4 septembre 1870, proclamation de la République.
19 septembre 1870-28 janvier 1871, siège de Paris.
8 février 1871, élection de l’Assemblée nationale.
18 mars 1871, insurrection de la Commune de Paris.
21-28 mai 1871, la Semaine sanglante.
Le triomphe dû au plébiscite va achopper sur la question de la succession au trône d’Espagne, vacant depuis la révolution de septembre 1868. Le gouvernement provisoire espagnol offre la couronne à Léopold de Hohenzollern ; le roi de Prusse donne son autorisation. Le danger pour la France d’être prise en tenailles provoque alors une vive réaction de l’opinion et des autorités politiques. Le 12 juillet 1870, Léopold renonce, au grand dam de Bismarck. La France exige des garanties ; le 13, l’ambassadeur Benedetti rencontre Guillaume Ier à Ems. L’affaire aurait pu en rester là sans la volonté belliqueuse du chancelier Bismarck : prévenu de la rencontre par une dépêche d’Ems envoyée par le roi, il en résume la teneur en présentant la demande de la France comme une insolence et la réponse de Guillaume Ier comme une fin de non-recevoir indignée. La « dépêche d’Ems » est connue à Paris le 14 juillet ; le 15, Ollivier fait voter par le Corps législatif les crédits militaires, sur quoi l’empereur déclare la guerre à la Prusse.
En moins de dix mois, de juillet 1870 à la fin de mai 1871, la France, plongée dans le tumulte des passions armées, change brutalement de visage. Le régime impérial, en apparence stabilisé, s’effondre d’un seul coup dans une guerre suicidaire contre la Prusse. Pourtant, la France pouvait évoluer vers la démocratie libérale dans le cadre impérial tout comme l’Angleterre, dans la monarchie constitutionnelle. Il n’en est rien, car plusieurs facteurs ont poussé l’empereur et la Cour – à l’occasion de la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne – vers la guerre, une fuite en avant. D’abord, parce que, profondément, le bonapartisme tire sa légitimité des victoires militaires ; il la perd avec ses défaites : Sedan sera le Waterloo du Second Empire. Un mauvais génie l’a poussé à la guerre : la volonté de la droite impérialiste, notamment du clan Eugénie, de freiner les réformes, de restaurer l’autorité. Or rien ne vaut une bonne guerre pour resserrer la discipline, imposer l’autorité de l’État, écraser les oppositions : défense nationale oblige. Hélas ! le Second Empire, dont la politique extérieure a été de plus en plus catastrophique, n’a pas su se doter de l’instrument nécessaire à ses ambitions militaires. Une fois le projet Niel saboté, hormis quelques esprits lucides comme Prévost-Paradol, personne n’a su prévoir l’infériorité des armes françaises face aux troupes de Bismarck, et finalement le désastre. Mais ce n’est pas tout : la France doit aussi subir la guerre civile, après la capitulation ; la Commune de Paris, 72 jours de révolte contre le gouvernement issu des élections du 8 février 1871, achève de bouleverser le pays, avant d’être noyée dans un bain de sang. Quelle France pourra sortir de ce chaos ? La République ? Ce n’est même pas certain, puisque l’Assemblée nationale, d’abord à Bordeaux, puis à Versailles, est composée d’une majorité de monarchistes. L’ère des troubles n’est pas close. Au cours de ces événements dramatiques, écrivains et philosophes ont à se déterminer. L’invasion du territoire par l’ennemi fait sortir les tenants de l’art pour l’art de leur tour d’ivoire. Gustave Flaubert en est le meilleur exemple.
Face à l’agitation politique que connaît la France en 1869-1870, Flaubert manifeste d’abord son mépris total pour la chose publique. En fait, c’est l’époque où meurt son meilleur ami, Louis Bouilhet, son confident, son conseiller : « Je suis broyé... », écrit-il à Sainte-Beuve, le 23 juillet 1869. Un sentiment d’« amputation considérable ». Ensuite, il vient d’achever L’Éducation sentimentale ; il lui faut corriger les épreuves, préparer la sortie du livre avec son éditeur Michel Lévy. Il s’énerve un peu que les journaux privilégient l’actualité politique, au détriment du littéraire. Le 13 octobre, il déplore la mort de Sainte-Beuve : « Tout ce qui, en France, tient une plume, fait en lui une perte irréparable. » Flaubert avait pensé à Sainte-Beuve en écrivant son roman, lequel n’en aura pas lu une ligne, et n’en pourra pas faire le compte rendu1. L’Éducation sentimentale sort enfin, le 17 novembre 1869, chez Michel Lévy, en deux volumes. L’accueil de la critique est, dans l’ensemble, défavorable.
Le plus violent n’est autre que Barbey d’Aurevilly, qui, dès le 29 novembre, donne le ton, dans Le Constitutionnel : « Je dis qu’il n’y a là qu’un livre médiocre : médiocre de talent d’abord, ennuyeux d’atmosphère, fatigant de peinture pointue, grossier et monotone de procédé, ignoble souvent de détails, et dépassé dans ce genre par sa conclusion. Je dis qu’il n’y a là qu’un livre matérialiste de fond, matérialiste de forme, matérialiste de sécheresse, un livre comme le matérialisme en fait et n’en peut pas faire d’autres, puisqu’il nie la moitié, au moins, de la créature humaine ! Je dis qu’il n’y a ici que le Flaubert de Madame Bovary, mais ayant passé par Salammbô ; un M. Flaubert marqué, entamé, vieilli, et visiblement épuisé. Je dis que M. Gustave Flaubert n’ira pas plus loin dans la voie même de son talent ; car les talents sans âme sont incapables de se renouveler. Ils ont méprisé l’Infini, et c’est le Fini qui les tue2 ! »
Une nouvelle fois, Flaubert est vilipendé pour son esprit sec, son manque de hauteur, son déni de spiritualité, sa vulgarité. À son amie et correspondante George Sand, qu’il appelle son « bon maître », il écrit le 3 décembre : « Lisez Le Constitutionnel de lundi dernier et Le Gaulois de ce matin [article de Francisque Sarcey, concluant : “Quel abus misérable du talent !”], c’est carré et net. On me traite de crétin et de canaille. L’article de Barbey d’Aurevilly est, en ce genre, un modèle, et celui du bon Sarcey, quoique moins violent, ne lui cède en rien. Ces messieurs réclament au nom de la morale et de l’idéal ! J’ai eu aussi des éreintements dans Le Figaro et dans Paris par Cesena et Duranty. » Flaubert doit reconnaître cependant le bon accueil d’autres journaux, parmi lesquels La Tribune où, sous la signature d’un certain Émile Zola, on peut lire le 28 novembre : « L’ouvrage est le seul roman vraiment historique que je connaisse, le seul, véridique, exact, complet, où la résurrection des heures mortes soit absolue, sans aucune ficelle de métier [...] C’est un temple de marbre magnifique élevé à l’impuissance3. » Mais, à part ces exceptions, L’Éducation est criblée de flèches empoisonnées. « Tu sembles étonné de la malveillance, lui écrit Sand [il la voussoie, elle le tutoie]. Tu es trop naïf. Tu ne sais pas combien ton livre est original, et ce qu’il doit froisser de personnalités par la force qu’il contient. »
Quand l’heure du plébiscite arrive, le 8 mai 1870, Flaubert n’a que sarcasmes pour la politique : l’ennui et la bêtise ambiante le font fuir de Paris. À Croisset, auprès de sa mère, loin de sa nièce Caroline qu’il chérit, il se morfond de la disparition de Bouilhet et, dans la solitude amère, tombe un moment dans le dégoût d’écrire. La mort de Jules de Goncourt, en juin, ajoute à la liste de ceux qu’il pleure ; celle de Barbès, que lui annonce George Sand, l’attriste indirectement : il sait quelle amitié le liait à la dame de Nohant.
L’abstentionnisme politique de Flaubert trouve de nouvelles raisons dans la déclaration de guerre en juillet 1870. Depuis des années, il s’agace des passions politiques de ses amis. Maxime Du Camp en témoigne : « La Prusse, disait-il, l’Autriche, qu’est-ce que cela peut nous faire ? Ces hommes-là ont des prétentions à être des philosophes, et ils s’occupent de savoir si les habits bleus ont battu les habits blancs ; ce ne sont que des bourgeois, et ça me fait pitié de voir X et Y et Z perdre leur temps à discuter des annexions, des rectifications de frontières, des dislocations, des reconstitutions de pays, comme s’il n’y avait rien de mieux à faire, comme s’il n’y avait plus de beaux vers à réciter et de prose sonore à écrire4 ! » Pour lui, les artistes n’ont pas de patrie ; ou plutôt qu’une seule patrie, l’Art.
L’enthousiasme belliqueux qu’il perçoit dans la population l’écœure : chauvinisme, sauvagerie, « irrémédiable barbarie de l’Humanité ». Il regrette d’avance les ponts coupés, les tunnels défoncés, « l’effroyable boucherie », « les ruisseaux de larmes qui vont couler », le recul de la Civilisation, la négation du Progrès. George Sand lui fait écho : « Je trouve cette guerre infâme, cette Marseillaise autorisée5 un sacrilège. Les hommes sont des brutes féroces et vaniteuses » (26 juillet). L’entrée en guerre confirme Flaubert dans son aristocratisme politique : « Le respect, le fétichisme qu’on a pour le Suffrage universel, me révolte plus que l’infaillibilité du Pape [...] Croyez-vous que si la France, au lieu d’être gouvernée, en somme, par la foule, était au pouvoir des Mandarins, nous en serions là ? Si, au lieu d’avoir voulu éclairer les basses classes, on se fût occupé d’instruire les hautes, vous n’auriez pas vu M. de Kératry proposer [au Corps législatif] le pillage du duché de Baden, mesure que le public trouve très juste » (3 août)6.
Cependant, comme le sort des armes tourne à l’avantage des Allemands, Flaubert exprime ses premières inquiétudes à la mi-août. Mac-Mahon a dû évacuer l’Alsace, où Strasbourg assiégé tiendra jusqu’au 28 septembre. L’avance des armées allemandes en Lorraine, où Frossard, privé de l’aide de Bazaine, est battu à Forbach, provoque la chute du gouvernement Ollivier, remplacé, sur la décision de l’impératrice-régente, par le général Cousin-Montauban, comte de Palikao. Sur le front, le maréchal Bazaine, à qui l’empereur, malade, cassé, et déconsidéré, a donné le commandement en chef, se révèle irrésolu, sans initiative, vieilli. Après quelques mauvaises manœuvres, il ne trouve pas de meilleure solution que de s’enfermer dans Metz avec ses 130 000 hommes. Haletant, Flaubert attend des nouvelles et refuse de rester inactif : « Ne sachant à quoi m’occuper, écrit-il à Sand, le 17 août, je me suis engagé comme infirmier à l’Hôtel-Dieu de Rouen, où mon concours ne sera peut-être pas inutile. » Mieux : « Si l’on fait le siège de Paris, j’irai faire le coup de feu. – Mon fusil est prêt. » Avec une remarquable prescience, il comprend que la guerre est grosse d’une révolution et d’une contre-révolution : « Et nous n’en sommes qu’au 1er acte. Car nous allons entrer dans la Sociale. Laquelle sera suivie d’une réaction vigoureuse et longue. » Trois jours plus tôt, à Paris, Blanqui et ses hommes ont tenté de prendre d’assaut une caserne de pompiers boulevard de La Villette, pour saisir des armes. Un fiasco. Blanqui peut s’échapper ; 6 blanquistes sont condamnés à mort. Sous la guerre étrangère couve la guerre civile : Flaubert a vu juste.
Le 24 août, il confie à Maxime Du Camp que sa tristesse s’est métamorphosée en « désirs belliqueux ». Que dit le sans-patrie d’hier ? « Oui, j’ai bêtement envie de me battre, et je te jure ma parole d’honneur que si je n’étais pas sûr de faire mourir ma mère immédiatement, j’irais rejoindre le bon d’Osmoy, qui doit être maintenant dans les environs de Châlons, à la tête d’une compagnie de tirailleurs. » L’envahisseur se rapproche de Paris ; Flaubert se révolte à l’idée de faire la paix. Le 1er septembre, l’armée de Mac-Mahon est encerclée par Moltke à Sedan ; l’empereur, accablé, ne réagit plus et, pour éviter un massacre, fait arborer le drapeau blanc. La capitulation de Napoléon III, dont la première conséquence est que son armée de 100 000 hommes est faite prisonnière, provoque, dès que la nouvelle est connue, l’insurrection à Paris et dans les grandes villes de France : établi par un coup d’État, le Second Empire finit aussi comme le premier, par une défaite militaire. Le 4 septembre, après la proclamation de la déchéance du régime impérial par Gambetta, la République est instaurée devant les Parisiens assemblés sous les fenêtres de l’Hôtel de Ville. Eugénie a fui avec son fils ; aucune résistance n’a été opposée au soulèvement de la capitale. Un Gouvernement provisoire, intitulé Gouvernement de la Défense nationale, est mis en place, sous la conduite de Jules Favre, Léon Gambetta, Ernest Picard – comprenant aussi Henri Rochefort, sorti de prison. La place militaire est placée sous l’autorité du général Trochu.
Flaubert est toujours aussi boutefeu. Il écrit dans une lettre à la princesse Mathilde, le 7 septembre, qu’il préfère voir la France anéantie qu’humiliée. « Mais nous les vaincrons, ajoute-t-il, et nous leur ferons repasser le Rhin, tambour battant. Les bourgeois les plus pacifiques, tels que moi, sont parfaitement résolus à se faire tuer plutôt que de céder. » La République, pour laquelle paraît s’enthousiasmer George Sand ? Flaubert accepte de la défendre, mais il n’y croit pas. Élu à la tête de la garde nationale de Croisset, il exerce ses troupes au moment où intervient le blocus de Paris. Il écrit, le 27 septembre, à sa nièce Caroline : « Je commence, aujourd’hui, mes patrouilles de nuit. – J’ai fait tantôt à “mes hommes” une allocution paternelle, où je leur ai annoncé que je passerais mon épée dans la bedaine du premier qui reculerait, en les engageant à flanquer à moi-même des coups de fusil s’ils me voyaient fuir. Ton vieux baudruchard d’oncle est monté au ton épique ! » La guerre n’est pas finie, la République la reprend à son compte. Avant que Strasbourg ne tombe, Paris est assiégé le 19 septembre, mais Gambetta a pu quitter, le 7 octobre, la capitale en ballon, et gagner Tours où, acceptant les portefeuilles de l’Intérieur et de la Guerre, il galvanise la province, met sur pied de nouvelles forces armées, en mobilisant tous les célibataires et veufs sans enfant jusqu’à quarante ans : les armées de la Loire et du Nord ont pour but de débloquer Paris. Flaubert exprime son espoir à ses correspondants : « Je te réponds, écrit-il dès le 29 septembre à Maxime Du Camp, que, d’ici à 15 jours, la France entière sera soulevée. » Il ne pense plus à une inévitable guerre civile, c’est l’heure de l’union sacrée.
Rochefort, avant même d’avoir été tiré de prison par la foule, le 4 septembre, a eu son nom sur la liste du Gouvernement provisoire en raison même de sa popularité à Paris, et du fait qu’il en est un député – ce qui n’est le cas ni de Blanqui ni de Delescluze, autres figures de l’extrême gauche. Ce sont des républicains modérés (Jules Favre, Ernest Picard, François Arago, Jules Simon...) qui dominent ce gouvernement, le plus ardent, Léon Gambetta, quittant Paris peu après le début du Siège. La présence de Rochefort au gouvernement vaut, pour un temps, à celui-ci la confiance des républicains les plus résolus et fait admettre la présidence du gouvernement et la direction militaire du très peu républicain général Trochu. Dans ce rôle de caution de gauche, Rochefort est de plus en plus mal à l’aise. En effet, le Gouvernement de la Défense nationale, Trochu en tête, ne souhaite nullement mener une guerre « à outrance » comme l’exigent les patriotes, les rouges, les « trente sous » (à savoir les membres de la garde nationale, ouverte depuis le 11 août à tous les citoyens, et dont la solde quotidienne – pour les chômeurs, les indigents, tous les nécessiteux – est de 30 sous). La garde nationale n’est plus la garde bourgeoise de jadis, c’est une milice populaire : le peuple de Paris est désormais armé. Ce gouvernement craint ce que Flaubert annonçait naguère : le débordement de la populace, la répétition des événements de l’An II, la mise en place d’un gouvernement de salut public, toutes choses qui remettraient en cause le régime républicain, une fois la paix signée. Pour Jules Favre et son équipe, il faut sortir du provisoire : tenir la bride haute aux « rouges », arrêter la guerre quand il sera prouvé que la défaite est inévitable, et passer à des élections qui fonderont la légitimité du nouveau régime. Mais Paris, enfiévré, ne pense qu’à se battre, exige des « sorties en masse » : tous les soirs, dans les clubs qui se sont multipliés depuis le 4 septembre, on interpelle les ministres, on revendique des armes, on veut de l’audace, encore de l’audace... Tandis que secrètement le gouvernement tente de connaître les conditions d’un armistice avec Bismarck, les bataillons de la garde nationale des quartiers populaires manifestent pour réclamer des chassepots (les meilleurs fusils), sous l’autorité de Gustave Flourens, qui a trouvé dans cette situation un exutoire à ses ardeurs de chef de bande. Un cri commence à circuler : « Vive la Commune ! » – toujours ces réminiscences de la grande Révolution, l’idée d’une Commune révolutionnaire, occupée de la défense, et, éventuellement, mettant au pas les récalcitrants, les traîne-savates, les mous et les traîtres, sous le régime de la terreur.
Avant le début du blocus, un certain nombre d’écrivains et d’exilés avaient pu regagner la capitale. C’est le cas notamment d’Edgar Quinet et de Victor Hugo.
Le 3 septembre, les Quinet ont reçu de Genève un télégramme de Jules Barni, philosophe kantien, proscrit comme eux, leur annonçant que Napoléon III est fait prisonnier ; deux jours plus tard, une dépêche de Paris leur apprend la proclamation de la République. Quant aux Michelet, qui se sentent peu utiles à Paris, ils viennent d’arriver à Montreux, pour s’installer à Glion ; ils envoient aux Quinet un ami commun pour les dissuader de revenir sur le volcan parisien. En vain : le 8, après dix-huit ans d’exil, Edgar et Hermione Quinet arrivent à Paris, au moment où les familles qui en ont les moyens quittent, de plus en plus nombreuses, la capitale, dont le siège prévisible est redouté. Hugo et les siens ne retardent pas davantage leur retour. Le 5, ils sont dans le train pour Paris. Son portrait étant depuis longtemps diffusé, Hugo est reconnu dans les gares, où on l’ovationne. Lui, en voyant par la fenêtre de son wagon un campement de soldats français, se met à crier en retour : « Vive l’armée ! » et ne peut dissimuler ses larmes. À Paris, gare du Nord, vers neuf heures et demie du soir, une foule se presse pour l’accueillir, au point qu’il doit monter au balcon d’un café, sur la place, pour répondre aux vivats. « Vous me payez en une heure vingt ans d’exil. » On chante La Marseillaise et Le Chant du départ, on l’escorte jusqu’à la rue de Laval où lui et sa famille doivent loger, des soldats au passage lui présentent les armes. Le lendemain, Hugo est assailli de visiteurs ; des marchandes de la Halle lui apportent un bouquet, les lettres commencent à arriver par centaines. À la veille du siège, le 16 septembre, Hugo note : « Il y a aujourd’hui un an, j’ouvrais le Congrès de la Paix à Lausanne. Ce matin, j’écris l’Appel aux Français pour la guerre à outrance contre l’invasion7. » Le 19, la ville est bouclée. Dans les jours et les semaines qui suivent, Hugo reçoit beaucoup, rédige des appels dans les journaux, correspond avec Juliette Drouet grâce au ballon captif qu’on a appelé le Barbès, achète un képi, et commence à restreindre son alimentation : les réserves de sucre diminuent dangereusement, la viande est rationnée, le beurre et le fromage viennent à manquer. Victor Hugo est devenu un personnage sacré : on donne son nom à un ballon-poste, on parle aussi de débaptiser le boulevard Haussmann en sa faveur, on le supplie de ne pas s’exposer. L’édition française des Châtiments tirée à 3 000 exemplaires est épuisée en deux jours, plusieurs tirages suivront ; le 22 octobre, Hugo envoie les 500 francs qu’il a eus en droits d’auteur au Siècle « pour les canons dont Paris a besoin ». Un canon dû à une souscription s’appellera Le Châtiment ; un autre, le Victor Hugo. Il autorise qui le veut à dire ou à représenter ses œuvres, sans droits d’auteur, « pour les canons, les blessés, les ambulances, les ateliers, les orphelinats, les victimes de la guerre, les pauvres ». Hugo revoit Quinet, autre proscrit irréconciliable ; avec Ledru-Rollin, ils songent à fonder un club. Durant toute cette période, Hugo est œcuménique, union sacrée, accordant sa confiance au Gouvernement de la Défense nationale. Mais, le 31 octobre, Paris, le Paris des faubourgs, organise une puissante manifestation contre le gouvernement en place.
La ville est sous le choc. À peine vient-on de connaître, le 30 octobre, la capitulation du « glorieux Bazaine » à Metz avec son armée (Bazaine n’avait pas accepté de reconnaître la République et avait négocié sa reddition avec les Allemands) que la nouvelle arrive de la perte du Bourget, village au nord de Paris que les francs-tireurs venaient de prendre. Trochu, qui parle sans arrêt de son « plan » sans rien faire, est accusé par l’extrême gauche d’avoir lâché Bellemare, jeune général qui avait su arracher Le Bourget aux Prussiens. Là-dessus, le bruit s’évente que Thiers, chargé de mission par le gouvernement, est de retour à Paris, après son périple européen de capitale en capitale et que, sûr des appuis diplomatiques dont la France peut disposer, il préconise une demande d’armistice à la Prusse, pour permettre l’élection d’une Assemblée. Le 31 au matin, on sait que M. Thiers s’est rendu à Versailles afin de recevoir de la bouche de Bismarck les conditions d’un armistice. Colère des « trente sous » ! Indignation des révolutionnaires ! La Commune revient à l’ordre du jour. C’est au cri de « Vive la Commune ! » que les bataillons populaires de la garde nationale, suivis par la foule, envahissent l’Hôtel de Ville. Les membres du gouvernement, assis autour d’une table, subissent la marée humaine sans broncher. Dans une salle voisine, les révolutionnaires, Blanqui, Flourens, Delescluze, Vaillant et les autres, tentent de mettre sur pied un Comité de salut public. Dans une pagaille indescriptible, due à la division des insurgés, on discute, on s’oppose des noms et des programmes. Sollicité, Victor Hugo décline à plusieurs reprises la proposition de s’associer à l’aventure : « À minuit, des gardes nationaux sont venus me chercher pour aller à l’Hôtel de Ville, présider, disaient-ils, le nouveau gouvernement. J’ai répondu que je blâmais cette tentative, et j’ai refusé d’aller à l’Hôtel de Ville. À trois heures du matin, Flourens et Blanqui ont quitté l’Hôtel de Ville et Trochu y est rentré8. » Le général Trochu a pu, en effet, tromper la vigilance des insurgés ; il revient à la tête de troupes régulières, composées des mobiles des départements de l’Ouest, et chasse les rebelles de l’Hôtel de Ville.
Au long de cette journée, Rochefort, entre deux chaises, n’a joué aucun rôle. On l’a vu passer un moment, tenter de faire une déclaration, puis disparaître. Sa confiance en Trochu l’a discrédité aux yeux des rouges. Quant à Vallès, désormais chef de bataillon de la garde nationale, il est allé prendre avec ses hommes la mairie de La Villette, où il est nommé maire par acclamations. Peu après, l’ancien maire, Richard, revient de l’Hôtel de Ville, se précipite sur l’écharpe qui ceint la poitrine de Vallès : « Rendez-moi ça ! Vous violez la loi. Je vous ferai fusiller demain ! » On l’oblige à lâcher prise, et Vallès le fait enfermer dans un placard. Scène comique, qu’il narre dans L’Insurgé. Mais bientôt on les avertit que le Gouvernement a repris l’Hôtel de Ville, et qu’un bataillon de « bons » gardes nationaux s’apprête à donner l’assaut. Les têtes de fer de La Villette se précipitent. Trop tard. Une dépêche assure que l’ordre a été rétabli : « C’est le moment de détaler. Je tombe de faim, je crève de soif. J’entre, écrasé, las, sommeillant, dans le restaurant où nous allions casser une croûte avec les collègues, vers midi. Je retrouve ceux qui n’ont pas paru de la nuit – ayant peur de moi ou attendant la fin pour se décider. La fin, c’est mon arrestation à bref délai, sans doute. Peut-être vais-je être cueilli avant d’avoir mangé mon omelette9. » Vallès n’a plus qu’à aller se cacher chez un ami. Une semaine plus tard, il sort de sa planque ; il n’y aura pas de poursuites immédiates contre lui.
La première tentative sérieuse pour instaurer une Commune à Paris, le 31 octobre, s’est terminée piteusement. Mais rien n’est résolu. Thiers, à Versailles, n’a obtenu aucune concession du chancelier qui s’en tient aux exigences qu’il a formulées à Favre en septembre, lors de son entrevue avec lui au château de Ferrières. La guerre continue. Rochefort a démissionné après le conseil du 1er novembre. Toutefois, le gouvernement échaudé, voulant se prémunir contre toute reprise de l’insurrection, entend renforcer sa position en organisant des élections municipales et en faisant tenir un référendum auprès des Parisiens sur son maintien. Le 3 novembre a lieu le plébiscite : les rouges, préconisant le NON, n’obtiennent que 6 000 suffrages, contre 55 000 OUI, votes militaires compris. Deux jours plus tard, cependant, les élections des municipalités, dans plusieurs arrondissements (les XIe, XVIIIe, XIXe et XXe) – l’est de Paris –, donnent le pouvoir aux radicaux de gauche ou aux révolutionnaires. Edgar Quinet, très hostile comme Victor Hugo à la journée du 31 octobre, a salué l’échec des rouges comme « le triomphe du bon sens et du patriotisme » ; il répond OUI au plébiscite. Jules Ferry, qui pendant la crise a été de ceux qui ont le mieux gardé leur sang-froid, devient maire de Paris, à la place d’Étienne Arago, démissionnaire.
Le blocus se poursuit ; les conditions de vie s’aggravent pour la population. Le rationnement se fait surtout par la cherté : les nantis peuvent continuer à fréquenter les restaurants, le marché noir va bon train ; les pauvres doivent se contenter des distributions des municipalités. On sait que, l’hiver venant, les chevaux, puis les chiens et les chats, les rats enfin (« Un rat coûte huit sous », note Hugo, le 23 novembre ») sont apparus aux étals des bouchers. Edmond de Goncourt qui, encore le 12 novembre, dans son Journal, proclame pour « la postérité » que tout l’héroïsme des Parisiens aura consisté à « manger du beurre fort dans ses haricots et du rosbif de cheval au lieu de bœuf », note deux mois plus tard, au 13 janvier : « Il faut vraiment rendre justice à cette population parisienne, et l’admirer. Que devant l’insolent étalage de ces marchands de comestibles, rappelant, maladroitement, à la population meure-de-faim, que les riches avec de l’argent peuvent toujours, toujours, se procurer de la volaille, du gibier, les délicatesses de la table, cette population ne casse pas les devantures, ne bouscule pas les marchands et les marchandises, – cela a lieu d’étonner. » Et Goncourt de fustiger l’incompétence du gouvernement, « l’inintelligence militaire », Trochu faisant « la plus honteuse défense des temps historiques ». À plusieurs reprises, Victor Hugo est prié d’entrer au gouvernement ; il refuse, bien qu’il lui soit fidèle jusqu’au bout, ne déviant pas de sa politique d’union sacrée.
Les privations agissant souvent sur des esprits échauffés par l’alcool – le vin et l’eau-de-vie ne font pas défaut –, les quartiers populaires s’exaltent, encouragés par les journaux nouveaux et les clubs en ébullition permanente. Entre ceux qu’on appelle les outrance (parce qu’ils veulent la guerre à outrance, la sortie en masse contre les assiégeants) et les cochons vendus (qui attendent, impatients, le retour à la paix), le fossé se creuse. En décembre, le froid est rigoureux ; le charbon vient à manquer. Un moment, on reçoit, grâce aux pigeons voyageurs, de bonnes nouvelles des armées de Gambetta : prise de Coulmiers, reprise d’Orléans... La « dictature » de Gambetta, comme on l’appellera, est brouillonne, mais inventive. Son souci n’est pas seulement militaire ; il songe déjà à donner à la République renaissante des assises morales et intellectuelles, en agissant sur l’opinion par la voie de la presse. Le chef de la Délégation de Tours commande ainsi à Jules Barni une série d’articles sur la République – lesquels, d’abord publiés dans le Bulletin de la République, seront recueillis en 1872 sous le titre : Manuel républicain. Barni est un philosophe de cinquante-trois ans. Professeur à Rouen, refusant de prêter le serment en 1851, il est allé enseigner à l’Académie de Genève, en proscrit intraitable comme Hugo et Quinet. Après le 4 septembre, regagnant la France, il a offert ses services à Gambetta. Le manuel de ce kantien – traducteur de Kant – sera une des références des fondateurs de la IIIe République. Il ne préconise pas « la Sociale » des révolutionnaires, mais la République libérale, démocratique, laïque et fraternelle10.
À Paris, entre le 30 novembre et le 2 décembre, la première véritable sortie est effectuée – mais toujours sans la garde nationale – sous le commandement du général Ducrot, mais celui-ci rentre après avoir été défait à Champigny. On apprend quelques jours plus tard les revers de l’armée de la Loire, repoussée par les renforts prussiens venus de Metz. Le repli est inévitable, la Délégation quitte Tours pour Bordeaux au début de décembre. En janvier, les Allemands occupent la France de l’Ouest jusqu’à Alençon ; au nord, l’armée de Faidherbe, vainqueur à Bapaume, a été arrêtée vers le sud à Saint-Quentin ; à l’est, le général Bourbaki a reçu la mission de délivrer Belfort, défendu par le colonel Denfert-Rochereau, mais, si Belfort résiste, l’armée de l’Est finira par une débâcle en Suisse, après que Bourbaki aura tenté de se tuer
Le 5 janvier 1871, les bombes prussiennes provoquent les premières morts à Paris. C’est alors que les murs de la ville se recouvrent de « l’Affiche rouge », rédigée par Vallès, Leverdays, Vaillant et Tridon, et dont les 140 signatures réclament la démission du Gouvernement provisoire et la poursuite de la guerre :
« Si les hommes de l’Hôtel de Ville ont encore quelque patriotisme, leur devoir est de se retirer, de laisser le peuple de Paris prendre lui-même le soin de sa délivrance.
» La municipalité de la Commune, de quelque nom qu’on l’appelle, est l’unique salut du peuple, son seul recours contre la mort.
» Toute adjonction ou immixtion au pouvoir actuel ne serait rien qu’un replâtrage perpétuant les mêmes errements, les mêmes désastres.
» Or, la perpétration de ce régime, c’est la capitulation, et Metz et Rouen nous apprennent que la capitulation n’est pas encore et toujours la famine, mais la ruine de tous, la misère et la honte.
» C’est l’armée et la garde nationale transportées prisonnières en Allemagne et défilant dans les villes sous les insultes de l’étranger, le commerce détruit, l’industrie morte, les contributions de guerre écrasant Paris ; voilà ce que nous préparent l’impéritie et la trahison. »
L’affiche s’achève par : « Place au peuple, place à la Commune ! »
Les revers de l’armée de la Loire (Chanzy) et de l’armée du Nord (Faidherbe), le refoulement de l’armée de l’Est (Bourbaki) confirment cependant le Gouvernement dans son désir de négocier un armistice. Encore faut-il vaincre la résistance des patriotes révolutionnaires. Trochu offre à la garde nationale une sortie désespérée destinée à refroidir son enthousiasme guerrier. C’est la bataille de Buzenval, qui se déroule et prend fin le 19 janvier 1871. L’impréparation de cette action est manifeste. La colère redouble dans Paris ; nouveaux appels, nouvelles affiches, une Commune est réclamée encore une fois. Trochu, qui a affirmé qu’il ne capitulerait jamais, laisse le gouvernement militaire de Paris au général Vinoy. Trois jours plus tard, le Gouvernement consulte les généraux sur la conduite à tenir ; le dernier à parler, le général Lecomte, conclut sans détour : « Le manque de vivres nous impose une prompte capitulation. Une grande sortie est impossible. Les petites sorties ne feraient que nous affaiblir et elles encourageraient la population à prolonger la résistance : il faut au contraire peu à peu habituer Paris à se résigner11. » Mais, le 22 janvier, les bataillons de l’est de la capitale marchent sur l’Hôtel de Ville. Prévenant le coup, voulant éviter un nouveau 31 octobre, le gouvernement fait donner les mobiles de Bretagne et de Vendée. La fusillade de part et d’autre ne dure pas plus d’un quart d’heure, mais le sang a coulé. Et la répression suit : suspension de journaux, fermetures de clubs, arrestations de meneurs ; l’extrême gauche est défaite ; la voie de la capitulation est ouverte. Jules Favre est à Versailles, le 28 janvier. Cette fois, un armistice est conclu ; une Assemblée nationale sera élue le 8 février, pour décider du sort de la guerre ou de la paix.
Flaubert laisse échapper cette plainte, dans une lettre à sa nièce Caroline, datée du 1er février 1871 : « La capitulation de Paris, à laquelle on devait s’attendre pourtant, nous a plongés dans un état indescriptible. C’est à se prendre de rage ! Je suis fâché que Paris n’ait pas brûlé jusqu’à la dernière maison, pour qu’il n’y ait plus qu’une grande place noire. La France est si bas, si déshonorée, si avilie, que je voudrais sa disparition complète. Mais j’espère que la guerre civile va nous tuer beaucoup de monde. Puissé-je être compris dans le nombre ! » La maison familiale de Croisset qui a été occupée par des officiers prussiens, tandis que Flaubert et sa mère s’étaient réfugiés à Rouen, a été libérée de ses locataires bottés. « Dès que tout sera nettoyé, poursuit-il dans la même lettre à Caroline, j’irai revoir cette pauvre maison, que je n’aime plus. – Et où je tremble de rentrer. – Car je ne peux pas jeter à l’eau toutes les choses dont ces messieurs se sont servis ! Si elle m’appartenait, il est certain que je la démolirais. Oh ! quelle haine ! quelle haine ! Elle m’étouffe ! Moi qui étais si tendre, j’ai du fiel jusqu’à la gorge12. » Flaubert n’attend rien des élections prochaines : il s’abstiendra.
Ces élections, Bismarck les a voulues, pour pouvoir négocier avec les représentants d’un régime politique légitime. La plupart des membres du Gouvernement de la Défense nationale les ont voulues, eux aussi, pour en finir avec l’instabilité de la situation et, surtout, pour exorciser la menace des rouges. Rochefort, profil bas durant le siège de Paris, reprend sa plume, en fondant dès le 3 février 1871 un énième quotidien dont Louis Blanc lui inspire le titre : Le Mot d’ordre. Lancé dans la brève campagne électorale, il imprime un appel en faveur de la République : « C’est en vain que nous pousserons des clameurs, que nous verserons des larmes et que nous prendrons des attitudes ; la vérité toute crue est que nous allons délibérer sous le canon allemand... Mais puisqu’il faut se résigner aux élections, qu’il soit bien entendu que la République doit être la base immuable de notre politique, car trop de Français ont bu le poison monarchique. » Ses candidats ? Victor Hugo, Louis Blanc, Giuseppe Garibaldi (pour s’être porté au secours des Français envahis), Edgar Quinet, Léon Gambetta, et lui-même... Les élections du 8 février présentent un double enjeu : le premier, que tous les électeurs comprennent, est de savoir si l’armistice débouchera sur une paix entre la France et l’Allemagne ; le second, implicite, est la question du régime : république ou nouvelle restauration monarchique ? Or les républicains sont en général, à l’instar de Gambetta, perçus comme le parti de la guerre. En votant pour la paix, le pays donne à l’Assemblée qui doit se réunir à Bordeaux une majorité monarchiste – sauf à Paris où, Thiers et le vice-amiral Saisset mis à part, les élus sont tous républicains. Les 6 premiers élus sont Blanc, Hugo, Gambetta, Garibaldi, Quinet et Rochefort. L’Assemblée nationale compte en tout environ 150 députés républicains, 80 centre gauche (avec Thiers) et quelque 400 monarchistes de toute obédience, y compris une vingtaine de bonapartistes. La République, proclamée le 4 septembre 1870, se voit donc dotée d’une Assemblée nationale en majorité antirépublicaine. On avait eu en 1815 la Chambre introuvable ; on a cette fois l’« Assemblée des ruraux », la droite bénéficiant du vote massif des campagnes en faveur de la paix. Mais le principal objectif de cette Assemblée, dont personne ne sait ni la durée ni les pouvoirs (est-elle constituante ou non ?), est de décider du sort de la guerre.
Elle se réunit le 12 février à Bordeaux. Dès le lendemain, un incident éclate, qui lui aliène l’opinion parisienne. Garibaldi qui, à soixante-quatre ans, a offert ses services aux Français contre les Prussiens, et qui, pour cela, a été élu par Paris, doit renoncer à son siège en raison de sa nationalité italienne. Il démissionne donc, le 13, ce qui n’empêche pas une majorité de députés de huer l’ancienne Chemise rouge. Un jeune journaliste de trente ans, Émile Zola, correspondant du quotidien parisien La Cloche à l’Assemblée nationale, signe son premier article sur l’incident Garibaldi, en apostrophant la majorité : « Entendez-vous, messieurs, ce sera une honte pour la France d’avoir marchandé un remerciement à ce soldat de la liberté. Soyez simplement polis. On ne vous demande pas d’être grands13. »
Désigné « chef du pouvoir exécutif de la République française », Thiers forme son gouvernement, puis se rend à Paris pour négocier les préliminaires de la paix avec l’Allemagne. Les conditions de Bismarck sont implacables : un tribut de 5 milliards de francs-or, l’annexion de l’Alsace et de la Moselle (« l’Alsace-Lorraine ») – Thiers a tout de même pu sauver Belfort, en échange de l’autorisation donnée aux Allemands d’entrer solennellement dans Paris musique en tête. Les préliminaires sont signés à Versailles le 26 février. Deux jours plus tard, l’Assemblée de Bordeaux en débat, après lecture du traité dans un silence de mort. Les députés des départements annexés prononcent des paroles pathétiques. L’Alsace et la Lorraine, note Zola, ont crié par la bouche de quatre ou cinq de leurs enfants : « Nous sommes françaises, et nous resterons françaises, même malgré vous ; nous attendrons que vous veniez nous arracher des mains de l’Allemagne. » La droite se tait, prudente et sûre du vote final ; seule la gauche parle. Par la voix d’Edgar Quinet, qui se prononce au nom du droit contre les exigences féodales de l’Allemagne. Par la voix de Louis Blanc, très écouté. Par la voix de Victor Hugo, qui, au nom de Paris, rappelle ses souffrances pendant le siège, son ardeur patriotique, son stoïcisme, et fait entendre que la capitale n’acceptera pas le déshonneur, le démembrement de la patrie. Il prophétise : « Si l’œuvre violente à laquelle on donne en ce moment le nom de traité s’accomplit, si cette paix inexorable se conclut, c’en est fait du repos de l’Europe ; l’immense insomnie du monde va commencer. Il y aura désormais en Europe deux nations qui seront redoutables ; l’une parce qu’elle sera victorieuse, l’autre parce qu’elle sera vaincue14. » L’art de l’antithèse hugolien fait mouche, la majorité hostile se tait, et Thiers donne son approbation. Hugo poursuit la comparaison des deux peuples, celui qui sera libre sous la République ; celui qui « baissera le front sous son lourd casque de horde esclave ». Morceau sublime d’anthologie patriotique et républicaine, où déjà Hugo prophétise le sentiment de la revanche : « Oh ! une heure sonnera – nous la sentons venir – cette revanche prodigieuse. Nous entendons dès à présent notre triomphant avenir marcher à grands pas dans l’histoire. Oui, dès demain, cela va commencer ; dès demain, la France n’aura plus qu’une pensée : se recueillir, se reposer dans la rêverie redoutable du désespoir ; reprendre des forces ; élever ses enfants, nourrir de saintes colères ces petits qui deviendront grands ; forger des canons et former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple ; appeler la science au secours de la guerre ; étudier le procédé prussien, comme Rome a étudié le procédé punique ; se fortifier, s’affermir, se regénérer, redevenir la grande France, la France de 92, la France de l’idée et la France de l’épée. » La France reprendra la Lorraine, reprendra l’Alsace, la France ira jusqu’à Coblence, s’emparera de la rive gauche du Rhin. Pourquoi ? Serait-elle devenue à son tour impérialiste ? Non, « nous rendrons tout, à une condition : c’est que nous ne ferons plus qu’un seul peuple, qu’une seule famille, qu’une seule république ». Alors, il n’y aura plus de frontières, le Rhin sera à tous : « Soyons la même république, soyons les États-Unis d’Europe, soyons la fédération continentale, soyons la liberté européenne, soyons la paix universelle. »
Hugo voit loin. Pour le moment, l’Assemblée suit Thiers et accepte les préliminaires du traité de paix par 546 voix contre 107. Les Parisiens se sentent trahis. Ni Thiers ni aucun de ses ministres n’a eu un mot de gratitude pour la ville de Paris après quatre mois de siège. Une brochure de Gustave Flourens, Paris livré, lance une accusation contre les membres de l’ancien Gouvernement de la Défense nationale : « La journée du 4 septembre, si incomplète et par là si dangereuse, où la République fut seulement acclamée, mais non point fondée, fut l’œuvre de quelques imposteurs et d’un peuple abusé qui prit le nom pour la chose15. » Le 22 février, Jules Vallès, dans Le Cri du peuple, qui fait paraître son premier numéro, intitule son éditorial : « Paris vendu », où on lit : « La Sociale arrive, entendez-vous ! elle arrive à pas de géant, apportant non la mort, mais le salut. Elle enjambe par-dessus les ruines, et elle crie : “Malheur aux traîtres ! Malheur aux vainqueurs !”16. » Ces vainqueurs, on l’a vu, Thiers leur a concédé une faveur symbolique : une entrée martiale dans Paris, dont ils n’ont pu forcer les portes. Elle est prévue pour le 1er mars. Que va faire la garde nationale, armée, dotée de canons ? L’affrontement sanglant redouté n’a pas lieu, les soldats allemands défilent dans un Paris silencieux, déserté, fermé, hostile, funèbre : les statues de la place de la Concorde sont voilées de noir, et des drapeaux de deuil accrochés aux fenêtres. La garde nationale s’est résignée au défilé des uhlans. « Mais, écrit Vallès, elle a été aussi menaçante dans sa résignation ! – Muette devant la fatalité de l’histoire, elle faisait tout de même sonner les crosses sur les pierres et comptait ses cartouches. » Et Vallès saisit le transfert de haine qui s’opère en cette journée : « Elle était résolue à ne pas lancer ce défi : – À bas la Prusse ! – mais les cris de “Vive la République” sortaient de tous les cœurs gonflés » (4 mars). Les vaincus vont déclarer la guerre, prévient Vallès ; ce sera la guerre sociale, la révolte de Paris, floué, humilié, abandonné, vendu, contre ceux qui l’ont livré.
L’Assemblée de Bordeaux a peur de Paris, « chef-lieu de la révolte organisée », comme dit un orateur de droite. Elle ne veut plus de la ville rouge pour capitale : la remplacera-t-on par Bourges, Fontainebleau, Versailles ? On en discute en commission ; Victor Hugo y prend la défense de Paris. Il rappelle ce qu’a été le blocus, ce que les Parisiens ont souffert pour la patrie, ce qu’a été le courage de cette « ville superbe du sacrifice ». Ne fermez pas, n’isolez pas Paris ! « Rentrez dans Paris, et rentrez-y immédiatement. Paris vous en saura gré et s’apaisera. Et quand Paris s’apaise, tout s’apaise. » Paris est le représentant éternel de la France : lui ôter son statut de capitale ne serait pas seulement une punition injuste ; ce serait une grave faute politique. Le 10 mars, pourtant, l’Assemblée décide qu’elle siégera à Versailles, tandis que les administrations resteront à Paris ; Hugo n’est plus là pour reprendre en séance plénière sa plaidoirie en faveur de Paris. Il a démissionné le 8, à la suite d’un nouvel incident Garibaldi, au moment où l’Assemblée discute de son invalidation. Hugo, en défenseur de l’Italien, se fait huer. Zola, témoin de la scène, rapporte pour La Cloche : « Devant une pareille intolérance, le poète a pâli légèrement. Et c’est à ce moment que, dans un accès de brusque colère, il a dominé le tumulte et jeté à l’Assemblée ces paroles : “Vous avez refusé d’entendre Garibaldi, je constate que vous refusez à mon tour de m’entendre, et je donne ma démission”. »
La tension croît de plus en plus entre Paris, les grandes villes, et l’Assemblée de Bordeaux. Celle-ci, intolérante, inexpérimentée, revancharde, impose aux habitants de la capitale une série de mesures vexatoires. Dès le 15 février, elle décide d’exiger des gardes nationaux de Paris un certificat de pauvreté pour régler leur solde ; rétablit le régime normal du Mont-de-Piété, au détriment des plus démunis ; décrète la reprise du paiement des effets de commerce à partir du 13 mars, ce qui met fin au moratoire des dettes commerciales et entraîne une série de faillites en quelques jours ; discute la suppression du moratoire des loyers... Toutes les décisions prises au cours du siège pour atténuer les effets du blocus sur la vie économique et la vie quotidienne des Parisiens sont annulées par une majorité de « ruraux », de plus en plus détestés par ceux qui ont dû subir l’entrée des Prussiens chez eux. Brochant sur le tout, la question du régime politique n’est pas réglée : que va faire cette majorité monarchiste ? Certes, elle ne s’est pas empressée de restaurer – mieux vaut que la paix humiliante soit signée par la République. Mais après la signature du traité ? Thiers, chef de l’Exécutif, a promis de ne pas poser la question du régime ; il faut d’abord réorganiser le pays, on verra plus tard la question constitutionnelle : c’est ce qu’on appelle le Pacte de Bordeaux, d’autant mieux accepté par les monarchistes qu’ils sont eux-mêmes divisés sur la personne du prétendant. Mais ce Pacte de Bordeaux est mauvais signe pour les républicains des grandes villes et de Paris : il laisse en suspens le sort de la République.
Le 13 mars, s’apprêtant à quitter Bordeaux, Hugo apprend la mort brutale de son fils Charles, frappé d’apoplexie foudroyante. Il a près de lui sa belle-fille Alice, accablée de douleur, et ses deux petits-enfants. Le 17 mars, Hugo et sa famille quittent Bordeaux, par le train, qui emporte aussi le cercueil plombé où repose Charles. Le lendemain 18 mars, Hugo et les siens, très entourés17, suivent le corbillard de la gare d’Orléans jusqu’au Père-Lachaise. Arrivé place de la Bastille, des gardes nationaux font au cortège une haie d’honneur spontanée. « Sur tout le parcours jusqu’au cimetière, note Hugo, des bataillons de garde nationale rangés en bataille présentent les armes et saluent du drapeau. Les tambours battent aux champs. Les clairons sonnent. Le peuple attend que je sois passé et reste silencieux, puis crie : – “Vive la République !”. » Au cimetière, un homme haut de taille, d’allure énergique, tend sa large main vers le poète : « Je suis Courbet », dit-il.
À ce moment-là, Victor Hugo n’a pas une nette conscience de ce qui se passe. Par une coïncidence dont l’histoire n’est jamais avare, Hugo a enterré son fils le jour même où, depuis l’aube, Paris en état d’insurrection fait front à l’Assemblée dont il vient de démissionner. Avant l’installation de l’Assemblée nationale à Versailles, Thiers a voulu ressaisir la ville de Paris, qu’il sait dangereusement travaillée par les forces révolutionnaires, surchauffées par les déceptions du siège et par les décisions prises à Bordeaux. À cette fin, le chef de l’Exécutif a jugé nécessaire de reprendre à la garde nationale les canons dont elle dispose, fabriqués pour une bonne part pendant le siège, grâce aux souscriptions, et dont le plus grand nombre est aligné sur la butte Montmartre. L’opération, confiée au général Vinoy, a été lancée dans la nuit du 17 au 18 mars ; à la suite d’un certain nombre de bévues, elle a été retardée et n’a pu être accomplie avant que l’alerte n’ait été donnée. La mobilisation rapide des bataillons de la garde nationale – fédérés au cours du mois de février sous l’autorité d’un Comité central – annule l’entreprise de Thiers, tandis qu’une foule ameutée met à mort, quelques heures plus tard, à Montmartre, un ex-général de la garde nationale, Clément Thomas, et un général de l’armée régulière, le général Lecomte. « C’est au moment où nous enterrions le pauvre Charles Hugo, raconte Verlaine, qu’avait lieu le drame de la rue des Rosiers. La triste nouvelle tintait déjà dans l’air assombri. En même temps, les barricades ébauchées le matin devenaient formidables, s’armaient de canons, de mitrailleuses, se hérissaient de baïonnettes au bout de fusils chargés. Les passants chuchotaient des paroles d’alarme et filaient vite. Les boutiques se fermaient et maints cafés n’étaient qu’entrebâillés. Ça sentait la poudre et ça fleurait le sang18. » En fin de journée, Jules Ferry doit abandonner l’Hôtel de Ville au Comité central de la fédération de la garde nationale, tandis qu’Adolphe Thiers fait déménager les administrations à Versailles. Deux villes, deux armées, deux peuples vont s’affronter, jusqu’au drame final, à la fin du mois de mai.
La guerre civile peut-elle être évitée ? Certains le croient, le veulent, y travaillent. Thiers et les « versaillais » souhaitent en revanche en finir avec la révolution parisienne, au plus vite, par la force. Le sang des deux généraux qui a coulé justifie leur intransigeance. Les révolutionnaires, eux, entendent élire une Commune, comme ils l’ont demandé pendant le siège, et proposent au reste de la France de les imiter. Qu’est-ce qu’une Commune ? C’est une ville qui s’auto-administre, qui s’autogouverne, une ville libre. Mais, quand il s’agit de Paris, ce ne peut être une simple municipalité. Jusqu’où s’étendra son pouvoir ? Verra-t-on une Commune sans-culotte comme sous la Révolution ? Une Commune fédéraliste, plus ou moins inspirée de Proudhon ? Les insurgés du 18 mars sont loin d’être d’accord entre eux, bien qu’ils partagent une même hostilité au gouvernement légal.
Entre les deux jusqu’au-boutismes, des républicains de province, des députés comme Georges Clemenceau, maire du XVIIIe arrondissement, veulent s’entremettre. Après plusieurs jours de concertations, de va-et-vient entre Paris et Versailles, où l’Assemblée siège désormais, ils doivent reconnaître que leurs efforts sont vains, et Clemenceau démissionne de son mandat de député. Tandis que Thiers à Versailles renforce ses troupes – avec l’accord de Bismarck –, en faisant appel à la province, où quelques tentatives de Commune (à Lyon, Marseille, Toulouse, Narbonne, Saint-Étienne, Le Creusot) font long feu, les Parisiens sont invités, le 26 mars, à élire un Conseil communal, sous la conduite du Comité central. Le 28, la Commune est proclamée au cours d’« une journée de fête révolutionnaire et patriotique, pacifique et joyeuse, d’ivresse et de solennité, de grandeur et d’allégresse », écrit Vallès dans Le Cri du peuple19.
Les blanquistes forment une minorité du Conseil élu, mais ils déplorent l’absence de leur chef, arrêté le 17 mars. Ils côtoient les anciens quarante-huitards, dont Charles Delescluze est la tête de file, et qui professent un républicanisme jacobin. Une autre minorité est constituée par les internationalistes, socialistes ouvriers comme Eugène Varlin. En toute logique, une vingtaine d’élus des quartiers bourgeois démissionnent dès lors que la Commune ne peut être une simple municipalité. Des élections complémentaires seront organisées le 16 avril ; à cette occasion, Jules Vallès devient à son tour membre du Conseil de la Commune.
Vallès, l’enfant maltraité par sa mère, le bachelier devenu chômeur, figure de la bohème parisienne, avant de se faire une place de journaliste sous l’Empire, est désormais l’insurgé20. Depuis longtemps, il annonce la République sociale, « la Sociale ». Déjà, en 1851, il avait tenté de résister au coup d’État l’arme au poing, ce qui lui avait valu de la part de son père professeur, craignant pour sa carrière, d’être enfermé dans un asile, à Nantes. Après les années de vaches maigres, il a fait son chemin, a imposé son nom dans les journaux républicains et son républicanisme dans les autres. Les lendemains du 18 mars et la proclamation de la Commune dix jours plus tard sont d’abord pour lui « une fête ». Mais Paris, « patrie de l’honneur, cité du salut, bivouac de la Révolution », doit donner l’exemple aux villes de province. Le 25 mars, Le Cri du peuple, par la plume de Pierre Denis, exalte « le programme de la Révolution urbaine, communale, lutécienne », en précisant : « Paris ville libre, non pas séparée de la France, mais non pas soumise aux hommes d’État qu’il plaît à la province d’acclamer, d’élire ou de subir. »
En face d’une majorité de communeux, jacobins ou blanquistes, tentés de remettre sur pied un Comité de salut public, Jules Vallès reste profondément libertaire. Ainsi, au début d’avril, son journal, Le Cri du peuple, proteste contre le Comité de sûreté générale qui interdit plusieurs journaux, dont Le Figaro et Le Gaulois : « À ceux qui invoquent la situation exceptionnelle où nous nous trouvons, et qui place Paris en état de ville de guerre, nous répondrons qu’il reste contre les menteurs et les provocateurs le recours du droit commun. Mais, encore une fois, nous réclamons la liberté absolue de la presse. »
Vallès et son ami le peintre Courbet se sentent proches des socialistes antiautoritaires, appelant à une révolution « par le bas », à un socialisme décentralisateur, communal, populaire. Rien ne serait plus néfaste à leurs yeux que de mimer les ancêtres de 1793 : « Je hais Robespierre le déiste, écrira-t-il dans L’Insurgé [il cesse d’écrire dans son journal le 19 avril, après son élection], et trouve qu’il ne faut pas singer Marat, le galérien du soupçon, l’hystérique de la Terreur, le névrosé d’une époque sanguine21 ! »
Émile Zola, qui a suivi l’Assemblée de Bordeaux à Versailles, et continue à rendre compte de ses débats pour La Cloche, fait d’abord une entière confiance à « M. Thiers ». Celui-ci n’ayant pas, ou pas voulu éviter « le ronflement des canons et le grincement des mitrailleuses », l’angoisse saisit le journaliste qui observe « l’habile M. Thiers [...] sur une pente sinistre », et s’effare de l’esprit de vengeance de la droite : « Vous êtes-vous accusé, monsieur, d’avoir poussé par vos cris et votre intolérance à l’égorgement de la patrie ? Je voudrais bien savoir quelle pénitence votre confesseur vous a imposée, pour ne pas vous être conduit en homme bon et raisonnable. Lui avez-vous dit : “Mon père, le canon de Neuilly tonne jusqu’au fond de ma conscience, j’ai un grand repentir d’avoir voulu cette lutte fratricide.” Et vous-a-t-il répondu : “Mon fils, il en est temps encore, aidez à l’apaisement, et votre péché vous sera pardonné” » (10 avril). Zola demeure dans une position de neutralité, désapprouvant Paris d’être sorti de la légalité, désapprouvant Versailles de ne pas être sorti d’une intolérance aveugle. Il ne pourra prolonger sa collaboration à La Cloche, interdite le 19 avril par la Commune, en même temps que Le Soir, Le Bien public et L’Opinion nationale. Après la suppression du Figaro et du Gaulois, dénoncée par Vallès, le Comité de sûreté générale avait interdit, le 14 avril, Paris-Journal, le Journal des débats, Le Constitutionnel et La Liberté. Une dernière charrette suivra, le 5 mai, emportant La Petite Presse, Le Petit Journal et Le Temps. La guerre est manichéenne, et la guerre civile doublement. Reste une tribune à Émile Zola : Le Sémaphore de Marseille, dont il est aussi correspondant. Il y publie une « Lettre de Paris », quotidienne et anonyme, d’un ton nettement anticommunard : « La terreur règne, la liberté individuelle et le respect dû aux propriétés sont violés, le clergé est odieusement poursuivi, les perquisitions et les réquisitions sont employées comme mode de gouvernement, telle est la vérité dans sa misère et sa honte » (19 avril). Le 10 mai, il quitte Paris avec sa femme Alexandrine pour Bennecourt, en Seine-et-Oise, où ils se réfugient avant l’assaut final des versaillais. Il sera de nouveau à Paris, à la fin de la Semaine sanglante, pour décrire la désolation de Paris dans Le Sémaphore de Marseille : « Le bain de sang [que le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur22 » (3 juin). Quelques semaines plus tard, il publiera le premier tome des Rougon-Macquart, La Fortune des Rougon, dans l’indifférence à peu près générale.
Vallès, lui, se bat jusqu’au dernier jour de la Commune. Les querelles idéologiques entre majorité et minorité ont cessé, quand les versaillais réussissent à pénétrer dans Paris, le 21 mai : « Ah ! mieux vaut sombrer sous le pavillon fait avec les guenilles de 93, mieux vaut accepter une dictature renouvelée du déluge et qui nous a paru une insulte à la révolution nouvelle, mieux vaut tout ! – que paraître abandonner le combat ! » C’est le sentiment qu’il exprime dans L’Insurgé, où on le voit non seulement se battre, mais tenter de sauver en vain les otages fusillés rue Haxo. Le 28, sur une barricade de Belleville, attendant la mort, il écrit à sa mère : « Ma chère mère, Je vais probablement mourir. Ma dernière pensée est à toi. Je t’envoie le baiser suprême. Ma vie a été pénible. Je crois qu’elle a été estimable [...] ; j’ai tant subi de douleurs, d’humiliations, de calomnies, que je suis calme devant la mort... » Mais, contrairement à Delescluze, à Varlin, à tant d’autres (on évalue à environ 20 000 les victimes de la répression), Vallès parvient à s’échapper, en se faisant passer pour un ambulancier, chargé de ramasser les cadavres, parvenant ensuite à gagner la Belgique, puis l’Angleterre.
Le soir du 27 mai, un jour avant la fin de la Semaine sanglante, la maison d’Hugo est prise d’assaut à Bruxelles, où le poète vit avec les siens depuis le 22 mars, par une foule de manifestants criant : « À mort Victor Hugo ! À mort Jean Valjean !... À la lanterne ! À la potence ! À mort le brigand ! Tuons Victor Hugo ! » La servante Mariette a eu juste le temps de verrouiller la porte que les agresseurs martèlent en hurlant. « La porte a résisté. Ils ont tenté l’escalade. Les volets du rez-de-chaussée ont résisté. Une pluie de pierres a lapidé la maison. [...] Alice et Mariette, montées sur le châssis de la serre, appelaient éperdument au secours. Je me taisais. Pas une fenêtre ne s’est ouverte. Pas un secours n’est venu. Il paraît que la police était occupée ailleurs. C’était un guet-apens réactionnaire et bonapartiste que le ministère clérical belge tolérait un peu. » La police arrive quand tout est fini. « Cinquante ou soixante hommes armés de pierres et de bâtons ont assiégé pendant deux heures, la nuit, dans une maison, un homme de soixante-neuf ans, quatre femmes et deux petits enfants. J’étais sans armes. Je n’avais pas même une canne. J’ai vu de près cette vilaine mort, l’assassinat23. » Pourquoi cette violence déchaînée contre lui ?
La veille, 26 mai, L’Indépendance belge a publié la protestation de Victor Hugo contre le déni d’asile opposé par le gouvernement belge aux vaincus de la Commune, à travers son ministre des Affaires étrangères. « Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, écrit Hugo, ces vaincus sont des hommes politiques. Je n’étais pas avec eux. J’accepte le principe de la Commune, je n’accepte pas les hommes. J’ai protesté contre leurs actes, loi des otages, représailles, arrestations arbitraires, violation des libertés, suppression des journaux, spoliations, confiscations, démolitions, destruction de la Colonne, attaques au droit, attaques au peuple. » Mais, comme le rappelle Hugo, l’Assemblée a de lourdes responsabilités dans le déclenchement de la guerre civile ; il ne faut pas s’indigner d’un seul côté ; la Belgique ne doit pas renoncer au droit d’asile, qui est sacré. Le 30 mai, L’Indépendance belge publie une lettre de François-Victor Hugo relatant les troubles de la nuit du 27 au 28 et l’absence de tout secours. Ce jour même, un arrêt signé de Léopold II, roi des Belges, enjoint « au sieur Victor Hugo » de quitter immédiatement le royaume. Interpellé à la Chambre par un député libéral, le ministre de la Justice, Cornesse, faisant allusion à la Commune, s’écrie qu’il y a plus dangereux que « ces incendiaires dont les crimes épouvantent l’Europe. Il est de plus grands coupables, ce sont ceux qui encouragent, qui tolèrent, qui ordonnent ces faits ; ce sont ces malfaiteurs intellectuels qui propagent dans les esprits des théories funestes et excitent à la lutte entre le capital et le travail. Ces théories malsaines ont heurté le sentiment public dans toute la Belgique24 ».
Hugo, on l’a vu dans sa lettre à L’Indépendance belge, n’a pas été favorable à la Commune. Dans l’affaire des canons, qui a provoqué l’insurrection, il ne dénonce qu’une « étourderie préméditée » de Thiers, qui a voulu jouer au plus fin. Et quand les communards décident en mai de démolir la maison de Thiers à Paris, il juge cet acte « odieux et bête ». Au cours des affrontements armés, il déplore les morts de part et d’autre. Il note le 10 avril : « Cette Commune est aussi idiote que l’Assemblée est féroce. » Quelques jours plus tard, il envoie aux journaux parisiens un poème intitulé : « Un cri », et le 22 avril un autre, « Pas de représailles », où Versailles, qui le publie aussi, voudrait voir une condamnation de la Commune. Quand celle-ci décrète, au début de mai, la démolition de la colonne Vendôme, il envoie sa protestation, « Les deux trophées », mais ne réussit qu’à retarder l’échéance : Gustave Courbet organise la mise à terre du haut symbole bonapartiste, effectuée le 16 mai25. Plus tard, il proteste encore contre les incendies volontaires dans la capitale. Hugo n’est pas suspect d’avoir déclenché ce feu, cette guerre, ces désordres et ces massacres. Rien qui ressemble chez lui à un doctrinaire de la lutte des classes, comme le suggère le ministre belge de la Justice. Dans l’esprit de 1848, il prône la conciliation des classes dans la nation et dans la République. Mais l’ancien proscrit reste l’auteur des Misérables ; les manifestants de Bruxelles le savent bien, eux qui ont hurlé sous ses fenêtres ce cri inouï : « À mort Jean Valjean ! »
Il est impensable pour Hugo de rentrer alors à Paris, « en pleine terreur blanche ». Il décide d’emmener sa « communauté » au Luxembourg, et ne rentrera à Paris que le 25 septembre. Il n’aura alors qu’une hâte, de demander un rendez-vous à Thiers, à Versailles, pour intercéder en faveur de Rochefort. Celui-ci, condamné pour ses articles de presse à la déportation, subira sa peine dans une forteresse, en France. C’est du moins ce que lui promet le chef de l’Exécutif. En fait, Rochefort se retrouvera, avec tant d’autres, en Nouvelle-Calédonie. Une nouvelle cause se présente à ses yeux : l’amnistie. Hugo s’emploiera à l’obtenir, d’abord comme simple citoyen, puis comme sénateur de la République, après son élection en 1876. Entre-temps, en 1872, il publie L’Année terrible, dont quelques pièces ont paru, pendant la guerre civile, dans la presse de Paris ou de Versailles.
Une fois encore, Barbey d’Aurevilly exécute Hugo, dans un article intitulé « Un poète prussien » : « Vous n’êtes donc, dans votre Année terrible, qu’un employé volontaire de la Prusse ; et s’il y a des gens qui, en vous lisant, ne le comprennent pas ou le nient, c’est que le cosmopolitisme leur a pourri dans le cœur le sentiment de la patrie, comme à vous ! Vous pouvez renoncer à la langue française, qui ne s’en plaindra pas ; car depuis longtemps vous l’avez éreintée. Écrivez votre prochain livre en allemand26. »
Autre élu du 8 février, autre ancien proscrit, Edgar Quinet a une attitude politique assez semblable à celle d’Hugo, mais sans « incident belge ». Quinet, lui, a rejeté la Commune pour deux raisons : parce qu’elle a commencé par l’assassinat de Clément Thomas et qu’elle se termine par la mise à mort de l’avocat Chaudey, qui sont tous deux de ses amis personnels ; mais aussi parce que la Commune a été une insurrection contre le suffrage universel et qu’elle n’avait donc pas de légitimité démocratique. Quinet n’a aucune confiance dans ses chefs, « des fous, des haineux », tout en désapprouvant les actes de l’Assemblée nationale. Au fond, la République ne doit pas être instituée sur la lutte des classes – c’est un sujet sur lequel il revient dans son ouvrage de 1872, La République. Membre de l’Assemblée nationale, il déposera une motion visant à dissoudre celle-ci, dont il récuse la fonction constituante et il s’opposera aux lois constitutionnelles de 1875, bouclant le compromis entre républicains et orléanistes, avant de mourir quelques semaines plus tard.
Un troisième cas d’ancien proscrit, d’élu du 8 février, qui s’est prononcé contre la Commune, sans faire allégeance à Thiers et à l’Assemblée, est Louis Blanc. Historien socialiste, un des inspirateurs de la révolution de 1848, arrivé premier des élus de Paris le 8 février 1871, Blanc s’est désolidarisé d’avec les communards. Mais lui, contrairement à Hugo et à Quinet, est un théoricien du socialisme. C’est sans doute pourquoi les survivants à la Semaine sanglante ne lui ont pas pardonné. Il n’est pas le seul. Le héros de Philémon, vieux de la vieille, de Lucien Descaves, est un ancien communard, du nom de Colomès, surnommé Philémon, qui a épinglé chez lui, au mur, près de la cheminée27, le « pilori », c’est-à-dire la liste noire des écrivains qui ont prononcé une condamnation sévère de la Commune ou de ses partisans. On y découvre, entre autres, les noms de Maxime Du Camp28, Louis Blanc, Théophile Gautier29, Leconte de Lisle, Jules Simon30, Renan, Goncourt, Louis Veuillot, Francisque Sarcey31, Alexandre Dumas fils32, Paul de Saint-Victor33, Catulle Mendès34, Sand, Jules Claretie35, Barbey d’Aurevilly, Taine, Littré36, Bourget37, de Vogüé38...
Philémon aurait pu ajouter le nom de Flaubert s’il avait lu sa correspondance avec George Sand, qu’il n’oublie pas, elle. Au départ, Flaubert se représente assez simplement les choses : d’un côté, l’Internationale et, de l’autre, la réaction cléricale et monarchique : « Nous sommes ballottés entre la société de Saint-Vincent-de-Paul et l’Internationale. Mais cette dernière fait trop de bêtises pour avoir la vie longue. J’admets qu’elle batte les troupes de Versailles et renverse le gouvernement, les Prussiens entreront dans Paris et “l’ordre régnera à Varsovie”. Si, au contraire, elle est vaincue, la réaction sera furieuse, et toute liberté étranglée39. » Pour lui, les mesures répressives de la Commune sont à mettre au compte des « Socialistes », ce qui est pour le moins discutable – mais il est vrai que les blanquistes, avec notamment Rigault chargé de la police, font partie de la famille socialiste. Il leur reproche aussi un transfert de « haine », qui s’est déplacée du Prussien au versaillais – et pour le versaillais, réciproquement, du Prussien au communard. Il répète sa consternation à ses correspondants, refusant de s’aligner : « Je ne suis pas comme beaucoup de gens, que j’entends se désoler sur la guerre de Paris. Je la trouve, moi, plus tolérable que l’invasion, car, après l’invasion, il n’y a plus de désespoir possible, et voilà ce qui prouve, une fois de plus, notre avilissement. “Ah ! Dieu merci, les Prussiens sont là !” est le cri universel des bourgeois. Je mets dans le même sac Messieurs les ouvriers, et qu’on foute le tout ensemble à la rivière ! » (30 avril).
Les deux camps en présence exaspèrent Flaubert qui revient à son dada : la politique doit être l’œuvre de la science, il faut sortir des mythes absurdes. À ses yeux – il n’est pas « comme les bourgeois », dit-il à Sand –, il n’y a pas de plus grand malheur que l’invasion prussienne. Ce qu’il sait des événements de Paris, il l’interprète comme une formidable régression vers le Moyen Âge (« l’idée gothique de la Commune »), et il craint fort « la petite réaction que nous allons avoir après cela ! Comme les bons ecclésiastiques vont refleurir ! ». Pour nous qui savons la suite – la nouvelle ferveur ultramontaine et l’instauration de l’ordre moral, ce n’est pas si mal vu. Mais Flaubert fait plus qu’une prédiction. Il considère que la Commune elle-même, le socialisme, la démocratie, sont les fruits de la morale évangélique, celle qui exalte la grâce « au détriment de la justice ». Le voilà justifié dans son idée d’un « gouvernement de mandarins », d’« aristocratie légitime », et de citer Renan et Littré. Se livrant à une critique en règle du Second Empire (pour lequel il avait naguère plus d’indulgence !), il diagnostique que la France a été corrompue, rendue malade et immorale sous Badinguet : la blague a triomphé, le succès de La Lanterne en est un beau symptôme. « Tout était faux : faux réalisme, fausse armée, faux crédit, et même fausses catins. On les appelait “marquisettes”, de même que les grandes dames se traitaient familièrement de “cochonnettes”. » Le procès de la décadence est en marche, il sera bientôt repris avec le « sérieux scientifique » des Taine et des Renan. La France est finie. Mieux vaut fermer les rideaux et s’enfoncer dans la rédaction de La Tentation de saint Antoine !
George Sand a des mots autrement durs pour la Commune, qu’elle juge « ignoble », « infâme ». Le 14 juin, elle expose à Flaubert le bilan de sa propre évolution : « Moi qui ai tant de patience avec mon espèce et qui ai si longtemps vu en beau, je ne vois plus que ténèbres. Je jugeais les autres par moi-même. J’avais gagné beaucoup sur mon propre caractère, j’avais éteint les ébullitions inutiles et dangereuses, j’avais semé sur mes volcans de l’herbe et des fleurs qui venaient bien, et je me figurais que tout le monde peut s’éclairer, se corriger ou se contenir, que les années passées sur moi et sur mes semblables ne pouvaient pas être perdues pour la raison et l’expérience. Et voilà que je m’éveille d’un rêve pour trouver une génération partagée entre le crétinisme et le delirium tremens40. »
On peut estimer que la Commune a été une révolution inutile, terminée en drame sanglant. Marx lui-même, qui l’a transcendée dans sa Guerre civile en France, pour en faire un mythe grandiose, a pu aussi juger que les communards auraient pu trouver un compromis avantageux41. L’étonnant, chez George Sand, jadis à l’écoute du « peuple », est qu’à aucun moment elle n’essaie de comprendre, d’analyser, de replacer l’« erreur » de la Commune dans son contexte, de dénoncer les provocations de l’Assemblée, ainsi que s’y est efforcé à plusieurs reprises Zola, lui-même fort critique, on l’a vu, envers la Commune. De surcroît, elle, si pleine d’humanité, ne peut admettre l’attitude d’Hugo en Belgique, sa lettre à L’Indépendance belge, « d’une émotion insensée et enfantine » ; faut-il « que ce grand talent soit un pauvre d’esprit en proie à des nerfs comme une femmelette42 ». Néanmoins, il convient de ne pas caricaturer l’attitude de George Sand, qui serait devenue réactionnaire sous le poids des ans. On peut s’étonner de son manque de compréhension à l’égard des insurgés, des injures dont elle les couvre, mais on ne peut lui dénier un sens politique de la conjoncture. Républicaine, désireuse de voir triompher et durer la République, parlant de Nohant, elle mesure le fossé existant entre la province et Paris : « Hors des barrières de Paris, c’est la réaction », écrit-elle, le 27 mars, à son ami Edmond Plauchut. Elle oublie que Lyon, Marseille, les grandes villes françaises sont acquises à la république. Mais, dans l’ensemble, elle a vu juste ; elle connaît bien la France des villages et des bourgs. Son raisonnement, qui, certes, n’est plus d’une socialiste, mais qui reste d’une républicaine sincère, est le suivant : pour installer la République en France, lui donner des assises solides, il faut la faire accepter par cette province rurale et semi-rurale qui s’y refuse. Donc, oui à la « république bourgeoise », oui à M. Thiers. Du reste, ce sera la pensée des fondateurs de la IIIe République : le compromis plutôt que l’intransigeance. C’est en renonçant à une partie de son programme radical que Gambetta, grand porte-parole de cette République des petits pas, réussira à imposer le régime républicain à une France paysanne, qui a été le plus fidèle soutien de l’Empire. Quel atout peut bien avoir une révolution qui ne concerne qu’une faible minorité de citoyens, qui se fait contre le suffrage universel ? Sa seule chance est de se maintenir par la dictature et la terreur, à supposer qu’elle ait pour elle une force armée suffisante – ce qui n’est pas le cas ; à supposer encore que les Prussiens, toujours présents, occupant leurs positions au nord et à l’est de Paris, veuillent bien admettre cette victoire hypothétique, remettant en cause les préliminaires de paix. Comme esprit réactionnaire, on trouve pis que George Sand, quoi qu’on en ait dit.
Grâce à son Journal, nous pouvons également suivre les sentiments d’Edmond de Goncourt au jour le jour. Longue plainte, indignation continue, attente de l’assaut versaillais libérateur, esthétisme aussi quand Goncourt admire les effets chromatiques des incendies allumés pendant la Semaine sanglante (« La ruine est magnifique, splendide. La ruine aux tons couleur de rose, couleur cendre verte, couleur de fer rougi à blanc, la ruine brillante de l’agatisation, qu’a prise la pierre cuite par le pétrole... ») ; imprécations contre les gardes nationaux, cette « plèbe armée », ces « soûlards », des « voyous en plein épanouissement », contre la lâcheté des badauds qui laissent faire les brigands... Avec d’autres mots que Flaubert, il s’indigne comme lui du déplacement de la haine : ces gardes nationaux, s’ils avaient dirigé leurs fusils et leurs canons contre les Prussiens aux portes de Paris, quelle belle mort pour la Commune et quel prestige gagné pour ses idées ! Comme Flaubert aussi, il est notable que Goncourt, éprouvant comme le maître de Croisset « un sentiment de fatigue d’être français », analyse la guerre civile entre la Commune et Versailles comme une lutte de classes, les « ouvriers » contre les « classes supérieures » – lutte de classes moins affirmée explicitement par les mots d’ordre de la Commune que par la sociologie de ses combattants passés devant les tribunaux43. Il note le 28 mars : « Ce qui arrive est tout uniment la conquête de la France par l’ouvrier et l’asservissement, sous son despotisme44, du noble, du bourgeois, du paysan. » Cela nous laisse deviner que les hommes d’ordre, les bourgeois comme Edmond de Goncourt, éprouvent une conscience de classe bien plus forte que les ouvriers : la peur sociale chez eux corrobore la théorie de Marx-Engels, en ramenant le sens d’un conflit, finalement assez complexe, à cet antagonisme social préconisé par les fondateurs de la tradition marxiste. « Une classe privilégiée, écrit C. Talès, sacrifia à sa tranquillité future vingt mille vies humaines. Ce crime gigantesque donna vraiment à la Commune un sens social. Aux incertitudes théoriques de l’Hôtel de Ville, à la foi vivace mais confuse des Fédérés s’opposait la “conscience de classe” de la Bourgeoisie qui fit de la Commune un tragique épisode de la “lutte de classes”45. » En même temps cette perception, on l’a dit, n’est pas loin d’une perception sociologiquement et historiquement juste. On estime que la défaite de la Commune a amputé Paris – par les morts, les déportations, les proscriptions, les départs volontaires – d’environ 100 000 travailleurs manuels46. Commentaire cynique de Goncourt à la fin de son cauchemar, daté du 31 mai : « C’est bon. Il n’y a eu ni conciliation, ni transaction. La solution a été brutale. Ç’a été de la force pure. La solution a retiré les âmes des lâches compromis. La solution a redonné confiance à l’armée, qui a appris, dans le sang des communeux, qu’elle était encore capable de se battre47. Enfin, la saignée a été une saignée à blanc ; et les saignées comme celle-ci, en tuant la partie bataillante d’une population, ajournent d’une conscription la nouvelle révolution. C’est vingt ans de repos que l’ancienne société a devant elle, si le pouvoir ose tout ce qu’il peut oser en ce moment48. »
Louis Veuillot, toujours à son poste de L’Univers, a vu avant tout dans la Commune « une explosion d’impiété frénétique ». Il est avéré que la révolution de 1871 est la plus anticléricale, la plus antireligieuse du XIXe siècle : arrestations, perquisitions, prises de prêtres en otages (et plus d’une vingtaine d’entre eux fusillés au cours de la Semaine sanglante), ce qui réactive d’autant mieux la tradition contre-révolutionnaire inaugurée par Joseph de Maistre : la Commune comme expiation d’une nation pécheresse, impie, qui ne fait plus ses Pâques. Le rapporteur de l’Enquête parlementaire sur l’Insurrection du 18 mars 1871, Martial Delpit, confirme officiellement l’interprétation de Louis Veuillot : « Il n’y a de société possible sans le frein d’une autorité morale : et l’autorité morale, nous ne pouvons la concevoir et la maintenir qu’avec la sanction de l’autorité divine. » La conclusion politique s’impose aux yeux de Veuillot : la restauration monarchique, l’appel à Henri V – le comte de Chambord –, dont tous les manifestes sont publiés par L’Univers à partir du 8 mai 187149.
La Commune inspire ainsi les solutions les plus variées, du « gouvernement des mandarins » de Flaubert au « gouvernement catholique et royal » de Veuillot, sans parler de la prochaine « république conservatrice » de Thiers, qui a le soutien de George Sand.
Vite la Commune inspire la littérature de fiction. Dans ce registre, le roman le plus intéressant – le plus étonnant de la part d’un auteur qui finira par se déclarer socialiste – est peut-être La Débâcle d’Émile Zola, le futur auteur de J’accuse... Deux frères, Maurice et Jean, se retrouvent face à face, l’un chez les communards, l’autre chez les versaillais, l’un finalement blessé mortellement par l’autre. Maurice, avant de mourir, déclare à Jean, à son chevet : « Et tu ajoutais que, lorsqu’on avait de la pourriture quelque part, un membre gâté, ça valait mieux de le voir par terre, abattu, d’un coup de hache, que d’en crever comme d’un choléra. J’ai songé souvent à cette parole, depuis que je me suis trouvé seul enfermé dans ce Paris de démence et de misère... Eh bien ! c’est moi qui suis le membre gâté que tu as abattu...
» [...] C’était la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui était restée le plus près de la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par l’Empire, détraquée de rêveries et de jouissances ; et il lui avait ainsi fallu couper dans sa chair même, avec un arrachement de tout l’être, sans trop savoir ce qu’elle faisait. Mais le bain de sang était nécessaire, et de sang français, l’abominable holocauste, le sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur. Désormais, le calvaire était monté jusqu’à la plus terrible des agonies, la nation crucifiée expiait ses fautes [Veuillot pas loin !] et allait renaître.
» – Mon vieux Jean, tu es le simple et le solide... Va, va ! prends la pioche, prends la truelle ! et retourne le champ, et rebâtis la maison !... Moi, tu as bien fait de m’abattre, puisque j’étais l’ulcère collé à tes os50 ! »
La Commune n’a pas que des détracteurs chez les écrivains. Mais ils sont rares à l’avoir défendue dans ses faits et proclamations (hormis les anciens communards eux-mêmes, Jules Vallès, Maxime Vuillaume51, Lissagaray52, Élie Reclus53...), ou soutenue, malgré des désaccords de principes comme Victor Hugo, qui plaide en faveur des vaincus et de leur amnistie. Parmi les diverses explications à cette attitude, on peut en privilégier peut-être deux. L’une est politique : si l’insurrection du 18 mars s’est faite spontanément, l’installation d’une Commune, proclamée le 28 mars, a contrevenu au principe du suffrage universel ; c’était donc une rupture de légalité et de légitimité réunies, une sécession, une contradiction formelle avec les combats pour la démocratie. L’autre est sociale, et nous paraît plus profonde : la Commune a été, quelle que soit son idéologie explicite – républicaine, sans-culotte, anticléricale –, une guerre de classes. Les contemporains – voir Flaubert, voir Goncourt – l’ont bien perçu. À l’évidence, l’appartenance de la plupart des écrivains aux « classes supérieures », selon l’expression d’Edmond de Goncourt, a motivé leur rejet, leur effroi, leur crainte d’une plèbe victorieuse. De ce point de vue, le contraste est très fort entre leur comportement de 1871 et leur comportement de 1848. C’est qu’en 1848 la révolution n’a pas pris – à tout le moins jusqu’aux journées de Juin – l’aspect d’un affrontement de classes aussi impitoyable qu’en 1871. Sans chercher à pousser une analyse qui se révélerait trop approximative, contentons-nous de rappeler cette sorte de maxime chère à Flaubert, une boutade finalement éclairante : « Vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. » À savoir : vivre en bourgeois (être assuré du lendemain, disposer de rentes, avoir du bien au soleil) pour penser en demi-dieu (écrire une œuvre impérissable). D’où résulte la préférence de nombre d’hommes de plume pour un despotisme éclairé. Mais aspirer à penser en demi-dieu amène aussi à vouloir la liberté que ne prodiguent pas les régimes autoritaires. De là, chez beaucoup, ce mouvement pendulaire entre la demande d’ordre et l’exigence de liberté – une contradiction dont ils se dépêtrent comme ils peuvent. Dans ce tableau, Hugo, de plus en plus patriarcal, semble l’un des rares à dépasser cette dualité de l’ordre et de la liberté ; pour lui, c’est la liberté qui doit fonder l’ordre : d’où son refus de la révolution sociale – forcément minoritaire, forcément liberticide – et son adhésion pleine au projet d’une République à la fois libérale et sociale.
1. G. Flaubert, Correspondance, op. cit., IV, p. 112.
2. J. Barbey d’Aurevilly, Le XIXe Siècle, op. cit., II, p. 163.
3. Reproduit dans G. Flaubert, Correspondance, op. cit., IV, p. 1125.
4. M. Du Camp, Souvenirs littéraires, Hachette, 1906, II, 291-292.
5. Le soir du 14 juillet, après réception de la « dépêche d’Ems » qui allume le conflit , Napoléon III autorise la cantatrice Marie Sasse à chanter La Marseillaise (qui n’est pas encore l’hymne national, mais un chant révolutionnaire) à l’Opéra, enveloppée dans un drapeau tricolore.
6. Arthur Rimbaud, qui a seize ans, exprime, le 25 août 1870, une égale répulsion : « C’est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l’uniforme ! [...] ma patrie se lève !... Moi, j’aime mieux la voir assise : ne remuez pas les bottes ! c’est mon principe », Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1954, p. 257.
7. V. Hugo, Choses vues, 1849-1885, op. cit., p. 557.
8. Ibid., p. 574.
9. J. Vallès, L’Insurgé, op. cit., II, p. 1010-1011.
10. Voir notamment C. Nicolet, L’Idée républicaine en France, Gallimard, 1982.
11. Cité par G. Duveau, Le Siège de Paris, Hachette, 1939.
12. G. Flaubert, Correspondance, op. cit., IV, p. 275.
13. É. Zola, La République en marche, Fasquelle, 1956, I, p. 15.
14. V. Hugo, Actes et Paroles, op. cit., I, p. 108.
15. G. Flourens, Paris livré, A. Le Chevalier, 1871, p. 61.
16. J. Vallès, Œuvres, op. cit., II, p. 6.
17. Voir le récit de P. Verlaine, « Mes souvenirs de la Commune », Œuvres en prose complètes, Gallimard, La Pléiade, 1972, p. 279-280.
18. Ibid., p. 281.
19. J. Vallès, Œuvres, op. cit., II, p. 52.
20. Jules Vallès s’est peint sous les traits de Jacques Vingtras dans sa trilogie autobiographique, L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé, dont les premières éditions chez Charpentier datent de 1878, 1881 et 1886.
21. J. Vallès, Œuvres, op. cit., II, p. 1043. Courbet, quant à lui, lors du débat qui s’instaure au Conseil de la Commune dans la séance du 1er mai, propose la suppression de tous les termes « appartenant à la Révolution de 89 et 93 », affirmant que les titres : Salut public, Montagnards, Girondins, Jacobins, etc., ne peuvent être employés dans ce mouvement socialiste républicain... » (Journal officiel de la Commune, p. 459).
22. Cité par P. Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, François Maspero, 1970, p. 52.
23. V. Hugo, Choses vues, 1849-1885, op. cit., II, p. 646-647.
24. V. Hugo, Actes et Paroles, op. cit., p. 198.
25. Gustave Courbet, président de la Commission des beaux-arts, sous le gouvernement du 4 septembre, avait déjà eu le projet d’abattre la colonne Vendôme, symbole du militarisme napoléonien, et qu’on croyait faite toute de bronze. Le 12 avril 1871, la Commune de Paris reprend le projet ; le 16 mai, la colonne est mise à terre sous les applaudissements de la foule.
26. J. Barbey d’Aurevilly, Dernières Polémiques, Albert Savine, 1891, p. 43-48.
27. L. Descaves, Philémon, vieux de la vieille, G. Crès et Cie, 1922, p. 85-86.
28. Auteur des Convulsions de Paris en 1878.
29. T. Gautier, Tableaux du Siège, Paris, 1870-1871, Charpentier, 1872.
30. Membre du Gouvernement de la Défense nationale, Jules Simon a été maintenu par Thiers au gouvernement comme ministre de l’Instruction publique ; il publie en 1878 Le Gouvernement de M. Thiers.
31. Francisque Sarcey, journaliste, critique dramatique, se déchaîne au moment de la Semaine sanglante : « Des aliénés de cette espèce, et en si grand nombre, et s’entendant tous ensemble, constituent, pour la société à laquelle ils appartiennent, un si épouvantable danger, qu’il n’y a pas d’autre pénalité possible qu’une suppression radicale » (cité par G. Hanotaux, Histoire de la France contemporaine, 1871-1900, Combet, 1908, I, p. 203).
32. Voir notamment Une lettre sur les choses du jour, Michel Lévy, 1871.
33. Paul de Saint-Victor, auteur de L’Orgie rouge, Michel Lévy, 1871.
34. C. Mendès, Les Soixante-Treize Journées de la Commune, É. Lachaud, 1871. Le nom de Mendès est associé à celui de Villiers de L’Isle-Adam, à propos de cinq articles parus dans Le Tribun du peuple, journal communard, entre le 17 et le 24 mai 1871, sous le pseudonyme de Marius, et qui décrivent avec sympathie des scènes de vie quotidienne de la Commune. Ces textes ont été publiés par Jacques-Henry Bornecque, dans Le Mercure de France du 1er août 1953. Une controverse s’est engagée sur l’attribution de ces articles, où l’on trouve des expressions proches de celles employées dans l’ouvrage cité de Catulle Mendès. Les éditeurs des Œuvres complètes de Villiers de L’Isle-Adam dans La Pléiade (Gallimard, 1986) ont inclus ce « Tableau de Paris » (p. 816-828), en précisant son « attribution douteuse ». Une notice, résumant la controverse, expose les arguments contraires, en concluant de manière très sceptique sur la paternité de Villiers (p. 1673). Celui-ci, comme Mendès, semble bien avoir été un partisan de la Commune à ses débuts, avant de se retourner contre elle, sans qu’on sache bien dater ce revirement (voir A. Raitt, Villiers de L’Isle-Adam exorciste du réel, José Corti, 1987, p. 127-132 et notes p. 404-405).
35. J. Claretie, Histoire de la Révolution, 1870-1871, au journal L’Éclipse, 1872.
36. É. Littré (1801-1881), De l’établissement de la Troisième République, 1880.
37. Paul Bourget (1852-1935), romancier traditionaliste.
38. Eugène Melchior de Vogüé (1848-1910), connu surtout pour son essai sur Le Roman russe (1886), évoque la Commune dans divers ouvrages de souvenirs, notamment Souvenirs et Visions (1887), Spectacles contemporains (1891).
39. G. Flaubert, Correspondance, op. cit., IV, p. 301.
40. Ibid., p. 335.
41. Karl Marx écrit au socialiste néerlandais Domela Nieuwenhuis, le 22 février 1881 : « Vous citerez sans doute la Commune de Paris. Mais outre qu’elle fut simplement la rébellion d’une ville dans des circonstances exceptionnelles, la majorité de la Commune n’était nullement socialiste et ne pouvait pas l’être. Avec un tout petit peu de bon sens, elle eût pu cependant obtenir de Versailles un compromis favorable à toute la masse du peuple, ce qui était la seule chose possible alors. À elle seule, la réquisition de la Banque de France eût mis un terme décisif aux fanfaronnades versaillaises. Toute anticipation doctrinaire et nécessairement arbitraire sur le programme d’action d’une future révolution ne fait que détourner de la lutte présente » (lettre de Karl Marx à Domela Nieuwenhuis, La Critique sociale, no 4, décembre 1931, réimpr. Éditions de la Différence, 1983, p. 189-190).
42. G. Sand au Dr Henri Favre, 3 juin 1871, dans Correspondance, Garnier, 1987, XXII, p. 397.
43. J. Rougerie, Procès des communards, Julliard, « Archives », 1964.
44. Il est notable qu’Engels, préfaçant une réédition de La Guerre civile de Marx en 1891, écrit : « Regardez la Commune de Paris, c’était la dictature du prolétariat. »
45. C. Talès, La Commune de 1871, préface de L. Trotsky, La Librairie du Travail, 1924, p. 206.
46. J. Rougerie, op. cit., p. 21.
47. Idée fréquemment exprimée par la presse « versaillaise », par exemple dans le Journal des débats : « Quel honneur ! notre armée a vengé ses désastres par une victoire inestimable. »
48. E. et J. de Goncourt, Journal, op. cit., II, p. 453.
49. Il faut reconnaître à Louis Veuillot, pourfendeur des « bandits féroces et ridicules », le mérite d’écrire, le 29 mai dans L’Univers : « Les exécutions sommaires frustrent également la justice, qui est un besoin social, et la grande humanité chrétienne, qui est un devoir dont aucun crime ne dispense envers aucun criminel. »
50. É. Zola, La Débâcle, Les Rougon-Macquart, Gallimard, La Pléiade, 1967, V, p. 907.
51. Charles Péguy a publié ses Cahiers rouges dans une suite de livraisons des Cahiers de la Quinzaine, à partir de février 1908, l’auteur étant présenté par Lucien Descaves.
52. Auquel on doit une des histoires les plus vivantes de la Commune, Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, 1876 ; rééd. « Petite Collection Maspero », 1967, 3 vol.
53. É. Reclus, La Commune au jour le jour, Schleicher, 1908.