Boris Cyrulnik. – Je vous surveille depuis longtemps – il m’arrive même de vous lire – et j’ai l’impression que nous jouons un peu dans la même équipe mentale. Je suis ravi de trouver ici un collègue. Je vous vois en effet mettre votre nez partout et c’est exactement le reproche que l’on me fait. Je pense que sur le plan des idées, nous avons le choix. Soit nous décidons d’être spécialiste, une situation tout à fait confortable intellectuellement puisqu’il nous suffit d’accumuler de plus en plus d’informations sur un point de plus en plus précis : on finit alors, comme le dit le dogme, par tout savoir sur rien. Soit nous décidons d’être généraliste, c’est dire mettre notre nez, un peu à chaque fois, dans la physique, la chimie, la biologie, la médecine légale, la psychologie : on finit alors par n’être spécialiste en rien, mais on a la meilleure opinion sur la personne qui nous fait face et qu’on appelle l’homme. Ce sont deux attitudes, deux politiques du savoir totalement différentes…
En vous lisant, j’ai l’impression d’avoir trouvé une attitude mentale portée vers l’homme.
Edgar Morin. – C’est juste, mais je repousse cette idée qu’il nous faut toujours et forcément nous situer dans l’alternative, ou bien être spécialiste et avoir un savoir pertinent, reconnu par les collègues, les universités et les institutions ; ou bien être généraliste et détenir un savoir absolument inconsistant.
Il s’agit justement d’éviter cette alternative, ce qui est d’ailleurs le cas dans la science écologique, par exemple. La compétence de l’écologue touche les modes de régulation et de dérèglement des différents éléments qui constituent un écosystème. Jouant un rôle de chef d’orchestre, il va faire appel au savoir du botaniste, du zoologiste, du microbiologiste, du géologue, etc. Il en est de même en ce qui concerne les sciences de la terre : depuis la découverte de la tectonique des plaques, la terre s’étudie comme un système très complexe, dont tous les éléments sont en relation. D’une manière générale, dès que vous avez un objet où tous les éléments sont en relation, vous faites appel aux différents spécialistes concernés par cet objet, tout en vous cultivant, en incorporant les connaissances clés de leurs disciplines.
J’en viens alors à l’idée très importante de la culture. Qu’est-ce que la culture ? C’est le fait de ne pas être désarmé quand on vous place dans différents problèmes ! Par exemple, être cultivé historiquement signifie que lorsqu’on vous parle de la Bosnie, vous possédez un minimum de connaissances pour situer la Bosnie dans son histoire, son contexte géographique, l’histoire du communisme, des Balkans, etc. En fait, le vrai problème est de pouvoir faire la navette entre des savoirs compartimentés et une volonté de les intégrer, de les contextualiser ou de les globaliser. Pour vous donner mon propre exemple, celui d’un livre qui s’appelle L’Homme et la Mort. Pourquoi un tel livre ? Sans doute parce que j’étais fasciné par ce sujet, une pulsion inconsciente qui vient peut-être de la mort de ma mère – j’avais 10 ans –, mais aussi de celle que j’ai frôlée pendant la Résistance, de celle de beaucoup de mes amis… J’ai donc décidé d’étudier les attitudes, les conceptions humaines devant la mort. Cela se passe en 1950. Or, vous savez qu’il n’existait pas et qu’il n’existe presque toujours pas une thanatologie, une science des choses de la mort. Pour écrire ce livre, j’ai été obligé d’étudier les ouvrages d’ethnographie consacrés aux conceptions de la mort dans les sociétés archaïques, mais aussi ceux sur les religions, sur les mythes… J’ai étudié la conscience adulte de la mort, les attitudes des philosophes lorsqu’ils ne croient plus en l’immortalité, les religions du salut, les problèmes de la mort dans nos civilisations contemporaines ; j’ai dû aussi me demander ce que signifiait la mort d’un point de vue biologique… Mon investigation m’obligeait d’aller de la biologie à la mythologie. En faisant ce travail, je me suis rendu compte que ce qu’on appelait l’anthropologie – la science de l’homme – était quelque chose de tronqué, de mutilé. Dans l’anthropologie culturelle ou sociale, on éliminait en effet totalement l’homme biologique. Dans une vision où les déterminations étaient purement matérielles, on considérait que les mythes étaient de la superstructure, alors que ce sont des choses très profondes dans la réalité humaine. Je crois que c’est la raison de notre rencontre. Pour vous comme pour moi, on ne peut parler de l’être humain, sans le considérer à la fois comme un être biologique, culturel, psychologique et social. Nous nous rencontrons parce que nous savons que le fantasme, l’imaginaire ou le mythe sont des réalités humaines fondamentales.
Boris Cyrulnik. – Je vote pour vous ! Je pense que l’Occident est effectivement un fragmenteur – et encore « frag », ce n’est pas sûr ! C’est d’ailleurs la fragmentation (c’est-à-dire qui consiste à faire des objets partiels) qui a donné à l’Occident le pouvoir technique et intellectuel. Or, si cet objet partiel creuse, va de plus en plus loin, fait de bonnes performances en laboratoire, cela n’est pas forcément le cas dans la vie. La pensée occidentale (et c’est son grand piège) a fini par croire que la partie peut être séparée du tout, alors que la partie est un élément du tout. Nos spécialistes ont fait des performances tellement bonnes que leur discours social admet que le morceau peut être séparé du tout. On fait une partie, une découpe artificielle, mais une découpe didactique. Après l’avoir manipulée expérimentalement, on oublie ou l’on refuse de la réintégrer dans le tout. Il s’agit là d’une faute de pensée. […] Vous avez pris la mort comme objet d’enchaînement et de réflexion. Comme vous l’écrivez effectivement dans L’Homme et la Mort, cet objet de pensée doit partir de la biologie… À quoi ça sert biologiquement de mourir ? On ne s’est jamais vraiment posé la question ; je crois même que notre Occident l’a bien refoulée. Or, quelques pages de votre livre parlent déjà d’éthologie, de la non-représentation de la mort chez les animaux. Et vos interrogations de 1951 sont toujours d’actualité. Dans un siècle ou deux, lorsque nous aurons enfin les réponses, nous nous donnerons rendez-vous pour en parler…
En fait, le contresens est d’avoir fait croire qu’un objet de science pouvait être cohérent alors qu’il est un morceau du réel, arbitrairement découpé par la pensée, la technique et le laboratoire. Lorsqu’on observe la place de l’homme dans le vivant, on arrive à la conclusion que l’homme seul ne peut plus penser seul, qu’il est obligé de s’entourer d’une équipe. Le piège de la pensée serait de faire un galimatias théorique, une sorte d’œcuménisme des genres.
Ce n’est pas du tout cela ! Il s’agit d’associer des gens de disciplines diverses, pour éclairer un même objet différemment. Chacun reste ce qu’il est, simplement il doit apprendre à parler avec un autre.
Le biologiste reste biologiste, mais il peut tenter une passerelle et trouver la richesse d’un psychanalyste ou d’un sociologue.
Edgar Morin. – Mais il y a besoin d’un long commerce pour que l’interdisciplinarité devienne féconde ; sinon, un peu comme à l’Onu, chacun voudra défendre sa frontière et son territoire ! Poursuivons ce que vous avez dit sur la fragmentation. Bien entendu, on finit par croire que les frontières artificielles entre disciplines sont les frontières qui correspondent à la réalité ; ceci est une première illusion. Mais c’est toute la réussite de la science. On a même oublié que l’expérimentation consistait à prendre un corps hors de son milieu naturel et à le faire travailler, l’influencer dans un milieu artificiel. On a développé les techniques de manipulation dans tous les domaines en oubliant du même coup la réalité des êtres vivants, des êtres humains. Aujourd’hui, le déferlement des pouvoirs manipulateurs de la science, depuis l’énergie atomique jusqu’à la génétique, est tel qu’il pose un vrai problème. Nous avons la puissance, mais pas la vraie connaissance et pas du tout la sagesse… Un autre vice est celui de la réduction. On croyait connaître un ensemble en définissant les éléments séparément. Dès le xviie siècle, deux types de pensée se posaient. Celui de Descartes (qui a triomphé) disait : « Quand je vois un problème très compliqué, je divise ses difficultés en petites parties et une fois que je les ai toutes résolues, j’ai résolu le tout ». Celui de Pascal disait : « Je ne peux pas comprendre le tout si je ne connais pas les parties et je ne peux pas comprendre les parties si je ne connais le tout », invitant à une pensée en navette. Pascal n’a malheureusement pas été entendu, ni même compris. La pensée complexe essaie en effet de voir ce qui lie les choses les unes aux autres, et non seulement la présence des parties dans le tout, mais aussi la présence du tout dans les parties. J’ai en mémoire les mots d’un ami astrophysicien qui, à un œnologue qui lui demandait ce qu’il voyait dans un verre de vin, lui répondait : « Je vois l’origine du cosmos car l’hydrogène s’est formé dans les premières minutes, je vois les soleils antérieurs aux nôtres pour les atomes de carbone, je vois les débuts de la Terre avec la formation des macromolécules, l’apparition de la vie, le développement du monde végétal, de la vigne sauvage, les progrès de la technique dans le contrôle électronique de la fermentation, de la température, etc. » Cet ami a vu tout cela dans un verre de vin ! Je crois qu’on est encore loin d’avoir compris la nécessité de relier. Relier, relier, c’est sans doute le grand problème qui va se poser à l’éducation… Concernant l’éthologie, ce qui m’a frappé et dont j’ai fait état dans mon livre anthropologique, Le Paradigme perdu, c’est combien l’étude isolée du chimpanzé en cage et en laboratoire était incapable de percevoir quoi que ce soit des chimpanzés. On pensait pouvoir mesurer leur intelligence en mettant trois tabourets et une banane accrochée au plafond et en calculant le temps qu’ils mettaient pour attraper le fruit. Or, il
a suffi qu’une humble personne, sténodactylo à l’origine, aille passer quelques années dans le milieu naturel des chimpanzés, pour découvrir une société extrêmement complexe, des rapports entre individus très différenciés – l’absence d’inceste par exemple entre les garçons adultes et leur mère, un monde insoupçonné complètement détruit par le laboratoire et l’isolement. Et ce qui vaut pour l’éthologie vaut pour toutes les sciences ! Ce que j’appelle l’éco-organisation, c’est que tout être vivant, et notamment humain, possède à l’intérieur de lui-même l’organisation de son milieu. Nous parlons parce que nous avons à l’intérieur de nous la culture, le langage, les connaissances de notre société.
Du fait même que nous mangeons des aliments, nous avons aussi de l’énergie extérieure et l’organisation se trouvant dans ces aliments… Autrement dit, le monde extérieur est à l’intérieur de nous dans un dialogue permanent. Penser en terme contextuel nous fera certainement faire des progrès décisifs et pas seulement cognitifs. Aujourd’hui, toutes ces connaissances fragmentaires ont quelque chose de mortel. On a créé des catastrophes naturelles en détournant des fleuves en Sibérie ou en faisant des barrages inconsidérés, on détruit des cultures dans une logique économique close. Il s’est développé ce que j’appellerai une intelligence aveugle aux contextes et qui devient incapable de concevoir les ensembles. Or, nous sommes dans un monde où tout est en communication, en interaction…
Boris Cyrulnik. – On pourrait effectivement pro-poser l’idée qu’une logique isolée n’est pas logique. Mais Descartes, puisque nous parlons ici de lui, nous a fait un coup bénéfique, car en coupant l’homme et l’animal, le corps et l’âme, il a pu constituer un objet de science. Si on pense qu’un arbre est le lieu de nos ancêtres, il devient une personne et l’on ne songe pas à le fendre pour observer les tubulures, la montée de la sève, car il serait appauvri par la coupure… Mais l’effet bénéfique est qu’on peut le considérer comme un objet de science. Descartes nous a rendu service car il a permis de considérer l’autre comme un objet de science, d’autoriser la dissection, la médecine expérimentale. Bien entendu, il y a aussi un effet maléfique. La logique isolée n’est pas logique, puisque, la partie ne pouvant être séparée du tout, il faut réintégrer les grandes performances des laboratoires dans le contexte, c’est-à-dire s’associer pour penser, faire des équipes de pensée et d’échanges…
Dans un laboratoire, on peut démontrer par exemple, de manière logique et cohérente, que l’effet psychopharmacologique de deux comprimés de vitamine B6 est égal à celui d’un comprimé de vitamine B12. Or, ceci est une pensée parfaitement absurde. Si nous apprenons, en termes d’individu, à raisonner dans un contexte et une histoire, nous porterons un nouveau regard sur l’anthropologie. Ce ne sera plus une anthropologie « morceau par morceau » – la biologie contre la culture, l’inné contre l’acquis, l’homme contre son groupe social –, mais au contraire l’intégration d’un morceau dans le tout, où l’individu vit, fonctionne avec les échanges, les passerelles et toutes les navettes nécessaires. À ce moment, l’homme prend sa place dans la nature, il n’est pas contre la nature, surnaturel ni antinaturel, mais il garde sa place d’homme. Il devient alors un peu comme un centaure. La coupure ne passe plus entre l’homme et l’animal, elle n’est plus la coupure didactique qui a permis de faire de bons objets de laboratoires… Elle n’est plus cette coupure ontologique qui faisait de l’homme un être surnaturel par nature, au-dessus ou contre les animaux – cela donnait une quantité de discours cohérents, logiques dans leur système clos ; l’homme devait s’arracher à la nature, l’homme n’était radicalement pas un animal, etc. Or, lorsqu’on regarde l’homme en centaure, on comprend qu’il a ses pattes de cheval plantées dans la terre et que, progressivement, graduellement, il finit par arriver au stade du cerveau humain. Il est d’ailleurs le seul cerveau parmi les êtres vivants à pouvoir totalement décontextualiser une information. Le seul donc à être apte à faire signe, signe avec des gestes, des sonorités, des vêtements, etc. Dans un univers de centaure, tout fait signe ! Mais que l’on se rende bien compte que, avant d’arriver à faire signe, le centaure a ses quatre pattes plantées sur terre avec son corps de cheval. Pour étudier l’homme dans son ensemble, il s’agira alors de donner la parole au biologiste – au spécialiste des pattes de cheval –, mais aussi au linguiste, au sociologue qui, eux, prendront un autre niveau du même objet centaure. On réintégrera nos morceaux de connaissance dans un être vivant qui est l’homme dans la nature…
Edgar Morin. – À condition d’opérer en même temps une réforme des structures de pensée ! Car, comme vous venez de le dire, il ne suffit pas de juxtaposer les apports du sociologue, du psychologue, du biologiste, il faut les raccorder. Je crois vraiment qu’on est victime d’un mode de pensée alternatif. Ou l’homme est naturel et on le réduit alors à la nature, au comportement des chimpanzés, à la sociobiologie ou aux gènes ; ou l’homme est surnaturel et son corps n’est alors qu’un vague support, tandis que le reste prend le nom d’esprit, de psychisme et de culture… Or, seule une autre structure de pensée peut nous permettre de concevoir en conjonction, et je dirai même en implication mutuelle, ce qui est vu en disjonction. Ce qui m’a intéressé lorsque j’ai écrit Le Paradigme perdu – et d’après les données apparues dans la science de la préhistoire et l’éthologie animale –, c’est qu’on pouvait plus ou moins reconstituer le roman de l’hominisation et envisager l’émergence, à une période donnée, du langage. On imagine très bien ces sociétés hominiennes multiplier leurs capacités techniques, leurs échanges de toutes sortes, y compris affectifs, et pour lesquels un langage se forme… En outre, le bipédisme libère la boîte crânienne, créant une sorte de caisse de résonance qui permet à l’être humain, contrairement aux autres mammifères, de chanter. À un moment, notre langage à double articulation fait irruption et nous donne les moyens d’avoir un vocabulaire illimité, de créer une syntaxe, etc. Que se passe-t-il alors ? Et bien la culture, qui ne se trouve pas héréditairement intégrée, émerge et se transmet par apprentissage. Non seulement la culture naît au cours d’un processus naturel, mais elle s’autonomise relativement et permet ainsi le développement de l’humanité. L’une des hypothèses qui m’avait séduit était celle-ci : il y aurait déjà eu à l’étape ultime, celle d’Homo sapiens, un berceau culturel favorable à l’éclosion d’un gros cerveau – ce gros cerveau qui dépasse en tous points celui de l’Homo erectus.
Si la culture est le produit d’une évolution naturelle, le dernier stade de cette évolution ne pouvait se faire sans l’existence de la culture. Là, nous ne parlons plus seulement de coupure épistémologique, mais aussi de soudure ontologique. Nous parlons du cerveau avec un langage spécifique, chimico-électrique (synapses, connexions…) et de l’esprit avec le langage des mots, des phrases, des idées, etc. Le cerveau est vu sous l’angle biologique et l’esprit sous l’angle culturel – d’ailleurs, on traite le cerveau dans les départements de biologie et l’esprit dans les départements de psychologie. Or, cerveau et esprit sont absolument indissociables. Bien sûr, je ne crois pas qu’on puisse unifier les deux approches, mais elles devraient au moins communiquer. Comment ne pas les dissocier ? Je pense qu’il y a ici un problème de réforme de pensée. L’idée qui me semble très importante est celle d’émergence. Dès que vous avez un ensemble organisateur, il produit des qualités nouvelles qui ne sont pas dans les éléments isolés. Or, pour que l’esprit émerge du cerveau, il faut non seulement que ce cerveau fonctionne, mais aussi que le fonctionnement de ce cerveau soit stimulé par l’environnement maternel, le langage qu’on apprend, la culture. Autrement dit, l’esprit n’est possible que s’il y a culture et cerveau. Un être qui n’a pas connu la culture n’est plus qu’un primate du plus bas rang, il ne peut développer ses facultés intellectuelles. Nous réalisons alors l’interdépendance formidable entre ce que l’homme a de culturel et psychologique et ce qu’il a de cérébral et biologique. Si nous n’avons pas cette conception de l’émergence, nous continuons à découper et découper encore…