1858, Louis Veuillot prend parti pour le pape dans l’affaire Mortara.
1859, traité franco-sarde.
1860, interdiction de L’Univers.
Dans la liste des éreinteurs de Madame Bovary et, plus tard, des Fleurs du mal, figure Louis Veuillot, rédacteur en chef de L’Univers, celui qu’Albert Thibaudet consacrera comme « le plus grand journaliste du XIXe siècle ». À son poste de vigile depuis 1843, autodidacte plébéien au visage taillé à coups de serpe, à la peau grêlée, à la dent dure, Veuillot exerce un magistère laïque redoutable sur le clergé français, particulièrement sur les modestes curés de campagne qui le portent aux nues. Animé de la foi du charbonnier, depuis sa conversion lors d’un voyage à Rome en 1838, rétif à tous les compromis, mais invité des châteaux et ami des comtesses, il s’est permis d’attaquer la loi Falloux, si favorable à l’enseignement catholique, qui n’est à ses yeux qu’« une monstrueuse alliance des ministres de Satan avec ceux de Jésus-Christ ». Dressé « contre la race du milieu » (les tièdes, les circonspects, les incertains) selon sa propre expression, ne revendiquant aucun parti sauf celui de l’Église, il se pose en chevalier de la foi, serviteur de la papauté, pourfendeur des athées, des libéraux, et de tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, participent à l’esprit du siècle, par prudence, par mode ou par manque de conviction. Doué d’une plume acérée, d’un tempérament qui ignore la mesure, il fulmine contre tous ceux qui, sous la nef de sa propre chapelle, ne partagent pas sa passion d’irréductible. Frédéric Ozanam, un des fondateurs de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, confie à l’un de ses correspondants, le 5 juin 1850 : « L’Univers travaille de son mieux à l’impopularité de l’Église. [...] M. Veuillot rameute les passions des croyants au lieu de ramener les incroyants1. » Près de vingt ans plus tard, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, lui écrira la même chose dans un « Avertissement » publié contre lui : « S’il était avéré que vos doctrines sont bien nos doctrines, celles de l’Église, les haines que vous soulevez seraient aussi universelles qu’elles sont formidables ; l’Église serait mise au ban des nations civilisées. » Mais Veuillot, précisément, n’est pas en contradiction avec la doctrine de l’Église de son temps, celle de Pie IX. Il l’exprime en des termes rien moins que diplomatiques, mais le fond est conforme. De même que Rome, Veuillot est (ou est devenu) réfractaire à tout libéralisme. Montalembert aura ce mot resté célèbre par lequel il résume la politique de Veuillot : « Quand les libéraux sont au pouvoir, nous leur demandons la liberté, parce que c’est leur principe, et quand nous sommes au pouvoir nous la leur refusons parce que c’est le nôtre. »
Tardivement hostile au régime de Louis-Philippe distant de l’Église (il a tout de même été au cabinet de Guizot et travaillé dans la presse gouvernementale), Veuillot a accepté avec prudence mais de bon cœur la proclamation de la Seconde République. « La révolution de 1848, écrit-il le 26 février, est une notification de la Providence. La monarchie succombe sous le poids de ses fautes ; elle n’a plus aujourd’hui de partisans... » Cela ne l’empêche pas d’écrire au comte de Chambord, en décembre 1849 : « J’ai toujours cru à la monarchie, jamais autant que sous la République. Mais la monarchie elle-même ne peut rien qu’avec la religion, par la religion, pour la religion. Dieu, par qui seul nous sommes capables de liberté, est le premier maître auquel il faut obéir2. » Autrement dit : qu’importe le régime s’il sert les intérêts de la foi ! Cette fougue, souvent inopportune, a de quoi irriter la hiérarchie catholique en France. Ainsi, en 1850, peu satisfait de l’autonomie d’un journal catholique échappant à ses directives, bien avant Mgr Dupanloup, l’archevêque de Paris, Mgr Sibour, lance un « Avertissement » à L’Univers. Mais Veuillot ne manque jamais de défenseurs, et, en l’occurrence, l’évêque de Langres, Mgr Parisis, vole à son secours. Du reste, lui et son journal peuvent relativiser la critique épiscopale venue de France : ils ont pour eux Rome et le pape. « L’Univers, écrit-il le 28 septembre 1850, sera ce qu’il est ou il ne sera pas, ou du moins je n’y serai plus. Il ne deviendra pas dans mes mains un journal ecclésiastique et gallican ; il restera un journal laïc et romain. » En 1852, à Rome, il apprend que Mgr Sibour a interdit la lecture de L’Univers au clergé de son diocèse. Qu’à cela ne tienne : il confie alors pieusement sa cause, sur le conseil d’un prêtre, à Germaine Cousin, dont la béatification est en attente, et s’engage à écrire la vie de la bienheureuse – une bergère du XVIe siècle – si la sanction contre L’Univers est levée. Une fois encore le pape prend le parti de Veuillot, lequel honore sa promesse et publie en 1854 Vie, Vertus et Miracles de la Bienheureuse Germaine Cousin, bergère, d’après les documents authentiques.
N’attendant rien qui vaille du régime parlementaire, Veuillot prend nettement parti pour Louis Napoléon Bonaparte et son projet de révision constitutionnelle. Il s’est convaincu que c’est « un caractère » : « En tout cas, écrit-il à un ami, il pourrait valoir moins que nous ne pensons, et valoir encore mieux que ce chétif et vain ramas de parlementaires dont il brave en ce moment les efforts insensés. [...] Je suis fermement résolu à soutenir le président. S’il n’est pas le bien, il est le moindre mal. » Ce soutien, Veuillot le lui apporte jusque dans le coup d’État, qu’il applaudit sans hésitation. Le 19 décembre 1851, il écrit dans son éditorial : « Le 2 décembre est la date la plus antirévolutionnaire qu’il y ait dans notre histoire depuis soixante ans. L’esprit de sédition, sous toutes ses formes, a éprouvé ce jour-là sa plus humiliante défaite. » Il exprime la même satisfaction dans sa correspondance, le 21 décembre 1851 : « Nos affaires vont très bien. Par égard pour la faiblesse et la sottise d’un grand nombre de nos amis, je ne dis pas de la révolution du 2 Décembre tout le bien que j’en pense. Bonaparte nous a sauvés. Ses intentions pour l’Église sont excellentes. Nous avons l’espoir fondé d’obtenir des libertés que nous aurions à peine rêvées il y a un mois. Les bons se rassurent, les méchants tremblent. » Lui parle-t-on de l’impiété du prince-président ? Point : il « est religieux, et même superstitieux, plutôt que chrétien. On dit qu’il est couvert de reliques et de médailles ». N’a-t-il pas une maîtresse ? Peut-être, mais au fond il est loyal et sage, « et il sait écouter un bon conseil ». L’entourage ? « Ses ministres ne sont ni chrétiens ni religieux ; mais ils ne sont ni philosophes, ni voltairiens, ni gallicans, et ils ont même une certaine horreur de tout cela. Ils sont ce que l’on peut appeler de bons diables, et gens d’esprit. Ils voient que la religion est une force, ils sentent que cette force doit rester libre. C’est beaucoup3. »
Veuillot a conscience que lui et son journal marchent « avec l’immense majorité » des catholiques, en dépit de l’archevêque de Paris, républicain, et l’évêque d’Orléans, légitimiste. Il encourage Montalembert qui, rallié au coup d’État, s’émeut d’être blâmé par ses amis. L’ordre, l’ordre à tout prix ! Bonaparte est « le dernier rempart, la dernière barrière ». Le prince-président, lui sachant gré de son attitude, l’invite à l’Élysée, fait l’éloge de son journal et lui offre même une place au Conseil d’État, ce que Veuillot refuse avec dignité : « Je veux, lui dit-il, conserver l’indépendance de ma plume et de ma conscience. »
Les Châtiments de Victor Hugo, parvenus en France sous le manteau, contiennent un poème vengeur, « Un autre », où Veuillot, proprement étrillé, se voit traiter – sans être nommé – de « Zoïle cagot », de « gredin béat », d’« espion », de « plus vil que les voleurs et que les assassins », de « pharisien hideux », de « simple jésuite » et de « triple gueux ». Hugo l’assimile à Tartuffe : « Il ripaille à huis clos, en public il sermonne, / Chante landerinette après alléluia, / Dit un pater, et prend le menton de Simone... – / Que j’en ai vu, de ces saints-là ! » La satire a ses raisons, mais le portrait est trop chargé. Loin de lutiner les belles, Veuillot est un fanatique à la vie rangée. Il a épousé à trente-deux ans, grâce à l’entremise de deux prêtres amis, Mathilde Murcier, fille de petits-bourgeois versaillais, qui lui donne six filles avant de le laisser veuf au bout de sept ans, des suites d’une péritonite. En 1852, il perd une de ses filles ; en 1855, trois autres meurent de diphtérie, la même année que leur mère. Deux filles lui survivront, Luce et Agnès. Les amitiés féminines ne lui manqueront pas, à commencer par la comtesse de Ségur, qu’il encourage à écrire ; réciproquement, elle flatte sa gourmandise en l’invitant dans son château des Nouettes4. Mais le catholique respecte les canons de la morale qu’il prône lui-même. S’il pèche, c’est par manque de charité, mais on n’est pas un des grands polémistes de son siècle dans l’aménité. Pierre Larousse, qui n’est pas de son Église, écrit à son propos dans son Dictionnaire : « Il reproche aux gens leur âge, leurs infirmités, leur tournure, leur laideur. Il entre dans leur vie privée ; il ne lui suffit pas d’assassiner, il faut qu’il souille, qu’il déshonore. » Veuillot a un tempérament de croisé : on ne fait pas la guerre aux infidèles avec un sabre de papier.
Contre qui se bat-il ? D’abord, contre les athées, les libres-penseurs5, les esprits forts, les sceptiques, que représente à ses yeux le quadrige Béranger, Renan, Sainte-Beuve et, forcément, Voltaire. Comme tout le monde s’accorde à louer la poésie de Béranger, à commencer par Sainte-Beuve, il n’a de cesse de confondre non seulement le chansonnier mais aussi ses laudateurs. Il ferraille à ce sujet avec Le Siècle, quotidien républicain, avec lequel il entretient une interminable guerre de tranchées. Sa haine ne le porte pas au meilleur goût. Le 15 juillet 1857, Béranger agonisant, Veuillot, gêné par des effluves émanant de travaux de vidange, écrit à sa sœur Élise : « Il me semble que je sens la muse de Béranger. » Et comme l’impératrice a fait prendre des nouvelles du poète, il ajoute : « Notre impératrice a un drôle de nez puisqu’elle aime cette pommade6. » Le respect chrétien dû aux morts ne le freine même pas : le 22 juillet, cinq jours après les obsèques, il parle « de cet inepte Paris empuanti de Béranger mort ».
Paladin de la droite extrême, contre-révolutionnaire proclamé, ayant puisé aux œuvres de Joseph de Maistre et de Louis de Bonald, il s’affiche, comme ses maîtres, violemment antiprotestant. Le libre examen, « base de l’hérésie », est pour lui la source de toutes les révolutions. Relisant l’histoire, il disculpe la foi catholique des responsabilités de la Saint-Barthélemy, ajoutant : « Ce n’est pas elle qui a provoqué l’ange exterminateur, ce n’est pas sa faute si Dieu donne une mission de vengeance à ceux qui s’arment contre lui... La Saint-Barthélemy est une iniquité des hommes et une justice de Dieu. C’est le caractère de toutes les catastrophes7. » Pour Veuillot, le protestantisme est le marchepied de l’incrédulité, l’origine de la déchirure du tissu social.
L’affaire Mortara, qui éclate en 1858 dans les États pontificaux, lui donne l’occasion de donner libre cours cette fois à son antijudaïsme et à son antisémitisme. Les Mortara, famille juive de Bologne (situé dans les États pontificaux), ont failli perdre leur fils âgé de trois ans, en 1854. Leur servante chrétienne, estimant l’enfant en danger de mort, lui administre, à l’insu de ses parents, le sacrement du baptême. En juin 1858, informé du fait, le Saint-Office décide d’arracher l’enfant à ses parents pour le mettre dans une pension religieuse où il sera instruit dans la religion catholique. Un rapt ! un enlèvement ! on s’indigne de partout. Malgré les pressions diplomatiques, Pie IX refuse de désavouer le Saint-Office. L’opinion internationale s’alarme, la presse libérale proteste, les catholiques libéraux du Correspondant se taisent. Veuillot, lui, plus tranche-montagne que jamais, embouche la trompette de la cause romaine, dans une série d’articles publiés d’octobre 1858 à janvier 1859 – articles qu’il réunira sous le titre général Les Juifs8.
Veuillot entend d’abord donner une leçon de catéchisme au Journal des débats, au Siècle, au Constitutionnel, et aux « autres journaux juifs », comme il dit : qu’ils sachent que « les catholiques regardent le baptême comme un sacrement indélébile et qui engage devant Dieu et devant les hommes pour l’éternité ». Dès lors, le pape lui-même l’eût-il voulu, il ne pouvait rien faire d’autre dans cette affaire Mortara, si mal désignée comme une « affaire », et qui ne doit pas être jugée au degré d’émotion qu’elle provoque chez des ignorants des « lois de l’Église ». Il faut qu’on sache que, selon ces lois, le Souverain Pontife « ne peut pas faire qu’un Juif baptisé ne soit chrétien ; qu’il ne peut pas davantage livrer ses enfants chrétiens à ses sujets juifs, et que sa paternité dans cette rencontre est supérieure à toute autre ». Du coup, la question n’est pas : comment a-t-on pu autoriser de ravir un enfant à son père ? mais au contraire : comment pourrait-on autoriser l’enlèvement de cet enfant à son vrai père par le baptême ? Que les Juifs le sachent, écrit-il en substance : ils sont, dans les États pontificaux, « les hôtes de l’Église romaine ». Ergo, ils doivent se soumettre à la loi de leur protectrice. D’où vient tout ce vacarme, alors que l’affaire est « si simple, si légale » ? La vérité est que tout le monde se moque des Mortara comme de colin-tampon ; cette affaire est utilisée à d’autres fins que de rendre un enfant à son père terrestre : c’est la Révolution qui « espère en tirer parti ». Et Veuillot, en son article du 20 octobre, d’enfoncer le clou : « La Synagogue est forte. Elle enseigne dans les universités, elle a les journaux, elle a la banque, elle est incrédule, elle hait l’Église ; ses adeptes et ses agents sont nombreux. Elle les a mis en mouvement partout [...] Rarement les Juifs ont mieux montré ce qu’ils sont en état de faire en Europe : toutefois, ils prennent l’habitude d’employer des comparses qui pourront se faire payer. »
En quelques lignes, Louis Veuillot résume l’acte d’accusation dressé par l’antisémitisme moderne. À l’antijudaïsme médiéval (« La Synagogue est incrédule », c’est-à-dire qu’elle ne reconnaît pas en Jésus le Messie, « elle hait l’Église »), il ajoute quelques-uns des éléments majeurs de la judéophobie nouvelle : à eux seuls les Juifs détiennent le pouvoir financier (« elle a la banque »), le pouvoir d’information et donc de conditionnement de l’opinion (« elle a les journaux »), le pouvoir de former l’esprit des élites (« elle enseigne dans les universités »). Ce florilège imaginaire ne suffit pas : la « Synagogue » complote, intrigue, dirige de manière occulte (« ses adeptes et ses agents sont nombreux »).
Veuillot s’indigne de l’indignation de ses confrères. De quoi se plaindraient les Mortara ? Il n’y a vraiment pas lieu de « faire couler tant de larmes sur le sort d’un enfant mis au collège avec bourse entière » ! C’est plutôt réjouissant, « un enfant que la Providence a voulu retirer des ténèbres du judaïsme » ! Le petit Mortara acquerra « des connaissances » alors que « sa religion d’origine lui eût imposé des préjugés ». Séchez donc vos larmes, vous, hypocrites, qui n’en versez pas une pour les enfants d’Angleterre qui travaillent dans les mines « dès l’âge de cinq ans ».
Les articles de Veuillot provoquent des répliques dans le reste de la presse. Ces quelques phrases de La Bédollière dans Le Siècle résument bien la position adverse : « Le gouvernement qui a inscrit en tête de sa constitution les principes de 1789 permettra que ceux qui défendent la Révolution française, le Code civil, la liberté de conscience, les libertés de l’Église gallicane, ne s’inclinent pas devant les inquisiteurs et les insulteurs de tout ce que la France a produit de grand et d’honorable depuis un siècle9. » Un certain nombre de juifs répondent à Veuillot, dans Les Archives israélites, dans le Courrier de Paris ; Jules Assézat publie une brochure chez Dentu : Le Droit du Père. Tous les catholiques sont loin de suivre L’Univers. Si l’archevêque de Tours, Hippolyte Guibert, croit devoir prendre la défense du pape, dans une « Lettre pastorale » à son clergé, un ancien professeur de théologie, l’abbé Delacouture, chanoine honoraire de Notre-Dame de Paris depuis 1840 et examinateur des livres soumis à l’approbation de l’archevêque, publie, chez Dentu lui aussi, une réplique à Louis Veuillot, Le Droit canon et le Droit naturel dans l’affaire Mortara, où il expose savamment qu’il est permis à un catholique de ne pas approuver ce qui s’est fait à Bologne.
La polémique entre L’Univers et le reste de la presse prenant des tours inquiétants, le gouvernement impérial, dans l’intérêt de la diplomatie française, lance, par son ministre de l’Intérieur, un avertissement officieux aux journaux, priés de ne plus agiter cette question. Mais l’affaire Mortara a offert à Veuillot l’occasion de s’expliquer, une bonne fois, sur les juifs. Il se lance dans une explication du judaïsme et de ses méfaits au long de plusieurs articles. Tout en rappelant que « la race déicide » ne doit pas être haïe, car un jour elle s’assiéra « au banquet de la réconciliation », Veuillot n’hésite pas à accréditer les pires rumeurs sur les meurtres rituels que les juifs « dans de lointains pays » sont censés perpétrer (« il faut à leur Pâque, devenue sacrilège, le sang d’un enfant chrétien, d’un prêtre, afin qu’après avoir crucifié l’Agneau ils le dévorent dans ceux qui sont devenus sa chair »). En Occident même, à quoi servent ces privilèges, ces faveurs politiques, que les États chrétiens leur prodiguent ? « Les juifs excellent à décourager la charité. »
Au-delà des accusations, Veuillot défend une thèse : le judaïsme serait acceptable s’il se confondait avec le mosaïsme, antérieur à l’Évangile ; mais au vrai, le judaïsme est le fruit du haïssable talmudisme, « qui lui est postérieur de beaucoup ». Et Veuillot d’expliquer : « Le fond du Thalmud [sic], c’est la haine du Juif contre tous les peuples non juifs, et spécialement contre le chrétien. » S’appuyant sur l’abbé Chiarini10, auteur d’une Théorie du judaïsme, publiée à Paris en 1830, il prend à tâche comme lui de rendre le Talmud haïssable, en tirant de ses commentaires de la Bible, issus de plusieurs traditions, des citations, plus ou moins exactes, propres à rendre les juifs odieux aux yeux des chrétiens : « Le Thalmud, écrit Veuillot, est le véritable obstacle qui empêche les Juifs d’entrer dans la famille des peuples. Il les voue à l’isolement, aux soupçons, à la haine ; il les cloue à leurs superstitions, à leurs misères, à leurs trafics souvent odieux. C’est le Thalmud qui les empêche d’avoir une patrie sur la terre où ils séjournent. »
À cause de cela (« cela », c’est-à-dire rester fidèle à la religion juive dans les pays de la diaspora), les juifs forment « un peuple à part », non pas enraciné, non pas sédentaire (il ne cultive jamais la terre), mais un peuple qui « campe », se perpétuant par l’usure, la ruse, l’hypocrisie. Car le Talmud enseigne aussi de feindre le respect et l’amitié pour les non-juifs, les goïm, quand cela est utile. S’étendant longuement sur l’usure, Veuillot en fait « comme la haine, un dogme thalmudique ». Deux raisons l’expliquent : d’abord, parce que l’usure est d’un meilleur profit que toute autre industrie ; ensuite, parce qu’elle est une « forme de combat », « l’usure est une sorte de guerre sainte ».
Ayant à répliquer aux publications juives qui l’attaquent, Les Archives israélites et L’Univers israélite notamment, Veuillot conclut : il faut que les juifs s’affranchissent du Talmud, qu’ils reviennent à la Bible. « Il faut que l’on sache partout que le Thalmud, livre canonique de la Synagogue, contient des prescriptions qui mettent forcément les Juifs en état constant de lutte contre les chrétiens, lutte avouée ou cachée, selon les intérêts des fils d’Israël. »
L’antisémitisme, en France, n’a pas atteint l’intensité qu’il aura à la fin du siècle, avec les ouvrages d’Édouard Drumont, les diatribes des révérends pères assomptionnistes de La Croix, la frénésie des antidreyfusards. Veuillot garde un ton, sinon de bonne compagnie, du moins dépourvu de haine et de bassesse. La série d’articles qu’il consacre aux juifs n’en est pas moins une étape. Car, derrière son antijudaïsme qui implique un désir affirmé de réforme des juifs, Veuillot présente certains traits de l’antisémitisme à venir : l’identification d’un groupe étranger fortement caractérisé, et inassimilable sans changement de religion (du « judaïsme » au « mosaïsme »), et l’esquisse de la théorie du complot (les juifs, déjà, sont censés tenir les journaux et contrôler l’opinion). À travers l’affaire Mortara, les « racines chrétiennes de l’antisémitisme » (Jules Isaac) sont en évidence – quand bien même une partie des catholiques dénie à Veuillot tout magistère.
Un événement va entraîner le directeur de L’Univers sur un autre terrain. En effet, le 26 janvier 1859, est signé un traité d’alliance entre la France et le Piémont-Sardaigne. Veuillot y voit, à juste raison, une menace au pouvoir temporel du pape. Certes, Napoléon III protège le pape en maintenant une division française à Rome, mais il reste favorable au mouvement national italien. Dans sa propre famille, l’empereur subit des pressions contradictoires : Eugénie, dont la ferveur catholique ne se dément jamais, défend Pie IX, cependant que les cousins de l’empereur, le prince Jérôme et la princesse Mathilde, soutiennent le Piémont-Sardaigne. Le 21 juillet 1858, Napoléon III s’entretient longuement avec Cavour, chef du gouvernement sarde, dans la station thermale de Plombières, incognito. Le traité franco-sarde qui suit envisage une alliance militaire contre l’Autriche, le projet de former un royaume de Haute-Italie (au nord des États du pape) ; la France gagnerait au change la réunion de Nice et de la Savoie. Par la suite, comme s’il craignait d’être allé trop loin, Napoléon III hésite, subit de plein fouet la critique des conservateurs, des catholiques, des États allemands. Finalement, au grand dam de Cavour, il accepte une proposition russe de Congrès international. La guerre d’Italie éclate néanmoins, du fait de l’Autriche, mal inspirée, qui exige de Cavour, le 23 avril 1859, de désarmer dans un délai de trois jours. Le gouvernement français informe alors Cavour de son soutien : « Si la Sardaigne est attaquée par l’Autriche, elle peut compter sur notre secours immédiatement. » Fort de cet appui, Cavour refuse l’ultimatum autrichien. Le 27 avril, l’armée autrichienne traverse la frontière du Tessin. L’armée française, en état d’impréparation notable, franchit les cols des Alpes, tandis que Napoléon III débarque à Gênes. L’affrontement à Magenta, le 4 juin, donne un premier avantage aux forces franco-sardes, commandées par Mac-Mahon, et permet à Napoléon III et à Victor-Emmanuel d’entrer triomphalement à Milan. Vingt jours plus tard, les troupes autrichiennes, avec leurs 163 000 hommes, sous le commandement de l’empereur François-Joseph, affrontent les forces franco-sardes, comptant 138 000 hommes. La garde impériale prend les hauteurs de Solferino, le 24 juin, et les Autrichiens préfèrent rebrousser chemin. L’empereur français, conscient de la fragilité de ses troupes au moment où il faut envisager un engagement de la Prusse, pressé de finir une guerre dont le spectacle l’émeut, soucieux des critiques qui s’élèvent en France même, se résout à l’armistice, signé le 11 juillet à Villafranca. Le Milanais, cédé à la France, est rétrocédé au Piémont, tandis que l’Autriche garde la Vénétie, appelée à faire partie d’une Confédération italienne présidé par le pape. Cavour, s’estimant « déshonoré », démissionne.
Veuillot se montre évidemment un des opposants les plus véhéments à l’intervention française, au nom du camp catholique. Quand, en décembre 1859, paraît une brochure, Le Pape et le Congrès, inspirée par l’empereur, qui conseille au pape de renoncer à une partie de ses États : « Plus le territoire sera petit, plus le souverain sera grand », Veuillot, qui n’a pas hésité à comparer cette brochure au baiser de Judas, reçoit un avertissement. Le 29 janvier 1860, pour avoir reproduit l’encyclique Nullis certe, où la politique impériale est soumise à la critique, L’Univers est supprimé par le ministre de l’Intérieur. Louis Veuillot, ainsi que son frère Eugène et les autres rédacteurs du journal, adressent à Pie IX une lettre où ils se déclarent « heureux de tomber pour avoir fait retentir les paroles de Sa Sainteté ». Ultramontain, intransigeant dans sa fidélité au pape, Louis Veuillot se félicite de la proclamer : « Une encyclique de Pie IX (Inter multiplices, 21 mars 1853) avait rendu la vie à L’Univers ; c’est pour une encyclique de Pie IX que la vie lui est ôtée. Dieu et Pie IX soient bénis tous deux ! Notre œuvre était bien à vous, Très Saint-Père ; et nos cœurs et nos travaux et nous-mêmes sommes toujours à vous11 ! »
Une nouvelle vie commence pour Veuillot. Ses collaborateurs ne renoncent pas pour autant à maintenir la ligne. Ils créent un journal, Le Monde, métamorphose de La Voix de la Vérité rachetée par le propriétaire de L’Univers, et qui est servi aux abonnés de celui-ci. Mais l’autorisation gouvernementale ne s’étend pas aux frères Veuillot, qui cessent donc, momentanément, d’être journalistes. Louis Veuillot n’en est pas meurtri : « Moi, je puis aller tant que j’aurai de la santé et des yeux, écrit-il à un ami, le 7 février 1860, sept jours après la disparition de L’Univers. J’ai vu le plus beau spectacle du monde. J’ai vu depuis deux mois tous ces hommes de cœur, constamment en présence de cette situation dans laquelle ils allaient tomber, ne pas hésiter un instant, être toujours prêts à faire tous les sacrifices, les faire vingt fois dans leur esprit, et enfin, au dernier moment, n’éprouver que la noble allégresse de faire retentir la parole du Saint-Père, au risque de perdre à la fois leur pain et, ce qu’ils considéraient davantage, leur liberté12. »
Au cours de l’année 1860, les événements d’Italie s’accélèrent. Au mois de mars, le Piémont-Sardaigne annexe les États de l’Italie centrale, avec l’accord de Napoléon III, qui reçoit en échange Nice et la Savoie – un rattachement à la France confirmé par plébiscite. Le royaume de Haute-Italie est constitué. En octobre de la même année, celui-ci annexe le royaume de Naples, après l’équipée de Garibaldi et de ses Chemises rouges (« les Mille »). Et cela grâce encore à Napoléon III qui permet à Cavour de faire traverser les États pontificaux par ses troupes, contre la volonté de Pie IX. Victor-Emmanuel fait son entrée à Naples le 7 novembre 1860. Le 23 mars 1861, naît officiellement le royaume d’Italie. Pour qu’il soit complet, reste à régler la question de la Vénétie, toujours autrichienne, et, surtout, la question romaine. Le pape n’a jamais ratifié la perte des territoires, les Légations, les Marches, l’Ombrie, que lui ont valu les derniers événements. Cavour, diplomate de grand talent, aurait peut-être pu trouver un compromis, mais il meurt brusquement le 6 juin 1861.
Louis Veuillot, toujours privé de journal, s’exprime au moyen de brochures. Dans l’une d’elles, Le Pape et la Diplomatie, parue en 1861, il écrit : « Le pape est porteur de ce que l’humanité désire, honore, croit depuis soixante siècles. Le monde chrétien le sent et l’affirme ; le monde révolutionnaire le sent et le nie. Le monde chrétien veut maintenir le pape à Rome, parce que Dieu l’a placé là, pour être à la tête de l’humanité. »
Les patriotes italiens ne l’entendent pas de cette oreille : que serait l’Italie amputée de Rome ? Napoléon III y maintient des troupes, décidé à sauvegarder au pape le dernier symbole de son pouvoir temporel, ne serait-ce que pour ne pas mécontenter l’opinion catholique qui, dans son propre pays, pèse d’un grand poids sur les destinées électorales. Les Piémontais, pour montrer leur bonne volonté, renoncent officiellement, en 1864, à s’établir à Rome et choisissent Florence comme capitale du royaume d’Italie.
Piètre apaisement pour le pape qui peu à peu se convainc que ses malheurs proviennent des principes de 1789 : ce sont eux qui ont détruit les valeurs traditionnelles dans l’ordre social, moral et religieux. Or ces principes sont soutenus par des catholiques, ces libéraux que Louis Veuillot n’a cessé de condamner à longueur d’articles, et qui, en France, s’appellent Albert de Broglie, Augustin Cochin, Charles de Montalembert, Mgr Dupanloup et les autres rédacteurs du Correspondant. Cette école libérale, vraie menace pour la constitution hiérarchique et dogmatique de l’Église, remporte un notable succès au congrès de Malines, premier congrès des catholiques belges, en 1863. Invité, Montalembert y prend la parole les 20 et 21 août, devant un auditoire, selon Augustin Cochin, « d’abord ahuri, puis attaché, puis entraîné, subjugué, passionné13 ». Le grand orateur annonce la fin de la théocratie, le triomphe universel de la démocratie, la nécessité pour l’Église d’en finir avec « une alliance trop intime avec le trône ». « Pour moi, dit-il, j’avoue franchement que, dans cette solidarité de la liberté et du catholicisme, je vois un progrès réel. » Prônant la tolérance, il s’écrie : « L’inquisiteur espagnol disant à l’hérétique : la vérité ou la mort ! m’est aussi odieux que le terroriste français disant à mon grand-père : la liberté, la fraternité ou la mort ! La conscience humaine a le droit d’exiger qu’on ne lui pose plus jamais ces hideuses alternatives. » Montalembert est bruyamment applaudi par une salle de 4 000 participants. Le nonce avertit Rome, qui s’inquiète à son tour, d’autant plus que le discours de Montalembert est publié et diffusé sous le titre : L’Église libre dans l’État libre. Un ami de Veuillot, le comte du Val de Beaulieu, réplique par une brochure : L’Erreur libre dans l’État libre. Mgr Pie, un des évêques ultramontains de France, suggère à Pie IX d’intervenir. De fait, un blâme est adressé à Montalembert (malgré la défense de Mgr Dupanloup, qui a lui aussi l’oreille du pape, pour avoir soutenu son pouvoir temporel dans la Question romaine). Pie IX va plus loin. Depuis des années, il songe à rendre publique sa fulmination des erreurs modernes. Les progrès du libéralisme en Europe et de la laïcisation dans les territoires du royaume de Sardaigne puis du royaume d’Italie l’encouragent. Mgr Gerbet, évêque d’Orléans, lui envoie un texte, Instruction sur les erreurs du temps présent, contenant une liste de 85 erreurs à condamner. C’est une bonne base de travail. Une commission se met à la tâche, les évêques sont consultés. Finalement, à la mi-décembre 1864 est publiée l’encyclique Quanta cura, que personne ne lit, mais qui est complétée par une sorte de résumé, le Syllabus, liste de 80 erreurs cataloguées, dont la révélation provoque une immense émotion.
Au rang de ces erreurs, le pape énumère le panthéisme et le naturalisme, le rationalisme, l’indifférentisme (toutes les religions se valent), le socialisme, le communisme, la franc-maçonnerie, les fausses doctrines sur les relations de l’Église et de l’État ; les conceptions morales erronées sur le mariage chrétien, la négation du pouvoir temporel des papes, et, par-dessus tout, le libéralisme. La quatre-vingtième et dernière proposition rejette l’affirmation suivante : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, avec le libéralisme et la civilisation moderne14. »
Ce document d’accès facile provoque aussitôt une bataille d’idées entre catholiques et non-catholiques, entre catholiques libéraux et catholiques intransigeants. Le Monde des amis de Veuillot du 13 janvier 1865 reproduit religieusement un passage du Pensamiento español : « Notre foi unique est de stigmatiser comme anticatholique le libéralisme, le progrès et la civilisation moderne. Nous condamnons comme anticatholiques ces avortons de l’enfer. » Et le même journal de lancer à Montalembert et à ses amis : « Tout libéral tombe nécessairement sous la réprobation de l’encyclique. En aucun sens, un catholique ne peut être ni se dire libéral. »
Les catholiques libéraux français, sous le choc, songent un moment à saborder leur Correspondant. Devant le déchaînement des journaux non catholiques (Le Siècle parle ainsi d’un « suprême défi jeté au monde par la papauté qui s’en va »), Mgr Dupanloup se plaint d’un « abominable hallali de tous les aboyeurs de presse ». Après discussion, les dirigeants du Correspondant publient une note où ils expriment au pape leur respect filial. Dupanloup fait mieux, en écrivant en janvier 1865 une brochure, La Convention du 15 septembre et l’Encyclique du 8 décembre, par laquelle il explique au prix de toutes les ruses de la mauvaise foi que l’encyclique et le Syllabus ne sont pas ce qu’on croit, que leur traduction a été mal faite, et, surtout, qu’il faut, comme toujours, faire la différence entre la thèse, qui rappelle l’idéal, et l’hypothèse, qui résulte des contraintes historiques. Ouf ! « On respire et le vent a tourné », s’exclame Augustin Cochin. Bien des évêques, soulagés, approuvent, eux aussi, l’évêque d’Orléans. Albert de Broglie aura ce commentaire : « L’encyclique ainsi commentée devenait le document le plus inoffensif et les pointes les plus aiguës étaient toutes émoussées. » Et Montalembert : « Toutes ces distinctions, toutes ces subtilités que l’on nous offre pour refuge sentent d’une lieue la casuistique flétrie par Pascal. » L’étonnant est que Pie IX félicite lui-même Mgr Dupanloup pour avoir déclaré le pape mal traduit, filtré, édulcoré. C’est que le gouvernement impérial a très mal réagi aux textes romains, jugés en contradiction avec les « principes sur lesquels repose la Constitution de l’Empire », comme l’explique dans une circulaire aux évêques le ministre de la Justice et des Cultes, Baroche, qui en interdit la publication.
Le succès remporté par la brochure de Mgr Dupanloup, sans objection publique pontificale, décide Veuillot à la réplique. L’Illusion libérale qu’il publie aussitôt est une charge à tous crins contre les catholiques libéraux. « Le pouvoir non chrétien, écrit-il, n’eût-il aucune autre religion, c’est le mal, c’est le diable, c’est la théocratie à l’envers. Si nous sommes forcés de subir ce malheur et cette honte, le malheur et la honte seront plus grands encore pour le monde que pour nous. » Le dualisme de Veuillot s’exprime avec la fraîcheur des certitudes acquises sur son chemin de Damas : « Deux puissances vivent et sont en lutte dans le monde moderne : la Révélation et la Révolution. Ces deux puissances se nient réciproquement, voilà le fond des choses. [...] Le Tiers-Parti se nomme l’Éclectisme et il est la Confusion, c’est-à-dire l’Impuissance. Par cela même que le Tiers-Parti adopte la Révolution, il nie le Christianisme, dont la Révolution est la contradiction absolue et la négation formelle. Par cela même que le parti Catholique est l’affirmation de la vérité chrétienne, il nie la Révolution qui est le mensonge anti-chrétien ; il nie le Libéralisme et l’Éclectisme, qui ne sont, chez la plupart, que l’hypocrisie de ce mensonge et chez un certain nombre que le résultat de ses séductions. Le parti Catholique les nie. Nous les nions comme nos pères ont nié l’idolâtrie, l’hérésie et le schisme ; nous les nions, dussions-nous périr. Et nous savons que si nous périssons en ce combat nous ne serons pas vaincus15. » Le bruit a couru que le pape aurait déclaré : « Ce sont absolument mes idées16. » En tout cas, Pie IX n’a jamais connu pareil champion : ce qu’il exprime avec onction, Veuillot ne cesse de le traduire en formules sonores, en accusations sans appel, en proclamations excluant le moindre doute. Tonnant, tonitruant, ce cœur de croisé n’a peut-être pas contribué beaucoup à faire aimer l’Église catholique (Montalembert écrit en 1866 qu’il aura été « l’ennemi le plus redoutable de la religion que le XIXe siècle ait produit17 »), mais il est le fidèle et talentueux serviteur de l’Église romaine de son temps, assiégée, menacée de toutes parts. Pour mieux la défendre, il importe à ses yeux de ne rien concéder à l’esprit du siècle, de rester imperméable à tous les vents de réforme. Le chêne pontifical ne triomphe que momentanément du roseau orléanais : six ans plus tard, Rome sera prise par les Italiens, qui en feront leur capitale.
En attendant cette humiliation, Veuillot aura la satisfaction de pouvoir reprendre L’Univers en 1867. Napoléon III, encouragé à libéraliser le régime de la presse, décide de revenir sur les interdictions les plus pesantes, en janvier 1867. Le 15 avril, le quotidien de Veuillot renaît. La ligne ne change pas d’un pouce. Il se sent soutenu par Rome, les jésuites de la Civiltà cattolica, les progrès notables de l’ultramontanisme. Lointain écho de Joseph de Maistre, auteur de Du pape, en 1819, Veuillot prône le pouvoir absolu de l’Église et l’infaillibilité pontificale, qui deviendra un dogme au concile du Vatican, en 1870. Se heurtant à l’archevêché de Paris – naguère Mgr Sibour, désormais Mgr Darboy –, il a l’appui de maint évêque, tels Mgr Parisis ou Mgr Pie, le soutien de moines comme le prieur de l’abbaye de Solesmes, dom Guéranger. Car Veuillot n’est exceptionnel que par son tempérament de pamphlétaire ; ses idées, loin d’être à rebours, sont celles de Rome. Elles sont partagées par les catholiques pratiquants de son temps. La longévité du pape (il est élu en 1846, il mourra en 1878) compte sans doute pour beaucoup dans les progrès notables de l’ultramontanisme en Europe : d’une foi ardente, vouant un culte fervent à la Vierge (en 1854 est proclamé le dogme de l’Immaculée Conception), sachant multiplier les relations humaines, orateur-né, Pie IX a su devenir un pape populaire, voire adulé. Face à la majorité de l’épiscopat français rétive, Veuillot a pu compter sur un appui quasi inconditionnel du Saint-Siège, dont il est le relais efficace en France. « Athlète du Christ », comme on dit de lui, Veuillot est devenu surtout l’athlète du Syllabus, du catholicisme intransigeant et de l’antilibéralisme chrétien. La liberté dans l’Église n’est pas encore d’actualité.
1. Cité par P. Pierrard, Louis Veuillot, Beauchesne, 1998, p. 7.
2. L. Veuillot, Correspondance, Société générale de Librairie catholique, 1885, IV, p. 232.
3. Ibid., V, p. 104.
4. G. de Diesbach, La Comtesse de Ségur, Perrin, 1999.
5. Il écrit en 1848 un gros ouvrage sur Les Libres-Penseurs.
6. L. Veuillot, Correspondance, op. cit., II, p. 112.
7. Cité par P. Pierrard, op. cit., p. 90.
8. L. Veuillot, Œuvres complètes, XXXIV, troisième série. Mélanges, VIII, Lethilleux, 1936. L’ensemble de ces articles réunis sous le titre Les Juifs atteint 137 pages. Les citations qui suivent sans référence sont tirées de ce recueil.
9. Cité par L. Veuillot, in Œuvres complètes, ibid., p. 60.
10. L’abbé Louis Chiarini, philologue italien, né en 1789, titulaire d’une chaire de langues et d’antiquités orientales à l’université de Varsovie, auteur d’une Théorie du judaïsme, Barbezat éd., 1830, introduction en deux volumes à une traduction du Talmud de Babylone, qu’il n’a pu réaliser.
11. Cité par P. Pierrard, op. cit., p. 117.
12. L. Veuillot, Correspondance, op. cit., I, p. 372.
13. R. Aubert, Le Pontificat de Pie IX, 1846-1878, Bloud et Gay, 1952, p. 251.
14. Ibid., p. 254-255.
15. L. Veuillot, Œuvres complètes, op. cit., X, p. 339.
16. E. Veuillot, Louis Veuillot, Retaux / Lethielleux, 1899-1914, III, p. 500-503.
17. Cité par R. Aubert, op. cit., p. 260.