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Edgar Morin. – Je voudrais revenir sur le fait que nous devons accepter le doute, mais que nous pouvons très bien le combiner avec la foi, étant entendu que ces deux notions peuvent non seulement coexister, mais dialoguer l’une avec l’autre. La foi correspond à nos ardeurs, à nos besoins, à nos aspirations. Et c’est sans doute notre destin que d’être des êtres qui nous nourrissons aussi bien de doute que de foi. Je voudrais également revenir sur cette idée que nous ne pouvons pas dissocier rationalité, ou plutôt intelligence, et affectivité. Toute l’histoire du développement de nos ancêtres et cousins, les mammifères, montre en effet que l’intelligence et l’affectivité croissent l’une avec l’autre. Souvenons-nous des discussions suscitées par la théorie de Mac Lean sur les trois cerveaux – ce qu’il a appelé le cerveau triunique de l’être humain. Celui-ci porte en lui le cerveau reptilien (siège de l’agression), le cerveau des anciens mammifères (siège de l’intelligence et de l’affectivité), enfin le néo-cortex cérébral (siège des opérations logiques dites rationnelles). D’après Mac Lean, il n’existe pas de souveraineté du rationnel sur l’affectivité, mais des hiérarchies en permanente permutation, où nos instincts les plus bestiaux vont contrôler notre intelligence pour réaliser ses finalités. Ainsi, la rationalisation d’Auschwitz – l’industrie de la mort humaine – est une entreprise de destruction utilisant les puissances rationnelles, techniques de l’esprit humain. Notre raison ne contrôle pas notre affectivité et nos pulsions les plus profondes.
Et effectivement, ce déséquilibre permanent est à la fois source de ce qu’il y a de plus horrible (destruction, meurtre) et de ce qu’il y a de plus beau (invention, création, poésie, imagination). Si la rationalité contrôlait tout, il n’y aurait plus d’inventivité dans l’espèce humaine… Il faut sans doute espérer réguler cette machine cérébrale qui tend à devenir démente. Regardez certaines circonstances critiques, comme le Rwanda, où deux populations qui coexistaient de façon pacifique passent à une violence mutuelle inouïe… À un moment, se déchaîne dans l’une de ces populations puis dans l’autre un délire meurtrier terrifiant. Certaines conditions culturelles et sociales libèrent les monstres que l’être humain porte en lui. Je pense que la régulation doit venir des deux côtés, d’une part de la société, d’autre part de notre capacité individuelle d’examen et d’autocritique. Cela suppose une très grande réforme de l’enseignement, dès les petites classes, qui apprendrait à se connaître soi-même – l’une des grandes carences d’aujourd’hui est qu’on a relégué dans la littérature ce qu’on appelle l’introspection. Lire Montaigne, c’est pratiquer une hygiène de l’esprit, c’est s’auto-observer, réfléchir sur le rôle de la civilisation, créer les barrières qui empêchent le déchaînement. Nous sommes devant un problème très ambigu : nous ne pouvons pas espérer un règne souverain de la pure logique, nous ne sommes pas des ordinateurs – même si les ordinateurs acquièrent toujours des qualités nouvelles, ils n’auront ni les expériences vécues, ni les sentiments. C’est tout cela que nous ne pouvons dissocier de notre intelligence.

Boris Cyrulnik. – Paul Valéry disait que deux grands dangers menacent l’homme, le désordre et l’ordre. Si on vit dans le désordre, on ne peut donner forme au monde qu’on perçoit. On perd sa cohérence, on est confus, on part dans tous les sens, on ne peut plus éprouver. Il faut donc un ordre, mais pas seulement, car l’ordre se pétrifie, se transforme en doctrine et finit par être désadapté du monde vivant… jusqu’au moment où une pichenette le fait disparaître ! Ordre et désordre, nous sommes en fait devant deux forces opposées qui doivent se marier pour fonctionner ensemble. Et ce qui caractérise à la fois la merveille et la tragédie humaines, c’est que l’homme appartient peut-être à la seule espèce capable de transgresser les lois naturelles. Ainsi, du fait que notre cerveau nous rend capables de totalement décontextualiser une information, de vivre donc dans un monde uniquement de représentation, nous nous coupons de ces mécanismes régulateurs de l’ordre et du désordre. On le voit par exemple dans tout ce qui concerne le temps. Pendant très longtemps, on a cru que le temps était une notion philosophique, or on découvre maintenant que ce peut être aussi un concept biologique. Les neuro-biologistes nous apprennent que lorsqu’il y a une section du lobe préfrontal ou une altération des tubercules mamillaires, les sujets ne perçoivent que le présent, ils vivent dans des successions de présents. Il n’y a plus, dans ces lieux cérébraux, de connexions avec la mémoire, ni de possibilité d’anticipation. L’effet bénéfique de ces lobotomies est qu’il n’y a plus d’angoisse, puisqu’il n’y a plus ni la souffrance passée ni la peur de l’avenir. Mais l’effet maléfique, c’est qu’on ne peut plus donner sens, on a oublié d’où l’on vient et l’on ne cherche pas à savoir où l’on va. Cela donne des scenarii comportementaux tout à fait étranges. L’ordre règne, il n’y a pas d’angoisse, il n’y a que des stéréotypies… Revenons à la condition humaine : le langage déclenche nos émotions et nos représentations du temps puisqu’on est capable de vivre dans un monde du récit. C’est dire, par exemple, « ma vie a changé le jour où ma mère m’a dit que je n’étais pas sa fille ». Cet énoncé change radicalement toutes les représentations et toutes les émotions, il n’exclut pas du tout, mais il tend plutôt vers une naissance supplémentaire au monde des mots, des récits. C’est là qu’on va éprouver des émotions, enraciner des bases comportementales… Quand j’étais enfant, je me lavais dans la bassine devant mon père. Puis, un jour, ma mère m’a dit que ce monsieur n’était pas mon père. Dès ce jour, je n’ai plus pu me laver dans la bassine devant lui puisque ce monsieur n’était plus mon père, mais un homme. Le simple énoncé d’une phrase a donc changé radicalement, en une seconde, le monde des émotions, des représentations et des comportements qui s’y enracinent.

Edgar Morin. – Il faut adopter cette notion du dépassement de Hegel qui dit que ce qui est dépassé doit être conservé. Dépasser n’est pas oublier, n’est pas détruire. C’est intégrer. Sans doute passons-nous d’un niveau à un méta-niveau, d’un méta-niveau à un autre méta-niveau, mais tout ce qui est englobé demeure présent. Il ne faut pas oublier que nous portons en nous les premières cellules qui sont apparues sur la terre, car c’est du produit de leur multiplication que sont issus tous les êtres vivants, dont nous-mêmes. Cela dit, je crois qu’un événement très important est arrivé dans la connaissance scientifique depuis une vingtaine d’années, la faillite du règne de l’ordre. C’était quand même une grande présomption, une débilité de la pensée scientifique occidentale d’imaginer que le monde était une machine déterministe parfaite, que tout était réglé comme et même mieux qu’une machine d’horloge ! Le déterminisme régnait partout ; même les accidents historiques étaient des épiphénomènes sans signification. Heureusement, le désordre a fait irruption, dans la thermodynamique, dans la microphysique. On s’est alors rendu compte que dans l’histoire humaine, il y avait aussi le bruit et la fureur. On a réalisé que les événements, qui ont tous une dimension aléatoire, jouent un rôle. On a compris que notre pensée doit fonctionner en faisant un jeu entre l’ordre et le désordre. Le désordre pur, c’est la dissolution générale, l’ordre pur, c’est la congélation générale… C’est en substance la phrase de Valéry que vous avez précédemment citée et ce sont sans conteste les deux fléaux pour nous, humains. Avec tous les risques que la liberté engendre. Car la liberté, c’est l’autonomie, c’est la capacité d’initiative et créative, mais c’est aussi la capacité de crime. Il est évident que nous ne pouvons souhaiter la liberté que si les esprits libres possèdent en eux, de façon très intérieure, le sens de la communauté. Si ce dernier se révèle inexistant, la liberté tend à devenir plus destructrice que productrice. C’est à mon sens un vrai problème d’avenir. On peut d’ailleurs s’interroger sur la définition d’une société complexe. C’est une société, aux contraintes très faibles, où les individus et les groupes auraient beaucoup d’autonomie et d’initiative. Mais à la limite, pourrait-on dire, une société très complexe se dissout car il n’y aurait plus rien qui relierait les individus entre eux.
Ce serait finalement le pur désordre ! Si l’on veut que la complexité existe sur le plan humain, avec le minimum de coercition, on ne peut s’appuyer que sur le sentiment de solidarité et de communauté en chacun des membres. Sans cela, c’est la destruction.

Boris Cyrulnik. – Il est certain que le moyen le plus sûr, sur le plan de l’individu, est de se faire un récit intime. « J’ai connu telle ou telle épreuve », c’est tout ce qui fait notre histoire, notre identité. Or, les événements que vous avez cités et qui constituent notre identité sont des événements sélectionnés, auxquels on a été rendus sensibles – car tout n’est pas événement dans une biographie.
On peut se demander alors pourquoi certains d’entre nous sont sensibles à un type d’événement et d’autres à un autre type d’événement. En fait, on a été sensibilisé auparavant par un réel, probablement affectif, dont on ne prend pas conscience, une perception sans représentation, ni en images ni en mots, qui nous a pourtant façonnés. On met ensuite en récit ces événements et l’on devient « celui qui ». On construit notre identité alors que, probablement, la sélection des événements qui nous construisent est une production faite par nous-mêmes et pas forcément un acte réel. Si on reprend l’attitude face au monde vivant – qu’on est en train d’essayer d’avoir depuis le début de nos échanges –, la question est de savoir ce qui peut faire un événement pour un animal. En fait, cela dépend beaucoup de son programme génétique. Un ultraviolet dans un monde de requin n’a aucun sens, car il n’est ni perçu ni représenté. À l’inverse, dans un monde d’abeille, l’ultraviolet parle, il est un événement. Même question pour un bébé : qu’est-ce qui peut faire événement dans un monde de bébé ? C’est le visage maternel et les informations sensorielles que la mère porte sur elle, la voix, l’odeur ; tout ce monde qui n’est pas incohérent et qui, dès la naissance, est au contraire formé par la sensibilité du bébé. On peut ainsi continuer dans la gradation : qu’est-ce qui fait un événement dans une société ? Il suffit que quelqu’un change le discours social.
Et qui fait le discours social ? Quelqu’un arrive un jour et dit : « Voilà, à partir d’aujourd’hui, la royauté n’existe plus. » Très rapidement, le roi finit par ne plus exister et la société se met à fonctionner autrement… mais savez-vous qui fait le discours social ?

Edgar Morin. – En France, si je reprends votre dernier exemple, je peux dire que cela n’a pas du tout commencé en disant « la royauté n’existe pas ». Il n’y avait pas de Républicains en 1789, mais des gens qui avaient des aspirations démocratiques, qui voulaient abolir les privilèges aristocratiques, etc. Dans une chaîne d’événements historiques (la fuite du roi, la déclaration de guerre à la France révolutionnaire, la complicité et l’arrestation du roi, son jugement, sa condamnation, son exécution), un destin s’accomplit, le transfert de la souveraineté du roi au peuple. Ainsi, en l’espace de quelques mois, dans une véritable accélération de l’histoire, le pays est devenu républicain. Je pense que tout commence toujours par une déviation. Vous avez un premier message isolé qui va trouver quelques partisans épars. Si ce message n’est pas écrabouillé sur place, il va pouvoir commencer à se développer dans des conditions favorables, parfois extrêmement lentes. Il a quand même fallu plus de trois siècles au christianisme pour qu’il se répande et devienne une religion officielle ! Le socialisme, qui a fermenté au xixe, a eu besoin de plusieurs décennies pour devenir une grande force historique. Tout commence par une déviance qui, dans certaines conditions favorables, devient une tendance. À cet instant, le discours le plus hégémonique tombe en morceaux et est remplacé par un nouveau discours, qui parfois intègre les morceaux de l’ancien. Il est clair qu’il faut abandonner, là encore, une vision frontale de l’histoire. On croyait que l’histoire avançait comme un fleuve majestueux, un glacier. En réalité, l’histoire progresse comme un crabe, de côté et de façon dissidente. Des parasites détruisent le cours social, en bouffent les morceaux, intègrent en eux un certain nombre d’usages et constituent bientôt l’espèce dominante. C’est pour cette raison que l’avenir du monde est incertain.

Boris Cyrulnik. – Il va falloir continuer à jouer ! Il y a là, enfin, un point de désaccord à débattre. Vous m’expliquez qu’une succession d’événements crée un nouveau discours social. Ce nouveau discours va donc changer les représentations, les comportements des organisations sociales. Je comprends bien cela, mais laissez-moi vous citer un exemple qui a de quoi faire réfléchir.
En Roumanie, l’homme qui détient le pouvoir énonce que le fœtus appartient à l’État. Cet énoncé par un seul homme est complètement hors culture, hors contexte scientifique, médical, etc. Il organise simplement les murs, les institutions, le règlement et produit ce qu’il a pensé. Les femmes sont donc contraintes à mettre au monde des enfants (leur linge est surveillé), mais comme l’État ne peut pas en assurer le développement, ils se retrouvent à l’orphelinat, un moindre mal par rapport à la société. Or, ayant dit que le fœtus appartient à l’État et non pas aux mères, aux familles, aux groupes sociaux, ces enfants deviennent des monstres. Personne ne leur parle, on leur envoie un coup de jet d’eau une fois par mois, on leur donne une gamelle par jour ; la conséquence peut même être anatomique.
La plupart de ces enfants n’ont pas accès au langage puisque personne ne leur parle, la sécrétion des hormones de croissance chute puisque personne ne les caresse, la sécrétion des hormones sexuelles s’effondre puisqu’on ne peut pas à l’âge de la puberté faire la différence entre un garçon et une fille. Ces monstres sont la conséquence d’une pensée d’un seul homme, car tous les comportements sont organisés autour de cette pensée. Ce raisonnement qui s’échange entre nous est vraiment le raisonnement en gradient. Un homme au pouvoir pense, les murs s’organisent et par la chaîne d’interactions, on en arrive à un morphotype d’enfant petit, avec une non-différenciation sexuelle. Le point de départ qui a provoqué toute une chaîne d’interactions est un discours.

Edgar Morin. – Il est extrêmement important d’indiquer la possibilité d’effets en chaîne, insoupçonnés et insoupçonnables. Les météorologistes parlent de « l’effet papillon », un battement d’ailes de papillon en Australie pouvant créer une tornade en Floride. Nous avons dans votre exemple quelque chose qui montre que le pouvoir suprême ayant échu à cet homme, son caprice, sa sottise peuvent créer un état de fait qui va se répercuter sur les générations futures. Quand on est au sommet d’un pouvoir, un caprice peut avoir des conséquences épouvantables. Quand il a déclenché sa révolution culturelle, Mao ne faisait peut-être pas un caprice d’enfant, mais son désir de se débarrasser de quelques-uns de ses collègues du Comité central a entraîné, semble-t-il, 20 millions de morts. En fait,
le grand problème est celui-ci : sur le plan de l’idée, les effets d’une action dépassent les intentions de celui qui déclenche cette action. Et les effets à long terme sont incalculables. J’ai vu récemment mon ami Labeyrie, géologue vulcanologue, qui me parlait de l’hypothèse suivante : la mousson du Viêt Nam provoque les éruptions volcaniques en Italie – les pluies les plus abondantes sur terre sont celles qui tombent sur la péninsule Sud-asiatique, il y a un mètre d’érosion tous les cent ans ; à la longue, parce que les continents flottent, l’Asie de l’Est tend à s’élever et la Turquie à s’abaisser, le sous-sol pousse vers la Grèce puis l’Italie du Sud ! Vraie ou pas, cette hypothèse mérite qu’on s’y attarde, car dans combien d’autres cas nous voyons des conséquences absolument inattendues ? Cela fait partie de l’incertain dans lequel nous sommes plongés.

Boris Cyrulnik. – On est tous fondus ensemble, comme disait Darwin, seuls nos mots découpent des morceaux de réel, ce qui est irréel.