Novembre 1871, La Réforme intellectuelle et morale de la France, de Renan.
10 janvier 1872, Taine prononce le discours inaugural de l’École libre des sciences politiques.
1875, premier tome de Les Origines de la France contemporaine, de Taine.

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Taine et Renan
repensent la France

Une double question se pose aux Français au lendemain de l’« année terrible » : le redressement du pays après le coûteux traité de Francfort, signé le 21 mai 1871, et la définition d’un nouveau régime politique. Moment ou jamais pour les esprits ornés, les philosophes, les sages, d’expliquer ce qui s’est passé et d’ouvrir des horizons.

Le pays se remet vite. Le tribut de guerre de 5 milliards de francs-or exigé par le vainqueur est soldé plus rapidement que prévu, en mars 1873, grâce au succès des emprunts lancés par « Monsieur Thiers ». La fin de l’occupation du pays s’en trouve avancée, ce qui vaut au chef de l’Exécutif le titre de « libérateur du territoire », au prix, il est vrai, d’une écrasante dette intérieure de l’État.

La question du régime politique est autrement délicate à résoudre. Thiers, ancien orléaniste, entend bien se maintenir au pouvoir en stabilisant le provisoire de Bordeaux en « république conservatrice » de Versailles : « La république existe, déclare-t-il lors de la rentrée parlementaire de novembre 1872, elle est le gouvernement légal du pays ; vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes... » Et, achevant de se découvrir, d’ajouter : « La République sera conservatrice ou ne sera pas. » Les droites, majoritaires, deviennent houleuses, d’autant que le danger vient aussi pour elles des élections partielles successives qui renforcent le camp républicain. En avril 1873, Paris, qui n’a pas encore pansé ses plaies, élit Désiré Barodet, républicain franc-maçon, dont le poste de maire à Lyon a été supprimé en raison de ses mesures anticléricales – et il est élu contre le candidat personnel de Thiers, le ministre des Affaires étrangères Charles de Rémusat ! L’occasion est bonne pour se libérer du libérateur, auquel la confiance est refusée le 24 mai. Le maréchal de Mac-Mahon, homme d’ordre, timide et légitimiste, le remplace comme chef de l’Exécutif de la République ; le petit-fils de Mme de Staël, le duc Albert de Broglie, lui, est chargé du gouvernement. Grâce à la majorité royaliste à l’Assemblée et à l’arrivée à l’Élysée d’un soldat monarchiste, la voie de la restauration paraît ouverte. Pour peu de temps, car l’intransigeance du prétendant, le comte de Chambord – « Je ne peux revenir en France qu’avec mon principe et mon drapeau » –, démontre son peu de réalisme et illustre une division insurmontable parmi les monarchistes.

Dans l’attente d’une solution, la loi du septennat renouvelle pour 7 ans les pouvoirs de Mac-Mahon, qui prend le titre de président de la République. L’Ordre moral s’installe, la « République des ducs » commence. Elle vote la loi du 20 janvier 1874 qui remet au gouvernement la nomination des maires des communes de France ; les listes de maires révoqués se succèdent dans les éditions du Journal officiel et soulèvent l’indignation. L’administration est épurée de ses fonctionnaires républicains. Des mesures se multiplient contre les journaux démocratiques, certains d’entre eux sont carrément supprimés. Des préfets décrètent la limitation des enterrements civils à certaines heures de la journée ; les bustes de Marianne sont retirés des mairies ; la commémoration du 14 Juillet est interdite.

En même temps, le pays est le théâtre de démonstrations catholiques et ultramontaines, encouragées par l’épiscopat et soutenues par les députés de droite. Le phénomène n’est pas seulement français, car il est consécutif à la perte par le pape de ses États : en Autriche, en Allemagne, en Belgique, dans tous les pays catholiques se met en place un véritable culte de la personnalité de Pie IX. En France, la conjoncture politique et la majorité monarchiste de l’Assemblée y ajoutent leurs effets. « Sauver Rome et la France au nom du Sacré-Cœur » devient le cantique du jour. Temps des miracles et des pèlerinages, à Chartres, à Paray-le-Monial, à La Salette, à Lourdes ; d’innombrables vocations sacerdotales ; du commerce des sulpiceries en tout genre ; de la mariolâtrie... L’alliance du Trône (virtuel) et de l’Autel (menacé) est scellée par les élites monarchistes et les foules de la religion populaire. « Le roi a été assassiné, clame Veuillot, rien ne sera stable en France tant que le sceptre ne retournera pas au sang légitime. » Et Mgr Pie, un des évêques ultramontains en pointe, de fulminer : « Tout le mal du monde est venu de ceux qui, à la fin du siècle dernier, importèrent les horreurs d’un nouveau droit et d’un emploi pervers de la force des armées. » Les voix les plus autorisées de l’Église signifient qu’entre elle et la République il n’est pas d’accord possible. Provocation suprême pour le Paris républicain, révolutionnaire, communard : l’érection d’une basilique consacrée au Sacré-Cœur sur la butte Montmartre, là même où l’insurrection du 18 mars a été déclenchée. Émile Littré, distinguant les catholiques du parti catholique, fait de celui-ci « l’ennemi acharné de la république, à laquelle il livre assaut tous les jours et partout ; il est l’ami déclaré du drapeau blanc et de la légitimité, non pas précisément pour cette royauté en elle-même, mais pour l’employer à donner l’ascendant au carlisme et à la foi en Espagne, à chasser Victor-Emmanuel de Rome, et à punir la Suisse de son indépendance à l’égard du Saint-Siège1 ».

Littré ajoute ce commentaire : « La restauration rafraîchie pour laquelle on travaille est, comme la première, légitimiste et cléricale, et d’une façon encore plus criante et plus insupportable ; car elle est soumise à des doctrines ultramontaines et au Syllabus qui n’existaient pas lors de l’ancienne restauration, et elle se trouve en face d’une société plus déterminément laïque et moderne que n’était celle des hommes de 18152. »

C’est alors que, loin des manifestations ultramontaines, surgit sur la scène intellectuelle un nouveau traditionalisme, reposant, non pas sur l’héritage catholique, mais sur une démarche scientifique. Jusqu’à présent, la science était liée au mouvement, au progrès, voire aux idées républicaines. Cette fois, l’analyse scientifique est appelée à fonder un ordre conservateur. Deux figures incarnent parfaitement ce courant, Ernest Renan et Hippolyte Taine. « Durant les trente dernières années du XIXe siècle, écrit Albert Thibaudet, le tétrasyllabe Taine-et-Renan rend dans la langue des lettres un son indivisible, comme Tarn-et-Garonne. C’était le nom de deux maîtres associés et complémentaires d’une génération, le nom d’une magistrature collégiale. »

De même qu’on peut suivre l’histoire parallèle de Michelet (né en 1798) et de Quinet (1803), il n’est pas artificiel de suivre l’évolution de Renan, né en 1823, et de Taine, né en 1828. Les premiers, fleurons de la génération romantique, ont exprimé et expriment encore pour quelque temps (Michelet meurt en 1874 et Quinet en 1875) l’avènement du peuple, le patriotisme, la défiance du catholicisme. Les seconds sont de la génération de 1850, celle qui est nourrie de positivisme et de scientisme. Sous le Second Empire, Renan et Taine, champions d’une science révoquant en doute la doctrine catholique, ont été pour l’Église des adversaires dangereux. Nous savons quel scandale a provoqué la Vie de Jésus et comment Renan a été mis à la porte du Collège de France, à peine avait-il prononcé sa leçon inaugurale. Hippolyte Taine a connu la même hostilité de la part des prélats et des bien-pensants.

Reçu premier à l’École normale supérieure en 1848, Taine est considéré d’emblée par ses condisciples comme une intelligence supérieure. Pourtant, il échoue à l’agrégation de philosophie en 1851 ; le jury lui reproche des positions matérialistes. Malgré cet échec, il soutient sa thèse sur les Fables de La Fontaine. Il y ébauche une méthode qui s’affirme dans les années suivantes à travers ses articles de La Revue des deux mondes et du Journal des débats : il prétend fonder une recherche véritablement scientifique aussi bien en philosophie, en psychologie et en histoire littéraire, comme elle existe en histoire naturelle. Son livre consacré aux Philosophes français au XIXe siècle le désigne comme un adversaire de l’éclectisme et du spiritualisme, dont Victor Cousin est le philosophe quasi officiel3. Nourri, comme Renan, des philosophes allemands, il élabore une méthode générale dont chacun de ses ouvrages sera une application, et qui s’affirme avec succès dans son Histoire de la littérature anglaise, parue en 1864. Il y expose sa théorie des trois facteurs généraux, propres à expliquer une œuvre et un écrivain : la race (l’ensemble des caractères héréditaires imprimés à la suite des générations), le milieu (les traditions, les croyances, la culture territoriale) et le moment historique (l’époque plus ou moins longue où se maintiennent les forces primordiales). Autrement dit, l’œuvre d’art ne dépend pas du hasard, elle est conditionnée, déterminée.

Lorsque Taine se porte candidat pour son maître ouvrage à l’attribution du prix Bordin de l’Académie française, son postulat selon lequel la littérature peut s’étudier comme les sciences physiques heurte profondément l’auguste assemblée. Victor Cousin déclare en séance : « L’Académie ne peut sans un grand danger donner le prix à un ouvrage qui affiche le matérialisme, le fatalisme et dont quelques phrases citées révolteraient la conscience publique. » Mgr Dupanloup tempête contre un ouvrage qui fait preuve du matérialisme « le plus abject et le plus provocateur » (en réplique, Taine écrira un article à la louange de La Philosophie positive que vient de rééditer Émile Littré, au nom de la science conquérante). Même Guizot, qui a été le protecteur de Taine, ne peut admettre la méthode. Recalé pour le prix académique, Taine reçoit en compensation le bel hommage d’un académicien, absent lors de la délibération, Sainte-Beuve en personne, qui, dans ses Lundis du 30 mai et du 1er juin 1864, au moment même où Renan est suspendu du Collège de France, fait de son travail un éloge remarqué.

Nommé professeur d’esthétique à l’École des beaux-arts, en 1864, Taine est vivement applaudi lors de sa première leçon et des suivantes par un auditoire averti, saluant un des maîtres de la pensée moderne, en rupture avec l’idéologie instaurée, le spiritualisme dominant. Le nouveau professeur a même droit, à la sortie de sa leçon inaugurale, d’être raccompagné à son fiacre, sous une pluie battante, par des étudiants enthousiastes. Son cours sur la nature de l’art reprend ses idées forces : une œuvre est toujours la résultante d’une série de facteurs que l’on peut répertorier, la race, le milieu, le moment – idées qu’il s’emploie à systématiser dans De l’intelligence.

En politique, Taine n’est alors pas plus républicain que Renan. Dès 1867, on le voit assez désabusé sur la France : « À mon avis, écrit-il, notre rôle est fini, du moins provisoirement, l’avenir est à la Prusse, à l’Amérique et à l’Angleterre. » Renan et Taine, en effet, appartiennent à la gauche intellectuelle, mais non à la gauche politique. Le régime impérial, dans la mesure où il évolue vers le libéralisme, ne leur est pas odieux4, et ils fréquentent le salon de la princesse Mathilde, comme Flaubert, Mérimée ou les Goncourt. Renan est particulièrement assidu auprès du prince Napoléon. En revanche, sur le terrain intellectuel, Ernest Renan et Hippolyte Taine affirment leur dissidence. Ils font partie de cette escouade d’écrivains et de savants français qui, tout en pénétrant dans les institutions officielles, l’Institut comme le Collège de France, ont ouvertement sapé les dogmes du catholicisme. Ces représentants du scientisme sont combattus par les porte-parole de l’Église. « Quand on l’a lu, écrit Barbey d’Aurevilly de Taine, on est impatient d’une atmosphère plus saine et plus pure5. »

La déclaration de guerre entre la France et la Prusse – qu’il n’a pas imaginée – ne peut qu’accabler autant que surprendre Renan, dont l’admiration pour la culture et la science allemandes a toujours été explicite. Herder, Kant, Goethe, Hegel, sont des références clés de son œuvre. Rien de bon ne peut sortir de cet affrontement armé, sinon un recul, pour longtemps, de la civilisation. Edmond de Goncourt note dans son Journal l’attitude de Renan, au cours d’un dîner Magny6, le 23 août : « Ce soir, chez Brébant, on se met à la fenêtre, attirés par les acclamations de la foule sur le passage d’un régiment qui part. Renan s’en retire vite, avec un mouvement de mépris et cette parole : “Dans tout cela, il n’y a pas un homme capable d’un acte de vertu”. » Et Goncourt de conclure l’échange qui suit par ce jugement sans appel : « Ah ! qu’on ne me parle pas de ces idéalistes, de ces sophistes humanitaires, dont je sens, à peine discrète, l’antipatriotique admiration pour les Prussiens, ce mélange de Huron et de professeur de sciences exactes7. » Le refus des manifestations patriotiques, le rejet du chauvinisme populaire, et même son admiration réelle pour la Prusse et les penseurs allemands, n’empêchent pourtant pas Renan d’aimer son pays. Mais il ne veut pas se laisser aveugler par l’émotion : il faut examiner en toute chose. Dans un article, « La guerre entre la France et l’Allemagne », que publie La Revue des deux mondes du 15 septembre 1870, Renan juge que la responsabilité de la guerre doit être imputée aux deux belligérants. La Prusse souffre d’un orgueil incommensurable ; la France, d’un excès de pouvoir personnel. Seule une force est capable de faire régner une paix équitable, c’est l’Europe : « On verra la fin de la guerre quand, au principe des nationalités, on joindra le principe qui en est le correctif, celui de la fédération européenne8. » Le même 15 septembre, le Journal des débats publie la traduction d’une lettre de David Strauss – auteur allemand d’une Vie de Jésus qui a précédé celle de Renan – parue d’abord dans la Gazette d’Augsbourg. Le 16, les Débats présentent la réponse de Renan, qui reprend les idées qu’il a développées dans son article de La Revue des deux mondes. Il insiste sur la question de l’Alsace convoitée par la Prusse : « Si on soumettait la question au peuple alsacien, une immense majorité se prononcerait pour rester unie à la France. Est-il digne de l’Allemagne de s’attacher de force une province rebelle, irritée, devenue irréconciliable, surtout depuis la destruction de Strasbourg ? » C’est la première ébauche d’une idée qui lui tient à cœur : la nationalité n’est pas le résultat de l’ethnographie ou de la langue. Il réaffirme aussi sa conviction que la paix résultera de la formation des « États-Unis d’Europe9 ». Un an plus tard, le traité de Francfort signé, il dénonce avec force, dans une « Nouvelle lettre à M. Strauss », l’annexion de l’Alsace-Lorraine sans le vœu des populations comme « une faute et même un crime ». Longue méditation sur le principe de nationalité, esquisse déjà très ferme de sa célèbre conférence à la Sorbonne, en 1882 : « Qu’est-ce qu’une Nation10 ? » :

« Notre politique, c’est la politique du droit des nations ; la vôtre, c’est la politique des races : nous croyons que la nôtre vaut mieux. La division trop accusée de l’humanité en races, outre qu’elle repose sur une erreur scientifique, très peu de pays possédant une race vraiment pure, ne peut mener qu’à des guerres d’extermination, à des guerres “zoologiques”, permettez-moi de le dire, analogue à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie. Ce serait la fin de ce mélange fécond, composé d’éléments nombreux et tous nécessaires, qui s’appelle l’humanité. Vous avez levé dans le monde le drapeau de la politique ethnographique et archéologique en place de la politique libérale ; cette politique vous sera fatale. La philologie comparée, que vous avez créée et que vous avez transportée à tort sur le terrain de la politique, vous jouera de mauvais tours. [...] Comment pouvez-vous croire que les Slaves ne vous feront pas ce que vous faites aux autres, eux qui en toute chose marchent après vous, suivent vos traces pas pour pas ? Chaque affirmation du germanisme est une affirmation du slavisme. [...] Nation n’est pas synonyme de race11. » Admirable article, prémonitoire, qui annonce les guerres du XXe siècle et appelle déjà de ses vœux la formation d’une union européenne, pour en finir avec les abominations « zoologiques », sans pour autant souhaiter la dissolution des nations.

Ses convictions en matière institutionnelle, Renan les a exprimées pendant le Siège, au long de trois articles, les 10, 13 et 28 novembre 1870, dans le Journal des débats, « De la convocation d’une Assemblée pendant le Siège ». Il y fait valoir la nécessité pour le pays de se doter au plus vite d’une représentation. Avec une certaine sagesse, il préconise la distinction entre l’élection d’une Assemblée chargée d’établir la paix, dans la trêve des partis, et d’une Constituante, nécessairement divisée sur la forme du nouveau régime. On sait que, sur ce point comme sur d’autres, Renan ne sera pas entendu.

Nous sommes d’autant plus surpris, ayant lu ces différents textes, mesurés, pragmatiques, inspirés par l’amour de la paix, des arts et de la science, que Renan soit aussi l’auteur d’un texte détonnant, plus réactionnaire que conservateur, plus racialiste que libéral, et dont les rééditions successives témoignent du succès : La Réforme intellectuelle et morale de la France, publiée chez Michel Lévy le 6 novembre 1871, mais dont la première version a commencé d’être rédigée dès février, au lendemain même de l’armistice. Reprenant ce texte au lendemain de la guerre civile, il dénonce le mal français, avant de proposer les remèdes.

Le mal ? Il ne faut pas confondre les causes accidentelles de la défaite – la nullité des cadres diplomatiques et militaires du régime impérial – avec ses causes profondes. Celles-ci s’appellent matérialisme et démocratie. Le matérialisme, c’est ce qu’on nommera plus tard « l’esprit de jouissance », en opposition absolue avec l’esprit militaire. Matérialisme bourgeois, certes, mais aussi « appétits matériels chez les ouvriers et les paysans ». De Renan le pacifique, cela étonne, mais le voilà désormais convaincu que le critère du vouloir-vivre ensemble, de la garantie mutuelle, réside dans « une puissante force armée ». Or il existe une incompatibilité entre cette exigence et la démocratie.

Si la France fut une nation guerrière, c’est grâce à sa « noblesse admirable, pleine de bravoure et d’éclat ». Le philogermanisme de Renan saute aux yeux dans cette explication, car la noblesse est issue de la germanité : « L’esprit militaire de la France venait de ce qu’elle avait de germanique ; en chassant violemment les éléments germaniques et en les remplaçant par une conception philosophique et égalitaire de la société, la France a rejeté du même coup tout ce qu’il y avait en elle d’esprit militaire12. » Ce point de vue est d’abord politique : le renversement de la royauté et le triomphe final du suffrage universel ont fait disparaître l’aristocratie, au profit de la masse – « dominée par la vue superficielle de l’intérêt ». Renan fait aussi sa part à la causalité géographique et ethnoculturelle : « Notre étourderie vient du Midi, et, si la France n’avait pas entraîné le Languedoc et la Provence dans son cercle d’activité, nous serions sérieux, actifs, protestants, parlementaires. » La France est ainsi entrée dans la décadence : « L’égoïsme, source du socialisme, la jalousie, source de la démocratie, ne feront jamais qu’une société faible, incapable de résister à de puissants voisins. »

Comparant les deux pays, Renan dénombre en la Prusse toutes les vertus qui manquent à la France. D’abord, il y a « les qualités morales et en particulier la qualité qui donne toujours la victoire à une race sur les peuples qui l’ont moins – la chasteté ». Le philogermanisme de Renan est exacerbé : comme chez Gobineau, on note chez lui l’idéal ascétique de l’Aryen, de l’homme supérieur, de l’aristocrate guerrier. Mais surtout la Prusse reste un pays d’Ancien Régime, préservé « du matérialisme industriel, économique, socialiste, révolutionnaire », au lieu que la démocratie, en France, a détruit l’esprit militaire, fondé sur la discipline : « La démocratie est la négation de la discipline. » La guerre a révélé tous « les défauts de tempérament qu’on ne faisait que soupçonner » – et le tout a été couronné par « l’horrible épisode de la Commune ».

Face au déclin, Renan souhaite une réaction énergique de son pays. Il rappelle l’exemple prussien de 1807 – prendre la défaite comme point de départ d’une « ère de rénovation ». En attendant de pouvoir un jour regagner les provinces perdues, refaire ses forces, il faut que la France, comme la Prusse après Iéna, fasse pénitence, c’est-à-dire qu’elle se corrige de ses mauvais penchants. Renoncer à son rôle universel. Enterrer la démocratie : « La démocratie fait notre faiblesse militaire et politique ; elle fait notre ignorance, notre sotte vanité ; elle fait, avec le catholicisme arriéré, l’insuffisance de notre éducation nationale. » La solution est de rétablir la royauté et, « dans une certaine mesure » la noblesse. Pour le Renan de 1871, au moment où la question du régime demeure incertaine, la République n’est pas souhaitable.

Dans le cadre de ce régime néoroyaliste – d’inspiration germanique, et sans lien avec le cléricalisme de droite –, il importe de mettre en place une « solide instruction nationale primaire et supérieure » et d’établir un service militaire obligatoire pour tous. Le régime qu’il souhaite est un régime aristocratique, parce que la civilisation elle-même est « une œuvre aristocratique ». Lui objecte-t-on la démocratie athénienne ? « Que fût devenue Athènes, si on eût donné à ses 200 000 esclaves et noyé sous le nombre la petite aristocratie d’hommes libres qui l’avaient faite ce qu’elle était ? » Renan souhaite à la tête du pays une continuité dynastique (« Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide ») et un centre aristocratique permanent, conservant l’art, la science, le goût, contre le béotisme démocratique et provincial. Comment former cette noblesse nécessaire, « sorte de race à part » ? À côté de l’armée, par l’élection d’une assemblée de sages, une Chambre haute, « représentant les capacités, les spécialités, les intérêts divers ». Pour la Chambre basse, sans doute ne peut-on pas revenir sur le suffrage universel, mais on peut le filtrer, le canaliser, introduire des degrés, constituer des grands électeurs, 80 000 environ, qui fourniraient les collèges départementaux et seraient les gardiens des mœurs en même temps que les surveillants des deniers publics. Fidèle au programme libéral, Renan préconise toujours la décentralisation administrative.

Un de ses principaux soucis est l’éducation. La victoire de 1870 a été aussi celle de l’instituteur prussien. Trop longtemps, l’instruction a été en France aux mains du clergé, alors que le catholicisme est incapable de donner un aliment intellectuel et moral à une population : « Il exerce, écrit-il, des effets funestes sur le développement du cerveau. » Laissons le catholicisme s’occuper du peuple, mais non des élites auxquelles la liberté de penser doit être assurée. « Conservons au peuple son éducation religieuse, mais qu’on nous laisse libres. » Pour cela Renan préconise de réformer d’abord l’enseignement supérieur ; remplacer les grandes écoles – Polytechnique, École normale supérieure, etc. – par cinq ou six grandes universités à l’allemande. Véritables « pépinières d’aristocrates », elles garantiraient la liberté de discussion, elles formeraient une tête de société rationaliste, régnant par la science – et non par les salons et les gens du monde.

Dans un ultime chapitre, l’ancien pacifiste Renan fait l’éloge de la guerre – « le coup de fouet qui empêche un pays de s’endormir13 ». Deux types de sociétés existent aujourd’hui, écrit-il en substance, le type américain (puissant et vulgaire) et le type prussien (aristocratique). Or ce dernier modèle est affaibli chaque jour « par les réclamations de l’égoïsme individuel ». Il s’agit de savoir si nous pouvons nous inspirer encore du modèle prussien, alors que, depuis 1840, « l’intérêt personnel » est la motivation des Français. Au fond, Renan se demande si la France pourra échapper à la société démocratique décrite par Tocqueville.

Hippolyte Taine éprouve les mêmes sentiments qu’Ernest Renan au cours de l’Année terrible. Peu au courant des affaires militaires, il devine assez vite l’infériorité du commandement français. À la fin du mois d’août 1870, craignant un siège, il part pour Tours afin d’y mettre sa femme à l’abri, mais, contrairement à son désir, ne peut revenir à Paris, faute de train. Après la défaite de Sedan, il juge sévèrement le personnel politique de l’Empire : « La sottise de nos gouvernants est inexprimable. Ils ignoraient tout, ils ne savaient ni le chiffre des soldats prussiens, ni l’état et la préparation de cette immense armée, ni la passion nationale des Allemands. » Celle-ci lui apparaît redoutable : « À dire vrai, [ils] sont plus orgueilleux encore que les Français de 1807 ; ils se croient le peuple élu, la race privilégiée, supérieure, et, depuis cinquante ans, tous leurs professeurs, tous leurs savants leur prêchent cet orgueil intraitable et inhumain. Par un mélange monstrueux, ils le consacrent, et se croient appelés d’en haut pour régenter l’Europe ; c’est ce qu’ils appellent “la mission historique de l’Allemagne” ; selon eux, elle leur a été donnée parce qu’ils sont “plus vertueux” ; vous n’imaginez pas à quel point ils méconnaissent et diffament les mœurs françaises14. » Toujours à Tours, Taine se met au service de la Délégation, rédige des articles destinés à la presse britannique, émet des doutes sur la suite de la guerre, reprend espoir, s’alarme sur le sort de l’armée de la Loire, puis, devant la menace prussienne, finit par se replier avec sa femme sur Pau, où il restera jusqu’à l’armistice. Il écrit à sa mère, le 28 décembre : « Les nouvelles deviennent de plus en plus tristes. Il y a des jours où j’ai l’âme comme une plaie ; je ne savais pas qu’on tenait tant à sa patrie. » La capitulation le convainc qu’il ne pourra plus rester silencieux : « Il est bien probable, écrit-il le 7 février à un ami, qu’à mon retour, je ferai à Paris des articles politiques de fond, malgré ma répugnance et mon insuffisance ; il faut maintenant que tout le monde mette la main à l’œuvre ; mais la parole est si peu de chose contre les institutions et le caractère national ! Enfin, je ferai ce que je pourrai... » Ce caractère national, Taine le décrit ainsi : « Excitable, très visible surtout dans les temps de révolution, ils en deviennent fous, sublimes ou féroces. De là panique, ou furia francese... de même le besoin d’amusement, la haine de l’ennui. »

Toujours à Pau au début de mars, il confie à son ami Émile Boutmy, professeur à l’École spéciale d’architecture, avec un pessimisme clairvoyant : « Vous savez bien que j’ai toujours eu des idées grises à l’endroit de la France. Le gris est devenu noir ; je vois d’ici un an des journées de Juin et la guerre civile [...] ; je crois que peu de nations sont aussi remarquables par l’incapacité politique ; ceux qui se disent républicains, hommes de progrès, sont pour la plupart des fous furieux. » Il médite un article en faveur du suffrage à deux degrés, « afin de donner des sous-officiers à cette tourbe ». Le parallélisme avec Renan est frappant : même défiance à l’endroit de la démocratie et du suffrage universel ; même volonté de dégager une aristocratie. Mais il n’en est pas moins critique envers son ami : « Renan, écrit-il à sa femme alors qu’il vient de rentrer à Paris, m’a prêté quatre grands articles politiques sur la situation, qu’il ne publiera probablement pas [c’est le brouillon de La Réforme]. C’est lâché, abstrait, pas très bon. Il se néglige. Il y a toujours beaucoup d’idées ; mais sa thèse rebuterait ; très visiblement, il est pour la restauration de la royauté et de la noblesse afin de mieux imiter la Prusse. »

Ces derniers mots sont du 17 mars, la veille de l’insurrection parisienne. Taine accueille celle-ci avec affliction, quand bien même il avait prévu cette nouvelle guerre civile. Demeurant alors chez sa sœur, à Orsay, il se rend régulièrement à Paris faire son cours, qu’il vient de reprendre, à l’École des beaux-arts. Il se fourvoie sur l’identité des communards, qu’il croit tous « de l’Internationale », mais voit bien la raison profonde, initiale, de la révolte : la rancune des Parisiens contre Trochu et le Gouvernement de la Défense nationale, « qu’ils considèrent comme des traîtres », et contre cette Assemblée « qui renchérit sur eux, et dont la majorité veut transporter la capitale ailleurs ». Impuissance ! déraison générale ! le professeur Taine a l’impression de vivre parmi des aliénés. Les lettres qu’il écrit sont empreintes de tristesse, de désolation, de « désespoir sec et de colère muette ».

Les transports devenant de plus en plus difficiles entre Paris et ses environs après les premiers engagements militaires du début avril, Taine cesse de faire son cours le 3 avril. Il a le temps de méditer, au son de la canonnade, sur l’insuffisance intellectuelle des Français – ce fameux « caractère national » qui les rend bornés, prompts à se payer de mots, à se croire compétents, à ignorer la complexité des choses et qui, à défaut d’intelligence, ne se dotent même pas en compensation de ce dont l’Anglais et l’Allemand sont pourvus : l’instinct. À la mi-avril, Taine est revenu à Tours, heureux que tous les membres de sa famille aient quitté le pandémonium parisien. Invité à faire un cours (en français) à Oxford, il est à Londres le 20 mai 1871. Dans sa correspondance, où il continue à réfléchir sur la situation de la France, il note que ses compatriotes sont incapables de comprendre la double règle démocratique : 1. qu’un gouvernement légal, élu par le suffrage universel, ne peut être remis en cause par un coup de force (voilà pour la Commune) ; 2. qu’une majorité doit reconnaître les droits de la minorité (voilà pour l’Assemblée). « Provisoirement, écrit-il le 21 mai, la République prolongée serait la moins impossible, quoique par tempérament, éducation et sentiments réciproques des classes, la République soit moins possible en France qu’ailleurs. » C’est d’Oxford qu’il suit les nouvelles de la Semaine sanglante, le « cœur navré » devant les horreurs accomplies, les combats sans quartier, les incendies.

Rentré en France à la fin de juin, Taine se lance dans un travail dont l’idée lui est venue pendant la Commune : pour comprendre le désordre politique de la France, il faut remonter aux sources, à la crise de l’Ancien Régime et à la Révolution. Installé chez ses beaux-parents, à Châtenay-Malabry, il s’attelle, après avoir donné ses dernières leçons de l’année aux Beaux-Arts, aux Origines de la France contemporaine, œuvre de longue haleine qui nécessite d’interminables recherches aux Archives nationales et à la Bibliothèque nationale. D’autres travaux l’attendent, mais l’urgence est, pour lui, de contribuer à éclairer les malheurs du pays, si l’on veut y remédier. Même démarche que celle de Renan, la profondeur historique en plus.

Au cours de l’été 1871, Émile Boutmy lui fait connaître son projet, mûri au cours du Siège, d’organiser « une instruction libérale supérieure », de créer une école des cadres, pour former une élite indépendante, qui, à ses yeux, fait tant défaut à la France : « Il y a en France un enseignement organisé pour le médecin, pour l’avocat, pour l’ingénieur, pour le militaire, etc. Il n’y en a pas pour l’homme politique15. » Séduit par cette idée d’une École libre des sciences politiques, Taine se met au service de son ami, qu’épaulent Jacques Siegfried16, Victor de Champlouis, Édouard André, Adolphe d’Eichtal, et quelques autres. L’échec de l’école d’administration conçue en 1848 incite Boutmy à fonder une école sans appui gouvernemental. Après un certain nombre de réunions pendant l’été, Taine publie, le 17 octobre, un long article dans les Débats, pour expliquer le projet de fondation. Le financement sera assuré par souscription et mécénat – où se distingue la bourgeoisie protestante, républicaine ou orléaniste, mais juifs et catholiques de tendance libérale y participent aussi. Une quinzaine de chaires sont prévues ; 6 cours et quelques conférences sont d’abord mis sur pied, pour lesquels on note les noms d’Albert Sorel (histoire diplomatique) et de Paul Leroy-Beaulieu (histoire financière). Le 10 janvier 1872, Hippolyte Taine prononce le discours inaugural de la nouvelle école, dans une modeste salle de la rue de l’Abbaye. 89 étudiants y sont inscrits dès la première année. « Nous sommes approuvés par toute la presse, écrit Taine le 24 janvier, sauf par les journaux très rouges ou très blancs. » En juillet, la Société anonyme de l’École libre des sciences politiques, son capital entièrement souscrit, se constitue. Une des grandes fondations de la IIIRépublique a ainsi pour origine l’initiative privée d’un groupe de personnalités, de tendance libérale, auxquelles Hippolyte Taine a apporté le poids de sa renommée : il sera et restera jusqu’à sa mort membre du conseil d’administration de l’École.

Taine s’occupe aussi de sa grande œuvre, Les Origines de la France contemporaine, savoir : les origines d’un désastre à répétition. S’attaquant à l’Ancien Régime, il démontre les ravages de l’« esprit classique », cette conception tout abstraite et rationnelle des hommes, dont dépend le caractère français. Tant que le dogme catholique et l’autorité monarchique ont été là pour canaliser cette tendance, le pire a été évité ; après quoi, « il a produit fatalement la théorie de l’homme naturel abstrait et le contrat social ». L’ordre géométrique des jardins de Versailles annonce les constructions révolutionnaires ex nihilo. Ce triomphe de la raison raisonnante, de la logique abstraite, l’Anglais Burke l’avait déjà démontré17 ; Taine en croit discerner le germe dans l’esprit classique, qui a formé les Mably et les Rousseau. Le premier tome des Origines de la France contemporaine, consacré au tableau de l’Ancien Régime, déplaît aux monarchistes, lors de sa sortie en 1875, mais remporte un grand succès de librairie18. La suite, consacrée à la Révolution, le réconcilie avec la droite, car Taine dépeint la révolution comme le règne de l’anarchie – successivement « l’anarchie spontanée », puis « l’anarchie organisée » (par la Constituante). Sa méthode est d’accumulation : les faits, les portraits, les anecdotes, les citations – toujours référencées –, provoquent un effet d’authenticité saisissant. Son style est en lettres de feu, en métaphores vives, en maximes d’airain et en formules sonores (« Si mauvais que soit un gouvernement, il y a quelque chose de pire, c’est la suppression du gouvernement » – « Ce n’était pas une révolution, mais une dissolution » – « Les décrets du 4 août et les règlements qui suivent ne sont que des toiles d’araignée en travers d’un torrent »). Émerveillement de Barbey d’Aurevilly : « Certes ! personne n’attendait de M. Taine – du normalien – du rédacteur du Journal des débats, – du libre-penseur, – du matérialiste, – de l’athée, – de tout ce qui, dans cet heureux moment, fait la gloire et la haute opinion d’un homme, – ce livre sans précédent et sans analogue, ce livre terrible qui tombe tout à coup sur la Révolution, quand la Révolution triomphe19. »

En 1881, dans un deuxième volume, La Conquête jacobine, Taine pourfend de nouveau l’influence de Rousseau et le « dogme de la souveraineté du peuple » – la « doctrine la plus anarchique et la plus despotique ». Quant à Robespierre, qui s’en réclame, Taine y voit le plus clair produit de l’« esprit classique ». La suite de l’œuvre, publiée sous le titre Le Régime moderne, restera inachevée.

Dans Les Origines de la France contemporaine, ce « grand livre de la réaction française » (Albert Thibaudet), Taine se montre à la fois traditionaliste et libéral. Mais ce traditionalisme échappe à la tradition inaugurée par Joseph de Maistre : la main de Dieu en est absente. Pour Taine, le monde moral et politique est gouverné par des lois, comme le monde physique. L’homme, grâce à la science, peut les mettre au jour. Son libéralisme, lui, s’exprime surtout à travers l’impératif de la décentralisation : la Liberté est d’abord une somme de libertés, et non un décret d’un pouvoir central. Taine ne propose aucune solution globale, son pessimisme est sans issue. Une fatalité intérieure a conduit la France là où elle s’abîme désormais. Conçue sous le coup d’un patriotisme blessé, l’œuvre de Taine fait du caractère français, de la « faculté maîtresse » de la France, de la raison classique, la claire explication de sa perte. Encore une fois, le génie latin est en procès et l’idéal germanique donné en modèle. Cercle vicieux : le traditionaliste impute ses malheurs à la tradition même de la France.

En comparant « Tarn » et « Garonne », on voit bien ce qui les unit, un carré de convictions maîtresses : la nécessité d’une aristocratie, la formation nécessaire d’une élite apte à diriger le pays ; la méfiance de la masse guidée par ses instincts ; enfin, le caractère ouvert de cette aristocratie des talents, définie par la volonté de servir et la compétence. Pour ces esprits élitistes, la solution, au moment où la République s’installe, est de ménager une Chambre haute pour accueillir cette aristocratie, et de corriger le suffrage universel, qui ne peut être remis en cause, par un système électoral à deux degrés.

L’Angleterre pour Taine, la Prusse pour Renan sont des modèles. Ce sont des nations qui se sont débarrassées du catholicisme romain : « J’ai bien un idéal en politique et en religion, écrit Taine ; le protestantisme... et les libertés locales comme en Angleterre et en Hollande. » Sur ce point, leurs disciples nationalistes, Barrès et Maurras, ne suivront pas leur enseignement : à leurs yeux, le protestantisme restera coupable d’avoir introduit en France le libre examen, l’individualisme, et finalement la démocratie. Mais, en ces temps d’ordre moral et d’ultramontanisme, Taine et Renan n’hésitent pas à opposer le protestantisme au catholicisme obscurantiste et antilibéral.

Leurs ouvrages, au lendemain de la guerre et de la guerre civile, marquent un moment capital de la pensée française. La position de Renan évoluera ; il se ralliera à la IIIe République20. Taine, rejeté par ses anciens amis de gauche, échoue lors d’une première tentative à l’Académie, avant d’y être élu par la droite. Pour l’heure, ces deux-là réactivent le grand chant funèbre de la décadence, qui va alimenter les écrivains de la génération de 1890, Paul Bourget, Maurice Barrès, Charles Maurras21. Ils offrent aux courants antirépublicains une légitimité scientifique. Anticatholiques, ils reconnaissent à l’Église une fonction sociale et politique, permettant à leurs élèves un traditionalisme renouvelé, agnostique ou athée22. De sorte que la libre-pensée et la science n’ont plus forcément partie liée avec le républicanisme. Une nouvelle droite intellectuelle, appelée « nationaliste » au moment de l’affaire Dreyfus, s’inspirera de ces deux auteurs, si décriés sous le Second Empire par la droite catholique.

Dans les années 1870, la pensée libérale se trouve à un tournant. Au départ, elle a été mouvement et progrès. On a vu ses premières limites dans l’échec de Guizot. La voici qui se crispe à nouveau devant la montée en puissance des masses et de la démocratie. La contradiction entre le principe de liberté et le principe d’égalité s’était déjà manifestée, lors de la Seconde République notamment. La guerre et la Commune poussent cette contradiction au paroxysme. Pour concilier ces deux impératifs hérités de la Révolution, les fondateurs de la IIIe République, les Gambetta et les Ferry, doivent jouer au plus fin, tenaillés qu’ils sont entre la revendication élitiste (qui paraît nier l’égalité) et l’exigence démocratique (qui risque de nuire à la liberté). Dans ce jeu d’esquive, où il leur faut ménager l’ennemi blanc et l’ennemi rouge, ils prendront le nom d’« opportunistes ».

Notes

1. É. Littré, De l’établissement de la Troisième République, op. cit., p. 210-211.

2. Ibid., p. 239.

3. Ancien ministre de l’Instruction publique en 1840, Victor Cousin (1792-1867) a présidé pendant vingt-cinq ans le jury d’agrégation de philosophie.

4. C’est dans La Revue des deux mondes du 1er novembre 1869 que Renan expose son programme libéral dans son article « La monarchie constitutionnelle en France », en opposant la société libérale selon ses vœux à la société matérialiste et égalitaire conçue par la Révolution.

5. J. Barbey d’Aurevilly, Le XIXe Siècle, op. cit., I, p. 192.

6. Le restaurant Magny, ouvert en 1842, rue de la Contrescarpe-Dauphine. Les dîners Magny ont lieu deux fois par mois, autour de Sainte-Beuve qui avait ses habitudes dans ce restaurant. À partir de 1869, les habitués des dîners Magny transfèrent leurs agapes chez Paul Brébant, restaurateur du boulevard Poissonnière.

7. E. de Goncourt, Journal, op. cit., II, p. 269.

8. E. Renan, Œuvres complètes, op. cit., I, p. 434.

9. Ibid., p. 445-446.

10. E. Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », ibid., p. 887-908.

11. Ibid., p. 449-462. L’évolution de Renan sur ce point est notable entre février et septembre 1871. Dans ses Dialogues philosophiques, écrits en mai, Renan argumente l’« irrémédiable décadence de l’espèce humaine » : « L’absence de saines idées sur l’inégalité des races peut amener un total abaissement » (ibid., p. 591).

12. Ibid., p. 348.

13. Il est notable que Mussolini (par la plume du philosophe Gentile) cite longuement Renan dans Le Fascisme. Doctrines. Institutions, Denoël et Steele, 1934, p. 43-44.

14. « À M. John Durand, 7 septembre 1870 », H. Taine. Sa vie et sa correspondance, Hachette, 1905, III, L’Historien (1870-1875), p. 15.

15. Cité par G. Vincent, Sciences po. Histoire d’une réussite, Olivier Orban, 1987, p. 44.

16. Oncle d’André Siegfried, qui sera un des professeurs les plus célèbres de l’École.

17. E. Burke, Réflexions sur la révolution française, 1790.

18. H. Taine, Les Origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime, Hachette, 1875.

19. Le Constitutionnel, 26 août 1878, repris dans Le XIXe Siècle, op. cit., II, p. 289. À ce moment-là, les républicains sont en train d’achever leur conquête de la République.

20. Dans une lettre à Amari, du 9 octobre 1873, il écrit : « Vous savez que j’ai toujours préféré la monarchie constitutionnelle à la République, mais je préfère la République à une monarchie sans garanties sérieuses, que dis-je ? à une monarchie dont le futur caractère n’est que trop indiqué par tous les actes et toutes les paroles du prétendant. » Il écrira le 22 octobre 1877 à la princesse Julie : « La république est, à l’heure présente, le seul gouvernement possible. »

21. Des réactions de Taine et de Renan, il faut rapprocher celle de Fustel de Coulanges, dont le retentissement est moindre, mais dont l’œuvre n’a pas manqué d’influence sur la mouvance antirépublicaine. Historien, professeur à l’École normale supérieure après l’avoir été à la faculté des lettres de Strasbourg, sans confession religieuse, Fustel s’est fait d’abord connaître par son ouvrage, La Cité antique (Durand, 1864). Pendant la guerre franco-prussienne, il polémique, en octobre 1870, avec l’historien allemand Mommsen, sur la question de l’Alsace ­ pour défendre contre les prétentions allemandes le caractère français de celle-ci, en dépit des arguments ethnolinguistiques avancés par l’érudit d’outre-Rhin (L’Alsace est-elle française ? Réponse de M. Mommsen..., Dentu, 1870). Après la guerre, il se lance dans l’élaboration d’une histoire des institutions politiques de l’ancienne France, où, contre les idées encore dominantes, favorables aux influences germaniques, il se fait l’avocat savant d’une histoire nationale, échappant aux préjugés et romanistes et (surtout) germanistes, et où il décrit une lente évolution, depuis la conquête romaine jusqu’aux infiltrations germaniques. Entre-temps, dans un compte rendu publié par La Revue des deux mondes, il laisse percevoir ses choix politiques. Favorable comme Taine et Renan à un régime aristocratique, il vante les libertés locales et traditionnelles de pays comme l’Angleterre, la Prusse (malgré tout), la Russie même ­ « où le despotisme est en haut, la liberté en bas ». Le malheur de la France aura été, en raison de l’idéalisme révolutionnaire, de se couper de son passé par « tant de révolutions [qui] ont troublé notre intelligence ».

L’antigermanisme dont il fait montre dans son Histoire des institutions (Hachette, 1875) s’accompagne d’un antiromantisme, d’un antilibéralisme et d’un appel à la tradition proprement française ­ dont, plus tard, l’école de Charles Maurras fera son miel. (Voir, sur ce sujet, C. Digeon, op. cit., p. 235-252.)

22. Jules Soury, professeur de Barrès, se déclarera un « clérical athée ».