1877, L’Assommoir.
1880, Les Soirées de Médan, Nana.
1885, Germinal.

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Zola socialiste malgré lui

Que Zola et autres romanciers des écoles réaliste et naturaliste soient, selon Vallès lui-même, des « MM. Jourdains de l’insurrection » n’a pas échappé à la critique littéraire. Lorsque, en 1871, le feuilleton d’Émile Zola, La Curée, est distillé dans La Cloche, le directeur du quotidien Louis Ulbach doit en interrompre la publication sous les attaques des conservateurs : « En littérature, fulmine un critique, M. Zola appartient à la bande de Vallès, qui se croit réaliste et n’est que malpropre. On sait ce qu’a produit en politique cette école, mère de la Commune1. »

Dans une lettre adressée à son directeur, Zola expose son ambitieux projet : « La Curée n’est pas une œuvre isolée, elle tient à un grand ensemble, elle n’est qu’une phrase musicale de la vaste symphonie que je rêve. Je veux écrire l’“Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire”. Le premier épisode, La Fortune des Rougon, qui vient de paraître en volume, raconte le coup d’État, le viol brutal de la France. Les autres épisodes seront des tableaux de mœurs pris dans tous les mondes, racontant la politique du règne, ses finances, ses tribunaux, ses casernes, ses églises, ses institutions de corruption publique [...] Pendant trois années j’avais rassemblé des documents, et ce qui dominait, ce que je trouvais sans cesse devant moi, c’étaient les faits orduriers, les aventures incroyables de honte et de folie, l’argent volé et les femmes vendues. Cette note de l’or et de la chair, cette note du ruissellement des orgies, sonnait si haut et si continuellement que je me décidai à la donner. J’écrivis La Curée2. »

Si Zola n’est nullement révolutionnaire en politique, en tant que romancier formé à l’école réaliste, il veut dire le vrai, sans fard. Cette histoire qu’il vient de livrer, dans ce deuxième tome des Rougon-Macquart, est celle d’un brigandage, d’un formidable délit d’initiés : comment, informé des plans d’Haussmann, préfet de Paris qui remodèle la capitale à coups d’éventrements, de démolitions et de reconstructions sur les rives des avenues et des boulevards surgis, son héros Aristide Rougon, dit Saccard, agent de l’Hôtel de Ville, frère du ministre Eugène Rougon, accumule les millions grâce à une spéculation sans frais ni risque. Malgré l’interruption du feuilleton, qui aurait pu stimuler le public, La Curée, présentée en volume quelques mois plus tard, n’obtient pas plus de succès que La Fortune des Rougon : le grand projet de Zola est mal parti.

Un grand projet, en effet, que cette fresque, dont il explique le principe au directeur de La Cloche, et qui devrait rivaliser avec l’œuvre de Balzac, et même aller plus loin puisque Balzac n’a guère dépeint le peuple des villes, les ouvriers. Il y a plus. Zola n’entend pas se borner à une histoire « sociale », il veut aussi écrire une histoire « naturelle », savoir une histoire de naturaliste, une histoire scientifique. Faire du roman expérimental comme Claude Bernard fait de la science expérimentale.

Né à Paris en 1840, mais originaire d’Aix-en-Provence, où son père, ingénieur, a construit le canal permettant l’approvisionnement en eau de la ville, le jeune Émile et sa mère Émilie sont venus à Paris, après avoir été spoliés par un associé indélicat du père disparu. Sans fortune, boursier au lycée Saint-Louis, échouant à deux reprises au baccalauréat, Émile Zola, ce fils de bourgeois qui a connu la pauvreté, est devenu un modeste employé des douanes, avant d’être engagé par la Librairie Hachette, qui lui confie la direction de la publicité. Mais sa vocation est d’être romancier, il en est convaincu. De fait, il publie des Contes à Ninon en 1864, et peut quitter Hachette en 1866, grâce à des piges, notamment à L’Événement, où Villemessant le charge de la rubrique littéraire. Il s’adonne aussi à la critique d’art, prend la défense, entre autres, de Manet, et fait paraître les recueils de ses articles dans Mes haines et Mon salon. Parallèlement il écrit des romans, sans succès, bien que l’un d’eux soit promis à une longue carrière, Thérèse Raquin, sorti en 1867.

Au cours des dernières années du Second Empire, il élargit le cercle de ses amis : il correspond avec Flaubert, reçoit – avec sa compagne Alexandrine Meley, qu’il épousera en 1870 – Monet, les futurs impressionnistes, les Goncourt... C’est alors que mûrit son dessein, cette saga des Rougon-Macquart, une double famille aux multiples surgeons, qu’il va suivre de livre en livre dans tous les milieux de la société. Mais ce grandiose reportage ne se fera pas au hasard ; il sera éclairé par la science. Lecteur fervent de Taine, Zola est un assidu de la Bibliothèque impériale, où il se nourrit aussi des Leçons de physiologie de Claude Bernard, et surtout des ouvrages profus qui, à cette époque, traitent de l’hérédité, de la dégénérescence, de la folie : Bénédicte-Auguste Morel, Letourneau, Moreau de Tours... Et surtout du Traité de l’hérédité naturelle du Dr Prosper Lucas, qui, de l’aveu de Zola, devient son guide pour « établir l’arbre généalogique des Rougon-Macquart3 ». Il insiste sur la dimension « scientifique » de son projet, voilà ce qui va le différencier de La Comédie humaine : « Je ne veux pas peindre la société contemporaine, mais une seule famille, en montrant le jeu de la race modifiée par les milieux. » Au départ, c’est donc un roman plus scientifique que social : « Ma grande affaire est d’être purement naturaliste, purement physiologiste. » Il ne veut pas se référer à des principes religieux ou politiques, mais aux lois de la science. C’est pourquoi ses romans seront descriptifs, sans conclusion.

On sait ce qu’il en est advenu : la postérité verra dans Les Rougon-Macquart une source d’histoire sociale et politique, mais oubliera la prétention scientifique, fondée sur des traités provisoires et de fausses lois naturelles. N’importe : la conviction de Zola explique son attitude, renforce cette école naturaliste dont il devient le héraut. À l’opposé de Vallès, Zola ne veut pas être un militant, mais un savant. La chute de l’Empire, en même temps qu’elle le libère des foudres de la censure bonapartiste, lui fournit un cadre chronologique, une unité historique d’une vingtaine d’années qu’il investit de ses personnages, depuis le coup d’État (La Fortune des Rougon) jusqu’à la guerre de 1870 et la Commune de 1871 (La Débâcle). Mais il lui faut gagner sa vie, et le meilleur moyen pour lui, comme pour Maupassant, c’est d’être journaliste. Nous l’avons ainsi rencontré à Bordeaux, puis à Versailles, où il est le correspondant parlementaire de La Cloche et du Sémaphore de Marseille, tandis qu’il consacre ses heures de loisir à écrire ses premiers tomes.

Zola, on l’a vu en 1871, a des idées politiques, quand bien même il refuse de les étaler dans ses romans. Républicain convaincu, il s’est opposé sans indulgence à la Commune, tout en fustigeant la majorité versaillaise. Il reproche à celle-ci non seulement ses idées monarchistes, mais sa volonté de refaire l’union du Trône et de l’Autel. Son anticléricalisme s’exprime sans masque dans ses articles, où il rompt des lances avec L’Univers, brocarde le goût des miracles par ces temps de pèlerinages, attaque les jésuites... Une de ses chroniques, où il ferraille contre le père Dufour, lui vaut la réprimande d’Ulbach, directeur de La Cloche, qui juge son article « tout simplement obscène et dangereux ». Passant de La Cloche (qui cesse de paraître en septembre 1872) au Corsaire, Zola met en cause cette fois l’injustice sociale, que ces messieurs de la majorité jugent comme « une punition divine ». Article qui coûte à Zola une avalanche d’insultes de la part des journaux conservateurs et au Corsaire une interdiction en règle pour avoir « excité à la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres ».

À quelque chose malheur est bon. Un jeune éditeur, Georges Charpentier, fils de Gervais Charpentier, qui a publié Musset, Gautier, Hugo, Nerval, Quinet, Banville, et tant d’autres, héritant de la maison paternelle en 1871, se prend d’admiration pour Zola. En collaboration avec Maurice Dreyfous, aussi enthousiaste que lui, il propose à l’écrivain un accord qui tombe à point. Moyennant une mensualité de 500 francs, Zola leur donnera deux romans par an, qu’ils publieront comme ils voudront, l’éditeur gardant les droits de publication pendant dix ans. Marché conclu, contrat signé. Un pari audacieux pour les jeunes éditeurs, compte tenu de l’échec des deux Rougon précédents. La réussite se révélera complète, pour les deux parties.

La maison Charpentier édite ainsi le troisième volume de la série, Le Ventre de Paris, histoire d’une belle et féroce charcutière, Lisa, régnant sur des montagnes de boudin et des sacs d’or, avant de s’abîmer dans une abjecte délation, dont fait les frais un républicain anorexique, Florent, parangon des maigres, victime d’une Lisa prospère, parangon des gros. Lisa définit ainsi « la politique des honnêtes gens » : « Je suis reconnaissante au gouvernement quand mon commerce va bien, quand je mange ma soupe tranquille, et que je dors sans être réveillée par des coups de fusil [...] Maintenant que nous avons l’empire, tout marche, tout se vend. » Le récit de cette lutte de classes sur fond de charcutaille place définitivement Zola au rang des romanciers malpropres. Barbey d’Aurevilly, toujours vigilant, croit y discerner les tripes du « Matérialisme » et de la « Démocratie », dont se sont déjà repus les Hugo, les Vallès, les Courbet : « Il y a plus bas que le ventre. Il y a ce qu’on y met et ce qui en sort. Aujourd’hui, on nous donne de la charcuterie. Demain, ce sera de la vidange. Et ce sera peut-être M. Zola qui nous décrira cette nouvelle chose, avec cette plume qui n’oublie rien4. »

Cependant, les efforts de Zola ne manquent pas de soutien. À commencer par celui de Gustave Flaubert et de ses amis Ivan Tourgueniev, Alphonse Daudet et Edmond de Goncourt, que le maître de Croisset reçoit pendant ses séjours à Paris, dans son logement de la rue Murillo, le dimanche après-midi. Flaubert écrit à Zola, le 3 juin 1874 : « Je l’ai lue, La Conquête de Plassans, lue tout d’une haleine, comme on avale un bon verre de vin, puis ruminée, et maintenant, mon cher ami, j’en peux causer décemment. J’avais peur, après Le Ventre de Paris, que vous ne vous enfouissiez dans le système, dans le parti pris. Mais non ! Allons, vous êtes un gaillard ! Et votre dernier livre est un crâne bouquin ! » Suit une analyse précise de Flaubert, chicanant le romancier ici et là, avant de conclure : « Dormez sur vos deux oreilles, c’est une œuvre5. » Pareil compliment venant de l’auteur de Madame Bovary muraille Zola contre ses zoïles, toujours en train de vitupérer sa grossièreté, ses mauvaises pensées, son immoralité. Il reçoit aussi les compliments d’Hippolyte Taine, qui admire son imagination, la richesse de son vocabulaire, l’invention téméraire mais « toujours heureuse » de l’expression. Dans la nouvelle génération, il est admiré par Guy de Maupassant, par Joris-Karl Huysmans. Ses livres se vendent mieux, il continue à collaborer à plusieurs journaux, ses revenus s’arrondissent, il peut s’offrir la location d’une petite maison de trois étages, rue Saint-Georges, où il emménage avec sa mère et Alexandrine, au printemps 1874.

C’est la rubrique de critique théâtrale, dont il est titulaire à L’Avenir national depuis février 1873, qui l’amène à devenir lui-même auteur dramatique. Il tire de son tiroir l’adaptation de Thérèse Raquin en cinq actes, qu’Hippolyte Hostein accepte de monter au nouveau théâtre de la Renaissance. Hélas ! Un vrai fiasco, un éreintement ! Zola ne se décourage pas : s’avisant qu’il vaut mieux écrire une comédie originale, il propose Les Héritiers Rabourdin, acceptés, après les refus de plusieurs directeurs de salles de la rive droite, par Montigny, au théâtre de Cluny, au quartier Latin, où justement doit se jouer une pièce de Flaubert, Le Sexe faible. La pièce de Zola est présentée le 3 novembre. Malgré l’appui de Flaubert qui orchestre la claque des amis avec sa canne, les Rabourdin connaissent un désastre, le la de la critique étant donné par Francisque Sarcey, au Temps, qui juge la comédie « ennuyeuse ». Flaubert retirera sa propre pièce, redoutant à son tour « une chute carabinée ».

Zola vient d’achever son cinquième Rougon, La Faute de l’abbé Mouret ; sujet scabreux, puisqu’il s’agit des amours d’un prêtre, Serge Mouret, produit virginal du séminaire saisi par la luxure, et d’une nouvelle Ève, prénommée Albine, qui le soigne alors que, malade, il se repose au Paradou, propriété figurant un nouvel Éden. L’abbé doit finalement en partir, et la jeune Albine, enceinte, se suicidera. La faute suprême de l’abbé, pour le romancier, ce n’est pas d’avoir succombé aux appels de la nature, mais précisément, après y avoir momentanément répondu, de les avoir fuis.

La Faute de l’abbé Mouret paraît d’abord en Russie, en deux livraisons, dans une revue de Saint-Pétersbourg, Le Messager de l’Europe, grâce à l’entremise d’Ivan Tourgueniev. Celui-ci, ami et admirateur de Zola, a déjà servi d’intermédiaire pour la publication de La Curée et de La Conquête de Plassans. De surcroît, Stassulevitch, directeur de la revue, propose à Zola une correspondance régulière sur l’actualité culturelle. En mars 1875, le nouveau roman de Zola affronte la critique parisienne. Ferdinand Brunetière, à La Revue des deux mondes, lui reconnaît « des choses charmantes », mais regrette la trop grande sensualité de l’ouvrage ; La Revue de France condamne « ce roman, le plus immoral et le plus irréligieux de toute la série, [et qui] en est aussi le plus médiocre... » ; tandis que La Revue bleue trace ce résumé sans complaisance : « Non, il n’y a en réalité, ni un descendant des Rougon, ni un abbé. Il y a un animal mâle lâché au milieu des bois avec un animal femelle6. » Auteur, une dizaine d’années plus tôt, d’Un prêtre marié (histoire lugubre de l’abbé Sombreval qui, rendu à l’état laïque par la Révolution, reste marqué jusqu’au bout par ses vœux malgré son mariage), Barbey d’Aurevilly n’est pas en reste. Sans doute parce que Zola, critique littéraire, avait éreinté le roman de Barbey : « Le grand débat, écrivait-il, porte sur le sujet même du livre, sur ce mariage du prêtre qui paraît un si gros sacrilège à M. Barbey d’Aurevilly, et qui me semble, à moi, un fait naturel, très humain en lui-même, ayant lieu dans les religions sans que les intérêts du ciel en souffrent7. » Les deux romanciers ne sont pas faits pour s’entendre, et le 20 avril 1875, dans Le Constitutionnel, Barbey passe L’Abbé Mouret à l’étamine. Il note la « première cause du succès de M. Zola : le déshonneur d’un prêtre catholique, qui jette sa soutane aux rosiers et fait l’amour comme les satyres le faisaient autrefois avec les nymphes, dans les mythologies... Cette malhonnêteté cinglée à la face de la sainte Église catholique paraît très piquante à tous les libres-penseurs de cette époque d’impiété et de décadence ; mais il n’y a pas que cela qui fasse la fortune du livre de M. Zola. Il y a dans La Faute de l’abbé Mouret, en dehors de son intention outrageante contre la religion, une autre cause de succès, plus générale encore [...] Je l’ai dit plus haut, c’est la bassesse de l’inspiration8 ». « Apothéose du rut universel dans la création », « divinisation dans l’homme de la bête », « indécence scientifique », « amour des choses basses » : bref, Zola est « un fanfaron d’ordures ».

Les excès mêmes de la critique fouettent les ventes, Charpentier et Dreyfous sont en train de gagner leur pari, et les Rougon sont définitivement lancés. Certes, le volume suivant, paru en mars 1876, Son Excellence Eugène Rougon, qui relate la carrière d’un ministre de Napoléon III, connaît une panne relative. Sujet trop politique, trop austère sans doute, que ce récit de la montée en puissance d’un homme quelconque vers les sommets du pouvoir. Mais ce n’est là qu’une pause dans la progression de la faveur publique.

Le septième volume des Rougon, L’Assommoir, fait la percée décisive. Cette fois, il n’y a plus aucun doute : Zola devient le grand romancier populaire, celui dont les livres provoquent immanquablement les crachats de la critique mais dont les ventes dépassent très largement les 140 000 exemplaires entre leur date de sortie et la fin du siècle. Nouveau changement de décor : des salons des Tuileries, on passe à l’estaminet ouvrier. L’Assommoir, lui aussi, est d’abord donné en feuilleton, Le Bien public s’en charge à partir du 13 avril 1876 – mais le quotidien ne va pas jusqu’au bout : les lecteurs protestent, crient au scandale, se désabonnent. C’est la revue mensuelle La République des lettres, devenue hebdomadaire en juillet, et dont Catulle Mendès est rédacteur en chef, qui reprend le roman de Zola et le publie en entier. Avant même qu’il ne soit sorti en livre, en janvier 1877, il se trouve attaqué, à gauche et à droite. Le Bien public, lu par les radicaux, se trouve embarrassé, on l’a vu, par ce feuilleton si peu flatteur pour les ouvriers. Une insulte aux masses ! Arthur Ranc reproche à Zola dans Le Peuple son « mépris néronien pour le peuple » ; Victor Hugo et la rédaction du Rappel ne montrent pas plus d’indulgence. Selon Alfred Barbou, Hugo déclare : « Il est de ces tableaux qu’on ne doit pas faire. Que l’on ne m’objecte pas que cela est vrai ; que cela se passe ainsi. Je le sais, je suis descendu dans toutes ces misères, mais je ne veux pas qu’on les donne en spectacle, vous n’en avez pas le droit, vous n’avez pas le droit de nudité sur le malheur9. » À droite, la Gazette de France fait de Zola le « chef de la Commune littéraire ». Albert Millaud l’attaque dans Le Figaro : « Ce n’est pas du réalisme, c’est de la malpropreté ; ce n’est pas de la crudité, c’est de la pornographie. » Zola réplique. Nouvel article de Millaud, qui fustige cet « écrivain démocratique et quelque peu socialiste », en peignant les prolétaires sous les couleurs les plus noires : « On ne peut pas faire un meilleur réquisitoire contre les plus purs représentants du suffrage universel. »

Zola répond encore à Millaud : « D’abord je n’accepte pas l’étiquette que vous me collez dans le dos. J’entends être un romancier tout court, sans épithète ; si vous tenez à me qualifier, dites que je suis un romancier naturaliste... Mes opinions politiques ne sont pas en cause, et le journaliste que je puis être n’a rien à démêler avec le romancier que je suis. [...] Je dis ce que je vois, je verbalise simplement, et je laisse aux moralistes le soin de tirer la leçon. » La science, rien que la science ? Zola admet néanmoins l’arrière-fond politique du roman : « Pourtant, si vous désirez connaître la leçon qui, d’elle-même, sortira de L’Assommoir, je la formulerai à peu près en ces termes : instruisez l’ouvrier pour le moraliser, dégagez-le de la misère où il vit, combattez l’entassement et la promiscuité des faubourgs où l’air s’épaissit et s’empeste, surtout empêchez l’ivrognerie qui décime le peuple en tuant l’intelligence et le corps. Mon roman est simple, il raconte la déchéance d’une famille ouvrière, gâtée par le milieu, tombant au ruisseau ; la honte et la mort sont au bout. Je ne suis pas un faiseur d’idylles, j’estime qu’on n’attaque bien le mal qu’avec un fer rouge10. »

Dans la querelle que lui cherche la gauche bien-pensante, notamment Yves Guyot, au Bien public, Zola ne baisse pas la garde. Son propos n’est pas de sanctifier d’improbables figures populaires mais, au risque de choquer, de forcer l’attention de tous, y compris du législateur, sur les ravages de l’alcoolisme ; de dénoncer l’horreur des taudis : « les puanteurs de la rue, l’escalier sordide, l’étroite chambre où dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et les sœurs », sont à l’origine de la dépravation des faubourgs. Il fustige « le travail écrasant qui rapproche l’homme de la brute, le salaire insuffisant qui décourage et fait chercher l’oubli, [qui] achèvent d’emplir les cabarets et les maisons de tolérance11 ». Autant de dénonciations reprises plus tard dans les campagnes de la CGT ou dans les congrès de l’Internationale socialiste au début du XXe siècle. Mais, pour l’heure, le vocabulaire de Zola est jugé si cru que le directeur du Service de la presse au ministère de l’Intérieur refuse l’autorisation de vente dans les gares : « L’obscénité grossière et continuelle des détails et des termes s’ajoute dans ce livre à l’immoralité des situations et des caractères : on peut dire, même, qu’elle l’aggrave dans une proportion énorme12. » Cette controverse cependant offre à L’Assommoir une publicité gratuite et contribue à son immense succès. D’autant que Zola ne manque pas de soutiens, et non des moindres : Anatole France, dans Le Temps (« un livre puissant »), Paul Bourget (« Les jeunes gens que je vois, nous tous, nous vous mettons au premier rang... »), Stéphane Mallarmé (« une bien grande œuvre »). La hargne de son soi-disant ami Edmond de Goncourt reste inconnue de Zola, mais elle est révélatrice d’une jalousie qui ira croissant : « Il me semble entrevoir dans le succès énorme, gigantesque, sans précédent, de Zola, comme la manifestation de la haine de tout le monde pour le style. Car, aujourd’hui où il y a chez lui une renonciation bien manifeste à l’écriture, le livre qu’il publie est déclaré un chef-d’œuvre, un mot bien rarement employé par la critique pour le livre d’un vivant, pour le livre d’un jeune13. »

Cette fois, le nom d’Émile Zola brille en lettres de feu. Son roman s’arrache, les volumes précédents des Rougon-Macquart trouvent preneurs. Parvenant à une aisance bourgeoise, Zola déménage avec Alexandrine de la rue Saint-Georges à la place Clichy, tandis qu’il installe sa mère dans un petit appartement voisin. Il y a mieux : il fait des disciples, devient, malgré qu’il en ait, chef d’école. Le 16 avril 1877, lors d’un dîner au restaurant Trapp, où l’on verra après coup le baptême de « l’école naturaliste », la jeune garde du roman français rend hommage aux anciens, Flaubert, Goncourt, et Zola : « Ce soir, Huysmans, Céard, Hennique, Paul Alexis, Octave Mirbeau, Guy de Maupassant, la jeunesse des lettres, réaliste, naturaliste, nous a sacrés, Flaubert, Zola et moi, sacrés officiellement les trois maîtres de l’heure présente, dans un dîner des plus cordiaux et des plus gais. Voici l’armée nouvelle en train de se former14. » Paul Alexis, sous le pseudonyme de Tilsitt, raconte le dîner de manière satirique dans Les Cloches de Paris ; le reste de la presse caricature à l’envi les six, hier inconnus – un dessin notamment les représente en file indienne derrière Zola affublé d’un groin, un autre les figure munis de balais et de pots de chambre en train de célébrer le triomphe du naturalisme.

Cependant, la République des lettres est un temps affectée par la crise de la République tout court. La lettre de Mac-Mahon à Jules Simon, le 16 mai 1877, a provoqué le remplacement de celui-ci par le monarchiste duc de Broglie, en dépit de la majorité républicaine de la Chambre des députés. Cette longue période d’incertitude politique, qui ne se terminera, on le sait, qu’avec les élections législatives d’octobre, gagnées par les républicains, divise les écrivains. Flaubert, pourtant champion de l’apolitisme, s’énerve contre Mac-Mahon. Thiers étant mort au cours de la campagne électorale, Flaubert assiste à l’enterrement, qui donne lieu à une imposante démonstration républicaine : « Eh bien ! moi aussi j’ai vu les funérailles du père Thiers et je vous assure que c’était splendide ! écrit-il à George Sand. Cette manifestation réellement nationale m’a empoigné. Je n’aimais pas ce roi des Prudhommes, n’importe ! Comparé aux autres qui l’entouraient, c’est un géant ; et puis il avait une rare vertu : le patriotisme. Personne n’a résumé comme lui la France. De là l’immense effet de sa mort. »

Tous les amis de Flaubert n’ont pas sa rage. Zola, à la fin de mai 1877, quitte Paris pour l’Estaque, petit port de la banlieue de Marseille, où il accompagne Alexandrine à laquelle les médecins ont conseillé le soleil du Midi. Il y restera quatre mois, en semi-vacances, travaillant à son huitième Rougon, Une page d’amour. Il ne voit alors dans les affaires politiques que la concurrence qu’elles font à la librairie et à la littérature : les gens n’achètent plus que les journaux. Goncourt gémit : « La politique, c’est insupportable ! À l’heure qu’il est, elle s’est emparée des plus réfractaires... » Et quand, en octobre, les républicains gagnent les élections : « Cette joie, cette satisfaction bête, écrit-il, cette insolente victoire du nombre brut, l’avenir que cela promet à mon pays mettent en moi la tristesse d’un malheur qui me frapperait personnellement. »

Une page d’amour est plutôt bien accueillie par une critique ravie de passer des bouges de L’Assommoir aux divans cossus de l’adultère bourgeois. Mais Zola en veut toujours plus. Le 6 mai 1878, il présente une nouvelle pièce de théâtre, au Palais-Royal. Une comédie : Le Bouton de rose. Un four, une fois encore ! Il veut une maison de campagne, et il acquiert Médan – une « cabane à lapins », écrit-il à Flaubert. Il veut la Légion d’honneur, hochet douteux mais qui aurait pour lui le mérite de compenser sa réputation de pornographe. En vain. Il lui faudra une dizaine d’années pour décrocher le ruban rouge. Car, si Zola est désormais lu, célèbre, parfois admiré, il reste et demeurera le provocateur, le malpropre, l’insane, l’écrivain des fanges. Ce que confirme, en 1879, le nouveau Rougon, l’histoire de Nana.

Au début de l’automne 1878, il n’est plus question que de ce dernier roman, pour lequel Laffitte, directeur du Voltaire, n’a pas ménagé la publicité. En octobre, en même temps que les premiers chapitres de Nana, Zola publie une étude sur Le Roman expérimental. D’une pierre deux coups pour tout le monde : la critique va se déchaîner à la fois contre le récit et contre la théorie. L’auteur est tour à tour accusé de chiennerie, de voyeurisme, on compare son œuvre à un « égout collecteur », à un « cloaque » ; on le moque de parler de gens et de mœurs qu’il ne connaît pas, on dit que ses observations sont fausses. Comme à son habitude, Zola réplique, dans Le Voltaire. Ce qu’il a voulu faire, c’est de montrer les choses et les personnes telles qu’elles sont ; il rejette le mythe des grandes courtisanes, « toute cette sentimentalité, tout cet enguirlandage du vice que je trouve dangereux pour les mœurs et d’une influence désastreuse sur l’imagination de nos filles pauvres. Je mets là la morale, les autres la mettent ailleurs15... ».

Le feuilleton Nana s’achève au début de janvier ; le volume est mis en vente le 15 février 1880, à 55 000 exemplaires d’emblée. Le tapage de la critique épaulant les efforts publicitaires de l’éditeur (hommes-sandwiches, affiches de tous les formats...), Nana remporte un immense succès public, mais reçoit une volée de bois vert des journaux, qui mêlent l’indignation à la moquerie. Deux soutiens épistolaires, cependant, tous deux datés du 15 février 1880, confortent Zola. L’un est de Huysmans : « Le beau livre, et le livre neuf, absolument neuf dans votre série et dans tout ce qu’on a jusqu’à ce jour écrit... » L’autre de Flaubert : « J’ai passé hier toute la journée jusqu’à 11 heures à lire Nana, je n’en ai pas dormi cette nuit et “j’en demeure stupide”. S’il fallait noter tout ce qu’il y a de rare et de fort, je ferais un commentaire à toutes les pages ! » Et le même à Charpentier : « Quel bouquin ! C’est raide ! et le bon Zola est un homme de génie ; qu’on se le dise ! »

Flaubert, lui, n’aura plus l’occasion de surenchérir : il meurt le samedi 8 mai 1880, à Croisset, d’où Maupassant prévient Zola : « Notre pauvre Flaubert est mort hier d’une attaque d’apoplexie foudroyante. On l’enterre mardi à midi. Je n’ai pas besoin de vous dire combien tous ceux qui l’ont aimé seraient heureux de vous voir à son inhumation... » Flaubert, qui laisse Bouvard et Pécuchet inachevé, n’a cessé, dans ses dernières années, d’encourager les jeunes romanciers, se réjouissant de la gloire naissante du « jeune Guy », en qui il pressent son successeur. Maupassant, justement, vient de se faire remarquer par une nouvelle à sensation, Boule-de-Suif, parue dans une sorte de recueil-manifeste, regroupant autour de Zola des récits de l’école naturaliste, sous le titre : Les Soirées de Médan. Le thème traité est la guerre de 1870, mais, contrairement aux récits patriotiques, chauvins, que l’événement a inspirés, cet ouvrage collectif est sans complaisance, sans préjugé : du fait brut, brutal, avec une certaine volonté de choquer le bourgeois16.

Zola cependant se remet au travail solitaire. Pour sa mère, qu’il vénère et qui meurt le 17 octobre 1880, il accepte une cérémonie religieuse, avant de la faire enterrer à Aix, où il a fait construire un caveau grâce aux revenus de L’Assommoir. À ce moment-là, Zola vient de rompre avec Laffitte et Le Voltaire. Laffitte, républicain zélé, ami de Gambetta, supportait de moins en moins les attaques de Zola contre les politiciens. Zola reproche aux républicains au pouvoir leur idéalisme. La querelle de L’Assommoir a été décisive : les critiques de gauche lui ont fait comprendre à quel point les républicains, humanitaires, romantiques, quarante-huitards, n’ont rien compris à la « grande leçon de choses » de la guerre perdue en 1871. Laffitte avait dû publier, en août, une charge du romancier, « Haine de la littérature », contre le personnel politique : « Quand on a échoué en tout et partout, quand on a été avocat médiocre, journaliste médiocre, homme médiocre des pieds à la tête, la politique vous prend et fait de vous un ministre aussi bon qu’un autre. » Laffitte a répondu, pour manifester son dissentiment. Le 3 septembre, la séparation est consommée par un télégramme vengeur de Zola : « Désormais pour moi vous êtes mort ! » Une semaine plus tard, Zola entre au Figaro, quotidien conservateur, et se justifie par une lettre à son directeur Francis Magnard : « Il devient impossible, dans les journaux républicains, de juger librement les hommes et les faits de notre République. [...] C’est un républicain qui entre au Figaro et qui vous y demandera beaucoup d’indépendance personnelle. » Le Figaro tire alors à plus de 100 000, soit près de dix fois plus que Le Voltaire, et Zola est employé à raison de 1 500 francs par mois, pour ses articles hebdomadaires, trois fois plus que chez Laffitte. Dans ces colonnes bourgeoises, dans ses articles publiés en première page, il va régler ses comptes avec ces républicains qui l’ont suspecté et critiqué, surtout depuis L’Assommoir. En pleine campagne électorale, il prend Gambetta lui-même violemment à partie. Il attaque aussi le protestantisme, qui imprime, selon lui, à la République sa marque d’idéalisme austère : tout bien considéré, il préfère le catholicisme, plus favorable aux arts : « Qu’ils s’en aillent, s’ils ont faim de métaphysique et soif de discipline ! Nous sommes en France et non en Allemagne. »

Dans ces articles, Zola revient à l’impératif scientifique ignoré des républicains : « La politique expérimentale est celle qui, s’appuyant sur les faits, tenant compte de la race, du milieu et des circonstances [on voit l’influence de Taine], assure à une nation le développement normal du progrès. En d’autres termes, elle observe et elle expérimente ; elle ne part pas de principes posés comme des dogmes, mais de lois prouvées par l’expérience ; elle aide simplement l’évolution naturelle des sociétés, sans vouloir les plier violemment à un idéal quelconque ; elle a pour but la plus grande somme de vie possible, obtenue par la culture méthodique des rapports sociaux, au point de vue de la richesse, de la force, de la liberté, de tout ce qui constitue l’existence et l’expansion d’un peuple17. »

Sa collaboration au journal de Magnard, pourtant, ne dure pas plus de quatorze mois ; au terme de son contrat, Zola renonce momentanément au journalisme et s’enfonce dans sa grande œuvre. Il y investit une énergie farouche. Chaque volume exige une enquête, un dossier, un long travail préparatoire, à la suite duquel seulement il se lance sur la feuille blanche. Sa productivité donne le vertige : 1882, Pot-Bouille (et un recueil de nouvelles, Le Capitaine Burle) ; 1883, Au Bonheur des dames (et un recueil de nouvelles, Naïs Micoulin), adaptation scénique de Pot-Bouille à l’Ambigu ; 1884, La Joie de vivre ; 1885, Germinal...

Après la description de la grande misère ouvrière dans L’Assommoir, Zola voulait faire un autre roman ouvrier, centré cette fois sur le rôle social et politique des prolétaires. Le sujet est d’une dramatique actualité : à Anzin, une grève est déclenchée en 1878 ; une autre éclate en 1884. Le mouvement ouvrier s’est réveillé en France, avec l’arrivée des républicains au pouvoir, le retour des communards, le Congrès ouvrier de Marseille en 1879 qui a donné naissance à un Parti ouvrier. En Russie, le mouvement nihiliste aboutit à l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 ; Zola y consacre un de ses articles du Figaro, le 20 mars 1881. Socialisme, communisme, anarchisme, nihilisme, deviennent les spectres de la fin du siècle.

En 1882, son ami Yves Guyot publie ses Scènes de l’Enfer social, sur « le peuple des houillères ». Est-ce le déclic ? L’action est située à la fin du Second Empire, qui a connu de terribles grèves, parfois terminées dans le sang, comme à La Ricamarie, dans le bassin de Saint-Étienne. La grève d’Anzin, lancée le 19 février 1884, lui offre le lieu, sur lequel il semble avoir hésité. Zola s’y rend, et grâce au député de Valenciennes, Giard, qu’il connaît, discute avec des mineurs, descend au fond, rencontre le directeur de la mine d’Anzin, puis le secrétaire général de la chambre syndicale des mineurs du Nord, Émile Basly. Il accumule une énorme documentation (le dossier préparatoire de Germinal occupe deux volumes du Département des manuscrits, à la Bibliothèque nationale) : ouvrages, brochures, traités, sur tous les aspects de la vie des mineurs, travail, hygiène, maladies, revendications18... Le 26 novembre 1884, le feuilleton de Germinal commence dans Gil Blas ; le volume paraît chez Charpentier, le 21 mars 1885. Cette fois, par sa puissance d’évocation, son lyrisme, le détail de ses descriptions, la vigueur des peintures, l’écrivain désarme la critique. Certes, pas complètement. La République française juge Germinal comme « une longue diffamation de la société française », et plusieurs articles épinglent toujours la « sensualité obsédante » ou les « crudités salées » de Zola, mais, de loin, les louanges l’emportent. À ceux qui objectent la vraisemblance du récit, ou tel ou tel aspect de la narration, Zola, toujours sur le pied de guerre, réplique, explique, se justifie.

À Jules Lemaître qui consacre une longue critique élogieuse à Germinal, dans la Revue politique et littéraire du 14 mars 1885, mais qui parle d’« une épopée pessimiste de l’animalité humaine », il déclare : « Vous mettez l’homme dans le cerveau, je le mets dans tous ses organes. Vous isolez l’homme de la nature, je ne le vois pas sans la terre, d’où il sort et où il rentre. L’âme que vous enfermez dans un être, je la sens épandue partout, dans l’être et hors de l’être, dans l’animal dont il est le frère, dans le caillou... » Zola remercie Georges Montorgueil qui, dans La Bataille, signe sa chronique « Jean Valjean » : « Ma joie est grande de voir que ce cri de pitié pour les souffrants a été bien compris de vous. Peut-être cessera-t-on cette fois de voir en moi un insulteur du peuple. Le vrai socialiste n’est-il pas celui qui dit la misère, les déchéances fatales du milieu, qui montre le bagne de la faim dans son horreur ? Les bénisseurs du peuple sont des élégiaques qu’il faut renvoyer aux rêvasseries humanitaires de 48. Si le peuple est si parfait, si divin, pourquoi vouloir améliorer sa destinée ? Non, il est en bas, dans l’ignorance et dans la boue, et c’est de là qu’on doit travailler à le tirer. »

« Socialiste », le mot est lâché. En fait, Zola n’est nullement partisan de la révolution sociale. Il s’en explique au directeur du Petit Rouennais : « Germinal est une œuvre de pitié, et non une œuvre de révolution. Ce que j’ai voulu c’est crier aux heureux de ce monde, à ceux qui sont les maîtres : “Prenez garde, regardez sous terre, voyez ces misérables qui travaillent et qui souffrent. Il est peut-être temps encore d’éviter les catastrophes finales. Mais hâtez-vous d’être justes, autrement voilà le péril : la terre s’ouvrira et les nations s’engloutiront dans un des plus effroyables bouleversements de l’histoire”19. » Zola ne veut pas « couvrir la France de barricades », il est résolument réformiste. N’importe, les journaux socialistes (encore modestes) saluent Germinal et demandent à Zola l’autorisation de reproduire son roman : « Prenez Germinal, leur répond Zola, et reproduisez-le. Je ne vous demande rien, puisque votre journal est pauvre et que vous défendez les misérables. » Le malentendu de L’Assommoir est dissipé. Dans une conférence prononcée à Marseille, le député socialiste Clovis Hugues déclare : « Il y a des livres de M. Émile Zola que je n’ai pas défendus, mais, celui-ci, Germinal, je le défendrai, ailleurs, partout. Je le défendrai chaleureusement parce que, dans ce livre, M. Zola, en abordant pour la seconde fois la question sociale, conclut, non comme l’a fait Victor Hugo dans ses Misérables par la charité, mais par la justice20. »

Le « stupide XIXe siècle », après avoir donné Balzac et Flaubert, accouche de Zola. Le premier, conservateur et légitimiste, fait l’admiration de Marx. Le deuxième, apôtre de l’art pour l’art, nous laisse des romans sur la société française de la monarchie de Juillet et du Second Empire qui rivalisent avec les meilleurs livres d’histoire. Zola, enfin, en délicatesse avec le personnel politique républicain, se défendant de faire de la politique dans ses livres de fiction, mais en fait passionné de politique, devient le grand peintre social de la fin du siècle. Parti sur les illusions d’une pseudo-science de l’hérédité, il s’affirme en route comme un des grands praticiens des nouvelles sciences sociales – en gardant la volonté de dire le vrai, malgré les préjugés, les convenances et les idéologies. Voué aux gémonies par les bien-pensants, il acquiert le respect de la jeune littérature et la ferveur du public. Parvenu des lettres, épaissi par sa gourmandise, en quête de reconnaissance officielle (après la Légion d’honneur, il briguera – en vain – l’Académie), il n’est pas sympathique à tout le monde, mais sa fringale même de succès, de prestige et d’argent, le dote d’une inépuisable énergie. Sa carrière n’est pas finie, mais, dès cette année 1885 – l’année même où meurt Victor Hugo –, Zola, le « voyou », le « pornographe », l’« impie », offre aux yeux des Français un incomparable miroir à multiples faces de leur société, sans complaisance, mais sans désespoir. Moraliste et sociologue, Zola est aussi, à sa façon, sans prêchi-prêcha, un témoin irremplaçable.

Notes

1. Zola, Correspondance, Université de Montréal/Presses du CNRS, 1978, II, 1868-1877, p. 306.

2. Ibid., p. 304.

3. Cité par F. Brown, Zola. Une vie, Belfond, 1996, p. 202.

4. J. Barbey d’Aurevilly, Le XIXe Siècle, op. cit., II, p. 215.

5. G. Flaubert, Correspondance, op. cit., p. 806.

6. Notes et variantes des Rougon-Macquart, Gallimard, La Pléiade, 1960, I, p. 1679.

7. É. Zola, Mes haines, Fasquelle, 1866, p. 41-55.

8. J. Barbey d’Aurevilly, Le XIXe Siècle, op. cit., II, p. 256.

9. É. Zola, Correspondance, op. cit., II, p. 490.

10. Ibid., p. 489-490.

11. Ibid., p. 537.

12. É. Zola, Les Rougon-Macquart, op. cit., II, p. 1560.

13. E. de Goncourt, Journal, op. cit., II, 19 février 1877, p. 730.

14. Ibid., p. 736.

15. É. Zola, op. cit., II, p. 1686.

16. Six nouvelles composent Les Soirées de Médan : L’Attaque du moulin par Zola, Boule-de-Suif par Maupassant, Un sac au dos, de Huysmans, La Saignée, de Céard, L’Affaire du grand 7 de Hennique, et Après la bataille d’Alexis. « Ce ne sera pas anti-patriotique, précise Maupassant à Flaubert, dans une lettre du 5 janvier 1880, mais simplement vrai... »

17. Cité par M. Girard, « Passions politiques d’Émile Zola jusqu’à l’affaire Dreyfus », Revue de science politique, septembre 1955.

18. Voir l’étude détaillée d’Henri Mitterand, in É. Zola, Les Rougon-Macquart, Gallimard, La Pléiade, 1964, III, p. 1802-1880.

19. M. Girard, art. cité.

20. Ibid., p. 1868.