22 mai 1885, mort de Victor Hugo.
1er juin 1885, funérailles nationales de Victor Hugo.

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Victor Hugo : l’apothéose

Victor Hugo est malade, les journaux en informent leurs lecteurs le 19 mai 1885. Les Drs Sée, Allix et Vulpian publient un bulletin, où ils diagnostiquent une congestion pulmonaire. Le 20 mai, malgré « un calme relatif », « le pronostic reste grave » ; le lendemain, la situation est « inquiétante », les « battements du cœur sont moins énergiques ». Le samedi 23 mai, les quotidiens annoncent par des gros titres, sur toute la largeur de leur première page, que Victor Hugo est mort le vendredi 22 mai 1885, à 13 h 27. Il avait eu quatre-vingt-trois ans le 26 février précédent.

Au Sénat, dont il était membre, le président Le Royer annonce le décès d’Hugo « qui, depuis soixante années, provoquait l’admiration du monde et le légitime orgueil de la France » ; la séance est levée en signe de deuil. La Chambre des députés ne siège pas ce jour-là. Le Conseil municipal de Paris suit l’exemple du Sénat. Même chose à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, à l’Institut. À Rome, la séance de la Chambre est interrompue par Crispi, averti par télégramme : « La mort de Victor Hugo est un deuil, non seulement pour la France, mais encore pour le monde civilisé. » Dans toutes les communes de France, les conseils municipaux mettent les drapeaux en berne ; à l’étranger, les journaux publient des éditions spéciales.

On apprend bientôt le contenu des dernières volontés du poète, rédigées deux ans plus tôt :

 

« Je donne cinquante mille francs aux pauvres.

Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard.

Je refuse l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes.

Je crois en Dieu.

Victor Hugo. »

 

Les journaux de gauche se réjouissent que la famille du poète se conforme à ses volontés : « Il est évident désormais, lit-on dans La Petite République française du 25 mai, que la suprématie sur les intelligences échappe au clergé français. On cite les rares hommes de talent qui sont encore en communion avec lui ; et quant à ceux qui vivent hors de lui et qui meurent sans lui, ils deviennent si nombreux qu’on ne les citera bientôt plus. » Le Figaro renchérit sur un autre ton : « Nulle royauté littéraire n’égala jamais la sienne. Voltaire régnait à d’autres titres. On a dit de Voltaire qu’il était le second dans tous les genres. Victor Hugo, au contraire, est et demeurera le premier dans plusieurs. [...] Il est pour nous ce que Dante, Pétrarque, le Tasse et l’Arioste réunis furent pour l’Italie ; c’est le chêne immense dont les robustes frondaisons couvrent depuis soixante ans de leur ombre les floraisons sans cesse renaissantes de la pensée française » (23 mai).

Pendant une semaine, en attendant les funérailles, les Parisiens, canalisés en double file d’attente par les sergents de ville, défilent à la maison mortuaire, tandis qu’hommages et condoléances parviennent du monde entier. Ernest Renan trouve les mots pour exprimer l’émotion unanime : « Sans distinction de classes, de partis, de sectes, d’opinions littéraires, la France, depuis quelques jours, a été suspendue aux récits navrants de son agonie, et maintenant il n’est personne qui ne sente au cœur de la patrie un grand vide. » Émile Zola, adversaire résolu d’Hugo, de son romantisme, de son refus de la science moderne, écrit à Georges Hugo, le petit-fils : « Victor Hugo a été ma jeunesse, je me souviens de ce que je lui dois. Il n’y a plus de discussion possible en un pareil jour ; toutes les mains doivent s’unir, tous les écrivains français doivent se lever pour honorer un maître et pour affirmer l’absolu triomphe du génie. » Désabusé, Edmond de Goncourt confie à son Journal : « Drôle de peuple que ce peuple français ! Il ne veut plus de Dieu, il ne veut plus de religion, et vient-il de débondieuser le Christ, aussitôt, il bondieuse Hugo et proclame l’hugolâtrie1. »

Chacun rend hommage à la puissance de l’écrivain, cette œuvre immense où se conjuguent toutes les productions de l’esprit : poésie, chanson, théâtre, roman, discours, pamphlet, histoire, essai, sans compter ses encres et ses dessins. Plus tard, les biographes feront valoir la vitalité d’Hugo dans un autre domaine, celui d’une sexualité impétueuse prolongée pratiquement jusqu’à la fin de sa vie, comme l’attestent ses agendas intimes. Cela sans entamer, semble-t-il, son amour profond pour Juliette Drouet, la femme de sa vie, morte deux ans avant lui. Juliette n’était pas dupe des frasques de son grand homme, auxquelles elle ne s’était jamais résignée. Lorsque, à partir d’avril 1873, Blanche Lanvin, une jeune fille de vingt-trois ans, est entrée dans la vie d’Hugo, Juliette a rapidement compris l’importance de cette liaison, malgré les ruses de l’écrivain. Se considérant comme « légitime » depuis la mort d’Adèle, elle ne se contente plus de l’adorer en silence. Adorer, le verbe n’est pas trop fort : « Dans une ère prochaine, on datera de Victor Hugo comme on date encore de Jésus2... », écrit-elle. En même temps, elle exprime maintenant sa lassitude devant « ce conflit sans cesse renaissant de mon pauvre vieil amour aux prises avec les jeunes tentations qui te sont offertes »... Le pluriel s’impose en effet. Hugo, attaché à Blanche, ne profite pas moins des occasions passagères qui se présentent. Faune, satyre, génie priapique, on n’a reculé devant rien pour qualifier sa frénésie. Reste pourtant cet amour qui ne s’est jamais déjugé pour Juliette. Quand celle-ci, échouant à détourner Hugo de ses galanteries à tout va, prend la fuite, en septembre 1873, elle laisse un homme hagard, brisé, désespéré, gagné par la fièvre et l’insomnie, cherchant un renfort auprès des médiums, puis fou de bonheur à son retour. Juliette quitte la vie avant lui, le 11 mai 1883 ; il note dans son carnet : « Je vais bientôt te rejoindre, ma bien-aimée. »

Au cours de ses dix dernières années, l’entourage d’Hugo s’est dépeuplé, la solitude s’est accrue. En 1873, son deuxième fils, François-Victor, lui a été enlevé, deux ans après la mort de Charles ; cinq ans après celle de son épouse. Il enterre ses contemporains les uns après les autres : en mars 1875, Edgar Quinet ; en juin 1876, George Sand (« D’autres sont les grands hommes, elle est la grande femme ») ; en décembre 1882, Louis Blanc, puis Léon Gambetta ; en mars 1883, son ennemi Louis Veuillot... Hanté par la mort, qu’il ne craint pas, mais dont il sent désormais les prodromes, il s’imagine entendre les « invisibles », les « chers disparus », épiant tous ces instants, ces nuits particulièrement, où ils frappent dans les murs, ombres sonores qui ne cessent de l’entretenir dans sa foi en l’immortalité. Seule sa fille Adèle lui reste, folle, internée à Saint-Mandé, autre façon d’être morte. La vieillesse d’Hugo est cependant égayée par la présence de ses petits-enfants, Georges né en 1868 et Jeanne venue au monde l’année suivante. Six ans après la mort de Charles, Alice, leur maman, épouse Édouard Lockroy, avec l’assentiment d’Hugo (Louis Blanc et Georges Clemenceau sont deux des quatre témoins de ce mariage très républicain). Jusqu’à la fin de sa vie, Hugo cultivera avec enchantement L’Art d’être grand-père – titre qu’il donne à l’un de ses recueils de poèmes, en 1877.

Hugo est devenu riche grâce à ses droits d’auteur, de plus en plus élevés. Il note régulièrement ses placements par l’intermédiaire de la banque Rothschild. Il consigne aussi le montant de ses générosités, régulières ou exceptionnelles, à la Caisse de secours des familles des transportés, aux ouvriers lyonnais, aux détenus politiques, pour les étrennes des conducteurs d’omnibus, à de simples particuliers... Ses derniers ouvrages remportent un immense succès : L’Année terrible (1872), Quatre-vingt-treize (1874), Histoire d’un crime (1877), La Légende des siècles (1877, 1883), Les Quatre Vents de l’esprit (1881), Torquemada (1882)... Ses pièces, jouées ou rejouées, obtiennent des triomphes : adaptation des Misérables au théâtre de la Porte Saint-Martin (1878), reprise d’Hernani avec Sarah Bernhardt (la même année), de Ruy Blas, de l’adaptation de Notre-Dame de Paris (1879), reprise du Roi s’amuse (1882)...

Cette extraordinaire productivité est inséparable de ses combats politiques. Dès son élection au Sénat, en janvier 1876, il s’emploie à faire voter l’amnistie en faveur des communards. Le 22 mai, devant des sénateurs silencieux, abasourdis par sa verve, lui résistant par le silence, il renouvelle sa plaidoirie en faveur de Paris, décapitalisé après « un long siège stoïquement soutenu ». Il n’obtient l’appui, en faveur de l’amnistie pleine et entière qu’il réclame, que de 9 collègues, dont Peyrat, Schoelcher et Scheurer-Kestner. Mais les francs-maçons de Toulouse lui expriment la reconnaissance des républicains : « Pour les francs-maçons..., pour la France intellectuelle et morale, vous êtes toujours le grand poète, le courageux citoyen, l’éloquent penseur, l’interprète le plus admiré des grandes lois divines et humaines, en même temps que le plus éclatant génie moderne de la patrie de Voltaire et de Molière. » Sans relâche, Hugo réclame l’amnistie, jusqu’au début de juillet 1880, où elle est enfin proclamée.

Il se bat aussi pour l’indépendance des peuples asservis, défend la Serbie opprimée sous le joug des Turcs : « Quand finira le martyre de cette héroïque petite nation ? », demande-t-il en août 1876. Et d’ajouter : « Ce qui se passe en Serbie [la répression des Serbes par les Ottomans] démontre la nécessité des États-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent les peuples unis. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes et les despotismes. Brisons les glaives valets des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. Plus de guerres, plus de massacres, plus de carnages ; libre-pensée, libre-échange ; fraternité. Est-ce donc si difficile, la paix ? La République d’Europe, la Fédération continentale, il n’y a pas d’autre réalité politique que celle-là. » Il reprend son antienne pour le Congrès des démocrates célébrant l’anniversaire de la République, en septembre 1876. Les lois capables de briser les carcans et les chaînes, les voici : « liberté de pensée, liberté de croyance, liberté de conscience ; liberté dans la vie, délivrance devant la mort ; l’homme libre, l’âme libre ».

Le 16 Mai (1877) l’engage dans la lutte en faveur de la République, menacée par le « demi-coup d’État » de Mac-Mahon. Au Sénat conservateur, il exhorte ses collègues, dans un long discours ponctué d’applaudissements mais aussi hué, à refuser la dissolution de la Chambre voulue par le président de la République. La dissolution est finalement approuvée par les sénateurs à 349 voix contre 130, mais Hugo a été entendu par l’opinion ; il reçoit des soutiens de toutes parts. Le 8 septembre, il suit les très républicaines obsèques de Thiers, de sa maison place Saint-Georges à Notre-Dame de Lorette, et de là au Père-Lachaise, par les boulevards. Il participe aux réunions électorales, soutient la candidature du républicain Jules Grévy dans le IXe arrondissement de Paris : « Citoyens, ayons foi dans la patrie. Ne désespérons jamais. La France est une prédestinée. Elle a charge des peuples, elle est la nation utile, elle ne peut ni décliner ni décroître, elle couvre ses mutilations de son rayonnement. À l’heure qu’il est, sanglante, démembrée, rançonnée, livrée aux factions du passé, contestée, discutée, mise en question, elle sourit superbement, et le monde l’admire. » Le 1er octobre, il publie l’Histoire d’un crime : « Ce livre [sur le coup d’État du 2 Décembre] est plus qu’actuel ; il est urgent. Je le publie. » Occasion pour Louis Veuillot de crier à l’anathème. Le gouvernement se demande s’il fera saisir ce livre qui prend une soudaine actualité. En quelques heures, 22 000 exemplaires de l’ouvrage sont vendus ; dans les jours suivants, 10 000 par jour sont enlevés. Le 14 octobre, les républicains remportent les élections législatives. Gambetta et Victor Hugo ont gagné.

L’année suivante, en 1878, le centenaire de la mort de Voltaire déclenche inévitablement de nouveaux affrontements entre républicains et royalistes, entre libres-penseurs et cléricaux. Hugo participe aux cérémonies, soucieux d’une conciliation entre Voltaire et l’Évangile. Dans un discours prononcé le 30 mai, il s’écrie : « L’œuvre évangélique a pour complément l’œuvre philosophique ; l’esprit de mansuétude a commencé, l’esprit de tolérance a continué ; disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus a pleuré, Voltaire a souri ; c’est de cette larme divine et de ce sourire humain qu’est faite la douceur de la civilisation actuelle. » À côté de Voltaire, il y a les autres philosophes : « Ces puissants écrivains ont disparu ; mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. » Jamais la foi dans le progrès n’a été affirmée avec pareille éloquence. Le propos d’Hugo provoque la riposte de Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, peu disposé à approuver l’éloge de Voltaire, qui écrit une lettre ouverte au poète. Réplique d’Hugo : de quel droit un évêque lui fait-il la leçon ? Quand on sait que l’Église n’a cessé de chanter aux oreilles de l’usurpateur, de l’homme du 2 Décembre, tant de Te Deum, de Magnificat, de Gloria tibi, etc. « Sous cet homme s’étaient effondrés le droit, l’honneur, la patrie ; il avait sous ses pieds le serment, l’équité, la probité, la gloire du drapeau, la dignité des hommes, la liberté des citoyens ; la prospérité de cet homme déconcertait la conscience humaine. Cela a duré dix-neuf ans. Pendant ce temps-là, vous étiez dans un palais, j’étais en exil. Je vous plains, monsieur. »

Rien ne paraît plus en mesure d’arrêter l’illustre vieillard, devenu la voix de la conscience républicaine, le héraut de la liberté, le prophète de l’Humanité, le défenseur des opprimés, le champion des États-Unis d’Europe. Il lui reste, certes, des adversaires, chez les catholiques, les monarchistes, et aussi chez les écrivains des nouvelles générations, qui ont juré d’enterrer à tout jamais le romantisme, la sentimentalité, l’effusion lyrique – comme l’écrit Zola au lendemain de la publication de L’Âne, dans Le Figaro du 2 novembre 1880 : « Victor Hugo, l’homme du siècle ! Victor Hugo, le penseur, le philosophe, le savant du siècle ! Et cela au moment où il vient de publier L’Âne, cet incroyable galimatias, qui est comme une gageure tenue contre notre génie français ! [...] Comment ! nous luttons, nous travaillons, nous avons conquis la méthode et nous avançons à pas de géant dans toutes les connaissances ! Comment ! en cent années à peine, des sciences se sont créées et ont grandi, une évolution superbe a lancé l’humanité à la conquête du vrai ! Et c’est justement l’heure que cet homme choisit pour lâcher son âne et lui faire insulter la science ! Mais cet homme n’est pas des nôtres ! » Bref, Hugo pour Zola appartient au Moyen Âge. N’importe ! Le poète ne relève pas ces attaques : n’est-il pas le chantre de l’instruction, le serviteur du progrès, le combattant de la paix, la conscience de l’humanité ? À son passage, les gens le saluent en criant : « Vive Victor Hugo ! » Jamais écrivain n’a été plus que lui honoré, reconnu comme un génie et un bienfaiteur. Il y a de quoi irriter les jeunes confrères.

Le 25 février 1882, Jules Ferry, président du Conseil, rend visite à Victor Hugo, à la veille de son anniversaire, pour lui offrir au nom du gouvernement un vase de Sèvres peint par Fragonard. Une grande cérémonie est décidée pour le 27 pour les quatre-vingts ans du poète. Pendant toute une journée, le peuple défile devant sa maison décorée, avenue d’Eylau, en acclamant son nom. Des couronnes sont accrochées au mur : « Au poète, au philosophe, au grand justicier de la cause des peuples. » Des délégations des villes et des départements se succèdent, au milieu des acclamations. Devant le conseil municipal de Paris, Hugo prononce des paroles interrompues par les vivats : « Je salue Paris. Je salue la ville immense... » Défilés, musiques, chorales, fleurs qui s’entassent, jusqu’à la nuit, malgré la neige, une foule de toutes conditions, où les chapeaux voisinent avec les cas quettes, les élèves des lycées avec les soldats, passe devant la fenêtre de Victor Hugo. Des cadeaux lui sont offerts, médailles, livres, écrins, plumes d’or... Marée humaine, spectacle stupéfiant selon la presse, « date à jamais illustre dans notre histoire nationale ». Et Le Rappel d’ajouter : « Il semblait que ce fût l’aurore d’une époque nouvelle, du règne de l’intelligence, de la souveraineté de l’esprit. » Le 4 mars, Hugo étant de retour au Sénat (il a été réélu en janvier), l’Assemblée se lève et le salue par des applaudissements prolongés. Il remercie : « Jamais, jusqu’au dernier jour de ma vie, dit-il, je n’oublierai l’honneur qui vient de m’être fait. Je m’assieds profondément ému. » La glorification d’Hugo de son vivant commence.

Le 29 novembre 1884, la presse rapporte une visite symbolique de Victor Hugo à la statue de la Liberté, dans l’atelier de Bartholdi, rue de Chazelles. Accompagné d’Alice Lockroy et de sa petite-fille Jeanne Hugo, il est piloté par le sculpteur, dont la statue colossale, destinée à la rade de New York, surplombe déjà les toits du quartier. Un diorama de La Liberté éclairant le monde restitue l’émotion du voyageur découvrant, du même coup d’œil, la statue de la Liberté et la ville de New York. Hugo gravit ensuite deux étages intérieurs de la statue, qui ne fait pas moins de 46 mètres de hauteur (Gustave Eiffel a aménagé la charpente en fer). Avant de partir, posant devant la gigantesque œuvre d’art, Hugo a ce mot : « La mer, cette grande agitée, constate l’union des deux grandes terres, apaisées ! » Bartholdi remet au poète un fragment de la statue, où il a fait graver en hâte : « À Victor Hugo, les Travailleurs de l’Union franco-américaine. Fragment de la statue colossale de la Liberté présenté à l’illustre apôtre de la Paix, de la Liberté, du Progrès, VICTOR HUGO, le jour où il a honoré de sa visite l’œuvre de l’Union franco-américaine. 29 novembre 1884. » Ce sera sa dernière visite publique.

Hugo est mort. Pour les autorités, la question est de concilier les dernières volontés d’Hugo (le corbillard des pauvres) avec la solennité à donner à ses obsèques. Henri Brisson, président du Conseil, soumet aux Chambres un projet de loi pour faire au disparu des funérailles nationales, lesquelles sont votées par 415 voix sur 418 députés votants. Sur proposition du président de la Chambre, Charles Floquet, un crédit de 20 000 francs est voté à cet effet : « Pour nous, Français, depuis soixante-cinq ans sa voix se mêlait à notre existence nationale dans ce qu’elle a eu de plus poignant et de plus glorieux, et toute une longue série de générations a été charmée, consolée, réchauffée de sa flamme. Qui d’entre nous ne lui a pas été redevable de la plus profonde des émotions de l’âme ? Notre démocratie le pleure. Il a chanté toutes ses grandeurs ; il s’est attendri sur toutes ses misères. Les petits et les humbles vénéreront toujours son nom et savent que ce grand homme les portait dans son cœur... » Le discours est interrompu à plusieurs reprises par les applaudissements.

Une commission, dont Ernest Renan fait partie, est nommée par le ministre de l’Intérieur pour fixer l’ordonnancement des obsèques. Elle décide que le cercueil de Victor Hugo sera exposé sous l’Arc de triomphe, décoré par l’architecte Garnier, et de là acheminé au Panthéon. Événement dans l’événement, car le Panthéon, destiné par la Révolution à recevoir les cendres des grands hommes, avait été restitué officiellement au culte catholique par les deux Napoléon – même si l’Église n’avait pas réinvesti le haut lieu de la Montagne-Sainte-Geneviève. Par décret du président de la République, le Panthéon revient donc « à sa destination primitive et légale » ; la dépouille de Victor Hugo y sera déposée. Un éditorial de La Petite République française se félicite : « Le voilà donc rendu à la République, à la patrie, à l’humanité, ce monument que la révolution avait consacré aux grands hommes, et sur lequel, aux temps de réaction et de despotisme, l’Église a toujours essayé de mettre la main3 ! »

« Apothéose », le mot est sur toutes les lèvres, sous toutes les plumes. La date des funérailles est fixée au lundi 1er juin. Le samedi 30 mai, on procède à la mise en bière du défunt avant qu’on ne le transporte au petit matin du dimanche au catafalque de l’Arc de triomphe. Une foule qui a patienté toute la nuit adresse au fourgon funèbre le cri auquel l’oreille du poète était depuis longtemps accoutumée : « Vive Victor Hugo ! » L’Arc de triomphe est enveloppé d’un immense crêpe noir et orné d’écussons qui portent les titres des œuvres de l’écrivain. Sur l’une des faces latérales a été suspendue l’image de Victor Hugo, portée par deux Renommées embouchant la trompette lyrique.

Devant le corps exposé sur le catafalque, placé sous la grande arche et surélevé de douze marches, le défilé est ininterrompu. Des avenues qui convergent vers l’Arc, des centaines de milliers d’admirateurs, de fervents, d’hommes et de femmes reconnaissants, accourent. Les Champs-Élysées sont envahis pendant toute la journée et une bonne partie de la nuit, l’Arc étant éclairé par une double haie de cuirassiers portant des torches. Dès cinq heures du matin, le 1er juin, la foule s’épaissit de nouveau, les clairons retentissent, les porteurs disposent les couronnes autour du catafalque. C’est à onze heures que les vingt et un coups de canon, en provenance du mont Valérien, annoncent le début de la cérémonie. Une petite tribune a été dressée, d’où les discours officiels vont être prononcés, après la marche funèbre de Chopin jouée par la garde républicaine. Le président du Sénat, Le Royer, le président de la Chambre, Floquet, le ministre de l’Instruction publique, Goblet, puis Augier au nom de l’Académie française, le président du Conseil municipal, Michelin, enfin le président du Conseil général de la Seine, Lefèvre, y vont de leur éloquence : « Ce n’est pas à des funérailles que nous assistons, dit l’un d’eux, c’est à un sacre. »

Alors, tandis que la musique militaire entonne La Marseillaise et Le Chant du départ, les employés des pompes funèbres hissent le cercueil sur ce corbillard des pauvres, voulu par Hugo, une simple voiture noire, tout juste ornée à l’arrière de deux petites couronnes de roses blanches, apportées par Georges et Jeanne Hugo, et entouré de six amis désignés : à droite, Catulle Mendès, Gustave Rivet, Gustave Ollendorf ; à gauche, Amaury de Lacretelle, Georges Payelle et Pierre Lefèvre. Seul derrière le corbillard, Georges Hugo, puis, à une certaine distance, les parents et les amis. Suivent une douzaine de chars à quatre et six chevaux, surchargés de fleurs, et encadrés par les enfants des lycées et des écoles. Une kyrielle de délégations sont du cortège : institutions, villes, provinces, colonies, ligues, sociétés, grandes écoles et facultés, pays étrangers... Les journaux feront les comptes : on aura dépensé en France, ce jour-là, un million de francs en fleurs et couronnes.

Quand le cortège descend les Champs-Élysées jusqu’à la Concorde, Paris se presse, les devantures des magasins affichent un écriteau : « Fermé pour deuil national », les drapeaux sont en berne tout au long. Au pont de la Concorde, on procède à un lâcher de pigeons. À l’entrée du boulevard Saint-Germain, l’affluence est énorme : on monte aux arbres, sur les toits des maisons, sur les cheminées. Spectacle émouvant que celui de ces innombrables inconnus, recueillis, tête nue. « Notre fleuve français, écrira Maurice Barrès, coula ainsi de midi à six heures, entre les berges immenses faites d’un peuple entassé depuis le trottoir, sur des tables, des échelles, des échafaudages, jusqu’aux toits. Qu’un tel phénomène d’union dans l’enthousiasme, puissant comme les plus grandes scènes de la nature, ait été déterminé pour remercier un poète-prophète, un vieil homme qui par ses utopies exaltait les cœurs, voilà qui doit susciter les plus ardentes espérances des amis de la France. »

À deux heures de l’après-midi, le cortège parvient à la rue Soufflot et aux grilles du Panthéon. La foule attend depuis les premières heures du matin. Le cercueil déposé au pied d’un catafalque dressé sous le porche, la série des discours recommence. Leconte de Lisle salue « le plus grand des poètes, celui dont la voix sublime ne se taira plus parmi les hommes ». Le défilé ne cessera devant le Panthéon que vers six heures et demie du soir. Le corps de Victor Hugo est alors descendu dans l’hypogée.

« Cette journée parisienne, écrit Albert Wolff dans Le Rappel, apparaîtra à la postérité comme une légende invraisemblable. Si loin qu’on retourne dans le passé, elle n’a pas de précédent, et qui sait si jamais elle trouvera un pendant ? On peut dire que le peuple français tout entier a conduit aujourd’hui Victor Hugo à sa dernière demeure. La manifestation est d’une telle grandeur que notre fierté chasse la mélancolie et que le deuil prend les proportions d’une apothéose. Il meurt à peine un homme par siècle qui puisse réunir autour de son cercueil, dans un même sentiment de respect pour son génie, deux millions d’hommes résumant dans leur ensemble, par la pensée ou le travail, le génie d’une nation. »

 

Immortalisé, Victor Hugo ne l’a pas été seulement en vertu de son génie littéraire ; il l’est aussi en raison du sens politique qu’il a donné à son œuvre et à ses combats inlassables pour la liberté. Depuis sa conversion à la République, dans les temps qui ont suivi la révolution de février 1848, il n’a cessé d’affronter le feu pour sa devise : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Proscrit volontaire pendant dix-neuf années, il incarne jusqu’à son dernier souffle le refus du despotisme. Les Châtiments, Napoléon le Petit, Histoire d’un crime : en vers et en prose, il dénonce la tyrannie, le coup d’État, l’usurpation. Un combat longtemps d’avant-garde, puisque le peuple, dans ses couches profondes, a soutenu Napoléon III. Mais un combat peu à peu repris par les nouvelles générations, qui ont fait des œuvres de Victor Hugo leur bible secrète dans leurs dortoirs de collège. Rentré en France, une fois l’Empire défait à Sedan, il a été accueilli en prophète. Élu à l’Assemblée nationale, après le funèbre armistice avec la Prusse, il a protesté contre l’abandon de l’Alsace-Lorraine aux Allemands. Républicain et patriote, il a démissionné de cette Assemblée en majorité monarchiste et trop bien résignée à brader les provinces de l’Est : la manière dont la majorité hue Garibaldi, élu par les Parisiens pour son engagement en faveur de la France, l’a indigné. Le combat pour la liberté, pour la patrie, pour la République n’était pas terminé. Élu sénateur en 1876, poursuivant son œuvre d’écrivain, il devient un des Pères de la République, comme on parle des Pères de l’Église. Il siège à l’extrême gauche au temps de l’Ordre moral ; il refuse de voter la dissolution au lendemain du 16 Mai et, n’ayant pu l’empêcher, il se porte aux avant-postes pour faire triompher la majorité républicaine aux élections. Il assiste alors aux étapes successives de la victoire finale : la démission de Mac-Mahon au profit du républicain Jules Grévy le 30 janvier 1879, la confirmation de la République par le renouvellement du Sénat en 1879 encore, puis de la Chambre des députés en 1881.

Jusque-là, il s’est donné à toutes les causes de la liberté, et d’abord l’amnistie des communards. Il a aussi défendu le droit des femmes. Dans une lettre à Léon Richer, auteur de La Femme libre, il écrit, le 5 août 1877 : « L’homme a sa loi ; il se l’est faite à lui-même ; la femme n’a pas d’autre loi que la loi de l’homme. La femme est civilement mineure et moralement esclave. Son éducation est frappée de ce double caractère d’infériorité. [...] Une réforme est nécessaire. Elle se fera au profit de la civilisation, de la vérité et de la lumière. » Moins d’un an avant sa mort, il a le bonheur de fêter, au cours d’un banquet présidé par Victor Schoelcher, l’abolition de l’esclavage dans une province brésilienne : « Avant la fin du siècle, l’esclavage aura disparu de la terre. » Jusqu’au bout, il a protesté contre la peine de mort, montré son inutilité, sa barbarie. En 1880, la Russie demande à la France l’extradition du nihiliste Hartmann ; Hugo demande au gouvernement de ne pas le livrer et obtient gain de cause. Deux ans plus tard, après l’arrestation à Trieste d’un étudiant nommé Oberdank qui avait lancé des bombes, à l’occasion de l’inauguration de l’Exposition universelle, Hugo écrit à l’empereur d’Autriche : « La peine de mort est abolie pour tout homme civilisé. La peine de mort (avec toutes ses dépendances) sera effacée des codes du XXe siècle. Il serait beau de pratiquer, dès à présent, la loi de l’avenir. » 

Contre les empires, il a défendu toute sa vie les causes nationales, au premier chef celle de la Grèce, de l’Italie, de la Pologne, de la Serbie... Victor Hugo illustre au mieux la foi dans le Progrès. Peut-être mythe, illusion, chimère, à nos yeux désillusionnés par un XXe siècle de nuit et de brouillard. Mais un mythe qui a motivé les générations qui se sont succédé depuis la Révolution. Il en est résulté la République, troisième du nom, régime enfin stable, vaille que vaille, qui a inscrit la liberté dans la loi, préparée et votée de nouveau à Paris, redevenu capitale politique de la France. Amnistie, liberté de la presse, liberté de réunion, rétablissement progressif de l’élection des maires, liberté d’association syndicale, instauration de l’enseignement gratuit, obligatoire et laïque, rétablissement du divorce... Quel pays, au moment où meurt Victor Hugo, peut donc rivaliser en Europe au chapitre des libertés ? En quelques années, la IIIe République, décriée, décevante, honnie, repose les bases de la nation libre, inspirée par les Droits de l’homme et du citoyen et par un siècle d’histoire tumultueuse.

Au cours de celui-ci, les écrivains, les hommes de lettres, les publicistes, ont fait entendre leurs voix comme jamais. Non dans l’unanimité. Eux aussi ont été en proie aux divisions idéologiques et sociologiques. Mais les plus grands noms se sont faits les champions de la liberté, de Chateaubriand à Victor Hugo. Sans doute d’autres talents ont-ils exprimé la nostalgie de l’ancienne société, voire de l’Ancien Régime : de Joseph de Maistre à Jules Barbey d’Aurevilly, la Contre-Révolution n’a jamais manqué d’inspiration. C’est ce qui offre, du reste, à la littérature du siècle, engagée dans le combat politique, sa grandeur : les chantres de la liberté ont dû rivaliser avec les poètes et les philosophes du passé. D’autres encore ont méprisé leur siècle, trop occupé à leur gré de commerce et d’industrie, trivial, démocratique, matérialiste : de Flaubert à Huysmans, ils ont peint en noir leurs contemporains et entonné l’air de la décadence. Mais eux-mêmes sont parfois sortis de leur réserve méprisante, tel Flaubert en 1870 ou en 1877, au moment du 16 Mai.

Nous l’avons dit, les progrès de la liberté n’ont pas eu pour seules entraves les tenants de l’autorité sous toutes ses formes, religieuses, morales ou politiques. Un autre principe, révolutionnaire celui-là, pouvait le contester : c’était l’égalité. Les réformateurs sociaux plus que les écrivains à proprement parler y ont travaillé, mais aussi Flora Tristan, George Sand, Jules Vallès... Le socialisme, en réponse à la misère et à l’exploitation de l’homme par l’homme, ne devait-il pas à son tour annuler les principes de liberté, trop favorables aux puissants, trop durs pour les faibles ? C’est au nom de l’avenir, et non plus du passé, que s’est trouvée réhabilitée l’autorité gouvernementale, aux fins de redistribuer la richesse de la nation entre tous ses enfants, d’éradiquer la misère, d’offrir à tous les chances d’un bonheur terrestre. Vers 1880, quand la République s’installe chez elle, la contradiction n’est pas levée. Libérale d’abord, elle n’est pas encore sociale. Mais la liberté autorise le mouvement, la revendication, la formation des syndicats. Les socialistes et les syndicalistes le savent ; eux aussi sont républicains, ils le montreront en 1914.

Victor Hugo n’a pas été socialiste. Défenseur infatigable de l’amnistie en faveur des condamnés et des proscrits de la Commune, il n’a pas été communard. Mais il n’a jamais cessé de promouvoir le principe d’égalité entre les humains. Chateaubriand, on s’en souvient, écrivait dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. » Pour Hugo, au contraire, la liberté n’est pas incompatible avec l’égalité, à condition que le troisième principe du triptyque républicain ne soit pas oublié, cette fraternité qu’il a toujours revendiquée, religieusement, non sans grandiloquence, mais comme le seul moyen de dépasser l’opposition entre la raison libérale et la raison égalitaire.

La République qui triomphe, au moment où Victor Hugo s’en va, n’est pas une conclusion, mais une préface. Ses principes, pour être vivants et agissants, doivent recevoir le soutien des mœurs, pouvoir compter sur la conscience civique, l’adhésion volontaire des citoyens. Illusion ! disent ses détracteurs, que la bonté naturelle de l’homme, que seules de mauvaises institutions auraient altérée. Mais, inversement, à force de rappeler la finitude d’une nature humaine à tout jamais condamnée, les philosophes pessimistes étouffent l’espoir d’une perfectibilité de la société. L’affirmation de l’inégalité creuse la distance sociale qui sépare les êtres humains. Au contraire, la reconnaissance qu’il n’y a pas d’hommes supérieurs aux autres par essence diminue l’écart. La société aristocratique était fondée sur l’idée qu’un groupe, un ordre, une caste, détenait par la naissance le privilège de dominer. La société démocratique le supprime à tout jamais. Pour autant, elle n’abolit pas les iniquités des conditions sociales. Le mérite de la République est d’avoir cru les atténuer d’abord par l’éducation généralisée de ses enfants. Et, de fait, la société française, à la fin du XIXe siècle, est certainement la plus égalitaire en Europe – à tout le moins dans les mentalités. L’ordre séculaire des maîtres et des serviteurs est sapé, comme le voyageur venu de Vienne, de Moscou ou de Berlin peut le constater. Par ses écrits, Victor Hugo a œuvré dans le sens de cette République démocratique, si fragile dans ses institutions et sa vie politique, mais si assurée dans ses idéaux.

Préférant aujourd’hui le caustique au sublime, habitués à la liberté comme si elle allait de soi, nous avons parfois tendance à brocarder ces littérateurs et ces politiques du XIXe siècle, dont les phrases sonores chagrinent notre esthétique et notre relativisme. Romantisme, utopisme, progressisme, les mots affluent pour railler leur naïveté, parfois leur religiosité. Héritiers ingrats, nous leur devons pourtant quelques-uns des principes sur lesquels nous fondons encore notre avenir – une certaine passion de la liberté qui continue à guider nos pas.

Notes

1. E. de Goncourt, Journal, op. cit., II, p. 1160.

2. Cité par H. Juin, op. cit., III, p. 161.

3. Sur cette bataille symbolique, voir M. Ozouf, « Le Panthéon », et A. Ben-Amos, « Les funérailles de Victor Hugo », in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, I, La République, Gallimard, 1984.