1835 et 1840, premier et second tome de De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville.
À l’instar de Chateaubriand, les royalistes traditionnels – qu’on appellera, un temps, les carlistes, et, plus durablement, les légitimistes – ont refusé la monarchie orléaniste. À tout le moins, celle-ci pose-t-elle un redoutable cas de conscience aux serviteurs de l’État auxquels leur fidélité dynastique interdit de prêter serment à Louis-Philippe – fils de Philippe Égalité. Ces familles de l’Ancienne France vont, pour beaucoup, se retirer sur l’Aventin, à savoir leurs terres provinciales, leurs hôtels parisiens, et leurs journaux préférés, la Gazette de France et La Quotidienne. Balzac nous a peint les plus fanatiques d’entre eux qui, offrant « les couleurs grises et fanées des vieilles tapisseries », mais convaincus d’être les descendants des Francs, s’exclament horrifiés à l’exemple du marquis d’Esgrignon, après la révolution de Juillet : « Les Gaulois triomphent1 ! » Factions, intrigues, complots, rêves de restauration, commémorations sentimentales, sont leur lot commun, notamment dans l’Ouest et le Midi. En 1832, une risque-tout de haute volée, la duchesse de Berry, quitte l’entourage du vieux Charles X, débarque dans une Provence toujours rétive au nouveau monarque et gagne la Vendée dans l’espoir d’un soulèvement en faveur de son fils, duc de Bordeaux et comte de Chambord. Peine perdue : les Vendéens s’accommodent mieux que prévu du nouveau régime. La duchesse est aisément arrêtée à Nantes. Aux lamentations de ses fidèles succède bientôt la gêne, voire l’indignation, quand ils apprennent qu’à Blaye, où elle est enfermée, elle a accouché d’une fille, issue d’un remariage secret avec un gentilhomme italien, le comte Lucchesi Palli. Désormais inoffensive, elle est libérée par le gouvernement et peut se retirer à Venise. Ni Chateaubriand ni Pierre Antoine Berryer, les têtes du parti carliste, n’ont apprécié cette romanesque équipée sans espoir et sans suite. Le légitimisme se carre dans une opposition, souvent talentueuse, mais vaine2.
Cette question de la fidélité dynastique agite la famille Tocqueville, et notamment le père, le comte Hervé, un ultra qui fait carrière dans la préfectorale depuis 1815, avant d’être promu à la pairie en 1827. Comme tant d’autres, il se retire après les Trois Glorieuses. En revanche, son fils Alexis, âgé de vingt-cinq ans, juge auditeur au tribunal de Versailles, sans grande estime pour la monarchie vaincue, consent à faire acte d’allégeance : « Quant aux Bourbons, écrit-il au lendemain des Trois Glorieuses à sa future femme, Mary Mottley, ils se sont conduits comme des lâches et ne méritent point la millième partie du sang qui vient de couler3. » Certes, il aurait préféré que l’abdication de Charles X en faveur du duc de Bordeaux fût réussie, mais, à défaut, il pense que la monarchie orléaniste constituera le meilleur rempart contre l’anarchie ; il se résigne donc, « en guerre avec [lui]-même », à prêter le serment qu’en tant que magistrat on exige de lui, le 16 août 1830.
Alexis de Tocqueville, futur théoricien de la société démocratique, ne manque pas de courage : bien des siens déplorent son attitude, quand ils ne la considèrent pas comme une trahison. Né en 1805, Alexis appartient en effet à l’une des plus anciennes familles aristocratiques de Normandie (par son père, Tocqueville s’honore d’avoir comme ancêtre un compagnon de Guillaume le Conquérant à la bataille de Hastings, et, par sa mère, il descend de Malesherbes, l’avocat de Louis XVI). Élevé dans la plus pure tradition royaliste et catholique, il a comme précepteur un vieux prêtre réfractaire, l’abbé Lesueur, appelé familièrement « Bébé », éducateur dévoué et affectueux qui diabolise les libéraux comme une « race maudite ». Alexis a pour père un légitimiste ardent, et pour frère aîné, Hippolyte, un officier qui ne l’est pas moins – bref, il relève d’une lignée, d’une famille, d’un milieu, qui le vouent au respect de la tradition, à la haine de la Révolution, et au conformisme nobiliaire. Mais Tocqueville manifeste assez jeune une personnalité qui, à tout jamais, l’éloignera des orthodoxies. À seize ans, lors d’une crise que nourrit intellectuellement la bibliothèque de son père, en poste à Metz, il pressent l’anachronisme du statut de l’aristocratie à laquelle sa famille appartient et perd sa foi religieuse. Après son office de juge auditeur à Versailles, il suit les cours d’histoire que Guizot a repris à la Sorbonne et qui exerceront sur lui une profonde influence. Lui aussi, comme Guizot et Chateaubriand, estime que la pérennité de la monarchie tient à l’alliance qu’elle doit sceller avec la liberté. La réaction royaliste à laquelle il assiste au moment du ministère Polignac le désole : « Le roi ne parle que de force, écrit-il le 6 avril 1830, les ministres de fermeté, les royalistes sages sont inquiets de l’avenir, les fous, et c’est le plus grand nombre, sont aux anges. On ne parle parmi eux que de coups d’État, de changement à la loi d’élection par ordonnance. » Le voilà partagé : sa fidélité ne saurait être une inféodation à la dynastie. « J’avais ressenti jusqu’à la fin pour Charles X, écrit-il dans ses Souvenirs, un reste d’affection héréditaire, mais ce roi tombait pour avoir violé des droits qui m’étaient chers [...] Ces princes qui fuyaient ne m’étaient rien, mais je sentais que ma propre cause était perdue4. »
Cet état d’esprit n’augure rien de bon pour la suite de sa carrière : trop zélé, il aurait l’impression de manquer à son propre nom ; pas assez, il serait soupçonné d’être resté carliste et en pâtirait. Et ce nouveau régime a-t-il même des chances de durer ? C’est alors qu’il envisage avec l’ami qu’il s’est fait à Versailles, Gustave de Beaumont, dans les mêmes dispositions que lui, de partir en mission quinze mois pour l’Amérique, un voyage dont il rêve depuis longtemps. Le prétexte professionnel est vite trouvé : l’étude du système carcéral des États-Unis, dans la mesure où la prison française, véritable « séminaire du crime » et « usine à récidives », est décriée depuis longtemps. Beaumont s’adresse donc en janvier 1831 au ministre de l’Intérieur Montalivet pour lui faire valoir l’intérêt d’une telle mission dans un pays réputé pour l’efficacité de son système pénitentiaire. Ou plutôt de ses systèmes : celui de Pennsylvanie fondé sur l’incarcération dans des cellules individuelles et celui d’Auburn (dans l’État de New York), pratiquant le travail de jour en commun et l’enfermement solitaire la nuit. Beaumont propose que le voyage soit aux frais des deux commissionnaires ; l’argument est de poids, et les deux compères obtiennent un congé de dix-huit mois du garde des Sceaux.
À vrai dire, Tocqueville voit plus loin qu’un simple rapport, si précieux soit-il pour l’administration pénitentiaire. Il envisage une enquête plus large sur la république des États-Unis, prévoit de publier, et donc de sortir de l’anonymat : bref, ce voyage pourrait les tirer, Beaumont et lui, de « la classe la plus vulgaire ». Au-delà du profit personnel, l’intérêt devient politique, puisqu’il s’agit d’une réflexion sur la république, à un moment où dans l’opposition aux Orléans ne cessent de monter les clameurs des républicains : Tocqueville voit dans les États-Unis un prototype dont l’étude serait riche d’enseignements.
Tocqueville et Beaumont s’embarquent au Havre le 2 avril 1831 pour l’Amérique, ils en repartiront le 20 février 1832. Leur bateau, Le Havre, un brick de cinq cents tonneaux, vient de Liverpool ; leur traversée (de trente-huit jours) et leur séjour nous sont connus grâce notamment aux longues lettres qu’Alexis ne manque pas d’adresser à son entourage.
Pendant les quatre premiers jours, Alexis est affecté du mal de mer comme la plupart de ses compagnons de voyage ; cette « bonne compagnie », ces « habitants de la chambre » qui disposent chacun d’une étroite cabine, ne font connaissance que le sixième jour. Nos deux voyageurs se lient avec M. Palmer, un ancien membre de la Chambre des communes, qui favorisera leur installation à New York, dans une pension de Broadway. « Nous voilà donc à New York, écrit Alexis à sa mère : l’aspect de la ville est bizarre pour un Français et peu agréable. On ne voit ni un dôme, ni un clocher ni un grand édifice ; de manière qu’on se croit toujours dans un faubourg. Dans l’intérieur, la ville est bâtie en briques : ce qui lui donne un aspect fort monotone. Il n’y a aux maisons ni corniches, ni balustrades, ni porte cochère ; les rues sont très mal pavées, mais il y a dans toutes des trottoirs pour les piétons5... »
Malgré quelques difficultés et surprises au départ (la médiocrité de leur anglais, l’absence de vin aux repas, l’orgueil national des Américains...), ils sont enchantés de l’accueil qu’on leur fait : « Tous les Américains de toutes les classes semblent rivaliser entre eux à qui nous sera plus utile ou plus agréable. Il est vrai que les journaux, qui s’occupent de tout, ont annoncé notre arrivée et exprimé l’espérance que nous trouverions partout une assistance active. » Les réceptions se succèdent au point que, dès les premiers jours de leur installation, les deux jeunes gens se rendent compte qu’ils vont manquer de... « gants de bal ». Et Alexis d’expliquer à son frère Édouard qu’en Amérique tout, hormis la nourriture, est très cher, notamment les gants de bal qui coûtent à Paris quarante-cinq sous contre six francs à New York, et Alexis de demander à Édouard de lui expédier, aux frais de leur père, « deux douzaines de gants glacés jaunes [et] d’y joindre une paire de bas de soie à jour pour le soir et une ou deux cravates de soie noire. On porte ici des cravates noires en soirée ».
Dans sa correspondance, Tocqueville relève maints détails sur les Américains. Le visiteur constate d’abord leur absence de passion politique : la seule chose qui compte à leurs yeux est l’acquisition des richesses et, comme il existe mille moyens de se les procurer sur cette terre neuve, l’État n’en est pas troublé. « C’est un peuple de marchands qui s’occupe des affaires publiques quand son travail lui en laisse le loisir. » Le prix du coton tient plus de place dans la presse que n’importe quelle question politique. En même temps, la religion exerce un contrepoids manifeste à l’avidité généralisée : « Jamais je n’ai tant senti l’influence de la religion sur les amours et l’état social et politique d’un peuple... » Il note aussi les réalités d’une décentralisation inconnue des Français pour qui il est devenu naturel que le gouvernement se mêle de tout. Mais, très vite, Tocqueville admet qu’il n’y a pas d’institutions bonnes pour tous. Si les Américains ont l’air heureux et sont prospères, c’est pour des raisons qui leur sont propres : « Je vois réussir ici des institutions qui bouleverseraient infailliblement la France ; d’autres qui nous conviennent seraient évidemment malfaisantes en Amérique... »
À ses belles-sœurs Émilie et Alexandrine, il décrit volontiers les mœurs féminines. Frappé par l’étonnante liberté dont jouissent les jeunes Américaines, il les montre parcourant les rues sans chaperon, s’attardant à bavarder avec des relations sur le trottoir, recevant chez elles des jeunes gens... Mais le mariage interrompt tout brusquement : « Quand une femme se marie, c’est comme si elle entrait au couvent, excepté, cependant, qu’on ne trouve pas mauvais qu’elle ait des enfants, et même beaucoup. Du reste, c’est une vie de nonne : plus de bals, presque plus de société, un mari aussi estimable que froid pour toute compagnie, et cela jusqu’à la vie éternelle. Je me suis hasardé à demander à l’une de ces recluses à quoi, en définitive, une femme pouvait passer son temps en Amérique. Elle m’a répondu avec un grand sang-froid : “À admirer son mari.” »
L’enquête pénitentiaire est menée sérieusement. Beaumont et Tocqueville visitent longuement Sing Sing, le plus vaste établissement carcéral des États-Unis, comptant 900 détenus, sur la rive droite de l’Hudson, à 40 kilomètres de New York. À la fin de juin, ils remontent en bateau à vapeur jusqu’à Albany, et de cette ville gagnent en diligence (en stage) Auburn, où se trouve une autre prison exemplaire. Tocqueville est désormais convaincu de la supériorité du système américain sur le système français : s’il est sceptique sur la réforme réelle des criminels par la prison, il constate qu’aux États-Unis les prisonniers n’en sortent pas plus mauvais qu’en y entrant.
Les deux amis se rendent à Buffalo, traversent le lac Érié pour gagner Detroit, découvrent avec émerveillement les chutes du Niagara et font une excursion au Canada qui offre à Tocqueville l’occasion de nouvelles réflexions. À son bon abbé Lesueur, il écrit son étonnement de voir à quel point les Français de France ignorent les Français du Bas-Canada, 600 000 âmes, « aussi français que vous et moi », subissant l’oppression des Anglais, et gardant malgré tout une identité commune, grâce notamment à leur curé : « Il est l’oracle du jeu, l’ami, le conseil de la population. Loin de l’accuser ici d’être le partisan du pouvoir, les Anglais le traitent de démagogue. Le fait est qu’il est le premier à résister à l’oppression, et le peuple voit en lui son plus constant appui6. »
Du Canada, ils gagnent Boston (où Alexis apprend avec affliction en septembre 1831 la mort de « Bébé »), Hartford, Philadelphie (« régularité ennuyeuse », « rues tracées au cordeau », numérotées...), Baltimore, Pittsburgh, Cincinnati... Le Sud fait rêver Tocqueville sur l’occasion historique perdue par la France : « Les Français d’Amérique avaient en eux tout ce qu’il fallait pour faire un grand peuple. Ils forment encore le plus beau rejeton de la famille européenne dans le Nouveau Monde. Mais, accablés par le nombre, ils devaient finir par succomber. Leur abandon [par le traité de Paris de 1763] est une des plus grandes ignominies du honteux règne de Louis XV. » Et de revenir sur le Canada : « Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple vaincu, partout où il n’a pas l’immense supériorité numérique, perd peu à peu ses mœurs, sa langue, son caractère national. Voilà les effets de la conquête ou plutôt de l’abandon7. »
Louisville, Memphis, le Mississippi, Washington... Tocqueville prend conscience de l’oppression subie par les Indiens, refoulés toujours plus loin, de la condition intolérable des esclaves... Bien qu’il ait sillonné moins d’un an la terre américaine, Alexis est convaincu qu’il aura à écrire sur les États-Unis des choses inédites ; ses préjugés ont été balayés ; et, tout au long, son ami Gustave de Beaumont a stimulé son attention. Le 20 février 1832, tous les deux s’embarquent à New York pour la France.
À leur retour, Beaumont, dans la Sarthe, se met à la rédaction du rapport sur le système pénitentiaire, puis revient à Paris pour s’assurer de la collaboration de Tocqueville. Alexis, malgré une période d’abattement, accepte néanmoins d’aller visiter le bagne de Toulon et les prisons nouvelles de Genève et de Lausanne, mais ce sera, au dire même de Tocqueville, Beaumont qui rédigera principalement Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France. Paru en janvier 1833, le rapport obtient le prix Montyon et un succès d’estime qui lui vaudront deux rééditions, en 1836 et 1844.
Entre-temps, Gustave de Beaumont est révoqué de ses fonctions de substitut près le tribunal de première instance de la Seine, pour avoir refusé de siéger comme ministère public dans une affaire où des personnes de son milieu sont en cause. Incontinent, Tocqueville se solidarise. Tous les deux s’inscrivent au barreau, ce qui permet à Tocqueville de défendre devant la cour d’assises de Montbrison son ami Louis de Kergolay, impliqué dans l’équipée de la duchesse de Berry. Sans aucune indulgence politique pour la tentative de la duchesse, entachée de ridicule, Tocqueville y va d’une belle harangue, émouvante, en faveur de son ami, finalement acquitté.
Tocqueville, au cours de l’été 1833, amorce son ouvrage sur l’Amérique. Au départ, il compte l’écrire avec Beaumont. En témoigne la première édition du Système pénitentiaire qui annonce un futur volume des deux mêmes auteurs, sur les « Institutions et les mœurs en Amérique ». Mais, d’un commun accord, ils se séparent, Beaumont écrit un roman, Marie, et Tocqueville un essai, De la démocratie en Amérique. Celui-ci explique à son ami le député doctrinaire Duvergier de Hauranne qu’il répugne à consulter les autres livres consacrés à l’Amérique avant le sien, s’imposant seulement la lecture de ses propres notes de voyage et celle de documents d’archives, consultation pour laquelle il appointe au début de 1834 un Américain résidant à Paris, Francis Lippitt8. Les deux amis, Tocqueville et Beaumont, relisent mutuellement leurs manuscrits, en discutent, les corrigent.
C’est en janvier 1835 que paraît le premier volume de De la démocratie en Amérique, dont le succès est immédiat et retentissant. Un collaborateur régulier du Journal des débats, Salvandy, lui consacre deux articles flatteurs les 23 mars et 2 mai 1835 ; Sainte-Beuve fait de même le 7 avril dans Le Temps. « Il n’est pas un des chapitres de ce livre, écrit Sainte-Beuve, qui n’atteste un des meilleurs et des plus fermes esprits, un des plus propres à l’observation politique, dans cette carrière où l’on compte si peu de cas éclatants et solides depuis l’incomparable monument de Montesquieu. » Cet article suscite les remerciements de Tocqueville : « Permettez-moi, Monsieur, d’attacher à quelque chose plus d’importance encore qu’au jugement que vous portez sur la démocratie américaine, c’est à voir continuer et devenir plus fréquents les rapports qui se sont établis entre nous. Je ne puis m’empêcher de croire qu’il existe entre nous beaucoup de points de contact et qu’une sorte d’intimité intellectuelle et morale ne tarderait pas à régner entre vous et moi, si nous avions l’occasion de nous mieux connaître. » Chateaubriand (qui introduit Tocqueville chez Mme Récamier à l’Abbaye-aux-Bois), Guizot, Lamartine, Royer-Collard, Molé (qui le présente à Mme de Castellane), Cavour (« le plus remarquable ouvrage des temps modernes »), y vont aussi de leur éloge. Le roman de Beaumont, Marie ou l’esclavage aux États-Unis, rencontre un égal succès, connaissant cinq éditions de 1835 à 1840. Les articles récalcitrants à l’essai de Tocqueville sont dus aux légitimistes de la Gazette de France, qui se moquent de voir prendre en exemple une république aussi peu digne d’admiration que le régime américain. Au contraire, les Anglais se félicitent de trouver dans l’ouvrage autant d’arguments contre la république américaine. Quoi qu’il en soit, la réputation de Tocqueville est d’emblée acquise. Que cet aristocrate ait pu parler aussi librement d’une démocratie plaide en faveur de sa lucidité et de sa liberté d’esprit : « Le grand mérite de Tocqueville, écrit Rémusat, a été d’avoir fait ses opinions lui-même. Élevé dans le giron du royalisme contre-révolutionnaire, il avait secoué le joug uniquement en observant son temps. »
L’Amérique est l’objet du livre, mais la pensée de la France est omniprésente : réfléchir sur les institutions d’outre-Atlantique, c’est aussi pour Tocqueville méditer sur le présent et l’avenir de son propre pays, en quête de stabilité depuis la bourrasque révolutionnaire. Pressentant le caractère inéluctable de l’évolution vers la démocratie, il s’interroge : cette démocratisation de la société est-elle compatible avec la liberté ?
La société démocratique, réalisée aux États-Unis, c’est l’égalisation des conditions, la fin des clivages sociaux dus à l’hérédité, l’accessibilité théorique de tous à tous les emplois publics ; mais c’est aussi une lente et, semble-t-il, inexorable uniformisation des mœurs, des modes et des niveaux de vie. Même si l’égalité n’est pas pratiquée de fait, elle existe de droit, et du même coup remodèle des mentalités jusqu’alors déterminées par la naissance. Tout domestique, en société démocratique, peut rêver de devenir maître. Cette société-là qui s’annonce sera celle des classes moyennes, dont l’objectif est le bien-être du plus grand nombre : l’aristocratie appartient au passé.
Depuis la Révolution, la France est entrée dans l’ère de l’égalité. La question clé est de savoir si la liberté, que prise Tocqueville et qui, dans ses origines, est une valeur aristocratique, pourra être préservée quand on aura instauré l’égalité des conditions. L’Amérique, étrangère à tout héritage aristocratique, lui fournit quelques réponses.
Il fait grand cas, pour commencer, de la Constitution fédérale des États-Unis, qui unit les avantages de la puissance (c’est un immense territoire) et de la liberté (c’est un pays décentralisé). Les « législations provinciales » y jouent un rôle de premier plan ; elles permettent une proximité du pouvoir, donc une meilleure surveillance de celui-ci. Décrivant les institutions politiques, il insiste, en libéral qu’il est, sur l’équilibre entre le législatif et l’exécutif ; sur le rôle des juristes de la Cour suprême – « aujourd’hui la plus puissante barrière contre les écarts de la démocratie ». À cette époque, seuls les Américains se sont dotés d’une Cour constitutionnelle capable d’annuler les actes de la législature contraires à la loi fondamentale. Selon la formule de Montesquieu, le pouvoir arrête le pouvoir.
À la décentralisation, à l’équilibre des pouvoirs, Tocqueville ajoute un troisième élément positif auquel il est très attentif : le goût des Américains pour l’association, manière d’agir, d’improviser, de prendre l’initiative sans faire appel à l’appareil d’État : « Un embarras survient sur la voie publique, le passage est interrompu, la circulation arrêtée ; les voisins s’établissent aussitôt en corps délibérant ; de cette assemblée improvisée sortira un pouvoir exécutif qui remédiera au mal, avant que l’idée d’une autorité préexistante à celle des intéressés se soit présentée à l’imagination de personne9. » En France, on appelle les gendarmes, on attend, on tergiverse ; là-bas, des citoyens se donnent les moyens collectifs de régler eux-mêmes le problème. Droit à l’association, habitude de l’association, voilà une des bases d’une démocratie libre.
Tout naturellement, Tocqueville en vient à aborder la liberté de la presse, dont l’abolition a été la cause majeure de la révolution de Juillet. Il n’en est pas un inconditionnel, sachant trop bien quels excès la presse libre peut commettre. Mais il y a pis que la liberté de la presse, c’est une presse sans liberté. Aux États-Unis, cette liberté a favorisé la multiplication des journaux, et, du même coup, les opinions s’équilibrent : c’est par la liberté qu’on corrige les abus de la liberté.
La réflexion centrale de Tocqueville porte néanmoins sur la religion : tout le système de la démocratie américaine, on en a déjà fait la remarque, repose sur une foi religieuse partagée, laquelle ne s’oppose nullement à l’esprit de liberté. L’origine protestante des Américains est une clé : « La plus grande partie de l’Amérique anglaise a été peuplée par des hommes qui, après s’être soustraits à l’autorité du pape, ne s’étaient soumis à aucune suprématie religieuse ; ils apportaient donc dans le nouveau monde un christianisme que je ne saurais mieux peindre qu’en l’appelant démocratique et républicain [...]. Dès le principe, la politique et la religion se trouvèrent d’accord, et depuis elles n’ont point cessé de l’être10... »
Sans doute compte-t-on là-bas de multiples sectes, mais chacune prône la volonté d’établir les devoirs réciproques des citoyens. En ce sens, si la religion ne fait pas la loi, elle dirige les mœurs11 : « Je ne sais pas si tous les Américains ont foi dans leur religion, car qui peut lire au fond des cœurs ? mais je suis sûr qu’ils la croient nécessaire au maintien des institutions républicaines. Cette opinion n’appartient pas à une classe de citoyens ou à un parti, mais à la nation entière ; on la retrouve dans tous les rangs12... » Et cela sous un régime de séparation entre les Églises et l’État, ce qui est encore inimaginable en France (sauf, on l’a vu, par le groupe de Lamennais) : « En Europe, le christianisme a permis qu’on l’unît intimement aux puissances de la terre. Aujourd’hui ces puissances tombent, et il est comme enseveli sous leurs débris. C’est un vivant qu’on a voulu attacher à des morts : coupez les liens qui le retiennent, et il se relève13. »
La religion telle que Tocqueville a cru en saisir le sens aux États-Unis concilie foi et liberté, alors qu’en France le conflit entre l’Église et la société moderne les divise. Là où la religion romaine impose une foi dogmatique, une autorité morale, de l’extérieur, d’en haut, les mœurs et les croyances américaines peuvent fonder la démocratie libérale en conduisant chacun à intérioriser sa conscience morale, sa foi religieuse, son devoir civique.
Quelque optimiste que soit le tableau de la démocratie américaine, Tocqueville n’a pas pris les États-Unis pour l’Éden. Il analyse avec finesse de quel poids pèse sur les individus la « tyrannie collective », le « conformisme de l’opinion ». Il ne passe pas sous silence la destruction des Indiens, les refoulements qu’ils subissent : « On ne saurait se figurer les maux affreux qui accompagnent ces émigrations forcées. Au moment où les Indiens ont quitté leurs champs paternels, déjà ils étaient épuisés et réduits. La contrée où ils vont fixer leur séjour est occupée par des peuplades qui ne voient qu’avec jalousie les nouveaux arrivants. Derrière eux est la faim, devant eux la guerre, partout la misère14. » Il ne cache rien des horreurs de l’esclavage et du racisme : « Le préjugé de race me paraît plus fort dans les États qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où l’esclavage existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les États où la servitude a toujours été inconnue. » La question noire lui semble « le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des États-Unis » ; il prévoit la fin de la servitude, mais aussi, quelle que soit l’issue, « les plus grands malheurs15 ».
Après la sortie de leurs livres, Tocqueville et Beaumont partent pour Londres, autant pour approfondir leur étude sur la démocratie (l’Angleterre a connu une importante réforme électorale en 1832, année du Reform Bill qui a élargi l’assiette de l’électorat) que pour leur agrément (ils enterrent l’un et l’autre à quelques mois près leur vie de garçon) ; ils sont reçus par les personnalités en vue de la classe politique et considèrent que la démocratisation en cours de la société britannique devrait se faire sans violence, par des moyens légaux. Ils visitent aussi l’Irlande d’O’Connell, où une paysannerie misérable et catholique est dominée par une aristocratie protestante maîtresse de la terre.
À son retour, Tocqueville prépare son mariage avec Mary Mottley, une Anglaise de modeste extraction – union fort mal vue par les parents d’Alexis (au point que sa mère n’assiste pas à la cérémonie qui se déroule le 26 octobre 1835 à Paris, en l’église Saint-Thomas-d’Aquin). Aussitôt, Tocqueville amorce la seconde partie de la Démocratie qui aurait dû paraître quatre ans plus tard, en novembre 1839. Point de mésalliance en revanche pour Gustave de Beaumont qui épouse une petite-fille de La Fayette. Lui aussi publiera son Irlande en 1839.
Alexis perd sa mère en janvier 1836. Se voyant attribuer le château et les terres de Tocqueville (il ne portera jamais le titre de comte y afférent), le couple va désormais partager son temps entre Paris et son château, situé dans la pointe du Cotentin, entre Valognes et Cherbourg. Avant d’achever son manuscrit sur la Démocratie, il rédige un Mémoire sur le paupérisme, sujet qui le trouble ; il y démontre son intérêt pour les « associations industrielles d’ouvriers », bien qu’il ne pense pas que cette idée « féconde » soit « mûre ». L’essai suivant, « L’État social et politique de la France avant et après 1789 », a été sollicité par Stuart Mill, pour sa revue, la Westminster Review : si son tableau de l’Ancien Régime vise à faire comprendre la spécificité française aux lecteurs britanniques, le thème central reste celui qui obsède l’auteur : le passage d’une société aristocratique à une société démocratique ; il sera repris dans son ouvrage sur L’Ancien Régime et la Révolution, vingt ans plus tard. Enfin, Tocqueville est encore distrait de sa Démocratie par un troisième essai intermédiaire, ses Deux Lettres sur l’Algérie, que lui demande une publication de Versailles, et qui témoigne de sa préoccupation de la question coloniale.
Tocqueville s’est également lancé dans la carrière politique : en 1835, l’année de la publication de la Démocratie, il a atteint la trentaine – l’âge de l’éligibilité fixé par la nouvelle Charte. Il se présente aux élections de 1837 dans la circonscription de Valognes dans la Manche, en déclinant tout net l’aide de son parent éloigné le comte Molé, alors président du Conseil. Ayant échoué au second tour du scrutin, il s’entend dire par le sous-préfet qu’il s’agit de la victoire de « la partie ruminante de l’arrondissement sur la partie pensante ». Il obtient sa revanche en 1839, dans la même circonscription : désormais acteur sur la scène politique, il ne l’abandonnera qu’au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851.
Tout cela a retardé la rédaction de la seconde partie de De la démocratie en Amérique, qui finit par paraître en 1840. Cette fois, le public est déconcerté : il ne s’agit plus d’un reportage, mais d’un essai de philosophie politique, d’un ouvrage abstrait, où l’Amérique est le point de départ d’une réflexion générale sur la démocratie. Tocqueville imagine ce que pourrait être la société démocratique, telle que l’amorce l’Amérique, et ses conséquences sur la vie intellectuelle, sociale, sur les mœurs, et le destin politique.
Sur la vie intellectuelle, il prévoit le règne de l’opinion, l’utilitarisme dominant, la dégradation de la langue, le développement d’une industrie littéraire : « On tâchera d’étonner plutôt que de plaire, et l’on s’efforcera d’entraîner les passions plus que de charmer le goût16. » Sur la vie sociale, prophétisant l’empire de l’individualisme, le goût du privé, il suggère d’équilibrer cette tendance par l’esprit d’association : « Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer se développe et se perfectionne dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroît. » Tocqueville met en garde contre le danger menaçant les sociétés « trop comblées » dans lesquelles les citoyens négligent les affaires publiques (un ambitieux peut en profiter) ; il encourage le citoyen à la vigilance envers les factions parlant « au nom d’une foule absente ou inattentive »...
Au registre des mœurs, Tocqueville les sent évoluer vers la simplicité, le code des usages aristocratiques étant voué à disparaître. Il voit la condition féminine progresser dans le sens de l’égalité. Il insiste sur ce qui s’imposera au grand nombre, le culte de l’argent : « J’avoue que je redoute bien moins, pour les sociétés démocratiques, l’audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus à craindre, c’est que, au milieu des petites occupations incessantes de la vie privée, l’ambition ne perde son élan et sa grandeur ; que les passions humaines ne s’y apaisent et ne s’y abaissent en même temps, de sorte que chaque jour l’allure du corps social devienne plus tranquille et moins haute17. »
Enfin, au chapitre du destin politique des sociétés démocratiques, le libéral doit prévenir le danger de la servitude. Le principe d’égalité peut tendre à favoriser un pouvoir unique et central. La haine des privilèges peut aboutir à renforcer sans limites les privilèges de l’État : « L’homme des siècles démocratiques n’obéit qu’avec une extrême répugnance à son voisin qui est son égal ; il refuse de reconnaître à celui-ci des lumières supérieures aux siennes ; il se défie de sa justice et voit avec jalousie son pouvoir ; il le craint et le méprise ; il aime à lui faire sentir à chaque instant la commune dépendance où ils sont tous les deux du même maître. Toute puissance centrale qui suit ces instincts naturels aime l’égalité et la favorise18... » Onze ans avant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, Tocqueville dessine les contours de cette espèce d’« absolutisme démocratique ». Un tel pouvoir satisfait les deux passions ennemies de chacun : « le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres ». Tocqueville décrit lucidement ce que les sociétés démocratiques ont de potentiellement despotique.
Descriptif, Tocqueville se fait aussi prescriptif : il en appelle à la création de corps secondaires, à la décentralisation, à l’élection des fonctionnaires, au développement de l’association, à l’essor de la presse (« instrument démocratique de la liberté »), et aussi à la vigilance des citoyens.
Le voyage d’Amérique a soulevé l’optimisme de Tocqueville, mais sans aveuglement. C’est en effet avec circonspection que le plus aristocrate des esprits a imaginé la société de masse : « Je promène mes regards sur cette foule innombrable composée d’êtres pareils où rien ne s’élève ni ne s’abaisse. Le spectacle de cette uniformité universelle m’attriste et me glace, et je suis tenté de regretter la société qui n’est plus. » Mais Tocqueville ne se laisse pas submerger par la nostalgie ; il s’efforce même de se situer du point de vue du Créateur – pour lequel ce qui compte « ce n’est pas la prospérité singulière de quelques-uns, mais le plus grand bien-être de tous : ce qui me semble une décadence est donc à ses yeux un progrès [...] L’égalité est moins élevée peut-être ; mais elle est plus juste, et sa justice fait sa grandeur et sa beauté19. » Il reste que, pour lui, la démocratie peut être pensée séparée de la Révolution, contrairement au réflexe français. Son avenir peut être envisagé sans peur excessive, moyennant de la vigilance, car elle risque d’attenter à la liberté.
Tocqueville a dû retoucher plus tard son tableau américain. Son ouvrage est nourri d’exemples pris dans l’Est des États-Unis, dans la Nouvelle-Angleterre, l’Amérique des puritains. Or deux éléments de poids modifient la situation : l’influence grandissante de l’Ouest et l’immigration massive et très diversifiée qui détruit l’idée d’une société homogène. Les conflits d’intérêts, avant même la guerre de Sécession, l’affairisme, le capitalisme sauvage, le problème de l’abolitionnisme et du statut des anciens esclaves... la seconde moitié du XIXe siècle américain corrigera sensiblement les aspects édéniques de la démocratie américaine. La démocratie ne sera jamais qu’un but, une cible, un idéal ; il faudra toujours remettre son institution en chantier20. Néanmoins, peu de livres politiques sont plus clairvoyants que l’ouvrage de Tocqueville, longtemps plus connu dans les pays anglo-saxons qu’en France, avant d’être redécouvert dans son pays au temps de la « société de consommation » et à la fin des « religions séculières ».
Élu député en 1839, reçu à l’Académie française en 1841 à trente-six ans, Alexis de Tocqueville (« un des grands esprits de notre temps », Rémusat dixit) n’a pas fini de faire parler de lui.
1. Balzac, Le Cabinet des Antiques, La Comédie humaine, Gallimard, La Pléiade, 1976, IV, p. 1096.
2. R. Rémond, Les Droites en France, Aubier, 1982, p. 72-83.
3. A. Jardin, Alexis de Tocqueville, Hachette, 1984, p. 85.
4. A. de Tocqueville, Souvenirs, Gallimard, 1964, p. 86.
5. A. de Tocqueville, Correspondance familiale, Gallimard, 1998, p. 82.
6. Ibid., p. 129-130.
7. Ibid., p. 146.
8. Sur la genèse de De la démocratie en Amérique, voir l’introduction d’Eduardo Nolla à la première édition historico-critique revue et augmentée de l’ouvrage, Librairie philosophique J. Vrin, 1990, 2 vol.
9. A. de Tocqueville, De la démocratie..., op. cit., I, p. 146.
10. Ibid., I, p. 223-224.
11. R. Aron, « Alexis de Tocqueville », Étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, p. 223-272.
12. A. de Tocqueville, De la démocratie..., op. cit., I, p. 227.
13. Ibid., p. 233.
14. Ibid., p. 251.
15. Ibid., p. 262-278.
16. Ibid., II, p. 63.
17. Ibid., II, p. 207.
18. Ibid., II, p. 244.
19. Ibid., II, p. 280.
20. F. Mélonio, « Tocqueville et les malheurs de la démocratie américaine (1838-1859) », Commentaire, no 38, p. 382.