25 septembre 1830, Henri Beyle est nommé consul à Trieste.
13 novembre 1830, Le Rouge et le Noir en librairie.
6 avril 1839, La Chartreuse de Parme.

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Henri Beyle,
consul de France

S’il est un écrivain fort peu disposé à entendre chanter les vertus de l’industrialisme saint-simonien, c’est bien Stendhal. Celui-ci, dès 1825, écrivait un pamphlet contre les saint-simoniens, Du nouveau complot contre les industriels, où il fustige le règne de l’industrie, de l’argent, de la banque – ce qui lui vaut les réprimandes du Producteur1. Quoi qu’il en soit, la révolution de Juillet provoque aussi un tournant dans sa vie.

Par coïncidence, Le Rouge et le Noir sort des presses dans les mois qui suivent les Trois Glorieuses. L’auteur croit bon de sous-titrer son livre : « Chronique de 1830 », mais les révolutions, les convulsions sociales, les émeutes, ne sont pas les meilleures alliées des libraires et des écrivains. Il faudra attendre longtemps après la mort de Stendhal, méconnu de son époque, pour qu’on parle de ce roman comme d’un chef-d’œuvre. On a risqué parfois l’hypothèse que la conjoncture explique l’insuccès du livre, « car l’ouragan populaire avait renversé des choses et des idées que l’auteur bat en brèche2 ». De fait, Le Rouge et le Noir décrit sans complaisance des protagonistes du milieu ultra, auquel appartient à Paris M. de La Mole : voués à la défense du trône, de l’autel et de la noblesse, ils se révèlent paresseux autant qu’avides, profiteurs autant que naïfs, comploteurs de salon, engoncés dans un archaïsme ridicule, choyés par la naissance et obsédés par la déchéance républicaine. En face, Stendhal dresse Julien Sorel, fils d’un charpentier de village, paysan parvenu par le séminaire, occupé de la conquête d’une gloire que les temps lui refusent, mais doué d’une exceptionnelle volonté. Inspiré d’un fait divers authentique – la condamnation à mort par la cour de Grenoble en décembre 1827 d’un séminariste, Antoine Berthet, pour avoir tenté de tuer à coups de pistolet Mme M..., sa protectrice, en pleine messe, au moment de la communion –, le personnage de Julien ne peut, sous ses traits machiavéliques, cyniques, arrivistes, mais encore criminels, que répugner à la bonne société et outrager la morale. Reste qu’à travers le cas exaspéré d’un héros hors du commun par son intelligence, son orgueil et sa volonté, Stendhal a donné à voir le mal des « enfants du siècle », nés trop tard pour devenir généraux « à trente-six ans », et trop tôt pour voir la fin d’un ordre moral appuyé sur la croix et le gibet – la Congrégation et la Magistrature.

Derrière ce fond social ou historique, l’auteur exalte ce qui appartient en propre au héros romantique : l’énergie. Et aussi le sentiment enivrant d’appartenir à l’exception, d’être supérieur ou, à tout le moins, différent. Sorel, ni libéral ni républicain, agit d’abord en fonction de sa propre gloire, mais son caractère asocial, sa volonté de puissance, son amoralisme en font un personnage explosif, peu conforme à la morale et à la religion d’État. Sans doute un esprit conservateur peut-il récupérer l’histoire navrante de cet anti-héros : ses turpitudes et son châtiment ne sont-ils pas la preuve du désastre encouru par un « monde sans tradition3 », par une société dévastée par la philosophie du XVIIIe siècle et la Révolution ? Ce n’est certes pas la morale de l’auteur, opposant « à la France gaie, amusante, un peu libertine, qui de 1715 à 1789 fut le modèle de l’Europe, la France grave, morale, morose que nous ont léguée les jésuites, les congrégations et le gouvernement des Bourbons de 1814 à 18304 ». En fait, Julien est un jeune homme humilié, fier, déclassé, en butte au mépris des gens qu’il sert, et qu’il méprise lui-même en observant leurs vilenies et leur religion de l’argent. Seul contre tous, « homme malheureux en guerre contre toute la société », il devient, pour s’affirmer, un prédateur, séduit sans amour Mme de Rênal et répond aux avances de Mathilde de La Mole par orgueil ; mais il a suffisamment de naturel pour tomber à son tour amoureux de ces deux femmes. Son geste criminel de la fin est déterminé par un contexte social et des rapports de classes qui annoncent Victor Hugo et sur lesquels médite Julien : « Jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante : Comment dînerai-je ? Et ils vantent leur probité ! et, appelés au jury, ils condamnent fièrement l’homme qui a volé un couvert d’argent parce qu’il se sentait défaillir de faim... Mais y a-t-il une cour, s’agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés... » Et plus loin : « Non, les gens qu’on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n’être pas pris en flagrant délit. L’accusateur que la société lance après moi a été enrichi par une infamie... J’ai commis un assassinat, et je suis justement condamné, mais à cette seule action près, le Valenod qui m’a condamné est cent fois plus nuisible à la société5. »

Beyle n’a guère participé aux journées de Juillet, mais le roman qu’il achève alors est une condamnation sans contredit de la société de la Restauration qu’il exècre. Depuis, le rideau est tombé. Deux choses occupent alors presque simultanément son esprit : obtenir du régime de Louis-Philippe, qu’il soutient pleinement, un poste qui l’arrache définitivement au souci du lendemain et officialiser ses amours avec Giulia Rinieri.

La place à laquelle il aspire depuis longtemps est celle de préfet : il le confie à Guizot, qui le reçoit le 3 août. Mais il ne plaît pas au nouveau chef de l’Intérieur : trop dilettante, trop caustique, trop spirituel. Beyle songe alors à un consulat. Il sollicite le comte Molé, ministre des Affaires étrangères, auquel il a fait parvenir cette supplique : « M. Beyle, pénétré de reconnaissance qu’on le trouve bon encore à quelque chose, malgré ses 47 ans et ses 14 ans de service, expose qu’il est absolument sans fortune... M. Beyle désirerait une place de consul général à Naples, Gênes, Livourne, si quelqu’un de messieurs les consuls quitte l’Italie. Si le consulat est trop au-dessus de ce qu’on paraît avoir la bonté de vouloir faire pour lui, il demanderait la place de premier secrétaire à Naples ou à Rome6... » Cette humble démarche, il le sait, est soutenue par un ami de Molé, Domenico Fiore, réfugié italien, par Mme Victor de Tracy, belle-fille de l’idéologue Destutt de Tracy, un des maîtres à penser de Beyle, et amie de Mme de Castellane, maîtresse de Molé : il a fréquenté les salons de l’une et de l’autre. Mme de Castellane exerce aussi une influence certaine sur Émile Desages, un des principaux directeurs du ministère. Grâce à ces appuis, Beyle est nommé consul à Trieste, en territoire autrichien. Sauvé ! Mais déjà il craint l’ennui. Le voici priant aussitôt ses amis de venir passer quelque temps avec lui dans son consulat : Sainte-Beuve, Frédéric de Mercey, Eugène Delacroix... Tous se récusent derrière de bons prétextes. Beyle quitte donc seul Paris le 6 novembre pour Trieste, une semaine avant que sorte Le Rouge et le Noir.

À la veille de son départ, il a pris sa plume pour demander en mariage Giulia Rinieri à son père adoptif, le commandeur Daniello Berlinghieri. La vie sentimentale de Stendhal présente déjà un bilan assez riche. Non qu’il soit exactement un Don Juan. Sa quête du bonheur, qui est le but de sa vie, est d’abord une quête de la passion. Il en a connu, tantôt heureuses, tantôt humiliantes, le plus souvent orageuses. Dernièrement, il a rencontré une Siennoise, Giulia Rinieri de Rocchi, qui lui a confié tout net : « Je sais bien et depuis longtemps que tu es vieux et laid, mais je t’aime. » Amour partagé que Beyle espère couronné d’un mariage, malgré la différence d’âge. Il écrit donc à Berlinghieri : « C’est peut-être une grande témérité à moi, pauvre et vieux, de vous avouer que je regarderais le bonheur de ma vie comme assuré si je pouvais obtenir la main de Mlle votre nièce. [...] Ma fortune à peu près unique est ma place7... » Assertion téméraire, car sa place, encore inoccupée, ne tient qu’à un fil. Berlinghieri lui fait une réponse emberlificotée par laquelle il lui demande d’attendre, de « laisser mûrir » une résolution encore fragile8. Beyle quitte Paris sans trop d’espoir.

Il parvient à son poste le 25 novembre, non sans difficultés. L’année précédente, désireux de retourner à Milan dans un voyage privé, il a été refoulé à la frontière : Stendhal est persona non grata pour les autorités autrichiennes. Évitant cette fois Milan, il est néanmoins arrêté à Pavie faute d’un visa en règle, ce qui l’oblige à revenir une dernière fois à Milan, qu’il a tant aimé, pour obtenir par le truchement du consul général Denois l’autorisation de gagner son poste à Trieste. Il n’est pas au bout de ses peines, car il lui faut alors obtenir l’exequatur du gouvernement autrichien afin de s’établir officiellement dans le port de l’Adriatique. En attendant, il se fait introduire dans quelques salons, s’ennuie, voyage un peu, visite notamment Venise, jusqu’au jour où il apprend de l’ambassadeur de France à Vienne que l’exequatur lui est refusé : Metternich ne veut nullement de Beyle comme consul ; il a été prévenu contre lui par une note datant du 30 novembre du comte de Sedlnitzky, préfet de police de Vienne : « Afin d’illustrer à la fois le degré d’hostilité dont ce Français est animé contre le gouvernement autrichien, et le caractère dangereux de ses principes politiques, incompatibles avec l’esprit de notre politique et avec notre système gouvernemental, je me permets de communiquer à Votre Altesse les avis motivés de la censure sur trois de ses ouvrages : Histoire de la peinture en Italie, Paris, 1817, Didot ; Rome, Naples et Florence, Paris, 1817, Delaunay ; et Promenades dans Rome, Paris, 1829. Je crois pouvoir supposer que Votre Altesse se décidera à refuser purement et simplement l’exequatur, en cas que le gouvernement français se laisse aller à le demander pour un homme doublement suspect comme Henri Beyle dans la position d’un Consul général à Trieste9. »

Beyle, qui ne s’attendait pas à cette rebuffade, s’empresse d’écrire à ses amis de Paris, à commencer par Mme Victor de Tracy. Finalement, il obtient un autre poste de consul, à Civitavecchia, le port des États pontificaux, petite ville de 7 000 habitants (Trieste en compte 44 000) – où son traitement se voit ramené de 15 000 à 10 000 francs. De surcroît, il a tout lieu de craindre que le pape ne lui refuse à son tour l’exequatur, étant donné les termes dans lesquels il a traité les États romains dans son Rome, Naples et Florence (« Sans la liberté, annonçait-il, Rome va mourir10 »). Or les États pontificaux sont agités par les révolutionnaires, de Modène à Ancône. L’empereur autrichien, on l’a vu, envoie ses troupes pour défendre le pouvoir du pape. Lors de son déménagement de Trieste à Civitavecchia, Beyle croit judicieux d’expédier à son ministre, Sebastiani, ses observations. De quoi soulever la fureur des bureaux : ce n’est pas à un simple consul, même pas en poste, d’exercer ce genre d’activité ! Il faut que ses amis de Paris l’en avertissent : qu’il se mêle de ses affaires ! Arrivé à Civitavecchia le 17 avril 1831, il se heurte à la malveillance de son prédécesseur, le baron de Vaux, qui se répand contre lui et ses idées libérales. Beyle se rend alors à Rome pour prendre langue avec son ambassadeur, récemment nommé, le comte de Sainte-Aulaire. Celui-ci, fort civil à son égard, arrange tout : le cardinal Bernetti, secrétaire d’État, donne son agrément. Voici enfin Beyle officiellement consul de France. Non que Rome ne se méfie de lui, bien au contraire. On a fait savoir à Paris qu’un autre consul aurait été préférable à ce libéral dont les idées antireligieuses sont connues et l’on réitérera poliment la suggestion. Le ministère des Affaires étrangères a rassuré les bureaux du pape : on tiendra M. le Consul à l’œil. La police pontificale s’en charge elle aussi, avec un zèle dont le nouveau consul aura à pâtir durant toute sa mission : épié à chaque instant, passant pour un agent révolutionnaire, Beyle sait que son courrier est ouvert, le moindre de ses déplacements surveillé, ses faits et gestes rapportés aux hautes instances. Il s’ensuit un jeu de masques et de pseudonymes où l’écrivain trouve l’occasion de s’amuser, multipliant les allusions voilées, les maquillages d’écriture, les transformations de noms propres, pour déjouer le contrôle vigilant des espions. Il use même d’un verlan avant la lettre, écrivant gionreli pour religion, Zotgui pour Guizot, etc. ; multiplie les pseudonymes : Méquillet, Poverino, Champagne, Cotonet, Piouf, Martin, Choppin d’Ornouville, Caumartin, Alceste, et cent autres.

Hors ces amusements, la vie n’est pas drôle à Civitavecchia. « Faudra-t-il vivre et mourir ainsi sur ce rivage solitaire ? J’en ai peur. En ce cas, je mourrai tout à fait hébété par l’ennui et la non-communication de mes idées. Je ne prétends pas qu’elles soient bonnes ; telles quelles, quand tout Civitavecchia se cotiserait, il ne pourrait comprendre la plus simple... » Il s’acquitte néanmoins de sa tâche avec application. Les révolutionnaires lui donnent une occasion de se distraire, par un nouveau soulèvement qui se produit en janvier 1832. Les troupes autrichiennes occupent Bologne. Le gouvernement de Casimir Perier se sent tenu de résister à la prépondérance autrichienne dans les États du pape et envoie un corps expéditionnaire qui débarque à Ancône le 22 février. Henri Beyle, ancien intendant et administrateur dans les armées de Napoléon, est envoyé par l’ambassadeur Sainte-Aulaire à Ancône, afin de pourvoir au séjour des soldats et marins français.

À part ce divertissement de quatre semaines, Beyle, sans intérêt pour Civitavecchia, s’évade autant qu’il peut, court à Rome plus qu’il ne lui est permis, fréquente les salons de l’ambassadrice, l’atelier d’Horace Vernet, toujours directeur de la Villa Médicis, s’amuse de la promiscuité de « quarante femmes extrêmement décolletées et de quatorze cardinaux, plus une nuée de prélats, d’abbés », ajoutant : « La mine des abbés français est vraiment à mourir de rire : ils ne savent quoi faire de leurs yeux au milieu de tant de charmes ; j’en ai vu se détourner pour ne pas les voir ; les abbés romains les regardent fixement avec une intrépidité tout à fait louable. »

Dans ces salons, Beyle retrouve son aisance naturelle, renoue avec ses mots d’esprit, ses moqueries ; il se plaît à observer les mœurs, les attitudes, les échanges entre les uns et les autres. Comme jadis dans le « grenier » de Delescluze ou dans les salons de Mme Ancelot ou de Mme de Castellane, il met à l’épreuve ses interlocuteurs par ses saillies, ses provocations, ses railleries. Il poursuit de ses sarcasmes tout ce qui est solennel, déclamatoire, empesé, au risque de passer parfois pour un grossier personnage. La conversation restera pour lui, jusqu’à la fin de sa vie, un art. Fort peu disposé à la complaisance envers ses compatriotes, dont il dit le plus grand mal, Stendhal reconnaît cependant que cet art de converser, mêlant l’esprit au sérieux, n’est que de Paris. Le brio en ce domaine est lié à la séduction. Stendhal, toujours prêt à flamber, s’éprend de Mme de Sainte-Aulaire, dont les grâces l’enivrent, mais qui, fort pieuse, ne donne aucune suite à ses galanteries. Quant à Giulia, il a reçu d’elle un aveu définitif : non, elle ne se marierait pas avec lui. Il n’est pas encore découragé, se rend à Sienne au début de 1833 – à Sienne où elle est revenue. Mais, le 9 avril suivant, elle lui adresse une lettre sans ambiguïté : elle est tombée amoureuse de son cousin, Giulio Martini. Loin de lui exprimer un dépit encombrant, Stendhal lui prodigue ses tendres affections, non sans ironie : « Est-il plus beau que moi, j’ai peine à le croire. »

Stendhal, dans ce poste, aura du mal à écrire, quoiqu’il noircisse sans arrêt du papier de son écriture illisible. Il compose des nouvelles, fait recopier des récits du XVIe siècle, source de ses futures Chroniques italiennes, amorce pendant quinze jours son autobiographie avec Souvenirs d’égotisme, puis ébauche trois chapitres d’un roman, Une position sociale... Outre les excursions qu’il ne se prive pas de multiplier à travers l’Italie, au point de subir le rappel à l’ordre des bureaux de Paris, prompts à flétrir ses évasions, Beyle obtient un congé d’environ trois mois, qu’il passe à Paris, de septembre à décembre 1833. Décidé à la prudence, il se promet de ne fréquenter que le salon de Mme de Tracy, mais il est vite entraîné par ses amis, parmi lesquels Mérimée et Delacroix, à quelques joyeux soupers, revoit les habitués de Mme Ancelot et du salon de Mme de Castellane, s’enhardit auprès de son ancienne passion Clémentine de Curial – « Menti » –, avant de s’arracher à Paris le 4 décembre. Le 15, il est à Lyon pour prendre le vapeur qui descend le Rhône. C’est l’occasion pour lui de faire la connaissance de George Sand, qui elle-même se rend en Italie en compagnie d’Alfred de Musset. Stendhal n’a rien laissé de cette rencontre ; George Sand, si, dans l’Histoire de ma vie. Une relation peu flatteuse, mais qui mérite d’être rapportée, quoique fort connue :

« Sur le bateau à vapeur qui me conduisait de Lyon à Avignon, je rencontrai un des écrivains les plus remarquables de ce temps-ci, Beyle, dont le pseudonyme était Stendhal. Il était consul à Civita-Vecchia et retournait à son poste, après un court séjour à Paris. Il était brillant d’esprit, et sa conversation rappelait celle de Delatouche avec moins de délicatesse et de grâce, mais avec plus de profondeur. Au premier coup d’œil, c’était un peu le même homme, gras et d’une physionomie très fine sous un masque empâté. Mais Delatouche était embelli à l’occasion par sa mélancolie soudaine, et Beyle restait satirique et railleur à quelque moment qu’on le regardât. Je causai avec lui une partie de la journée, et le trouvai fort aimable. Il se moqua de mes illusions sur l’Italie, assurant que j’en aurais vite assez, et que les artistes à la recherche du beau en ce pays étaient de véritables badauds. Je ne le crus guère, voyant qu’il était las de son exil et y retournait à contrecœur. »

La gaieté de Stendhal lors du dîner a dû peser à George Sand, qui termine ainsi son récit : « À Avignon, il nous mena voir la grande église très bien située, où, dans un coin, un vieux Christ en bois peint, de grandeur naturelle et vraiment hideux, fut pour lui matière aux plus incroyables apostrophes. Il avait en horreur ces repoussants simulacres dont les Méridionaux chérissaient, selon lui, la laideur barbare et la nudité cynique. Il avait envie de s’attaquer à coups de poing à cette image. » À Marseille, George Sand n’est pas fâchée de voir leurs routes bifurquer : « Nous nous séparâmes donc après quelques jours de liaison enjouée ; mais comme le fond de son esprit trahissait le goût, l’habitude ou le rêve de l’obscénité, je confesse que j’avais assez de lui, et que s’il eût pris la mer, j’aurais peut-être pris la montagne. C’était, du reste, un homme éminent, d’une sagacité plus ingénieuse que juste en toutes choses appréciées par lui, d’un talent original et véritable, écrivant mal, et disant pourtant de manière à frapper et à intéresser vivement ses lecteurs. » Une rencontre en somme ratée ; Stendhal en a fait d’autres. Il n’est pas de ceux qui plaisent du premier coup. Musset est pourtant d’emblée séduit. Il l’écrit à son frère, et croquera plus tard le consul de France en train de danser haut-de-forme de guingois sur la tête et bottes fourrées aux pieds à l’auberge de Bourg-Saint-Andéol où ils ont dîné11. Stendhal semble à beaucoup énigmatique, plaisant ou déplaisant, selon les cas, jouant à se ridiculiser, émerveillant par son esprit de conversation. Que de témoignages contradictoires !

De retour à Civitavecchia, ses habits de consul paraissent de plus en plus étroits à Henri Beyle. Derechef, il s’avise d’envoyer au duc de Broglie, ministre des Affaires étrangères puis président du Conseil en 1835, des rapports politiques substantiels. Il se remet aussi à des projets de livres : un roman, Lucien Leuwen, un récit autobiographique, la Vie de Henry Brulard, l’un et l’autre inachevés, car trop de choses dans le tran-tran de ses charges consulaires l’en détournent. La première partie de Lucien Leuwen, relatant les amours d’un jeune officier et de Mme de Chasteller, contient sans doute les plus belles pages de Stendhal sur la passion amoureuse12, mais la nomination du héros comme chef de cabinet du ministre de l’Intérieur accule finalement le roman dans l’impasse. Brulard part d’une interrogation : « Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur je me suis dit : je devrais écrire ma vie, je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux, et enfin au total heureux ou malheureux13... » Questions sans réponse explicite, puisque le livre s’arrête en 1800, au moment où le narrateur arrive à Milan, qui restera sa ville d’élection : « Cette ville est pour moi le plus beau lieu de la terre. Je ne sens pas du tout le charme de ma patrie, j’ai pour le lieu où je suis né une répugnance qui va jusqu’au dégoût physique (le mal de mer). Milan a été pour moi de 1800 à 1821 le lieu où j’ai constamment désiré d’habiter. »

L’idée de se marier l’assaille une nouvelle fois, parce que la solitude lui pèse et qu’à son âge (il a cinquante-deux ans en 1835) il faut se faire une raison. Triste raison en apparence : la jeune personne à laquelle il pense, malgré la fraîcheur de ses vingt ans, est dépourvue aux yeux de cet adorateur du beau de toute beauté. Elle est la fille d’une famille d’origine française, les Vidau, devenus des notables de Civitavecchia. L’impiété de Beyle le pénalise encore, car un oncle, riche et dévot, menace de déshériter la famille si le mariage est célébré. Stendhal s’en console. Mais que faire dans cette ville ? Quand il n’est pas au lit, avec la fièvre et la goutte, il guette de sa fenêtre l’arrivée des bateaux à vapeur sur le coup de midi : « Je suis la première belle chose que voient les étrangers. Je ne refuse la porte à personne comme bien vous l’entendez ; mais voyant ce pays abominable, les arrivants prennent la poste et s’enfuient à Rome. » Lui-même s’y rend souvent, fréquente l’opéra et le théâtre, quelques salons, mais doit regretter le départ des Vernet et la nomination à la tête de la Villa Médicis d’Ingres, chiche et pisse-froid, qui met fin aux belles soirées de naguère. Un mot revient dans tous ses écrits : « ennui ». Il est désabusé. Seul l’amour ou son illusion peut le tirer de son marasme. Il s’enflamme donc à nouveau, cette fois pour la comtesse Cini (la comtesse Sandre, jeu de mots, cinis = cendre), chez laquelle il est reçu dans un palais de la piazza di Pietra. Cristallisation éphémère : il s’efface avec élégance sous les gros yeux du prétendant en titre. Décidément, rien ne peut le tirer de cette vie insupportable qu’un nouveau retour à Paris, ce Paris qu’il a tant décrié, mais loin duquel il a désormais du mal à vivre. En février 1836, il sollicite du duc de Broglie un congé de plusieurs semaines en raison de son état de santé. Le 26 mars, il reçoit de Thiers, qui vient de remplacer le duc de Broglie aux Affaires étrangères, l’autorisation attendue. Stendhal se sent des ailes ; c’est alors qu’il interrompt la rédaction de Henry Brulard, qui ne sera jamais repris. Le 24 mai, il est à Paris.

Venu pour trois mois, Stendhal reste trois ans dans la capitale, grâce à l’arrivée au pouvoir du comte Molé, président du Conseil d’octobre 1836 à mars 1839. Moment d’accalmie politique après les troubles des années précédentes (seconde émeute lyonnaise en avril 1834, massacre de la rue Transnonain conduit par le ministre de l’Intérieur Thiers dans les jours suivants, attentat de Fieschi contre Louis-Philippe en juillet 1835, et ce qui s’ensuit, ces lois de septembre qui musellent la presse), moment de renforcement du régime orléaniste, qui autorise Molé à la clémence et à l’amnistie : « Nous aimons mieux calmer les passions que d’avoir à les vaincre. » Six ans après les Trois Glorieuses, le régime de Juillet paraît enfin solidement établi.

Molé au pouvoir, c’est une aubaine pour Stendhal, qui lui doit déjà son premier poste ; il entretient avec lui d’excellentes relations, via Mme de Castellane et Mme de Tracy : son congé sera prolongé autant que durera Molé à son poste. Sans doute n’a-t-il plus le bénéfice que de la moitié de son traitement, 5 000 francs, mais, moyennant quelques traités de librairie et un sens nécessaire des économies, il peut s’en tirer. La merveille pour Stendhal est de renouer avec un milieu d’amis chers (comme Mérimée et bientôt Musset), où la conversation revit de tous ses feux, et où les dîners au Café anglais ou au Rocher de Cancale pétillent d’esprit. La quête d’amour animant Stendhal ne perd pas ses droits. Il renoue avec la comtesse Clémentine de Curial – cette Menti qu’il a tant aimée et dont les quarante-sept ans ne l’effarouchent pas. Petite « recrudescence d’amour » qui n’ira pas loin ; du moins l’amitié survivra jusqu’au bout entre eux deux. L’amour de l’amour restant la ligne de sa vie, une nouvelle occasion se présente en la personne de Mme Jules Gaulthier, quarante-six ans, « joli coucher de soleil » selon l’expression de Balzac. La dame sait garder les distances non sans douceur pour le galant, dont elle apprécie l’âme « si belle », si éloignée de l’affectation. Les salons constituent pour lui un terrain où il quête éperdument l’attention de l’autre, connue ou inconnue, qui le transportera au-delà du commun, des convenances, du convenu. Il se grise des beaux visages, même fanés, il imagine son existence affranchie de son modeste état de consul à Civitavecchia, et puisque la vie réelle, malgré tous ses imprévus, ne peut le combler, il lui restera la littérature – vie rêvée.

En attendant la grande œuvre qu’il mijote – La Chartreuse de Parme –, Beyle s’adonne à un travail de librairie, nullement insignifiant : les Mémoires d’un touriste14, vagabondage à travers les provinces françaises où affleure son hostilité pour le régime philippard dépourvu d’héroïsme, soumis au règne de l’argent. Stendhal n’est pas républicain, du moins son républicanisme de jeunesse s’est-il métamorphosé ; il reste attaché à ce qu’on appellera plus tard une politique de grandeur qui fait tant défaut au règne du parapluie bourgeois et accorde sa sympathie à tous les accusés politiques. La politique n’est qu’en filigrane dans ce livre de randonneur, dont l’acuité d’observation se porte sur tous les détails du voyage, les diligences, les tables d’hôte, les compagnons d’un soir d’auberge. Il sillonne la France de long en large et achève son manuscrit en décembre 1837. Deux premiers volumes paraissent au cours du premier semestre 1838. Pendant l’été, il s’émerveille de retrouver Giulia, retombe amoureux, non sans succès semble-t-il. En août 1838, une nouvelle de lui, La Duchesse de Palliano, paraît dans La Revue des deux mondes. L’Italie toujours l’obsède, il relit ses notes, puis se lance dans La Chartreuse de Parme, qu’il dicte d’un seul souffle en cinquante-deux jours d’excitation extrême et dont il remet le manuscrit le 26 décembre 1838 à son cher cousin Colomb chargé de trouver un éditeur. Le livre est annoncé par Le Journal de la librairie le 6 avril 1839 chez Ambroise Dupont, qui a exigé des coupes, jugeant l’ouvrage trop long.

La Chartreuse de Parme, aux yeux de maint spécialiste, est considéré comme le chef-d’œuvre de Stendhal. Il y a tout mis : sa jeunesse passée dans les armées de Napoléon, sa ferveur pour l’Italie, sa haine de la tyrannie, et, par-dessus tout, son hymne à l’amour qui n’a jamais été aussi fascinant que dans ces aventures de Fabrice del Dongo, pris entre la Sanseverina et Clélia. La politique habite tout le roman, qui se situe dans la principauté de Parme dirigée par un despote au petit pied et agitée par mille intrigues d’ambitions et de pouvoirs. Mais la politique n’apparaît sous la plume de Stendhal que comme un décor. L’auteur illustre dans ce roman une de ses maximes du Rouge et Noir : « La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. » Le comte Mosca, Premier ministre de carton-pâte, dont on a voulu faire un exemple d’esprit politique, ne vit lui-même, à l’instar du héros, que de la passion amoureuse qu’il entretient pour Gina. Mais cette reine de beauté se consume pour son beau neveu Fabrice, qui, lui, n’a en tête que Clélia, fille du général Fabio Conti, gouverneur de l’imaginaire tour Farnèse (réplique du château Saint-Ange), prison implacable où Fabrice est par deux fois enfermé.

La politique a pu motiver Stendhal dans sa jeunesse républicaine, elle n’est nullement au cœur de sa vie. Certes, il a été libéral, et son anticléricalisme n’est jamais retombé ; il déteste les régimes d’autorité et voue une haine sincère aux tyrans. Mais la façon dont il traite les républicains, leur tentative d’insurrection, la médiocrité de leurs personnes, tout laisse deviner chez lui, sinon l’indifférence, du moins une distance envers la chose politique. Le régime dont il s’est le mieux accommodé est la monarchie constitutionnelle : deux Chambres et la liberté de la presse, voilà son credo. Ses écrits de l’époque, sa correspondance, indiquent qu’il redoute au fond le régime républicain, régime du nombre et de l’indifférenciation. Comme plus tard Tocqueville, Stendhal a son idée de l’Amérique, société où tout le monde se fait le policier de chacun, et où la monotonie est assurée.

Si Stendhal contribue, dans la Chartreuse comme dans ses autres ouvrages, à nourrir l’esprit de liberté, c’est d’une autre façon que par la politique : par sa glorification de l’amour, qui menace la société traditionnelle, fondée sur les observances du mariage légal et sur la minoration de la femme. Ses héros, Lucien Leuwen, et plus encore Fabrice del Dongo, ne vivent, comme Stendhal lui-même, que de cette conception, apparemment séculaire, mais en fait révolutionnaire dans la société bourgeoise, d’un amour qui transgresse toutes les lois, par-delà le bien et le mal. Ce n’est pas par hasard que Fabrice devient prêtre (comme Julien était séminariste) : rien, et certes pas le sacerdoce, ne peut faire obstacle à l’illumination de l’amour ; rien ne vaut d’être vécu si l’on n’a pas été chéri et soi-même épris. La religion, la famille, la société, tout est subverti par cette passion. La vie n’a aucune saveur, aucun sens, aucune validité, pour qui n’est pas habité par cette recherche incessante du bonheur. Comme l’a écrit à propos de Stendhal son exécuteur testamentaire, Romain Colomb : « Dès l’âge de quinze ans et jusqu’à sa mort, l’amour a été sa principale pensée, le mobile de toutes ses actions15. »

Le bonheur est une « idée neuve », disait Saint-Just. Mais le jacobin n’entendait par ce mot que le bonheur collectif, social, après des siècles de servitude, et il le donnait comme but à la politique. Stendhal, lui, se défie de la politique, du bonheur législatif, de l’utopie gouvernementale. À condition, certes, que le gouvernement ne mette pas, par sa juridiction, par son alliance avec les religions répressives, par ses sbires et par ses juges des obstacles au bonheur individuel, seule vérité, seul but à atteindre, à la portée de chacun. Sans doute cette quête s’allie-t-elle chez lui, souvent, avec le goût de l’héroïsme. Il a été bonapartiste et, sur ses vieux jours, le parcours de Napoléon reste à ses yeux celui d’une extraordinaire épopée. Mais moins pour la gloire des trois couleurs qui ont flotté sur les capitales de l’Europe, que parce que l’homme Napoléon lui-même a été un exemple d’énergie, que le Consulat et l’Empire ont été d’immenses aventures, rendues plus extraordinaires encore par la platitude des régimes monarchiques sous lesquels la France s’endort depuis 1815. C’est ainsi qu’en 1840 la question d’Orient qui voit la France s’abaisser face aux puissances européennes et accepter le traité du 15 juillet 1840 – nous y reviendrons – l’amène à rédiger un testament dans lequel il « abdique » sa qualité de Français et adopte pour patrie Milan – ce qui explique l’inscription funéraire que Colomb fera fidèlement graver sur sa tombe : « Arrigo Beyle, Milanese... »

Formé par la philosophie des Lumières, reconnaissant sa dette à l’égard de son maître Destutt de Tracy et des Idéologues encore influents sous l’Empire et la Restauration, Stendhal a greffé sur ces leçons reçues l’idéal de la passion, propre à son siècle. De là cet étonnant personnage, lucide et sarcastique à la Voltaire, mais ne vivant que pour ce qui, au siècle hédoniste de Voltaire, eût passé pour pure chimère, et qui s’appelle l’amour. Rien chez lui qui ressemble à Casanova malgré les noms de femmes qui s’alignent dans son carnet de bal. Certes, il est assez sensuel pour ne pas s’adonner aux relations platoniques et sait, quand il en éprouve le besoin, se contenter des ébats physiques. Mais ce qui le caractérise avant tout est l’interminable recherche de l’âme sœur dont la rencontre équivaut au bonheur. Quête interminable, douloureuse, renouvelée, surtout quand on a l’allure d’un « boucher sicilien », qu’on se sait laid, qu’on vieillit avant l’âge, qu’on bedonne en diable. Mais Stendhal croit en la beauté de l’esprit, par quoi il est en mesure de séduire les plus belles femmes – ce qui lui arrive de temps en temps, malgré la légende qui le traite en éternel éconduit. L’Église tout comme la sagesse des nations se méfient de la passion, car elle est révolutionnaire, destructrice, antisociale. Mais si la République de Platon tout autant que celle de Robespierre y perdent, la liberté des individus s’en trouve couronnée.

La Chartreuse, non plus que les autres œuvres de Stendhal, n’a eu de succès. L’auteur, de son vivant, passe pour un écrivain raté, apprécié de certains par ses talents de conversation, sa gaieté, ses reparties de salon ; un politique frustré, tout juste consul – à cinquante ans – dans l’étroite ville de Civitavecchia, épié par toutes les mouches du pape ; il n’a même pas vécu ce qui à ses yeux valait tout le reste, le grand amour partagé qui eût justifié sa vie. Du moins a-t-il projeté dans son œuvre romanesque, à travers ses héros et ses héroïnes, son idéal de passion, parfaitement incompris des hommes rassis, des assoiffés de pouvoir, et des marchands de cochons.

Beyle doit regagner son poste à Civitavecchia, à la suite du remplacement de son protecteur, le comte Molé, à la tête du gouvernement, en mars 1839 : les élections lui étant défavorables, celui-ci a dû démissionner. Il continuera d’y exercer ses fonctions avec sérieux et ennui, que distraient quelques parties de chasse aux cailles au bord de la mer et les retours intermittents de Giulia, jusqu’à l’automne 1841. À cette date, il obtient de Guizot, redevenu ministre des Affaires étrangères, un énième congé pour état de santé. Il se retrouve à Paris, donne des textes à La Revue des deux mondes, avant d’être foudroyé par une ultime attaque d’apoplexie le 22 mars 1842, rue Neuve-des-Capucines, d’où il est transporté par Romain Colomb à son domicile, rue Neuve-des-Petits-Champs, où il s’éteint le lendemain. Il avait souhaité d’être conduit directement au cimetière, mais Colomb croit bon de satisfaire aux convenances par une cérémonie religieuse qui se tient en l’église de l’Assomption, avant l’enterrement au cimetière Montmartre. Le lendemain, Le Moniteur universel et d’autres journaux à la suite annoncent : « M. Bayle [sic] qui sous le pseudonyme de Frédéric Stendhal publia plusieurs romans qui obtinrent un grand succès vient de mourir d’une attaque d’apoplexie. »

Méconnu de son vivant, Stendhal a eu cependant le plaisir de lire dans la Revue parisienne, à son dernier retour à Civitavecchia, un long article de Balzac consacré à La Chartreuse de Parme. Déjà, le numéro du 25 juillet 1840 de la même revue contenait douze lignes qui se terminaient ainsi : « Je m’empresse de vous dire que je regarde l’auteur de La Chartreuse de Parme comme un des profonds esprits et des meilleurs écrivains de notre époque. Sa part sera plus grande qu’on ne la lui fait. » Mais c’est dans le numéro du 25 septembre que Stendhal éprouve l’immense joie de découvrir un article de 70 pages consacré à son roman. « Je trouve cette œuvre extraordinaire, écrit Balzac. [...] M. Beyle a fait un livre où le sublime éclate de chapitre en chapitre. Il a produit, à l’âge où les hommes trouvent rarement des sujets grandioses et après avoir écrit une vingtaine de volumes extrêmement spirituels, une œuvre qui ne peut être appréciée que par les âmes et les gens vraiment supérieurs16. » Stendhal, ému, remercie chaleureusement son confrère, cadet à la gloire éclatante : « Vous avez eu pitié d’un orphelin abandonné au milieu de la rue. » L’éloge de Balzac n’était pas sans critique sur le style de Stendhal qui restera pourtant pour beaucoup un modèle. Beyle écrit « court et net », sans recherche, sans complaisance pour le pittoresque, livrant ses sentiments tout nus, vif et spontané17. Stendhal, avant de mourir, aura été reconnu par celui qui passe pour le plus grand romancier de son époque.

Notes

1. Dans la réédition du libelle de Stendhal, Du nouveau complot contre les industriels, Flammarion, 1972, G. Mouillaud montre qu’il s’agit d’un pamphlet manqué ou d’un « pamphlet impossible », Stendhal n’étant pas en mesure de réaliser une synthèse idéologique entre son libéralisme et son « indignation essentielle » contre le règne de l’argent.

2. R. Colomb, Mon cousin Stendhal, Genève, Slatkine Reprints, 1997, p. 132.

3. P. Bourget, « Stendhal », in Essais de psychologie contemporaine, rééd. Gallimard, 1993, p. 206.

4. Stendhal, « Projet d’article sur Le Rouge et le Noir », in Romans et Nouvelles, Gallimard, La Pléiade, 1952, I, p. 704.

5. Ibid., Le Rouge et le Noir, p. 690.

6. Stendhal, Correspondance, Gallimard, La Pléiade, 1967, II, p. 188.

7. Ibid., p. 193-194.

8. Ibid., p. 857.

9. P. Hazard, Stendhal, NRF, 1930, p. 186.

10. Stendhal, Rome, Naples et Florence, Julliard, 1964, p. 103.

11. Reproduction du dessin de Musset dans Album Stendhal, présenté par V. Del Litto, Gallimard, La Pléiade, 1966, p. 261.

12. Paul Valéry écrira à ce sujet : « Jusque-là, je n’avais rien lu sur l’amour qui ne m’eût excessivement ennuyé, paru absurde ou inutile. [...] Mais dans Leuwen, la délicatesse extraordinaire du dessin de la figure de Madame de Chasteller, l’espèce noble et profonde du sentiment chez les héros, les progrès d’un attachement qui se fait tout-puissant dans une sorte de silence : et cet art extrême de le contenir, de le garder à l’état incertain de soi-même, tout ceci me séduisit et se fit relire » (« Stendhal », Variété II, Gallimard, 1930, p. 77-78).

13. Stendhal, Œuvres intimes, op. cit., p. 6.

14. Dans Stendhal, Voyages en France, Gallimard, La Pléiade, 1992 ; les Mémoires d’un touriste sont suivis par Voyage en France et Voyage dans le midi de la France, le tout écrit en 1837 et 1838.

15. R. Colomb, op. cit., p. 98.

16. « Études sur M. Beyle », Revue parisienne dirigée par M. de Balzac, 25 septembre 1840.

17. Stendhal, dans le premier brouillon de sa réponse à Balzac, s’explique sur son style : « Je ne vois qu’une règle : le style ne saurait être trop clair, trop simple [...] Le beau style de M. de Chateaubriand me sembla ridicule dès 1802. Ce style me semble dire une quantité de petites faussetés. Toute ma croyance sur le style est dans ce mot » (Correspondance, op. cit., III, p. 394).