux phosphoriques qui flottent sur l’herbe des cimetières, et que les paysans prennent pour l’âme des trépassés. Il était non pas vêtu, mais couvert d’une redingote sordide, dont les basques étirées de vétusté battaient ses pantoufles ; il penchait la tête vers le plancher comme un homme qui cherche à lire des caractères mystérieux sur le sable. [...] Il parlait avec une volubilité intarissable. [...] M. de Lamennais raisonnait avec une logique aussi savamment membrée qu’une charpente de fer ; il déclamait avec une majesté de voix, une vigueur de gestes, une insolence de conviction, une audace d’apostrophes, qui imitaient admirablement l’éloquence. »

De fait, c’est une âme romantique, un esprit exalté, admirateur de Byron et de Chateaubriand, de quatorze ans son aîné. Dans sa correspondance3, on retrouve les accents de René : « Sur les bords de la mer, au fond des forêts, je me nourrissais de ces vaines pensées, et ignorant l’usage de la vie, je l’endormais en berçant dans le vague mon âme fatiguée d’elle-même... » – « Je suis comme toi, mon frère, j’aime l’orage... » – « il y a des cœurs où aucune joie ne prend racine et où toutes les douleurs croissent naturellement4. » Son exaltation et son style, mis au service du catholicisme ultramontain, le désignent aux flèches de la presse libérale ; Le Constitutionnel en fait un nouveau Torquemada, un fanatique. Et le pape Léon XII lui-même, qui le reçoit à plusieurs reprises, le juge comme un « esaltato ».

M. Féli ne manque pourtant pas d’esprit pratique. En 1825, aidé par son frère, il fonde la Congrégation de Saint-Pierre, qui a pour cœur La Chênaie, les lieux mêmes de son enfance en Bretagne, sur la route de Dinan à Combourg. Le but de l’association est de rétablir la religion romaine au moyen des livres, de l’éducation et des missions. L’ambition, de préparer une nouvelle Somme : substituer à celle de saint Thomas, écrite pour le XIIIe siècle, la Somme du XIXe siècle. « Excitateur d’âmes », comme on a dit de lui, il reçoit à La Chênaie ses disciples en gentilhomme campagnard, d’humeur inégale, capable de toutes les colères et de toutes les gaietés. Il est épaulé par l’abbé Gerbet dans son œuvre éducative : la philosophie et la théologie y sont enseignées, mais aussi les langues, l’anglais, l’italien, l’hébreu...

Lamennais, malgré son royalisme et son catholicisme intransigeant, n’est pas pour autant un serviteur aveugle du régime de la Restauration. Il lui reproche notamment sa politique d’éducation héritée de l’Empire. Les deux grands collèges de l’époque, Louis-le-Grand et Henri-IV, sont l’objet de sa critique antigallicane, et ses articles publiés dans Le Drapeau blanc coûtent la vie au journal, dont le directeur est déclaré coupable de « diffamation et d’injures envers le corps universitaire ». En 1826, De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil lui vaut une assignation devant la police correctionnelle « sous la prévention d’attaque contre les droits du roi et de provocation à la désobéissance à une loi d’État » ; il est condamné à 30 francs d’amende et aux dépens, à la saisie de l’ouvrage et à la destruction des exemplaires. Cet ouvrage, charge contre le gallicanisme, défense renouvelée de la théocratie pontificale, s’attaque directement au pouvoir royal, insuffisamment subordonné au pouvoir spirituel à son goût. Les évêques se prononcent contre le livre, mais la jeune génération du clergé considère Lamennais comme un maître : le menaisianisme, ainsi qu’on l’appelle, existe, se répand, au point que Mgr Frayssinous, ministre des Affaires ecclésiastiques de Villèle, se plaint auprès du pape, lors même qu’à Rome Lamennais compte maint soutien. En 1829, son dernier ouvrage, Des progrès de la révolution et de la guerre contre l’Église, reprend sur le plan théorique ses anathèmes contre l’idolâtrie monarchique de l’Ancien Régime, contre la Charte, contre le gallicanisme ; il plaide pour la liberté de la presse et, d’une manière générale, quelles que soient les erreurs qu’il lui impute, manifeste sa sympathie pour le libéralisme – un libéralisme qu’il veut catholiciser. La rupture de Lamennais avec le régime est alors consommée.

Ainsi, M. Féli, dès avant la révolution de 1830, combat pour la primauté d’un pouvoir spirituel dont l’indépendance est menacée par les puissances temporelles. Sa fidélité excessive à la papauté le fait rebelle devant le roi et l’épiscopat français. L’archevêque de Paris, Mgr Quelen, saisit l’occasion de la mort de Léon XII pour lancer un mandement contre l’esprit de système de Lamennais. Intrépide, celui-ci réplique par deux lettres hautaines – attitude qui tend à le marginaliser au sein de l’Église de France.

Les événements de Belgique confirment Lamennais dans son évolution vers le libéralisme. Là-bas, le parti libéral et le parti catholique s’unissent contre Guillaume Ier, roi des Pays-Bas, pour défendre la liberté de la presse, la liberté des cultes et la liberté de l’enseignement. D’Amérique, l’archevêque de New York fait appel à la Congrégation de Saint-Pierre pour fonder une université catholique. Lamennais s’affermit dans sa conviction que le christianisme, pour retrouver sa sève, doit choisir la liberté. Rendre le libéralisme chrétien, telle est désormais son credo. À une de ses correspondantes, il écrit le 27 mars 1830 : « Demander le salut au passé, c’est chercher la vie dans les tombeaux. Notre gouvernement en est là ; il croit que reculer, c’est vivre. La question telle qu’il l’a posée nous place entre la république et l’arbitraire de cour ; à tout prendre, j’aime mieux la première, parce que j’aime mieux la fièvre que la mort, ou la paralysie qui y mène. »

Lamennais est mûr pour la révolution ; il la pressent ; il l’annonce. De l’ultraroyalisme ultramontain il est passé à l’ultramontanisme libéral – ce qui paraît contradictoire dans les termes, ce qui l’est sans doute, mais n’anticipons pas. Le Globe de Dubois et de Leroux et la revue de Lamennais, Le Mémorial catholique, s’accordent sur des mots d’ordre précis. Les ordonnances de Juillet achèvent de le convaincre : l’avenir est à la démocratie. Au lendemain des Trois Glorieuses, il écrit à son ami Vitrolles : « Le plus grand nombre préférerait une République franchement déclarée, et je suis de ceux-là ; mais j’espère que la royauté sera purement nominative », et que le « prétendu roi qu’on a présenté à la nation ne sera qu’un simple mannequin5 ».

Affranchi par la révolution, Lamennais entreprend de fonder avec ses amis un quotidien. C’est dans les bureaux de sa revue, Le Mémorial catholique, qu’il s’emploie dès le 9 août 1830 à préparer la création du « grand journal » qu’il ambitionne, et dont le titre est trouvé : L’Avenir. L’abbé Gerbet, qui doit en être la cheville ouvrière, lance un prospectus : « Ralliez-vous au drapeau de L’Avenir, vous tous qui aimez la liberté ! Que les “ruines du passé”, que les “secousses du présent” ne vous découragent pas ! C’est l’avenir qui nous appartient. » On se met en quête des actionnaires et des souscripteurs. Le 8 septembre, une « Société pour la publication du journal L’Avenir » est mise en place ; les bureaux seront ceux du Mémorial catholique, interrompu, 5, rue des Beaux-Arts ; les six associés fondateurs ont pour nom Lamennais, l’abbé Gerbet qui agit au nom de celui-ci, Adolphe Bartels, homme de lettres, M. de Coux, propriétaire, M. Harel du Tancrel, médecin (rédacteur en chef), et M. Waille, homme de lettres (le rédacteur-gérant). Un futur dominicain, Henri Lacordaire, est appelé à poursuivre une collaboration qu’il avait commencée à La Chênaie. Agé de vingt ans, ami de Victor Hugo, Charles de Montalembert, au retour d’un séjour en Irlande où il a admiré le dynamisme des catholiques d’O’Connell6, proposera bientôt ses services ; Lamennais l’accueille avec ferveur. Le 16 octobre 1830, le premier numéro est en vente. Le sous-titre est : « Journal politique, scientifique et littéraire » ; l’épigraphe, DIEU ET LA LIBERTÉ.

Dans Victor Hugo raconté7, on découvre que l’auteur d’Hernani, qui a longtemps sympathisé avec Lamennais et en a fait son directeur de conscience en 1821, est alors en retrait : « M. de Lamennais, ne croyant plus à l’absolutisme, n’admettait plus la monarchie. Son caractère entier rejetait les moyens termes et les ajournements. M. Victor Hugo, tout en voyant dans la République la forme définitive de la société, ne la croyait possible qu’après préparation ; il voulait qu’on arrivât au suffrage universel ; la royauté mixte de Louis-Philippe lui semblait une transition utile. » Hugo a un mot, griffonné au revers d’un feuillet, qui résume bien sa position : « Ne tombons pas du tocsin au charivari. »

L’adhésion de Lamennais à l’idée républicaine implique deux résolutions : le refus du droit divin, source de la légitimité des rois, et l’affirmation de la souveraineté du peuple. Sur cette base, le programme de L’Avenir défend la liberté dans tous les domaines. La liberté de conscience, qui implique selon le prospectus de lancement, la séparation de l’Église et de l’État. Ce qui signifie, entre autres, la fin du budget des cultes : les prêtres seront payés par les fidèles, et non par un État qui les tient en laisse. Car on s’est trop habitué à voir les catholiques comme « une masse inerte née pour subir le joug que l’on voudra lui imposer ». La revendication, audacieuse, n’est approuvée ni du côté de l’État ni du côté de l’Église, habitués l’un et l’autre à se renforcer mutuellement : les Constituants de 1789 n’y avaient même pas songé ; le ministre de l’Instruction publique Guizot insistera, quoique protestant, sur « le concours nécessaire de l’État et de l’Église » ; il faudra attendre 1905 pour que la revendication de L’Avenir soit satisfaite.

La liberté de l’enseignement constitue un autre article important du programme, contre le monopole d’une Université aux mains des libres-penseurs. La liberté de la presse, garantie de toutes les autres, Lamennais l’exige d’autant plus que la vérité finit par s’établir, et l’erreur par s’épuiser. En complément, la liberté d’association s’impose pour la défense des opinions, des intérêts, des croyances communes. Face au parti qui en tenait pour la religion et celui qui en tenait pour la liberté, L’Avenir, en continuité avec Le Mémorial catholique, porte les couleurs d’un troisième parti, celui qui concilie religion et liberté. Devenu démocrate, favorable au suffrage universel, hostile à la résistance, Lamennais juge que « le besoin de l’ordre n’existe nulle part autant que dans les masses ». Il plaide donc pour le principe d’un parti « social » (le terme « socialiste » doit attendre quelques années pour se répandre). L’Avenir, dans sa logique libérale, demande aussi la décentralisation, les libertés communales et les libertés provinciales. Enfin, au chapitre de la politique extérieure, Lamennais et ses amis défendent les mouvements d’émancipation nationale. L’adversaire désigné est le camp légitimiste d’abord, exprimé par La Quotidienne et la Gazette de France, ainsi que par le périodique L’Ami de la religion. Au demeurant, L’Avenir a ses premiers démêlés avec le pouvoir orléaniste, inquiet du retentissement que son équipe a obtenu.

Les 25 et 26 novembre 1830, le journal est saisi à la poste, pour deux articles, l’un de Lacordaire, « Aux évêques de France », contre le droit de nomination des évêques par le roi, l’autre de Lamennais intitulé « Oppression des catholiques », où il lance un appel à ses coreligionnaires pour qu’ils s’associent et mènent « une action vigoureuse et continue ». La saisie de L’Avenir entraîne la protestation des autres journaux au nom de la liberté de la presse remise en cause, malgré l’article 7 de la Charte. Le nouveau régime vient de maintenir le cautionnement : publier un journal reste une question d’argent, la censure n’est pas morte.

Le procès intenté à Lacordaire et Lamennais par le gouvernement se tient devant la cour d’assises de la Seine, le 31 janvier 1831. La salle est pleine, les tribunes sont envahies dès huit heures du matin, des curieux, des avocats, attendent debout jusqu’à l’entrée en séance de la cour à dix heures et demie. L’avocat général accuse les deux journalistes et le gérant du journal, M. Waille (pour l’occasion celui-ci a revêtu son uniforme de garde national), d’avoir fait une « véritable déclaration de guerre à l’ordre nouveau », d’avoir voulu soulever contre lui les catholiques. Les journalistes sont défendus avec talent par Me Eugène Janvier et par Henri Lacordaire lui-même, que ses études de droit autorisent à la fonction d’avocat dans les affaires qui lui sont personnelles. Le président du tribunal suggère aux jurés la clémence, et finalement le jury, frappé par le soutien public, déclare les prévenus « non coupables » – arrêt rendu à minuit, après quinze heures d’audience, et accueilli par des applaudissements soutenus.

Lamennais paraît alors infatigable. Un jeune homme, qui doit jouer un grand rôle dans l’histoire du siècle, Louis Blanc, arrivé de son Rouergue au lendemain des Trois Glorieuses, est saisi par ce caractère hors norme, qu’il décrira dans son Histoire de dix ans : « Mais que pouvait la persécution sur un homme de cette trempe ? Pour savoir ce qu’il était capable de souffrir par l’âme et par la pensée, il suffisait de voir combien son corps était débile, combien sa voix était faible, combien était malade et sillonné son visage, où une fermeté indomptable se révélait, pourtant, dans l’énergique dessin de la bouche et la flamme du regard. Doué d’une sensibilité composée en quelque sorte de violence et de tendresse, plein de fougue et de charité tout à la fois, ardent et résigné tour à tour, chez lui le tribun s’élevait jusqu’à l’apôtre, et le soldat jusqu’au martyr. Variable, d’ailleurs, dans ses convictions, à force de dévouement et de sincérité, il apportait dans sa passion pour le vrai ce genre de despotisme que donne l’habitude des méditations solitaires, et, sans ménagements pour les erreurs, y compris les siennes, il était prêt à tout oser contre les autres et contre lui-même8. »

Des grandes causes que soutient L’Avenir, il importe d’insister sur celle de la libération des peuples. La révolution française de 1830, on l’a dit, donne l’élan au mouvement des nationalités à travers l’Europe, ébranlant la Sainte-Alliance des monarchies traditionnelles contre les populations aspirant à leur liberté. La Belgique, d’abord, soulevée, depuis le 25 août 1830, contre le roi des Pays-Bas, et proclamant son indépendance le 4 octobre. Tandis que Guillaume Ier appelle au secours la Prusse et la Russie, les libéraux belges demandent aide à la France. Finalement, les grandes puissances, réunies à Londres, reconnaîtront l’indépendance de fait de la Belgique.

C’est alors qu’éclate l’insurrection des Polonais : « La Pologne comme la Belgique, écrit Montalembert, le 12 décembre 1830, est une contrée qui doit être chère à tout cœur catholique. » Puis, le 4 février 1831, l’Italie se soulève contre l’Autriche. Le National réclame l’intervention française. Mais la France peut-elle se battre à la fois contre les Russes pour défendre les Polonais et contre les Autrichiens pour défendre les Italiens ? Le gouvernement Laffitte, pris entre les exigences des libéraux interventionnistes et celles des conservateurs non interventionnistes, finit par démissionner. Le « Mouvement » est remplacé au gouvernement par la Résistance. Casimir Perier, chargé du nouveau cabinet, décide de ne rien faire en faveur des peuples insurgés : « Le sang français n’appartient qu’à la France ! », s’exclame-t-il en se présentant à la Chambre des députés. Le principe de non-intervention est affirmé, les Polonais et les Italiens n’ont plus qu’à se soumettre. Les Autrichiens rétablissent l’ordre dans les États du pape en mars 1831. De leur côté, les Russes battent l’armée polonaise à Ostroleka, le 26 mai 1831 ; le peuple insurgé continue à résister, jusqu’à la prise de Varsovie le 8 septembre. On prête alors au général Sebastiani, ministre des Affaires étrangères, ce mot destiné à braver les siècles : « L’ordre règne à Varsovie9. » Paris manifeste dans la rue, mais en vain, en faveur des Polonais.

« Tu revivras », écrit Lamennais, à l’adresse de la Pologne, ajoutant : « J’admire la Pologne, l’Irlande, la Belgique, non parce qu’elles sont révolutionnaires, mais parce qu’elles combattent les vrais fauteurs de révolutions, ceux dont le triomphe, qui serait la mort de tout ordre réel sur la terre, pousserait les nations dans l’athéisme. »

À la fin de l’année 1830, dans une perspective d’action destinée à mettre en œuvre leurs écrits, les menaisiens fondent l’« Agence générale pour la défense de la liberté religieuse », aux fins d’aider toutes les victimes de la répression antireligieuse et de soutenir la liberté de l’enseignement contre toute entrave. Cette liberté avait été annoncée, mais non établie formellement par la Charte. Le monopole universitaire reste la règle ; on voit même l’Université retirer aux curés de Lyon l’autorisation de donner des leçons de latin gratuites à leurs enfants de chœur. Le 3 avril 1831, Lacordaire annonce la fondation d’une école libre à Paris sans autorisation, en vertu de la Charte. De fait, elle ouvre ses portes, le 9 mai, dans un local loué par Lacordaire, rue des Beaux-Arts. Sur le mur de l’immeuble, on peut lire ces mots peints : « Liberté d’enseignement – Agence générale pour la défense de la liberté religieuse – École gratuite. » Une vingtaine d’enfants sont inscrits quand les cours commencent, jusqu’au moment où le commissaire de police, muni d’une commission rogatoire, survient pour ordonner la fermeture de l’établissement. Lacordaire n’en tient nul compte et convoque les enfants pour le lendemain. Retour du commissaire le lendemain, assorti de menaces, fermeture des portes par la force et pose des scellés. L’affaire déclenche une bataille de presse, les maîtres d’école récalcitrants sont traduits en justice. Entre-temps, le comte de Montalembert meurt, le 21 juin, et son fils Charles est appelé du même coup à la pairie. L’affaire sera donc jugée en définitive au Luxembourg, à la barre de la Cour des pairs, le 19 septembre. Montalembert y prononce un discours resté célèbre, avant l’argumentation de Lacordaire qui produit aussi un grand effet : « Quel que soit votre arrêt, nous sortirons d’ici pour vivre : car la liberté et la Religion sont immortelles, et les sentiments d’un cœur pur que vous avez entendus de notre bouche, ne périssent pas davantage10. » La flamme et l’énergie de la défense en imposent ; finalement, les prévenus s’en tirent avec une condamnation minimale : 100 francs d’amende chacun. L’Agence déclenche alors une campagne de pétitions aux Chambres pour réclamer la liberté de l’enseignement ; elles attireront plus de 16 600 signatures.

Les audaces de L’Avenir et de l’Agence suscitent de multiples attaques, des campagnes de calomnies, des dénonciations incessantes dans l’ombre des séminaires. Lamennais doit répondre aux accusations, combattre les faux bruits et les révélations calomnieuses. Il est devenu pour beaucoup – à commencer pour la hiérarchie catholique – l’homme à abattre, l’hérétique, le schismatique, « la croix à la main, le bonnet rouge sur la tête ». Or la situation financière de L’Avenir, qui n’a pu atteindre les 3 000 abonnés, est inquiétante, d’autant que l’opposition de la hiérarchie entraîne la baisse de ces abonnements dans le clergé.

Il faut improviser une contre-offensive, frapper les imaginations. « Nous irons à Rome ! » La bénédiction du nouveau pape, Grégoire XVI, sera « une arme arrachée des mains de nos ennemis ». La proposition est de Lacordaire ; l’équipe de L’Avenir l’approuve, enthousiaste, lors d’une réunion des actionnaires, le 11 novembre 1831. Dix jours plus tard, alors que la publication du journal est provisoirement arrêtée, Lamennais quitte Paris par la malle-poste en compagnie de Lacordaire ; rejoints à Lyon par Montalembert, tous les trois arrivent à Rome le 30 décembre. Des notes diplomatiques les ont devancés, venant de Prusse, d’Autriche et de Russie : les idées de Lamennais sont devenues subversives pour les régimes traditionnels d’Europe et le système de Metternich datant du Congrès de Vienne. L’épiscopat français transmet à Rome son improbation. Quant au gouvernement de la monarchie de Juillet, il n’est pas en reste, faisant savoir aux ardents pèlerins, par Son Excellence M. de Sainte-Aulaire, que l’ambassadeur de Louis-Philippe ne peut les seconder en l’occurrence.

Les trois voyageurs font parvenir au pape un mémoire justificatif, qui inscrit leur action dans le tableau d’une vaste déchristianisation : « Le nombre des communions pascales, y lit-on, qui s’élevait à Paris, sous l’Empire, à 80 000, était réduit au quart vers la fin de la Restauration. » On leur répond que le mémoire sera étudié, mais Grégoire XVI ne manifeste aucune intention de les recevoir. L’entourage du pape leur est d’autant moins favorable qu’ils défendent des mouvements nationaux qui, par patriotes italiens interposés, mettent justement en péril les États pontificaux. Le cardinal Lambruschini, futur secrétaire d’État, que nous avons déjà rencontré, naguère proche de Lamennais, en raison de son ultramontanisme, est devenu son adversaire, en raison de son libéralisme. Les jésuites, si puissants à Rome, rejettent les doctrines des menaisiens qu’ils dénoncent comme des hérétiques. Le pape lui-même, profondément antilibéral, hanté par « l’hydre révolutionnaire », ne peut être que choqué par les idées de L’Avenir. Au fond, il n’existe d’ultramontanisme libéral que dans les têtes de Lamennais et de ses amis. Le 28 janvier, M. Féli écrit à l’abbé Gerbet : « Le pape est un bon religieux, qui ne sait rien des choses de ce monde et n’a nulle idée de l’état de l’Église. – Ceux qui mènent les affaires sont ambitieux, cupides, lâches comme un stylet, aveuglés et imbéciles comme les eunuques du Bas-Empire. Voilà le gouvernement de ce pays-ci, voilà ceux qui conduisent tout. » Pourtant, le pape finit par accepter de recevoir les trois pèlerins le 13 mars 1832, près de deux mois et demi après leur arrivée à Rome. Une entrevue du reste anodine, assortie de bonnes paroles, sans intérêt. Lacordaire juge alors, le 15 mars, qu’il n’a plus rien à faire à Rome et s’en va « avec les plus tristes pressentiments et les plus tristes adieux ». Lamennais et Montalembert attendent encore, jusqu’au 9 juillet, date à laquelle ils se décident à rentrer en France, en passant par Munich où ils restent trois semaines en compagnie des philosophes Schelling, Baader, Görres, le jeune abbé Döllinger, qui sont en sympathie avec eux. Lors du banquet d’adieu offert par leurs amis allemands, Lamennais est brusquement appelé au milieu du repas. On lui remet une lettre du nonce apostolique, qui accompagne le texte de l’encyclique Mirari vos : toutes les thèses de L’Avenir sont condamnées. M. Féli, impassible, revient tranquillement s’asseoir. Ce n’est que plus tard, dans la soirée, que ses compagnons de route, Montalembert et Lacordaire qui les a rejoints, apprennent la terrible décision venue de Rome.

Il a fallu au pape huit mois pour se prononcer. L’encyclique Mirari vos expose la doctrine antilibérale de l’Église, contre la liberté de conscience (« ce délire »), contre la liberté de la presse (« cette liberté funeste »), contre la libération des peuples (« la servitude sous le masque de la liberté »). Lamennais et ses amis ne sont pas cités nominalement, mais leurs idées tombent sous le couperet d’une condamnation implacable. Simultanément, un bref du pape adressé aux évêques polonais exhorte les catholiques à se soumettre au tsar (« Votre magnanime empereur vous accueillera avec bonté... »). La monarchie absolue reste le modèle du bon régime plus de quarante ans après la Révolution française. Cette antinomie entre l’Église et le libéralisme va peser d’un poids énorme sur la politique en France : les catholiques paraissent condamnés au conservatisme et les anticléricaux se trouvent justifiés dans leur hostilité à l’Église. Le tiers parti voulu par Lamennais, qui veut réconcilier Dieu et la liberté, a fait provisoirement faillite.

De retour à Paris, les pèlerins s’inclinent devant la volonté du pape. L’Avenir n’est plus qu’un passé, et l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse est dissoute. Les journaux libéraux, Le Constitutionnel, Le Courrier français, Le National, le Journal des débats, expriment leur indignation contre ce qu’ils jugent comme un « recul jusqu’au moyen âge ». Les journaux légitimistes et gallicans, La Quotidienne, la Gazette de France, L’Ami de la religion, eux, applaudissent et félicitent Lamennais de sa soumission. Soumission est vite dit. Lerminier, un saint-simonien, est plus lucide, qui engage Lamennais dans La Revue des deux mondes à reprendre « sa fierté et son indépendance » : « Il a rompu avec les gallicans, il peut briser avec Rome ; il a le goût du schisme, qu’il en ait le courage ; l’ancien catholicisme le repousse ; qu’il se montre donc néo-chrétien11. »

C’est bien ce qui est en train de se produire dans l’âme du fondateur de L’Avenir. Le 1er novembre 1832, il écrit à la comtesse de Senfft, une de ses correspondantes familières : « Restait Rome. J’y suis allé, et j’ai vu là le plus infâme cloaque qui ait jamais souillé des regards humains. L’égout gigantesque des Tarquins serait trop étroit pour donner passage à tant d’immondices. Là, nul autre Dieu que l’intérêt ; on y vendrait les peuples, on y vendrait le genre humain, on y vendrait les trois personnes de la Sainte Trinité, l’une après l’autre, ou toutes ensemble, pour un coin de terre ou pour quelques piastres. » Le voyage de Rome a détruit en Lamennais, nouveau Luther, toutes ses illusions sur l’Église romaine.

L’unité du groupe menaisien ne résiste pas à la condamnation pontificale. Lamennais, en effet, ne s’est soumis qu’en apparence. L’attitude de Grégoire XVI l’a informé que, pour l’heure, le libéralisme était incompatible avec le catholicisme romain. Lentement, un travail de rupture sape sa fidélité à Rome. Il est décidé à ne pas se taire. Lacordaire qui pressent cette évolution s’émeut de l’éventualité d’un schisme, et quitte le groupe le premier, abandonnant La Chênaie sans mot dire. Pénétré de l’idée qu’il lui faut désormais se dévouer à la cause du peuple, le fondateur se décide à une transformation symbolique de sa signature : il ne sera plus F. de La Mennais, mais F. Lamennais.

Montalembert, lui, n’est ni démocrate ni républicain, mais il partage encore une grande cause avec M. Féli : la Pologne. Il se trouve qu’à cette époque Adam Mickiewicz – le plus célèbre des réfugiés politiques avec Chopin – est en train d’écrire son Livre des pèlerins polonais (« Notre Père, qui as tiré ton peuple de la servitude d’Égypte et l’as ramené dans la Terre sainte, ramène-nous dans notre patrie... »). Tandis que Montalembert l’adapte en français tout en dotant l’ouvrage d’une généreuse préface, Lamennais, lui, se charge de la postface. Or, Grégoire XVI, fort mécontent de l’ouvrage de Mickiewicz (« écrit plein de témérité et de malice »), envoie un bref à l’évêque de Rennes, Mgr de Lesquen, pour engager Lamennais à suivre « uniquement et absolument » la doctrine exposée par Mirari vos. Lamennais répond au pape que, soumis dans l’ordre spirituel, il se réserve sa liberté dans « l’ordre purement temporel ». Mais, en décembre, à un appel du nonce qui lui suggère une nouvelle soumission, « absolue, illimitée », Lamennais, malade, las de toutes les attaques auxquelles il est en butte, accepte, apparemment résigné, de rédiger cette soumission, au soulagement du pape. À Montalembert, bouleversé, Lamennais explique qu’il a voulu la paix à tout prix, décidé à signer tout ce qu’on lui demandait, « fût-ce que le pape est Dieu, le grand Dieu du ciel et de la terre, et qu’il doit être adoré lui seul ». À quoi il ajoute qu’en même temps il a décidé de renoncer à toute fonction sacerdotale.

Au cours de l’hiver 1833-1834, Lamennais achève de mettre au point l’ouvrage qui va faire de lui un autre homme, un nouveau prophète, un petit livre intitulé Paroles d’un croyant, qu’il confie à Sainte-Beuve pour le faire publier – ce qui est fait le 30 avril 1834. C’est un livre de 237 pages, édité chez Renduel, sans nom d’auteur. Une deuxième édition paraît le 24 mai, avec cette fois le nom de l’auteur. Les éditions vont se succéder à un rythme soutenu, le nombre des exemplaires vendus atteint rapidement les 100 000. Les traductions en nombreuses langues se multiplient ; des centaines de milliers d’exemplaires à travers le monde. Il s’agit d’un livre extraordinaire – extravagant pour les têtes carrées –, poétique, eschatologique, apocalyptique, voire millénariste, les versets d’un visionnaire annonçant la fin d’un monde et la venue d’une nouvelle humanité christique. La Bible et les Prophètes sont mis à contribution, mais aussi Volney, de Maistre, Ballanche...

Pour donner un aperçu de cet ouvrage, toujours cité mais aujourd’hui rarement lu, en voici le chapitre 2 in extenso :

Prêtez l’oreille, et dites-moi d’où vient ce bruit confus, vague, étrange, que l’on entend de tous côtés.

Posez la main sur la terre, et dites-moi pourquoi elle tressaille.

Quelque chose que nous ne savons pas se remue dans le monde : il y a là un travail de Dieu.

Est-ce que chacun n’est pas dans l’attente. Est-ce qu’il y a un cœur qui ne batte pas ?

Fils de l’homme, monte sur les hauteurs, et annonce ce que tu vois.

Je vois à l’horizon un nuage livide, et autour une lueur rouge comme le reflet d’un incendie.

Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

Je vois la mer soulever ses flots et les montagnes agiter leurs cimes.

Je vois les fleuves changer leur cours, les collines chanceler et en tombant combler les vallées.

Tout s’ébranle, tout se meut, tout prend un nouvel aspect.

Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

Je vois des tourbillons de poussière dans le lointain, et ils vont en tout sens, et se choquent, et se mêlent, et se confondent. Ils passent sur les cités, et quand ils ont passé, on ne voit plus que la plaine.

Je vois les peuples se lever en tumulte et les rois pâlir sous leur diadème. La guerre est entre eux, une guerre à mort.

Je vois un trône, deux trônes brisés, et les peuples en dispersent les débris sur la terre.

Je vois un peuple combattre comme l’Archange Michel combattit contre Satan 12 . Ses coups sont terribles, mais il est nu, et son ennemi est couvert d’une épaisse armure.

Ô Dieu ! il tombe, il est frappé à mort. Non, il n’est que blessé. Marie, la Vierge-mère l’enveloppe de son manteau, lui sourit et l’emporte pour un peu de temps hors du combat.

Je vois un autre peuple lutter sans relâche, et puiser de moment en moment des forces nouvelles dans cette lutte. Ce peuple a le signe du Christ sur le cœur 13 .

Je vois un troisième peuple sur lequel six rois ont mis le pied et toutes les fois qu’il fait un mouvement, six poignards s’enfoncent dans sa gorge 14 .

Je vois sur un vaste édifice, à une grande hauteur dans les airs, une croix que je distingue à peine, parce qu’elle est couverte d’un voile noir 15 .

Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

Je vois l’Orient qui se trouble en lui-même. Il regarde ses antiques palais crouler, ses vieux temples tomber en poudre, et il lève les yeux comme pour chercher d’autres grandeurs et un autre Dieu.

Je vois vers l’Occident une femme à l’œil fier, au front serein ; elle trace d’une main ferme un léger sillon, et partout où le soc passe, je vois se lever des générations humaines qui l’invoquent dans leurs prières et la bénissent dans leurs chants.

Je vois au Septentrion des hommes qui n’ont plus qu’un reste de chaleur concentré dans leur tête et qui l’enivre : mais le Christ les touche avec sa croix, et le cœur recommence à battre.

Je vois au Midi des races affaissées sous je ne sais quelle malédiction : un joug pesant les accable, elles marchent courbées : mais le Christ les touche avec sa croix, et elles se redressent.

Fils de l’homme, que vois-tu encore ?

Il ne répond point, crions de nouveau.

Fils de l’homme, que vois-tu ?

Je vois Satan qui fuit, et le Christ entouré de ses anges, qui vient pour régner 16 .

Les Paroles d’un croyant, qui avaient soulevé l’enthousiasme et parfois fait couler les larmes des typographes chargés de l’imprimer, bien reçues par les républicains, glorifiées par un de leurs chefs, Armand Marrast, alors enfermé à la prison Sainte-Pélagie, applaudies par Béranger17, provoquent l’indignation des conservateurs, des évêques et des légitimistes, tandis que les anciens amis du prophète prennent leurs distances. Pour Lamartine, il s’agit de « l’Évangile de l’insurrection » ; d’autres sarcasmes se répandent : un « bonnet rouge planté sur une croix », « Marat affublé en prophète », « 93 qui fait ses Pâques », etc. Les commentaires les moins acides tiennent Lamennais pour un fou à lier. L’Ami de la religion reprend de plus belle ses attaques. Grégoire XVI relaie sans tarder les censeurs, en publiant, en juillet 1834, l’encyclique Singulari vos, qui condamne Lamennais explicitement – et son livre « peu considérable par son volume, mais immense par sa perversité ». Celui-ci voudra répondre en faisant paraître en 1836 les Affaires de Rome18 : la rupture avec l’Église est définitive, Lamennais, homme d’absolu, déclare abandonner le « christianisme du pontificat », pour suivre le « christianisme de la race humaine ». L’ancien ami, l’ancien compagnon de lutte, l’abbé Gerbet, écrit alors ses Réflexions sur la chute de M. de La Mennais.

L’action historique de M. Féli ne s’arrête pas là, comme nous le verrons. Mais d’ores et déjà on se doit de citer l’hommage que lui réserve Chateaubriand à la fin de ses Mémoires d’outre-tombe, et qui contraste si fortement avec le commentaire de Guizot, qui dans ses Mémoires classe Lamennais parmi « les anges déchus » et les « malfaiteurs intellectuels de son temps19 ». Depuis l’époque où les deux Malouins collaboraient au Conservateur, bien des vagues s’étaient brisées sur les rivages d’Armor, et c’est peu de dire que les deux hommes avaient divergé. Néanmoins, Chateaubriand garde intacte son admiration pour son compatriote : « Quelle puissance de vie ! L’intelligence, la religion, la liberté représentées dans un prêtre ! » L’imaginant ensuite à son lit de mort : « J’aimerais à voir son génie, écrit-il, répandre sur moi l’absolution que sa main avait autrefois le droit de faire descendre sur ma tête. Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots ; qu’il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d’espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles20. »

Notes

1. L. Blanc, op. cit., II, p. 271-272.

2. C’est seulement après la disparition de L’Avenir que La Mennais, renonçant à son patronyme aristocratique, signera Lamennais.

3. Voir notamment F.R. de Lamennais, Correspondance générale, Armand Colin, 1971, et la bibliographie établie par R.L. White, in « L’Avenir » de La Mennais, Klincksieck, 1974.

4. Cité par F. Duine, La Mennais, Garnier, 1922, p. 88.

5. R.L. White, op. cit., p. 26.

6. Daniel O’Connell (1775-1847), chef populaire de l’Association catholique d’Irlande, dont l’action est à l’origine du Bill d’émancipation des catholiques en 1829.

7. Hugo, Adèle Foucher, Mme Victor, Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, 1802-1841, A. Lacroix, 1863, 2 vol.

8. L. Blanc, op. cit., II, p. 257-258.

9. En fait, c’est Le Moniteur, journal officiel, qui, interprétant les paroles du ministre, écrit : « L’ordre et la tranquillité sont entièrement rétablis dans la capitale. » La Caricature publie alors une lithographie de Grandville et Forest représentant un soldat russe entouré de cadavres, avec pour légende : « L’ordre règne à Varsovie. »

10. M. Foisset, Vie du RP Lacordaire, Lecoffre fils et Cie, 1873, I, p. 171.

11. Cité par R.L. White, op. cit., p. 155.

12. Il s’agit de la Pologne.

13. L’Irlande.

14. L’Italie, avec le royaume du Piémont, la Lombardie-Vénétie, le royaume des Deux-Siciles, le grand-duché de Toscane, le duché de Modène, le duché de Parme.

15. Le dôme de Saint-Pierre.

16. Paroles d’un croyant, texte publié sur le manuscrit autographe par Yves Le Hir, Armand Colin, 1949.

17. « Vous le savez, écrit Béranger à Lamennais le 28 mai 1834, je crois, comme vous, à la transformation graduelle, mais complète, de la société actuelle. La morale évangélique a créé un monde qui n’a pas encore eu la forme que réclame son principe, et notre révolution n’est que la suite d’une lutte longue et acharnée de ce principe d’égalité contre toutes les formes plus ou moins anciennes, plus ou moins opposées, qu’il a été contraint de subir depuis mille huit cents ans » (cité par P. Bénichou, Le Temps des prophètes, Gallimard, 1977, p. 390).

18. F. de Lamennais, Affaires de Rome, portrait de l’auteur par José Cabanis, Lyon, La Manufacture, 1986.

19. F. Guizot, Mémoires, op. cit., III, p. 82-83.

20. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., II, p. 930.