1840-1848, Guizot au pouvoir.
Juillet 1847, début de la campagne des banquets.
27 janvier 1848, Tocqueville dénonce la classe qui gouverne.

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L’échec de Guizot

Au moment où sort l’Histoire des Girondins, la Chambre des députés débat, depuis le 22 mars 1847, d’une proposition de loi présentée par le député du Cher Prosper Duvergier de Hauranne, ancien membre du parti doctrinaire, relative à la réforme électorale. Duvergier a déjà publié en 1846 un opuscule qui n’est pas resté inaperçu, La Réforme parlementaire et la Réforme électorale. Il propose donc à ses collègues d’élargir la base du « pays légal » – en abaissant le cens à 100 francs – et de donner le droit de vote aux citoyens dont les capacités intellectuelles sont avérées en raison des activités qu’ils pratiquent.

Question capitale, puisque – on le sait – la monarchie de Juillet va s’y briser. Le régime censitaire en place repose alors sur environ 240 000 électeurs inscrits dans une France comptant 33 millions d’habitants. La proposition de Duvergier de Hauranne n’implique que le doublement de l’électorat ; ce n’est pas une révolution. Le mouvement démocratique revendique la réforme ; seuls les républicains militent pour l’établissement du suffrage universel.

Guizot, ministre des Affaires étrangères et véritable chef du gouvernement depuis 1840, réplique à Duvergier de Hauranne en des termes qui illustrent clairement son système. Pour lui, la proposition de celui qu’il classe au rang de ses « anciens amis » ne répond à aucune nécessité. Il se félicite au contraire du système électoral tel qu’il a été remanié après 1830 et qui a su faire face à l’« esprit de désordre », au « vent révolutionnaire », et à l’« anarchie » : « Notre système électoral est aussi bon, aussi légitime en principe qu’il a été, en pratique, utile et efficace1. »

Qui doit voter ? Guizot commence par éliminer d’un geste méprisant le suffrage universel, dont le principe est à ses yeux « absurde » : comment peut-on s’imaginer qu’advienne « un jour où toutes les créatures humaines, quelles qu’elles soient, puissent être appelées à exercer des droits politiques » ? C’est net. Qu’on le sache : le droit électoral revient à la capacité politique. Et ne confondons pas, s’il vous plaît, comme le fait l’honorable Duvergier de Hauranne, la capacité politique et la capacité intellectuelle, car « la loi a placé la capacité politique dans une certaine situation sociale fondée sur la propriété industrielle ou territoriale ». Certes, Guizot respecte l’intelligence (sinon il ne se respecterait pas lui-même), mais il se défie de la capacité « purement intellectuelle » : « L’excessive confiance dans l’intelligence humaine, l’orgueil humain, l’orgueil de l’esprit, permettez-moi d’appeler les choses par leur nom, a été la maladie de notre temps, la cause d’une grande partie de nos erreurs et de nos maux. » L’intelligence, oui, on ne saurait s’en passer, on ne saurait gouverner sans son soutien, mais, attention ! une intelligence « avertie, contenue, éclairée, guidée par la situation sociale », autrement dit par la propriété. L’ordre social, qu’on y réfléchisse, doit être confié à ceux dont l’intérêt est de le défendre. Et Guizot se flatte d’avoir tenu bon le cap au milieu des tempêtes : « Pour nous, messieurs, convaincus que la politique conservatrice, telle que nous l’avons pratiquée et entendons la pratiquer, est la plus progressive aussi bien que la plus sûre, nous croyons qu’il vaut mieux, pour le pays et pour nous-mêmes, maintenir fermement cette politique avec une majorité moins forte, que l’affaiblir pour conserver une majorité plus nombreuse2. » Les députés refusent de prendre la proposition Duvergier en considération par 252 voix contre 154.

François Guizot est-il vraiment la « borne » à laquelle Lamartine le comparait et comme son discours du 26 mars tend à nous le faire accroire ? Son échec final lui a valu la pire des réputations ; son exercice du pouvoir mérite pourtant la plus grande attention, car Guizot ne gouverne pas à l’aveuglette : il ne cesse de penser son action. Il ne répugne pas au machiavélisme du pouvoir, mais on aurait tort de le croire cynique, au service des Importants. On l’assassine de sa propre formule : « Enrichissez-vous ! », alors qu’on doit à la vérité historique de citer la formule complète : « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne ! » Il n’empêche, comment les canuts et les salariés agricoles pourraient-ils alors épargner ? Son culte du travail et de l’ascétisme auquel il s’adonne avec orgueil, une foule de gens le subit malgré eux : les enfants travaillent douze heures par jour et plus, les manœuvres, les artisans, ne bénéficient d’aucune sécurité, ni d’emploi, ni de retraite, ni de soins en cas de maladie.

Pourtant, Guizot n’est pas le simple commis du « juste-milieu », le chien de garde de la bourgeoisie. L’ancien professeur de Sorbonne est d’abord ce que nous appellerions un « intellectuel » – un intellectuel d’un certain type, celui qui met sa raison, sa culture, sa faculté d’innovation au service d’un ordre social, qu’il conçoit comme le meilleur ordre pour son temps. Car, et c’est là la plus évidente qualité de sa démarche, il ne sépare pas la société politique de la société civile : un gouvernement sera d’autant plus efficace qu’il est en prise avec la réalité des classes sociales.

Pour Guizot, la Révolution est faite ; elle a été achevée en 1830. Elle est irréversible, en ce sens que la société d’ordres est abolie, que l’égalité civile est acquise une fois pour toutes, que chaque Français peut espérer concourir à tous les postes. Mais, sur cet héritage, reste un nouvel ordre à construire. Car la Révolution a aussi déchaîné les forces de l’anarchie, encouragé les masses à vouloir l’impossible. Et cet esprit révolutionnaire, comme l’attestent les premières années du nouveau régime si troublées, exerce une menace constante de subversion. Le conservatisme de Guizot consiste désormais à accepter la société nouvelle issue de la Révolution (contrairement aux légitimistes qui rêvent d’un retour en arrière) et à exorciser la part maudite de l’esprit démocratique. Loin d’être un conservatisme d’inaction, c’est tout le contraire : la mise en œuvre de certains principes et de certaines méthodes qui visent à créer une osmose entre le gouvernement et la société. Pour lui, le conservatisme est condamné s’il n’a d’autres ressources que la force de l’appareil d’État : si Guizot assume les nécessités de la répression, il veut aussi gagner l’opinion ; il n’hésite pas à parler du « maniement des esprits3 ».

Bien de ses contemporains partagent ses vues : il faut recréer dans la société postrévolutionnaire, menacée d’atomisation, de luttes entre les fractions, de tensions centrifuges, une unité nationale4. Il manque à la France « ce ciment qui [fait] d’une multitude une société, et la [rend] capable de se préserver de l’anarchie sans recourir au pouvoir absolu ». Dans cette perspective, Guizot voit dans l’éducation une des priorités de l’action de l’État. Ministre de l’Instruction publique de 1832 à 1837, il peut se glorifier d’une œuvre qui sera louée par ses adversaires eux-mêmes. Ainsi, Pierre Larousse ne craint pas de lui rendre un hommage appuyé ; selon lui, Guizot « eut la gloire d’associer son nom à l’organisation de l’instruction primaire : adversaire systématique et résolu de la démocratie, il n’en eut pas moins la noble inconséquence de contribuer à la doter de sa grandeur future et de ses progrès ».

Veuf une seconde fois, à la suite d’un accouchement malheureux de sa femme, il se lance avec frénésie dans un travail ministériel qui, sans le consoler, lui sert d’exutoire. La conquête des esprits, à laquelle il se consacre, dans le gouvernement du duc de Broglie, passe par la création d’un enseignement primaire d’État que ni la Révolution ni les régimes qui ont suivi n’ont pu réaliser. Guizot s’emploie donc à proposer une grande loi-cadre aux fins d’offrir à tous les Français la possibilité, c’est-à-dire la proximité, d’une école primaire. Il n’est pas partisan de l’obligation, se refusant à une « action coercitive de l’État dans l’intérieur de la famille » ; ni d’une école laïque, car il compte bien au contraire imprégner l’enseignement de valeurs religieuses, de même qu’il souhaite que le clergé puisse surveiller les instituteurs, bref, il reconnaît le droit à certaines congrégations d’enseigner ; il n’est pas davantage décidé à la gratuité : seules les familles les plus pauvres pourront y prétendre. Il y a donc une marge entre la loi Guizot du 28 juin 1833 et la future législation de la IIIe République due à Jules Ferry. Cela dit, la loi de 1833 représente une étape importante dans la scolarisation des jeunes Français. La loi impose à chaque commune l’entretien d’une école primaire, l’attribution à chaque instituteur d’un logement décent et d’un salaire fixe ; en cas d’insuffisances financières des communes, le conseil général et l’État offrent leur aide au moyen d’impositions spéciales. Moins d’un an après la promulgation de la loi, le nombre des écoles primaires de garçons passe de 31 420 à 33 695 ; en 1847, à 43 514. Le nombre des élèves présents dans les écoles primaires croît en proportion.

Pour assurer la formation des maîtres, Guizot systématise donc la création des écoles normales primaires, dont les premières avaient été ouvertes sous l’Empire. En 1833, on en comptait 47, fondées au bon vouloir des départements ; en 1847, elles sont 76 à fournir des maîtres à l’ensemble des départements. Ces maîtres, l’État doit les avoir à l’œil : c’est à eux que revient de produire ce ciment, que nous dirions aujourd’hui idéologique, capable de construire ou fortifier l’unité nationale. Dans cette optique, les instituteurs sont soumis à la surveillance et au contrôle d’inspecteurs (en 1835, chaque département est doté d’un inspecteur spécial, assisté deux ans plus tard de sous-inspecteurs). Un recueil périodique, le Manuel général de l’instruction primaire, doit contribuer à l’unification des méthodes et des contenus de l’enseignement. La religion n’en est pas absente, on l’a dit, mais pas seulement sous la forme d’un enseignement à heures fixes ; selon Guizot, il faut « que l’éducation populaire soit donnée et reçue au sein d’une atmosphère religieuse, que les impressions et les habitudes religieuses y pénètrent de toutes parts5 ». L’instituteur doit être « l’auxiliaire fidèle du prêtre ». Il écrit dans ses Mémoires : « Je tentai de pénétrer jusqu’à l’âme des instituteurs populaires... » Quant à eux, leur mission est de faire de l’école un instrument d’ordre et de stabilité ; ils participent à ce gouvernement des esprits recherché, c’est-à-dire à la formation d’une « opinion commune ».

À cet effet, le ministre de l’Instruction publique vise aussi à établir de fructueux rapports avec les lettrés et les artistes. Porté à croire que « les corporations savantes exercent, au profit du bon ordre intellectuel, une influence salutaire et peuvent prêter au pouvoir lui-même [...] un solide appui », il reconstitue l’Académie des sciences morales et politiques, fondée en 1795 et supprimée en 1803. Il charge Roederer de réunir ses anciens collègues ; Guizot se refuse à toute nomination : ce ne sont pas les rois qui font les académiciens. Indépendante, l’Académie des sciences morales et politiques a néanmoins une fonction d’ordre, celle de combattre le « dérèglement des esprits », l’individualisme de la société moderne, et de favoriser par les concours qu’elle organise et les travaux qu’elle exécute un esprit commun. « Les académies, écrit Guizot, groupent, sous un drapeau pacifique, sans leur imposer aucun joug, ni aucune unité factice, des hommes distingués qui, sans ce lien, resteraient absolument étrangers les uns aux autres... » Douce police intellectuelle ! « elles attirent les esprits vers les études et les questions où ils peuvent s’exercer et se satisfaire sans se déchaîner ; elles les contiennent dans certaines limites de raison et de convenance en provoquant leur activité et en soutenant leur liberté6 ».

De même, Guizot s’efforce d’animer et d’encourager les sociétés savantes des départements qui trop souvent languissent. Le ministre suggère une information mutuelle entre elles et le ministère de l’Instruction publique ; il leur adresse une circulaire : « Au moment, écrit-il, où l’instruction populaire se répand de toutes parts, et où les efforts dont elle est l’objet doivent amener, dans les classes nombreuses qui sont vouées au travail manuel, un grand et vif mouvement, il importe beaucoup que les classes aisées, qui se livrent au travail intellectuel, ne se laissent pas aller à l’indifférence et à l’apathie. Plus l’instruction élémentaire deviendra générale et active, plus il est nécessaire que les hautes études, les grands travaux scientifiques soient également en progrès. Si le mouvement d’esprit allait croissant dans les masses pendant que l’inertie régnerait dans les classes élevées de la société, il en résulterait tôt ou tard une dangereuse perturbation. » La cohérence de la démarche est manifeste : du haut en bas de l’échelle intellectuelle, Guizot veut édifier l’unité, assurer la prise en charge des classes laborieuses par les élites.

Dans ce vaste projet, une place centrale est réservée à l’histoire. C’est la discipline par excellence propre à forger une âme nationale, un sentiment d’appartenance commune. Guizot conçoit et exécute un ambitieux programme en direction du patrimoine et des sources historiques en général. Une vieille obsession : ministre de l’Intérieur en 1830, il avait proposé à Louis-Philippe de nommer en France un inspecteur général des Monuments historiques. Pour compléter son action, il met en place, en 1835, un Comité spécial « chargé de concourir, sous la présidence du ministre, à la recherche et à la publication des monuments inédits de la littérature, de la philosophie, des sciences et des arts considérés dans leurs rapports avec l’histoire générale de la France » ; en 1837, il crée une Commission des monuments historiques en vue de seconder l’inspecteur général dans l’élaboration du catalogue7.

En 1834, Guizot fonde la Société de l’histoire de France, dont la vocation est de « publier des documents originaux relatifs à notre histoire nationale, et à répandre, soit par une correspondance régulièrement suivie, soit par un bulletin mensuel, la connaissance des travaux épars et ignorés dont elle [est] l’objet ». Un comité d’experts est appelé à le seconder. Augustin Thierry, Jules Michelet, Edgar Quinet vont participer à cette œuvre collective. Sur ces deux derniers, Guizot, se remémorant leur rébellion postérieure, note dans ses Mémoires : « Encore deux esprits rares et généreux, que le mauvais génie de leur temps a séduits et attirés dans son impur chaos, et qui valent mieux que leurs idées et leurs succès. »

Grâce à ces intermédiaires que sont savants et experts, l’État doit recueillir les informations les plus précises sur les réalités de la société, afin de tendre à une rationalité scientifique. En 1832, sort le premier volume de la Statistique générale de la France. On ne parle pas encore de « sociologie », mais d’une « physique sociale », nourrie par les grandes enquêtes, telles celles dont on a déjà parlé (Villermé sur la condition ouvrière, Parent-Duchâtelet sur la prostitution...). Bref, les « intellectuels » sont invités par Guizot à déchiffrer la société, à lui révéler son histoire, à serrer les liens qui unissent la société et le gouvernement. La modernité remarquable de ces principes ne doit pas faire oublier leur contradiction profonde : en voulant emboîter le politique dans le social, Guizot n’en laisse pas moins hors du pays légal l’immense majorité des Français, y compris les instituteurs sur lesquels il compte tant, mais auxquels il n’imagine pas de donner un bulletin de vote.

Autre inconséquence apparente : pourquoi cet homme politique si soucieux de se concilier l’opinion n’agit-il pas par les journaux ? Un seul organe a été un pilier du régime de Juillet, le Journal des débats de la famille Bertin. Guizot, dans ses Mémoires, s’en explique par le fait que, contrairement à l’Angleterre, les conservateurs français ne sont pas organisés : « La France, écrit-il, n’a jamais été un pays de vrais partis politiques ; jamais les grands intérêts et les grands principes divers ne s’y sont groupés, disciplinés et mis en présence les uns des autres pour conquérir la prépondérance dans le gouvernement du pays. » Les plus actifs sont les journaux de l’opposition, La Presse de Girardin, Le National de Marrast, La Réforme de Ledru-Rollin et de Louis Blanc – ces trois contempteurs du gouvernement en place, voire du régime. Les gouvernements successifs entrent alors dans une politique de répression d’une presse de plus en plus hardie, et Guizot assume pleinement cette politique de résistance au désordre, à l’agitation révolutionnaire, aux « abus » de presse. Plus tard, il reconnaîtra que cette répression, si fondée à ses yeux, se retournait contre le régime. Il se plaint des tribunaux et des cours d’assises trop indulgents, et qui sont transformés en théâtre de propagande, où les accusés jouent les victimes d’un État discrétionnaire.

Confisqué par une oligarchie politicienne, le pouvoir, invariablement « juste-milieu », n’en est pas moins déchiré par des querelles et des ambitions personnelles. Quand le comte Molé est appelé au gouvernement en octobre 1836, Guizot reste à son poste pendant quelques mois ; écarté en avril 1837, il entre dans une opposition temporaire : il s’agit moins d’idées que de course aux portefeuilles. C’est ainsi que se constitue contre Molé ce qu’on a appelé la « coalition » sur la base d’une entente entre Guizot et Thiers, rejoints par le chef de la gauche dynastique Odilon Barrot. La dissolution de la Chambre en 1839 et les élections qui suivent entraînent la démission de Molé. Mais l’union des coalisés ne résiste pas à l’exercice du pouvoir. Après un bref ministère Thiers, emporté par la crise consécutive à la question d’Orient, Guizot est invité par le roi à diriger un nouveau cabinet, sous la présidence nominale du maréchal Soult, lui-même devenant ministre des Affaires étrangères. Jusqu’en février 1848, il reste un chef de gouvernement inamovible, en entente avec Louis-Philippe, décidé à défendre et organiser la politique conservatrice que la France postrévolutionnaire appelle, selon lui, de ses vœux.

Cette politique entend être pacifique à l’extérieur. Contrairement aux velléités bonapartistes de Thiers (qui, on l’a vu, a fait revenir les cendres de Napoléon à Paris et manifesté dans la question d’Orient un dangereux esprit nationaliste), Guizot, ambassadeur à Londres en 1840, est partisan de l’entente avec l’Angleterre : la visite de la reine Victoria en France en 1843 et celle de Louis-Philippe en Angleterre en 1844 en sont les symboles – au prix d’une certaine humilité en politique extérieure.

À l’intérieur, Guizot veut consolider le régime en s’appuyant sur les classes moyennes – c’est-à-dire ce pays légal qui vote, moyennant une contribution de 200 francs. Son idée est de faire de la bourgeoisie une classe politique qui assure au régime la durée. Soucieux de croissance économique, il encourage les grands travaux, à commencer par la construction des lignes de chemin de fer. La loi de 1842 offre l’aide de l’État aux compagnies qui se partagent le réseau. On a vu quelle indignation le projet de loi a suscitée de la part de Lamartine : la politique des chemins de fer est typique d’un régime qui ne cesse d’être obligeant envers les gros intérêts financiers.

À la Chambre, Guizot s’emploie à se doter d’une majorité stable, utilisant les fonctionnaires dans les campagnes électorales, soit pour offrir subventions et décorations, soit pour en faire des candidats officieux du pouvoir, futurs députés dociles. Une des revendications de l’opposition réformiste est justement de rendre incompatibles la fonction publique et le mandat électoral. Quant à l’opposition de Thiers et de Barrot, elle se règle à fleuret moucheté : « J’ai passé dix ans de ma vie, écrira Tocqueville, dans la compagnie de très grands esprits qui s’agitaient constamment sans pouvoir s’échauffer et qui employaient toute leur perspicacité à découvrir des sujets de dissentiments sans en trouver. »

Lorsque les élections de 1846 offrent à Guizot et au roi une majorité de 100 voix, l’homme fort du régime peut exprimer son contentement : la machine fonctionne au mieux. Mais Guizot se refuse à admettre la fragilité d’une majorité parlementaire ne reposant que sur une couche fort mince de la population, ces classes aisées, parvenues, impudentes, rois de la banque, maîtres des fabriques, riches négociants, et leurs clientèles. Or l’année 1847 voit se multiplier les signes de détérioration dans le beau système mis en place.

D’abord, une grave crise économique secoue le pays. La France est encore dans un système déterminé par l’agriculture : les mauvaises récoltes de céréales et de pommes de terre de 1845 et 1846 provoquent la hausse des prix sur les marchés. Le pain devient si cher que les familles populaires se restreignent sur les autres achats, d’où s’ensuit une crise de l’industrie textile. Les travaux publics, à commencer par les chemins de fer, sont interrompus. Même les mines voient leur production décliner sensiblement. Le chômage s’accroît, les salaires baissent. La crise économique devient une crise sociale. En 1847, des émeutes éclatent dans le pays, des convois de blé sont pillés. Tout naturellement, le gouvernement est mis en cause ; on dénonce sa politique douanière, on incrimine son inertie face à la spéculation. À la Chambre, des voix s’élèvent, comme celle de Ledru-Rollin, contre la « féodalité de l’argent ». Contraint à des importations de blés étrangers, le gouvernement doit puiser dans le stock d’or de la Banque de France, le budget est en déficit ; Guizot doit avoir recours à l’emprunt. Michelet, tout occupé par la suite de sa Révolution, lève un moment la tête pour noter dans son Journal : « J’ai cru la royauté possible. Peut-être est-elle indispensable, comme transition, chez des peuples si mal préparés, si mal élevés au self-government. Mais elle-même se rend impossible, en s’associant à ceux qui puisent indéfiniment, de manière occulte, dans la bourse du peuple, le suçant comme budget d’une part, et comme bourse, spéculation. [...] Le fils escroqué par son père ! Cela modifie beaucoup nos idées sur le gouvernement paternel8. »

La même année, une série d’« affaires » est révélée, qui entretient une crise morale du régime. Le journal de Girardin dévoile un trafic des lettres de noblesse et autres prévarications dans les plus hautes sphères de l’État. Des poursuites sont lancées contre le président de la Cour de cassation Teste (ancien ministre des Travaux publics) et contre le général Cubières, tous deux pairs de France, accusés de corruption pour l’obtention d’une concession de mine de sel. Teste est condamné à trois ans de prison, Cubières qui, dans l’affaire, avait joué les intermédiaires entre la Société de Gouhenans et le ministre, est condamné à une amende ; tous les deux subissent la dégradation civique (juillet 1847). Dans la rubrique fait divers éclate au mois d’août un autre scandale : un autre pair de France, le duc de Choiseul-Praslin, s’empoisonne après avoir assassiné sa femme, fille du maréchal Sebastiani. On accuse alors les autorités d’avoir favorisé le suicide du duc, pour lui éviter l’échafaud, au moment même où trois participants à une émeute de la faim à Buzançais viennent d’être, eux, condamnés et exécutés.

Dans ce climat, l’opposition politique reprend force. Elle a un but : la réforme. Dans l’impossibilité de la faire admettre à Guizot et à sa majorité, ses partisans décident de porter la question devant le pays, en lançant le 9 juillet, à Paris, la campagne des banquets. Ces gens-là ne sont pas des révolutionnaires ; ils sont fidèles au régime représentatif, respectueux de la Charte et du roi. Ils sont seulement exaspérés par la politique d’inertie de Guizot ; ils ne voient de renouvellement possible des hommes et des pratiques que dans l’élargissement de l’électorat. Bourgeois réformateurs, ils organisent des banquets dont les convives doivent payer une cotisation qui exclut les pauvres, les démunis, les « républicains de la rue ». Mais, aux portes, ceux-là peuvent écouter, applaudir, manifester leur soutien. Ce 9 juillet à Paris, se tient le premier banquet d’une série qui va se poursuivre jusqu’à la fin de l’année. Lamartine, peu désireux de s’en mêler, accepte néanmoins de participer, le 18 juillet, au banquet organisé en son honneur à Mâcon, sa ville natale. Prenant la parole, il flétrit la « régence de la bourgeoisie, aussi pleine d’agiotages, de concessions et de scandales que la Régence » (de 1715) ; il réclame une représentation nationale « sans exception de classes, de catégories, de fortune, de professions sociales ». N’est-ce pas le suffrage universel ? Ce pas franchi dans son programme le place très avant des réformistes banqueteurs. Dans son enthousiasme, il appelle de ses vœux « la révolution du mépris » qui saura renverser Louis-Philippe. À la fin du repas, l’orage éclate, les tentes sont emportées par le vent, mais la foule, stoïque, entonne La Marseillaise.

L’offensive se poursuit à la Chambre. Lamartine, qui n’a pas siégé depuis 1846, écœuré par la médiocrité des débats, remonte à la tribune au début de 1848, pour la séance sur l’Adresse au Roi, qui consiste à s’élever avec vigueur contre la politique extérieure de Guizot, partout soumise à l’ordre établi, « gibeline à Rome, sacerdotale à Berne, autrichienne dans le Piémont, russe à Cracovie, française nulle part, contre-révolutionnaire partout ». Ajoutant : « Je vote ici avec la voix et avec la main de “mon pays tout entier” [...] je vote avec tous ceux qui, en Europe, ont dans le cœur et un soupir d’indépendance et de liberté, et un souffle de sympathie pour les opprimés. »

Au cours du même débat, un autre député fait sensation, le 27 janvier 1848 : Tocqueville. Sans l’art oratoire de Lamartine, il a pour lui une réputation de sérieux, de modération, qui rend ses paroles encore plus terribles : « Messieurs, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l’état actuel des choses, l’état actuel de l’opinion, l’état des esprits en France, est de nature à alarmer et à affliger. Pour mon compte, je déclare sincèrement à la Chambre que, pour la première fois depuis quinze ans, j’éprouve une certaine crainte pour l’avenir [...] que, pour la première fois peut-être depuis seize ans, l’instinct de l’instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, qui souvent les annonce, qui quelquefois les fait naître, que ce sentiment existe à un degré très grave dans le pays9. »

Tocqueville reproche au gouvernement de ne pas voir ce que chacun peut constater dans sa circonscription et d’imputer le malaise du pays à des causes fortuites et sans lendemain. Or la France souffre d’une « maladie » alarmante : « Je crois que les mœurs publiques, l’esprit public sont dans un état dangereux ; je crois, de plus, que le gouvernement a contribué et contribue de la manière la plus grave à accroître ce péril10. »

Le député de la Manche dénonce les mœurs publiques de « la classe qui gouverne », soumises aux « intérêts particuliers ». Il montre que la majorité des députés ont été élus par des gens qui ne sont motivés que par leur égoïsme, et se demande combien sont ceux qui doivent leur mandat à des électeurs animés par « un sentiment public désintéressé » ou par des « passions politiques ». Il assure que le nombre de ceux qui votent « par suite d’intérêts personnels » est de plus en plus élevé depuis cinq ans. Il déplore la « morale vulgaire » qui finit par se répandre dans l’opinion et qui tolère qu’un député fasse un usage personnel de ses droits politiques, tant est grande la dépravation du pays légal.

« Et si, passant de la vie publique à la vie privée, je considère ce qui s’y passe, si je fais attention à tout ce dont vous avez été témoins, particulièrement depuis un an, à tous ces scandales éclatants, à tous ces crimes, à toutes ces fautes, à tous ces délits, à tous ces vices extraordinaires que chaque circonstance a semblé faire apparaître de toutes parts, que chaque instance judiciaire révèle ; si je fais attention à tout cela, n’ai-je pas lieu d’être effrayé ? N’ai-je pas raison de dire que ce ne sont pas seulement chez nous les mœurs publiques qui s’altèrent, mais que ce sont les mœurs privées qui se dépravent ? »

Tocqueville se défend d’être un moraliste, il parle en politique : si les mœurs publiques s’altèrent, c’est que l’intérêt « a remplacé dans la vie publique les sentiments désintéressés, que l’intérêt fait la loi dans la vie privée ». Les guizotins n’apprécient pas la leçon de Tocqueville ; leurs dénégations ponctuent chacune de ses affirmations. L’orateur les invite à lire comme lui les journaux étrangers. « Messieurs, si le spectacle que nous donnons produit un tel effet vu de loin, aperçu des confins de l’Europe, que pensez-vous qu’il produise, en France même, sur ces classes qui n’ont point de droits, et qui, du sein de l’oisiveté politique à laquelle nos lois les condamnent, nous regardent seuls agir sur le grand théâtre où nous sommes ? Que pensez-vous que produise sur elles un pareil spectacle ? » Faisant explicitement référence aux « classes ouvrières », tranquilles en apparence, mais qui sont travaillées par des passions, non plus seulement politiques, mais sociales : « Ne voyez-vous pas qu’il se répand peu à peu dans leur sein des opinions, des idées, qui ne vont point seulement à renverser telles lois, tel ministère, tel gouvernement même, mais la société, à l’ébranler sur les bases sur lesquelles elle repose aujourd’hui ? » Tocqueville en a la conviction : « Je crois que nous nous endormons sur un volcan » – mot qui déclenche réclamations et mouvements divers, comme on dit au Moniteur universel.

Tocqueville, qui n’a pas participé à la campagne des banquets, termine son intervention sous les applaudissements de la gauche. Dans sa conclusion, il annonce, il prévoit, il prédit un nouveau tremblement de terre politique en Europe :

« Songez, messieurs, à l’ancienne monarchie ; elle était plus forte que vous, plus forte par son origine ; elle s’appuyait mieux que vous sur d’anciens usages, sur de vieilles mœurs, sur d’antiques croyances. Elle était plus forte que vous, et cependant elle est tombée dans la poussière. Et pourquoi est-elle tombée ? Croyez-vous que ce soit par tel accident particulier ? Pensez-vous que ce soit le fait de tel homme, le déficit, le serment du Jeu de paume, Lafayette, Mirabeau ? Non, messieurs ; il y a une cause plus profonde et plus vraie, et cette cause, c’est que la classe qui gouvernait alors était devenue, par son indifférence, par son égoïsme, par ses vices, incapable et indigne de gouverner. (Très bien ! très bien !)

» Voilà la véritable cause.

» Eh ! Messieurs, s’il est juste d’avoir cette préoccupation patriotique dans tous les temps, à quel point n’est-il pas plus juste encore de l’avoir dans le nôtre ? Est-ce que vous ne ressentez pas, par une sorte d’intuition instinctive qui ne peut pas s’analyser, mais qui est certaine, que le sol tremble de nouveau en Europe ? (Mouvement.) Est-ce que vous ne sentez pas... que dirai-je ? un vent de révolutions qui est dans l’air ? Ce vent, on ne sait d’où il naît, d’où il vient, ni, croyez-le bien, qui il enlève : et c’est dans de pareils temps que vous restez calmes en présence de la dégradation des mœurs publiques, car le mot n’est pas trop fort. »

Discours d’une prescience étonnante quand on sait la suite. Sans doute Tocqueville a-t-il forcé sa pensée, ne s’attendant pas lui-même à ce qui va se passer quelques semaines plus tard. Mais son avertissement n’est pas l’expression d’une conviction isolée. L’immobilisme de Guizot est devenu insupportable à beaucoup. Dans la majorité, une quarantaine de députés sont prêts à s’unir à l’opposition de gauche pour le renverser. Ils y mettent une condition, que la gauche fasse renoncer au banquet prévu à Paris le 22 février par ses organisateurs. Tocqueville est chargé lui-même de rédiger l’ordre du jour qui ferait chuter Guizot. Mais Duvergier de Hauranne, animateur de la campagne, n’accepte pas cette renonciation. Qu’importe le décompte des voix à la Chambre : c’est l’interdiction de ce banquet qui déclenche l’insurrection et la révolution de Février.

L’échec final de Guizot ne laisse pas d’étonner. Non que sa politique fût bonne, mais, précisément, parce que son intelligence d’homme d’État, indiscutable, ne lui permit ni de voir venir ni de prévenir le désastre. Les avertissements ne lui manquent pourtant pas. Lui-même, théoricien du pouvoir, a écrit : « C’est dans les masses, dans le peuple lui-même que [le pouvoir] doit puiser sa principale force, ses premiers moyens de gouvernement. » Mais c’était sous la Restauration. Désormais adversaire de la souveraineté du peuple, du suffrage universel, il ne se rend pas compte que la « majorité des capables » qu’il recherche est une infime minorité de privilégiés par l’argent. Son système repose sur la massive exclusion du peuple français, y compris ces « capacités » intellectuelles qu’il redoute quand elles ne sont pas ancrées sur la propriété (seul gage à ses yeux d’esprit politique positif et rationnel). Il n’a pas la mesure de son impopularité croissante. Accusé d’orgueil, de hauteur, de morgue, de mépris, en partie hérités de son éducation austère, Guizot déconcerte même souvent ses propres amis. Ce grand doctrinaire des liens nécessaires du gouvernement avec les gouvernés paraît ignorer l’évolution de la communauté nationale, la naissance de la société industrielle et la suite des maux qu’elle enfante. Sa froideur l’empêche de vibrer aux émotions populaires, de comprendre le succès d’un Lamartine avec son Histoire des Girondins, la signification des espérances et des utopies socialistes. Son loyal attachement l’aveugle sur la responsabilité de Louis-Philippe, de plus en plus vaniteux et autoritaire. Il récuse la formule de Thiers selon qui « le Roi règne mais ne gouverne pas ». Cet aveuglement de Guizot surprend11. On est tenté de le paraphraser : l’intelligence politique n’est pas toujours le corollaire des plus grandes capacités intellectuelles.

Notes

1. Le Moniteur universel, 27 mars 1847.

2. Ibid.

3. P. Rosanvallon, op. cit.

4. J.-M. Pire, Le Volontarisme culturel de Guizot, mémoire de DEA d’histoire, École des hautes études en sciences sociales, 1995.

5. F. Guizot, Mémoires, op. cit., III, p. 69.

6. Ibid., p. 159.

7. L. Theis, « Guizot et les institutions de la mémoire », in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1986, II, p. 569-592.

8. J. Michelet, Journal, op. cit., II, p. 674.

9. A. de Tocqueville, Écrits et Discours politiques, op. cit., II, p. 746.

10. Ibid.

11. A. Jardin, « La chute du régime de Juillet », in Colloque de la Fondation Guizot-Val Richer, op. cit.