4 juin 1848, Victor Hugo élu député à l’Assemblée constituante.
13 mai 1849, Victor Hugo élu député à l’Assemblée législative.
2 décembre 1851, résistance de Victor Hugo au coup d’État.

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Victor Hugo
devient républicain

La révolution de Février n’a pas le don d’enchanter Victor Hugo. Partisan de la monarchie constitutionnelle, il redoute la république. Il fait partie des notables, voire des nantis. Membre de l’Académie française depuis 1841, il a été nommé à la Chambre des pairs en 1845. Sa vie privée, il est vrai, défraie un moment la chronique. Vivant notoirement entre Adèle, son épouse légitime, et sa maîtresse Juliette Drouet, pour laquelle il a loué un rez-de-chaussée rue Saint-Anastase, il reçoit aussi dans son grenier de la place Royale (aujourd’hui place des Vosges), accessible par une porte dérobée, un essaim de créatures, plus ou moins vénales, comédiennes et femmes faciles – une pratique banale, qui ne prête pas à conséquence, jusqu’au jour où le scandale éclate : Hugo est brusquement découvert dans une chambre garnie de la rue Saint-Roch, le 5 juillet 1845, en compagnie de Léonie Biard d’Aunet par un commissaire de police dépêché par le mari trompé. Léonie est arrêtée sur-le-champ et écrouée à la prison Saint-Lazare, où elle reste jusqu’au 10 septembre. Un pair de France pris en flagrant délit d’adultère : la presse se régale, les amis d’Hugo se désolent, le roi conseille au poète de se mettre au vert. Le coupable reste à Paris, mais se claquemure chez Juliette, qui, recluse, ignore tout de l’épisode. L’affaire est finalement étouffée ; Hugo n’a eu le tort que de se faire prendre. Dès le 14 février 1846, il prononce son premier discours à la Chambre des pairs, sur la propriété des œuvres d’art.

Le 19 mars suivant, il se risque sur un terrain autrement politique : la Pologne, qui a connu en février une nouvelle insurrection, suivie d’une répression austro-russe impitoyable. L’Assemblée, mal disposée en raison de cet adultère maladroit, l’écoute d’autant plus froidement que Montalembert vient de plaider la cause de la Pologne et que Guizot réaffirme la neutralité française. Les paroles d’Hugo annoncent pourtant ses qualités de futur grand tribun : « Messieurs, la nationalité polonaise était glorieuse ; elle eût dû être respectée. Que la France avertisse les princes, qu’elle mette un terme et qu’elle fasse obstacle aux barbaries. Quand la France parle, le monde écoute ; quand la France conseille, il se fait un travail mystérieux dans les esprits, et les idées de droit et de liberté, d’humanité et de raison, germent chez tous les peuples1. »

L’attention d’Hugo aux aspirations nationales en Europe, qui n’a rien de fortuite, ne se relâchera plus. Le 13 janvier 1848, il prononce un autre discours, en faveur de l’Italie cette fois, amorcé par un éloge de Pie IX, élu pape en 1846 et qui passe pour libéral – « un événement immense » selon l’orateur, qui, tout en se méprenant sur les intentions du nouveau pontife, provoque l’indignation de ses collègues : « Oui, messieurs, je suis de ceux qui tressaillent en songeant que Rome, cette vieille et féconde Rome, cette métropole de l’unité, après avoir enfanté l’unité de la foi, l’unité du dogme, l’unité de la chrétienté, entre en travail encore une fois, et va enfanter peut-être, aux acclamations du monde, l’unité de l’Italie2. »

Si ces propos ne reflètent en rien l’opinion majoritaire, ils sont tenus par un homme considérable, bien en cour, ami des princes et du roi, académicien, vedette des dîners parisiens, amphitryon du Tout-Paris, et qui, en politique, reste à cent coudées derrière son ami Lamartine. Il ne se fait pas d’illusions sur le gouvernement. Ne dit-il pas à Charles Dupin, en juin 1847 : « M. Guizot est personnellement incorruptible et il gouverne par la corruption. Il me fait l’effet d’une femme honnête qui tiendrait un bordel3. » Son esprit critique, au demeurant, a des limites. Il écrit. Il s’est mis à un nouveau roman, Les Misères (qui deviendront Les Misérables). Entre ses livres, ses femmes, ses interventions à la Chambre, il serait un homme parfaitement heureux, n’était la mort qui rôde, qui lui a arraché sa fille Léopoldine, qui prend à Juliette sa fille Claire...

Quand la révolution de Février éclate, il soutient la régence d’Hélène d’Orléans. Tandis que celle-ci et son fils gagnent la Chambre des députés, Hugo, dans son quartier, place Royale, noire de monde, accompagné du maire de l’arrondissement, Ernest Moreau, n’a rien tant à cœur que d’annoncer la régence du balcon de la mairie, sans susciter l’enthousiasme dans l’assistance. De là, il file vers la place de la Bastille, croisant des manifestants et des insurgés en armes, escalade le soubassement de la colonne de Juillet, s’adresse à la foule : le roi abdique ! la Régence va être proclamée ! Mais la masse gronde : « Pas de Régence ! » Un homme en blouse, ajustant son fusil en direction d’Hugo, lui crie : « Silence au pair de France ! À bas le pair de France ! » Hugo élève la voix : « Oui, je suis pair de France et je parle comme pair de France. J’ai juré fidélité, non à une personne royale, mais à la monarchie constitutionnelle. Tant qu’un autre gouvernement ne sera pas établi, c’est mon devoir d’être fidèle à celui-là. Et j’ai toujours pensé que le peuple n’aimait pas que l’on manquât, quel qu’il fût, à son devoir4. »

Hugo doit se résigner à la République. Il rejoint Lamartine, qui lui offre d’abord un fauteuil de maire du IXe arrondissement à titre provisoire, puis le ministère de l’Instruction publique. Il refuse. Il n’est pas encore au diapason du mouvement révolutionnaire, fût-ce pour le retenir au bord de l’abîme comme Lamartine. Pourtant, certaines des premières mesures du Gouvernement provisoire obtiennent sa pleine adhésion, notamment l’abolition de la peine de mort en matière politique – « un fait sublime » dit-il, le 27 février, à Lamartine, lequel, du reste, vient de faire entrer son fils, Charles Hugo, dans son cabinet. Le 2 mars, inaugurant un arbre de la liberté place Royale, redevenue place des Vosges, Hugo finit son discours par un « Vive la république universelle ! ». Son parti est pris : malgré les préventions qu’il garde encore envers le nouveau régime qui s’installe, il sera candidat à l’Assemblée constituante.

Le 29 mars, dans une Lettre aux électeurs, il déclare : « Mon nom et mes travaux ne sont peut-être pas absolument inconnus de mes concitoyens. Si mes concitoyens jugent à propos, dans leur liberté et dans leur souveraineté, de m’appeler à siéger, comme leur représentant, dans l’assemblée qui va tenir en ses mains les destinées de la France et de l’Europe, j’accepterai avec recueillement cet austère mandat. Je le remplirai avec tout ce que j’ai en moi de dévouement, de désintéressement et de courage5. »

Hugo échoue devant le suffrage universel. Les élections complémentaires du 4 juin lui offrant une autre chance, il persévère, rédige une nouvelle profession de foi, Victor Hugo à ses concitoyens, où il se proclame le partisan d’une république contre une autre. À la république du drapeau rouge, il oppose « la sainte communion de tous les Français » ; à la terreur, la civilisation. Il explique encore qu’après la journée du 15 mai il se sent tenu d’être candidat. Il est élu et devient membre de l’Assemblée constituante, contrairement à son ami Alexandre Dumas, de nouveau battu, cette fois dans l’Yonne. D’emblée, il doit prendre parti sur une des questions les plus graves, celle des ateliers nationaux ouvert aux chômeurs par la révolution de Février. Hostile à une institution qui « corrompt l’ouvrier parisien », Hugo se prononce pour la suppression des ateliers nationaux – ou, comme il le lit sur un mur de Paris, des « rateliers nationaux » –, le 21 juin 1848. Mais l’insurrection qui y répond le pousse à chercher des accommodements, touche en lui sa fibre humanitaire. Le 26, les combats achevés, il écrit à Juliette : « J’ai usé mon mandat depuis trois jours pour concilier des cœurs et arrêter l’effusion de sang. J’ai un peu réussi. Je suis exténué de fatigue. [...] Enfin cette affreuse guerre de frères à frères est finie ! Je suis quant à moi sain et sauf, mais que de désastres ! Jamais je n’oublierai ce que j’ai vu de terrible depuis quarante heures. » La compassion de Victor Hugo pour les insurgés, qu’il a combattus, rien ne l’illustre mieux que la narration qu’il en fera dans Les Misérables : « Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le démos. Ce sont des journées lugubres ; car il y a toujours une certaine quantité de droit même dans cette démence, il y a du suicide dans ce duel ; ces mots, qui veulent être des injures, gueux, canaille, ochlocratie, populace, constatent, hélas ! plutôt la faute de ceux qui règnent que la faute de ceux qui souffrent ; plutôt la faute des privilégiés que la faute des déshérités. » Les journées de Juin accélèrent la mue politique d’Hugo.

Leur appartement ayant été incendié pendant l’insurrection, les Hugo s’installent provisoirement rue de l’Isly, au début de juillet, juste avant qu’on apprenne la mort de Chateaubriand, depuis cinq mois paralysé. Hugo assiste aux obsèques en l’église des Missions étrangères rue du Bac, qui précèdent son enterrement à Saint-Malo : « L’église des Missions, étroite, petite, laide, tendue de noir à mi-mur [...] C’était trop ou trop peu. J’eusse voulu pour M. de Chateaubriand des funérailles royales... » C’est le moment où, à la suite des journées de Juin, le gouvernement Cavaignac interdit 11 journaux, arrête des journalistes (comme Émile de Girardin, tenu au secret dix jours durant) et limite la liberté de la presse en rétablissant la caution (« Silence aux pauvres ! »). Le 1er août, Hugo est à la tribune : « Je demande à l’honorable général Cavaignac de vouloir bien nous dire s’il entend que les journaux interdits peuvent reparaître immédiatement sous l’empire des lois existantes, ou s’ils doivent, en attendant une législation nouvelle, rester dans l’état où ils sont, ni vivants ni morts, non pas seulement entravés par l’état de siège, mais confisqués par la dictature. » Cavaignac ne répond pas ; l’Assemblée passe à l’ordre du jour.

La veille, le 31 juillet 1848, un nouveau journal est lancé, L’Événement. Hugo affirmera toujours qu’il n’a rien à y voir, mais ses deux fils, Charles et François-Victor, sont dans la direction du quotidien, et sa devise est une phrase d’Hugo : « Haine vigoureuse de l’anarchie ; tendre et profond amour du peuple. » Parmi ses journalistes, on note le nom de Thérèse de Blaru, pseudonyme de Léonie d’Aunet, maîtresse d’Hugo. Pour celui-ci, ce journal est un appui d’autant plus important qu’il s’implique chaque jour davantage dans les débats de l’Assemblée, votant plus fréquemment avec la gauche qu’avec ses amis de la « rue de Poitiers » – le quartier général de la droite. Ainsi, le 25 août, alors que la Chambre requiert des poursuites contre Louis Blanc et Marc Caussidière, au sujet de la journée du 15 mai, Hugo est de la minorité hostile à cette décision. À plusieurs reprises, il mêle sa voix à celles qui réclament la levée de l’état de siège et bataillent pour la liberté de la presse.

Quand vient enfin en discussion le projet de Constitution, Hugo redouble de vigilance. Le 7 septembre, il exige avec la gauche une référence explicite à la Déclaration des droits de l’homme dans le préambule de la Constitution. Le 15, concernant l’abolition de la peine de mort en matière politique, un amendement est proposé en faveur de l’abolition tout court ; Hugo le défend à la tribune : « Je vote l’abolition pure, simple et définitive de la peine de mort. » En vain. Siégeant toujours à droite, votant souvent à gauche, Victor Hugo occupe une situation à part à l’Assemblée. Il se démarque des « républicains de la veille » par son hostilité à une assemblée unique, dont le principe est voté. Contre les « républicains du lendemain », il reprend son combat pour la liberté de la presse et la fin de l’état de siège : « J’ai voté l’autre jour, s’écrie-t-il le 11 octobre, contre la peine de mort ; je vote aujourd’hui pour la liberté. Pourquoi ? C’est que je ne veux pas revoir 93 ! c’est qu’en 93 il y avait l’échafaud, et il n’y avait pas la liberté. J’ai toujours été, sous tous les régimes, pour la liberté, contre la compression. Pourquoi ? C’est que la liberté réglée par la loi produit l’ordre, et que la compression produit l’explosion. Voilà pourquoi je ne veux pas de la compression et je veux de la liberté6. » L’état de siège sera levé le lendemain, 12 octobre 1848.

Au chapitre domestique, les Hugo s’installent, le 15 octobre, rue de La Tour-d’Auvergne. Peu de temps après, toujours à Montmartre, Juliette emménage dans la cité Rodier. Dans le cadre politique, alors qu’on passe, le 4 novembre, au vote de la Constitution, Hugo refuse sa voix au projet, voté par une majorité de droite. Dans le travail de commission, Tocqueville a joué un rôle central. Il a su convaincre ses collègues de renoncer au droit au travail, proclamé en février : c’eût été à ses yeux décréter le socialisme, et le socialisme, c’est le contraire de la propriété privée, le contraire de la liberté individuelle. Le préambule du texte constitutionnel se contente d’affirmer (article 8) que la République doit « par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans la limite de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler ». En revanche, Tocqueville n’est pas suivi en préconisant le bicamérisme. C’est une des raisons pour lesquelles, en bon libéral soucieux de l’équilibre des pouvoirs, il est partisan de l’élection du président de la République au suffrage universel. L’appui apporté par Lamartine à cette thèse emporte finalement l’adhésion, contre les vœux de la gauche. Hugo explique son vote négatif dans une lettre insérée dans Le Moniteur du 5 novembre : « L’institution d’une assemblée unique me paraît si périlleuse pour la tranquillité et la prospérité du pays que je n’ai pas cru pouvoir voter une Constitution où ce germe de calamité est déposé. Je souhaite profondément que l’avenir me donne tort. »

L’élection présidentielle est prévue pour le 10 décembre. Hugo n’est manifestement pas hostile au candidat Louis Bonaparte. Le 19 novembre, il se rend à une réception donnée par Barrot, où il retrouve Tocqueville, Rémusat, mais aussi Bonaparte : « Louis Bonaparte est distingué, froid, doux, intelligent avec une certaine mesure de déférence et de dignité, l’air allemand, des moustaches noires, nulle ressemblance avec l’empereur7. » Rien de malveillant dans ce portrait. À l’inverse, quand, le 25 novembre, l’Assemblée vote un ordre du jour de félicitations au général Cavaignac, qui a « bien mérité de la patrie », par 503 voix contre 34, il est des 34. « Je juge Cavaignac et le pays me juge. Je veux le jour sur mes actions, et mes votes sont des actions. » Le 7 décembre, L’Événement récuse le candidat Cavaignac : « Si le général Cavaignac était nommé président de la République, il faudrait arracher du panthéon Voltaire et Rousseau pour y mettre Alibaud et Fieschi, et changer l’inscription du fronton en celle-ci : Aux assassins, la patrie reconnaissante. » Quelques jours auparavant, L’Événement a publié le manifeste électoral de Louis Bonaparte, candidat du peuple, que le journal fait sien. Hugo a beau se défendre d’avoir partie liée au journal de ses fils, il s’est avéré que c’est aussi son choix, bien qu’il ne le manifeste pas publiquement. Tocqueville, lui, vote le 10 décembre pour Cavaignac.

La proclamation de Louis Bonaparte comme président de la République – il l’a emporté sur Cavaignac par 5 400 000 voix contre 1 450 000 – a lieu à l’Assemblée le 20 décembre 1848. Une cérémonie sans éclat. Odilon Barrot est chargé de composer le ministère. Ses choix déçoivent L’Événement. Est-ce parce que Victor Hugo n’est pas ministre ? Lui-même écrit avec un rien de solennité : « Je suis, je veux être et rester l’homme de la vérité, l’homme du peuple, l’homme de ma conscience. Je ne brigue pas le pouvoir, je ne cherche pas les applaudissements. Je n’ai ni l’ambition d’être ministre, ni l’ambition d’être tribun. » Il accepte, en tout cas, l’invitation au premier dîner donné par le président de la République à l’Élysée, qui essuie les plâtres, cherche son style. Pris à part par Louis Bonaparte après le repas, il se fait volontiers le conseiller du prince : l’empereur avait fait un grand gouvernement par la guerre, il devait, lui, « faire un grand gouvernement par la paix ». Comment ? « Par toutes les grandeurs des arts, des lettres, des sciences, par les victoires de l’industrie et du progrès. » Ces banalités dites, Victor Hugo conseille au président de respecter la liberté de la presse, tout en soutenant à côté « une presse d’État ».

Les élections législatives ont lieu le 13 mai 1849. Trois grandes forces se partagent les sièges : les « Burgraves » de la rue de Poitiers – le parti de l’ordre – se taillent la part du lion, obtenant les deux tiers des sièges ; les Modérés (la réunion de Port-Royal) font les frais du désabusement des électeurs : il y a 40 % d’abstentions, et l’ancienne majorité à la Constituante arrache moins de 80 sièges sur 713 élus ; enfin, la gauche, les démocrates-socialistes (« démocs-socs ») tirent leur épingle du jeu, en obtenant 180 sièges (Ledru-Rollin en est) : le « péril rouge » pointe de nouveau, et Tocqueville observe que les conservateurs, malgré leur victoire, sont « abattus ». Victor Hugo, lui, a participé au comité électoral des Burgraves, aux côtés de Montalembert, Falloux, Bugeaud, Molé, Berryer, Thiers. Selon lui, « l’isolement n’est pas possible en temps d’élections, pas plus que la solitude au milieu d’un champ de bataille8 ». Il n’est pas bien sûr de retrouver un siège, n’étant pas assez à gauche pour la gauche, pas de droite vraiment pour la droite. Il est néanmoins élu 10e à Paris, avec 117 069 voix.

La rupture avec la droite ne tardera pas. Tandis que son ami Sainte-Beuve a enfin trouvé un îlot de calme où il peut respirer loin des fureurs de Paris – en l’occurrence, ce n’est ni en Angleterre ni en Écosse, mais à Liège, où il donne son cours sur Chateaubriand –, Hugo député ne désarme pas. Il regrette l’échec de Lamartine : « Lamartine, écrit-il à Lacretelle, a fait des fautes grandes comme lui, et ce n’est pas peu dire, mais il a foulé aux pieds le drapeau rouge, il a aboli la peine de mort, il a été quinze jours l’homme lumineux d’une révolution sombre, aujourd’hui nous passons des hommes lumineux aux hommes flamboyants, de Lamartine à Ledru-Rollin, en attendant que nous allions de Ledru-Rollin à Blanqui. »

Le républicanisme bien tempéré d’Hugo va laisser place à un refus de plus en plus déterminé des mesures réactionnaires décidées par la droite. L’occasion de cette rupture se présente en deux temps, deux discours qui déchaînent la majorité de la Chambre contre lui, l’un, le 9 juillet 1849, sur la misère, et un autre, le 19 octobre, sur la question romaine. À la suite d’une proposition déposée par une commission destinée à examiner les « lois relatives à la prévoyance et à l’assistance publique », la discussion est ouverte par Victor Hugo. Celui-ci dénonce ceux pour qui « il n’y a rien à faire » que ce qui a déjà été fait par tous les gouvernements. Ne citant aucun nom, il soulève les protestations indignées de la droite et du centre. À nouveau, lorsqu’il affirme : « Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère », une tempête de dénégations violentes agite la droite. Socialiste, Hugo ? Non. Il dit clairement vouloir « étouffer les chimères d’un certain socialisme sous les réalités de l’évangile ». Il s’explique : « Il y a au fond du socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps et de tous les temps... » Il faut donc tirer du socialisme ce qu’il a de vrai, pour lui ôter ce qu’il a de dangereux. Et d’insister : « Détruire la misère ! oui, cela est possible. »

Chahuté, contesté, hué, pour ses propos qui fleurent la révolution, Hugo affronte, quelques semaines plus tard, les attaques renouvelées de la droite écumante, lorsqu’il intervient sur la question romaine. Pie IX avait tenté d’organiser en 1848 un régime constitutionnel, mais il a dû s’enfuir à Gaète, dans le royaume de Naples, alors que le mouvement national italien entraîné par Mazzini a installé une République romaine. Le pape appelle, en février 1849, les puissances catholiques à lui venir en aide. La République française envoie à Civitavecchia, en avril, aux fins d’une médiation entre le pape et ses sujets insurgés, trois brigades commandées par le général Oudinot, avec pour mission de rétablir le pape tout en exigeant de lui les réformes nécessaires. Oudinot marche sur Rome le 29 avril, mais doit battre en retraite devant la résistance imprévue des Romains. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, qui n’est autre que Tocqueville, voudrait favoriser un régime constitutionnel à Rome, concilier la liberté moderne et l’Église. Cependant, la gauche montagnarde lance à Paris une manifestation le 13 juin en faveur du mouvement national italien. La droite crie à l’insurrection. L’état de siège est proclamé, des journaux républicains sont saisis. Victor Hugo proteste. Le 1er juillet, Rome est prise par Oudinot, et le pape restauré dans sa Ville. Sourd aux conseils de modération libérale prodigués par Paris, Pie IX rétablit par un Motu proprio du 12 septembre son pouvoir absolu, à la grande déception de Tocqueville. Celui-ci présente à la Législative, le 18 octobre, un compte rendu de la question romaine, dont les termes contribueront à son remplacement aux Affaires étrangères le 31 octobre suivant. Victor Hugo, lui, peut intervenir plus librement le 19 octobre. Il demande en substance à la papauté qu’elle accepte « ce double drapeau cher à l’Italie : Sécularisation et nationalité ». Il faut que le pape en finisse avec l’esprit clérical et qu’il comprenne l’aspiration à l’unité italienne. Le discours d’Hugo est interrompu sans arrêt : frémissements, chuchotements, interruptions, protestations, violent tumulte à droite, longs applaudissements à gauche. Hugo termine : « Ce qui n’est pas possible, c’est que cette France ait engagé une des choses les plus grandes et les plus sacrées qu’il y ait dans le monde, son drapeau ; c’est qu’elle ait engagé ce qui n’est pas moins grand ni moins sacré, sa responsabilité morale devant les nations ; c’est qu’elle ait prodigué son argent, l’argent du peuple qui souffre ; c’est qu’elle ait versé, je le répète, le glorieux sang de ses soldats ; c’est qu’elle ait fait tout cela pour rien !... Je me trompe, pour de la honte ! Voilà ce qui n’est pas possible. » La fin du discours est accueillie par une « explosion de bravos et d’applaudissements » sur de nombreuses travées ; l’orateur, descendu de la tribune, reçoit « les félicitations d’une foule de représentants », parmi lesquels on remarque Cavaignac lui-même9. La République avait envoyé une expédition à Rome pour maintenir la liberté ; elle avait rétabli le Saint-Office !

Hugo s’est brouillé définitivement avec la Rue de Poitiers. Du moins pouvait-il espérer l’appui de l’Élysée. Il n’en est rien ; Odilon Barrot, chef du gouvernement, ne soutient nullement Hugo : sur l’affaire italienne, à cette date, le prince-président a jugé plus opportun de se taire. La droite, elle, réplique, par la voix de Montalembert. Le 20 octobre, Hugo lui répond : « Il fut un temps, que M. de Montalembert me permette de le lui dire avec un profond regret pour lui-même, il fut un temps où il employait mieux son beau talent. Il défendait la Pologne comme je défends l’Italie. J’étais avec lui alors ; il est contre moi aujourd’hui. Cela tient à une raison bien simple, c’est qu’il a passé du côté de ceux qui oppriment, et que, moi, je reste du côté de ceux qui sont opprimés. » La vérité est que, dans les deux cas, Montalembert avait défendu la cause du catholicisme.

Hugo continue ; les revers ne le découragent pas. Lamartine étant réélu lors d’une complémentaire, ensemble ils luttent dans presque tous les débats au coude à coude, notamment lors de la discussion de la loi Falloux. Le projet, présenté par le comte de Falloux, ministre de l’Instruction publique, a trait à l’école. L’enjeu est considérable. Pour les républicains convaincus, c’est par l’école que se fera l’apprentissage du suffrage universel ; c’est par l’école qu’on fera des citoyens libres. Mais, après juin 1848, Hippolyte Carnot, ministre convaincu de l’Instruction publique (il avait demandé au philosophe Charles Renouvier de rédiger un Manuel républicain), a été renvoyé, trop suspect de socialisme. La droite au pouvoir s’occupe à son tour de l’école, dans le dessein – même chez les plus voltairiens des conservateurs – de redonner force à l’Église catholique dans l’éducation du peuple. Thiers, représentant d’une bourgeoisie anticléricale ralliée à une politique d’entente avec l’Église, garante de l’ordre social, préside la commission de l’Assemblée chargée du projet ; il bénéficie de l’appui des catholiques libéraux comme Montalembert, favorables à la liberté de l’enseignement, et d’un certain nombre de légitimistes, dont le comte de Falloux, qui va donner son nom à la loi. Celle-ci, proclamant la liberté de l’enseignement (tout le monde peut ouvrir une école primaire à condition d’avoir le brevet ; une école secondaire, moyennant le baccalauréat), donne maint avantage au clergé ; en particulier, une commune qui adopte une école « libre » est dispensée d’avoir une école communale. L’ensemble des catholiques se montre satisfait, malgré une minorité d’intransigeants, menée par Louis Veuillot dans L’Univers, nostalgiques d’un monopole de l’enseignement pour l’Église.

La discussion est ouverte le 14 janvier. Hugo intervient. « L’instruction primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant », s’exclame-t-il. La phrase fait sensation. Il n’est pas hostile à la liberté de l’enseignement, c’est-à-dire à la possibilité pour n’importe qui d’ouvrir une école, à la condition que l’on mette en place « l’enseignement gratuit de l’État pour contrepoids ». C’est l’idéal, dit Hugo, mais en réalité difficile à atteindre, à cause du financement nécessaire. Pour l’heure, Hugo demande donc que la liberté de l’enseignement soit « sous la surveillance de l’État », et précise : d’un État laïque. Donc, dans le Conseil supérieur de surveillance, les évêques et leurs représentants n’ont rien à faire ; il veut « cette antique et salutaire séparation de l’Église et de l’État ». Et Hugo de se prononcer contre le projet de loi, parce que cette loi est « une arme », ajoutant : « Une arme n’est rien par elle-même, elle n’existe que par la main qui la saisit. Or quelle est la main qui se saisira de cette loi ? Là est toute la question. Messieurs, c’est la main du parti clérical. » La droite proteste, longuement. Est-ce à dire qu’Hugo est hostile à l’enseignement religieux ? Non, « plus nécessaire que jamais », cet enseignement, dit-il. Il va plus loin dans ses concessions à la droite, affirmant : « Combien s’amoindrissent nos misères finies quand il s’y mêle une espérance infinie ! » S’ensuit une profession de foi de l’orateur : « Dieu se retrouve à la fin de tout. » Accordons tout à Dieu, mais rien au parti clérical, « maladie de l’Église ». « Ne mêlez pas l’Église à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions. Ne l’appelez pas votre mère pour en faire votre servante. » Tout le discours de Victor Hugo, exaltant la grandeur chrétienne à travers les figures de Vincent de Paul et de Mgr Affre mais fustigeant l’Inquisition, l’Index, l’obscurantisme, s’imposera comme un des manifestes les plus éloquents de l’esprit républicain. C’est désormais du côté gauche de l’Assemblée que lui viennent les bravos ; le pas est franchi, Hugo ne changera plus de camp. La droite l’interpelle avec une extrême violence : Tumulte inexprimable, note Le Moniteur universel.

La loi Falloux est votée le 15 mars 1850, par 399 voix contre 237. Loin de se décourager, Hugo continue le combat face au parti de l’ordre majoritaire. Petite compensation parallèle : à l’Académie, Hugo, avec ses alliés, dont Vigny et Lamartine, réussit à faire échouer – momentanément – Montalembert. Il remonte à la tribune de l’Assemblée le 5 avril, dans la discussion qui touche au remplacement de la peine de mort en matière politique par la déportation, la « guillotine sèche » dira-t-on. Deux formes envisagées : la déportation simple dans une île du Pacifique ; la déportation aggravée de détention en forteresse dans une des îles Marquises. Un long discours, ardent, frémissant, traversé d’éclairs, brusquement menaçant : « Vous ne savez pas vous-mêmes ce qu’à un jour donné, ce que, dans des circonstances possibles, votre propre loi fera de vous. » Agitation inexprimable, note Le Moniteur universel.

Sans exception, Hugo s’oppose à toutes les grandes lois réactionnaires votées en 1850. Le combat suivant sera pour défendre le suffrage universel, dans lequel la droite au pouvoir voit une menace. Dans les circonscriptions urbaines à forte présence populaire, les élections partielles continuent à favoriser les candidats de gauche. En avril, une de ces élections complémentaires, dans la capitale, envoie au Palais-Bourbon Eugène Sue, l’auteur des Mystères de Paris, converti au socialisme. Ce sont les quartiers populaires qui l’ont élu, et cette élection plonge les conservateurs dans l’épouvante. La Bourse chute ; des députés parlent de transférer l’Assemblée à Bourges ou à Tours. La majorité de droite imagine alors une astuce pour restreindre le suffrage universel. Sur une proposition de Thiers, le projet édicte que pour être électeur il faudra avoir désormais 3 ans de domiciliation dans le même canton : un moyen efficace d’exclure une bonne partie des ouvriers, contraints au nomadisme par le marché de l’emploi. De fait, la loi votée fait passer le nombre des électeurs de 9 600 000 à 6 800 000. « Dites-leur qu’ils sont insensés », écrit Alexandre Dumas à Victor Hugo. Le 21 mai, il tente de montrer sous les interruptions systématiques provenant des rangs de droite, à cette même droite, que le suffrage universel est le garant de l’ordre social, parce que le suffrage universel « c’est la volonté nationale légalement manifestée », la meilleure légitimation de l’État, face aux tentatives de révolutions et de réactions : le suffrage universel, c’est la paix publique. Le surlendemain, Lamartine, parlant d’une même voix, est pareillement hué.

Le 22 mai, en l’absence de Victor Hugo, Montalembert l’a une nouvelle fois provoqué : « S’il était ici, je lui rappellerais toutes les causes qu’il a flattées, toutes les causes qu’il a reniées. » Hugo, à son banc le lendemain, demande la parole « pour un fait personnel ». Il défie ses contestataires, à commencer par Montalembert, de le mettre en contradiction avec lui-même. Certes, il fut royaliste dans son adolescence, mais, depuis 1827, il a choisi le camp de la liberté sans faillir : « Messieurs, je dirai à l’honorable M. de Montalembert : Dites donc quelles sont les causes que j’ai reniées ; et, quant à vous, je ne dirai pas les causes que vous avez flattées et que vous avez reniées, parce que je ne me sers pas légèrement de ces mots-là. Mais je vous dirai quels sont les drapeaux que vous avez, tristement pour vous, abandonnés. Il y en a deux : le drapeau de la Pologne et le drapeau de la liberté. » Les mots claquent, la gauche applaudit. En lion blessé, Hugo parle de sa fatigue, de sa voix altérée, à force de parler malgré les interruptions, mais la parole s’enfle : « Quand il ne s’agira que de luttes personnelles, quand il ne s’agira que de vous et de moi, oui, monsieur de Montalembert, je pourrai vous laisser la satisfaction de me foudroyer à votre aise, moi absent, et je me reposerai pendant ce temps-là. Oui, je pourrai n’être pas présent ! Mais attaquez, par votre politique, vous et le parti clérical, attaquez les nationalités opprimées, la Hongrie suppliciée, l’Italie garrottée, Rome crucifiée ; attaquez le génie de la France par votre loi d’enseignement ; attaquez le progrès humain par votre loi de déportation ; attaquez la souveraineté du peuple, attaquez la démocratie, attaquez la liberté, et vous verrez, ces jours-là, si je suis absent ! » La conclusion déclenche une explosion de bravos ; à gauche, les députés, debout, l’ovationnent ; Hugo est entouré, félicité... Il vient de résumer tous les combats qu’il a livrés depuis sa dernière élection. Lui, l’ancien pair de France, l’auteur à succès, l’académicien, n’a plus rien tant à cœur que d’exprimer la conscience républicaine dans une des Assemblées les plus rétrogrades que la France ait connues.

Ce n’est pas fini. Un projet de loi sur la presse est présenté par la droite, pour couronner l’œuvre de réaction. Il s’agit de rétablir le cautionnement, d’imposer (comme avant la révolution de Février) le timbre aux journaux, ce qui revient à réduire l’ensemble des tirages des quatre cinquièmes. Le cri de Lamennais est plus que jamais d’actualité : Silence aux pauvres ! Hugo se charge de le faire retentir, à la tribune de l’Assemblée, le 9 juillet 1850. Nouvelle passe d’armes avec Montalembert, qu’Hugo appelle « l’orateur clérical ». Les interruptions se multiplient, les répliques fusent, le président s’essouffle à rétablir le silence. Hugo ne peut plus parler sans provoquer les mouvements prolongés de la droite et les longs applaudissements de la gauche. Il foudroie le parti clérical, le « parti jésuite », « ce parti d’absolutisme, d’immobilité, d’imbécillité, de silence, de ténèbres, d’abrutissement monacal ». L’invective, Hugo la manie comme pas un : « Le parti jésuite ne peut plus être parmi nous qu’un objet d’étonnement, un accident, un phénomène, une curiosité (rires), un miracle, si c’est là le mot qui lui plaît (rires universels), quelque chose d’étrange et de hideux comme une orfraie qui volerait en plein midi (vive sensation), rien de plus. Il fait horreur, soit ; mais il ne fait pas peur ! Qu’il sache cela, et qu’il soit modeste ! Non, il ne fait pas peur ! Non, nous ne le craignons pas ! Non, le parti jésuite n’égorgera pas la liberté, il fait trop grand jour pour cela. (Longs applaudissements)10. »

La dernière illusion sur les aptitudes de l’Église à la liberté s’est évanouie depuis la bénédiction des arbres du même nom. Le cléricalisme l’a emporté. La gauche et Hugo se présentent encore comme des croyants, parlent volontiers de Jésus et de Dieu, mais ils ont rompu avec l’Église, appelée à devenir jusqu’à la fin du siècle et au-delà un pilier de l’ordre social. Les discours de Victor Hugo, au long de l’année 1850, sont à lire aussi comme les actes successifs d’un divorce : la République des républicains sera anticléricale ou ne sera pas.

Bien qu’accaparé par la vie politique, Hugo reste sensible à son univers amical. Le 18 août 1850, il se rend avenue Fortunée, au domicile de Balzac qui agonise. Le 21, il assiste à ses funérailles, en tête du cortège avec Alexandre Dumas, et prononce l’éloge funèbre : « M. de Balzac était un des premiers parmi les plus grands, un des plus hauts parmi les meilleurs... »

L’année 1851 sera celle de toutes les défaites : Montalembert élu à l’Académie, le cours de Michelet au Collège de France de nouveau suspendu en mars, le succès des vagues de pétitions lancées par les meneurs du parti bonapartiste pour la révision constitutionnelle, afin de permettre à Louis Napoléon de se maintenir à l’Élysée... Hugo se bat contre la révision constitutionnelle. Dans son grand discours du 17 juillet, il se montre implacable envers le président de la République : « Parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! » Cette fois, il est du camp victorieux : les révisionnistes comptent 446 voix contre 278, mais ratent la majorité des trois quarts des voix exigés par la Constitution. L’intervention d’Hugo a duré trois heures, tant elle a été interrompue, hachée, par les contestations et les applaudissements alternés. On y trouve sa profession de foi républicaine, sa double condamnation du paupérisme et du monarchisme, son espérance dans les futurs « États-Unis d’Europe ». Cette fois, Lamartine a pris un autre parti : il est favorable à la rééligibilité du président, à condition que le suffrage universel soit pleinement rétabli. Quand, en novembre, Louis Napoléon Bonaparte réclamera à l’Assemblée l’abrogation de la loi du 31 mai, Lamartine l’approuvera sans hésiter.

Dans le même temps, Hugo traverse une crise dans ses affaires privées. Léonie d’Aunet entreprend de séparer Victor de Juliette et, à cet effet, envoie à la fin de juin à celle-ci les lettres qu’Hugo lui a adressées. Juliette, qui ne se doutait de rien, naïve et recluse qu’elle est, noyée dans le chagrin, exige de son « Toto » (ainsi qu’elle l’appelle) qu’il choisisse. Cette lutte entre les deux femmes mine Hugo, incapable précisément d’abandonner l’une pour l’autre. Il y a chez lui une mentalité de sultan : qu’est-il besoin de choisir ? N’est-il pas capable de les rendre toutes heureuses ? Hugo doit aussi défendre ses fils. Le 11 juin 1851, Charles est jugé pour délit de presse devant la cour d’assises ; l’écrivain assume lui-même sa défense, mais ne peut empêcher la condamnation à 6 mois de prison. Le 15 septembre, c’est le tour de François-Victor, condamné à 9 mois de prison. Le 18, L’Événement, suspendu pour un mois, fait paraître son dernier numéro.

Le prince-président a échoué dans sa démarche légale de révision constitutionnelle ; il ne lui reste que la solution du coup d’État, à perpétrer avant la fin de son mandat. Le matin du 2 décembre, anniversaire du sacre de Napoléon et de la victoire d’Austerlitz, Hugo apprend que, dans la nuit, l’armée, conduite par le ministre de la Guerre Saint-Arnaud, a procédé à l’arrestation des principaux adversaires du prince-président : Thiers et les généraux Lamoricière, Cavaignac, Changarnier, Bedeau ; que le Palais-Bourbon a été occupé ; que des affiches ont été apposées, par les soins du ministre Morny, demi-frère du président, annonçant la dissolution de l’Assemblée et le rétablissement du suffrage universel... Hugo veut appeler à la résistance. Il se démène pendant trois jours, court les rues pour appeler au peuple, fait imprimer des affiches, se concerte avec les députés de gauche et de droite qui n’acceptent pas le fait accompli. Mais il doit se rendre à l’évidence : le peuple de Paris ne se soulèvera pas ; il se réjouit plutôt de voir arrêter les Cavaignac et les Thiers ; il n’a pas oublié la répression de Juin, les lois réactionnaires qui ont suivi, les atteintes au suffrage universel... Les députés restés libres, réunis à la mairie du Xe arrondissement, votent la déchéance de Louis Napoléon Bonaparte. Peine perdue, ils sont arrêtés à leur tour. La gauche veut résister par la force. Le 3, des barricades barrent des rues de Paris ; le député Baudin se fait tuer sur l’une d’elles. Il restera la figure symbolique de la résistance républicaine au coup d’État ; peu d’ouvriers y ont participé. Le 4, une fusillade se produit sur les boulevards : une centaine de victimes endeuillent d’emblée le régime bonapartiste qui s’installe. En province, la résistance se prolonge, notamment dans le Sud-Est. Lamartine, retenu loin de Paris par une crise de rhumatisme, rédige une condamnation du coup d’État – mais qui ne pourra être publiée. Hugo doit se cacher pour éviter l’arrestation. Muni d’un passeport au nom de Lanvin, il arrive le 12 décembre à Bruxelles. Juliette Drouet part le rejoindre le lendemain, accompagnée d’une malle où elle a pu entasser les manuscrits de l’écrivain. Le 14, Victor Hugo se met au récit du coup d’État, qui s’appellera Histoire d’un crime. L’exil commence ; il durera jusqu’au début de septembre 1870, au lendemain de la défaite de l’armée impériale à Sedan. Pendant près d’une vingtaine d’années, Hugo appellera sur l’usurpateur (Napoléon le Petit) la foudre des Châtiments. Refusant l’amnistie de 1859, l’auteur des Misérables (1862) s’affirmera comme l’incarnation de la République en même temps que le plus grand écrivain de son temps.

Notes

1. V. Hugo, Actes et Paroles. Avant l’exil, Nelson, 1936, p. 123.

2. Ibid., p. 153.

3. V. Hugo, Choses vues, 1830-1848, op. cit., p. 454.

4. Ibid., p. 630-631.

5. V. Hugo, Actes et Paroles, op. cit., p. 156.

6. Ibid., p. 218-219.

7. V. Hugo, Choses vues, 1830-1848, op. cit., p. 728.

8. Ibid., II, p. 190.

9. V. Hugo, Actes et Paroles, op. cit., p. 257-273.

10. Ibid., p. 366.