« Mehr Licht ! »
Le chauffeur du car trois tonnes de « la ligne Casablanca-Fès et vice versa, tout chargement, toute vitesse, tout prix » (je cite textuellement la raison sociale) m'a dit se nommer Jules César Devant mon étonnement, il s'est expliqué :
– Et alors ? Parce que je suis arabe je dois porter un nom préfabriqué comme Ali ben Couscous ?
Je souris. Il exhiba sa carte d'identité.
– Tiens ! regarde.
En effet. Nom : César. Prénom : Jules. Fils de Mohammed ben Mohammed et de Yamna bent X. Né présumé en 1912, au douar Aglagal, fraction Demsira, tribu Taskemt, bureau de contrôle d'Imi-N-tanoute, région de Marrakech, Maroc. Profession : chauffeur. Nationalité : citoyen des U.S.A.
– Comment as-tu fait ?
– Le commandant du Cercle, naturellement. C'est un de ces vieux coloniaux comme il nous en faudrait une grosse. Le Maroc est pour lui un terrain d'aventures et de mystères tel que l'ont défini Pierre Loti et les Tharaud. Il communie avec le soleil, se nourrit de dattes et de méchouis et porte le turban – petit caca, petit pipi, panoplies, philatélie, Tartarin de Tarascon et Robinson Crusoë, à tel point que les chansonniers le tournent en dérision de Beni Mellal à Jemaa el Fna. Hé ! ils sont habitués aux chiens de garde. En ce qui me concerne, je savais que sa principale aspiration était la femme arabe. Je lui ai confié ma sœur et il m'a délivré cette carte.
Et comme je le dévisageais :
– Et toi, comment t'appelles-tu ?
– Driss Ferdi.
– Le fils de Haj Fatmi ?
– De Haj Fatmi Ferdi.
– Merde !
Il cracha sur le pare-brise et désigna ma mère dont n'étaient visibles que les yeux et le bout des doigts.
– S'agit-il de ta sœur, de ta femme ou de ta grand-mère ?
– De ma mère.
Il répéta « merde ! » et alla taper un coup sur l'épaule d'une paire de Chleuhs méditatifs qui montèrent s'installer sur le toit entre une rangée de barils et un canoë. Nous occupâmes leurs places, ma mère et moi. Jules César enjamba un amas de poules attachées pattes à pattes et se retourna, considérant ses voyageurs.
– Coreligionnaires, écoutez. Il y a peut-être parmi vous des couards, des femmes enceintes, des cardiaques, des gens sujets aux vomissements et aux diarrhées. Qu'ils descendent illico et aillent confier leurs personnes à une compagnie française comme la C.T.M. ou la Valéna qui garantissent la sécurité sur facture avec timbre de quittance... Alors ?
Personne ne bougea.
– Parfait ! conclut Jules César. Que tout soit dit et que ce Chevrolet ronfle comme le Père Adam. Parce que...
Il assujettit sa casquette.
– ... ou bien je ferai péter cette mécanique ou bien c'est elle qui nous tuera tous
Et saisit le volant.
– Prêt ?
– Prêt, cria le graisseur.
Il fit claquer la portière et l'autocar démarra dans un nuage de fumée. Ma mère murmura à travers son voile de tulle mais je ne pus savoir à quel saint elle recommandait son âme. Elle ferma les yeux et ne les rouvrit plus.
Jules César conduisait bien. Dès les premiers cent mètres, il rasa un trottoir, dispersa une procession de franciscains, écrasa un chien pékinois. A moitié couché sur son siège, il tenait le volant entre le pouce et l'index, dédaigneusement, comme il l'eût fait d'une cigarette. De temps à autre, il se retournait pour me sourire. Il disposait d'une citoyenneté qui lui permettait de tout balayer devant lui, traditions, chaînes, ambages. La route coulait sous lui, vertigineuse comme un fleuve en crue et il se faisait un devoir de regarder le soleil bien en face. Son sourire évoquait en moi la philosophie primitive d'Ali Souda, un de mes innombrables cousins. Ali Souda était cordonnier. Il fabriquait une paire de babouches. La vendait. Fermait boutique. Trois ou quatre jours d'aisance, trois ou quatre jours d'inaction. Puis il reprenait son travail. On lui demandait : « Pourquoi ne ferais-tu pas deux, dix, douze paires de babouches ? Tu pourrais ensuite te reposer plus longtemps. » Il ne répondait pas, ne comprenant pas. Ali Souda asservissait le travail. Pour lui, le premier stade, s'il était nécessaire, était également suffisant.
Comparativement, je me mis à penser au Parti d'Allah. Il se composait d'imams et de commerçants. Son but : foutre les Français à la mer. Le Prophète l'a dit à Untel qui l'a répété à Untel... qui a gravé ce précepte sur une omoplate de brebis. Irrémédiablement, irrévocablement, une idée fixe – comme ce dessin animé de Walt Disney où l'ours désire absolument fracasser la tête de Mickey. Le premier stade. Ensuite de quoi le déluge – ou pas même.
Jules César accélérait, virait, klaxonnait. Les bâtiments, les eucalyptus, le pavé, tout fuyait à peine entr'aperçu. En face de moi un Berbère lisait un journal. La carrosserie bringuebalait. Ma mère cherchait ma main à tâtons. Je la lui abandonnai. Dans ses mains maigres elle la serra comme un petit oiseau, une présence, un soutien. Jeune fille, elle avait été cloîtrée. Epouse, le Seigneur l'avait enfermée à clef, d'abord. Ensuite l'avait engrossée, sept fois, coup sur coup. De sorte que, privée de bonne et allaitant – ou enceinte – la porte ouverte n'avait plus de sens pour elle. Son dernier voyage datait du jour de ses noces.
Sous son haïk blanc, elle était vêtue en apparat, kaftan rose thé, badia tissée soie et argent, ceinture massive en or, babouches brodées de fils d'or et d'argent et chacun de ses poignets était encerclé d'une douzaine de bracelets : elle se rendait à Fès. Mais elle ne s'était pas parfumée : elle était l'épouse du Seigneur.
A Fès elle heurterait son front contre la pierre tombale de feu son père le marabout. Le Seigneur en avait exprimé le désir. Quelques instants avant la prière de l'aube.
Quoique ses yeux fussent clos et son buste rigide, je savais ma mère inquiète. Nul autre terme ne pouvait être aussi vrai – que celui-là : inquiète. Ce car l'emportait à toute allure vers la cité de ses aïeux, quelle avait quittée voilà bien longtemps. Voilà bien longtemps quelle s'était résignée à ne plus pleurer, à ne plus supplier pour qu'avant sa mort il lui fût permis d'y aller une fois. Comme vers cette Mecque, rêve d'un demi-milliard de crédules. Elle était loin de cette maison en ciment armé, carrée, haute, blanche. Et le pied de Jules César écrasait la pédale.
Joie ? Elle pouvait être secouée de joie – jusqu'à pisser. Cet air était un autre air, ces compagnons de voyage existaient, derrière elle, devant elle, à ses côtés, combien de maisons avaient-elles jailli du sol depuis son dernier voyage ! – et des bruits, des vies, des frémissements, des inconnus. Elle fermait les yeux. Allons ! la dextre du Seigneur allait soudain se tendre et tout se résorberait.
Jules César était un démon et cette voiture une machine infernale. Les chauves-souris sont nocturnes. Mais elle acceptait ceci : un accident. Le Coran est formel : « Quiconque périra en cours de pèlerinage sera automatiquement admis au royaume des cieux. »
Je dis « amen ! » à haute voix et Jules César freina à bloc. Nous étions devant le barrage des droits de porte. Le sergent qui ouvrit la portière était à moitié endormi. Un interprète l'assistait. Ils portaient en bandoulière, l'un un pistolet d'ordonnance, l'autre une sacoche. Derrière eux, des goumiers, compacts, armés de fusils mitrailleurs, de ces Zaërs que le Seigneur employait dans son domaine aux travaux des bêtes de somme. Et que j'avais vus se torcher avec une pierre.
J'abaissai la glace Securit et j'emplis mes poumons d'un air sec et chaud. La chorale des cigales m'assourdit. Je penchai la tête et vis une Jeep, deux motocyclettes couchées flanc sur flanc, moteur en marche, et une guérite surmontée du drapeau tricolore.
– Combien de poules ? demanda l'interprète.
– Vingt, dit Jules César.
Il avait ôté sa casquette et l'époussetait contre le volant. Ses yeux étaient malicieux, avec une nuance d'inquiétude et un arrière-plan de menace.
– Trop, dit l'interprète d'un ton de reproche, beaucoup trop. Taxes ou arrangement ?
– Nous verrons.
– Bon. Combien de voyageurs ?
– Soixante. Quarante-deux assis, le reste debout, plus deux Chleuhs là-haut... et moi.
– Trop, répéta l'autre, beaucoup trop. Taxes ou arrangement ?
– Nous verrons, dit Jules César.
– Bon. Et les fûts ?
Il se frottait les mains. Doucement. Méthodiquement. Un jour il avait eu son certificat d'études. Un autre jour on l'avait nommé interprète aux droits de porte. Il avait sa place au soleil.
– Sept, répondit Jules César.
– Et que contiennent-ils ?
– De la poudre.
L'interprète eut un haut-le-corps.
– Pour les nationalistes du Sebou, ajouta tranquillement Jules César.
Et tendit sa carte d'identité au sergent. Celui-ci l'examina. Dans ce sacré bled plus rien ne pouvait l'affecter.
– Passez, dit-il.
Jules César se coiffa, embraya, changea les vitesses. Il fredonnait La Marseillaise. La Route Impériale s'ouvrait devant lui. Il n'était pas né seigneur, l'était devenu. Il se gaussait des lois, des goumiers, des fusils. D'aucuns pouvaient le traiter de proxénète qui n'avaient ni sœur ni fille à monnayer. Il accéléra. Jadis il avait été chacal parmi d'autres chacals à la recherche d'une pourriture. Il était devenu loup, voilà tout – au milieu d'un gras bétail de brebis. Que valait une morale ?
Le soleil s'auréolait d'un halo blanc. L'asphalte luisait comme un miroir, bordé de mûriers géants et de l'impitoyable étendue des moissons d'orge, sans une maison, sans une barrière, rousses, figées. Craignant d'être impulsif, j'ai baissé mon regard et me suis mis à détailler mon vis-à-vis qui lisait toujours son journal. Il était jeune, avait des yeux solides et ses lèvres remuaient. Il y avait quelque chose d'anormal : à moins d'être fakir, il ne pouvait pas lire ce journal.
Je lui ai dit :
– Dis donc, frère, y a-t-il de bonnes nouvelles ?
Il m'a regardé, a toussoté, reporté son attention sur le quotidien, remué les lèvres plus vite.
– C'est comme tous les jours, frère, m'a-t-il répondu. Tu ne sais pas lire, toi ?
– Non, dis-je prudemment.
– C'est malheureux ! Tu es pourtant habillé à l'européenne... Tu sais, ça va mal en Angleterre. L'Oncle Haj est allé lui-même à Londres accompagné du Mufti de Jérusalem, Amin Husseïni. Hitler et lui sont comme des frères. Alors ils sont allés à Londres convertir Churchill à la sainte religion de Mahomet. Un moyen comme un autre de mettre un terme à cette guerre. Et puis, il paraît qu'à leur retour ils vont s'occuper sérieusement du Glaoui.
Il me communiquait ces renseignements en un sabir extraordinaire. Je l'ai écouté très poliment puis me suis levé. A tout prendre, il pouvait lire ce journal. Jules César me souriait dans le rétroviseur. Je lui serrai affectueusement l'épaule.
– Dis, si le fils de Haj Fatmi Ferdi avait un jour besoin de toi, accepterais-tu de l'aider ?
– Bien sûr ! dit-il.
Il ajouta :
– Tu me trouveras au Bousbir, un soir sur deux. Et corna longuement, bien que la route fût nue. En regagnant ma place, je remerciai le Berbère et rétablis son journal dans le sens normal : il le lisait à l'envers. Il en fit une boule qu'il empocha gravement.
Nous étions à Fès. De Bah Ftouh au quartier des Adouls il y avait deux heures de marche. Je confiai ma mère à un muletier qui passait à vide. Il la chargea sur un bourricot bas sur pattes et à coups de pied chassa devant lui sa caravane. Je fus réjoui. J'étais seul. Les nappes de soleil s'ouvraient sur mon crâne.
Je n'aime pas cette ville. Elle est mon passé et je n'aime pas mon passé. J'ai grandi, me suis émondé. Fès s'est ratatinée, tout simplement. Pourtant, je sais qu'à mesure que je m'y enfonce elle m'empoigne et me fait entité, quanta, brique d'entre les briques, lézard, poussière – et sans que j'aie besoin d'en être conscient. N'est-elle pas la cité des Seigneurs ?
Une maison, n'importe quelle boutique, un coin de ruelle est un rejet brutal vers la matière. Ce n'est pas parce que Fès est vétuste ou que les éléments du siècle mécanique y sont à peine perceptibles ; mais parce que cette ville dégage, si je puis dire, une odeur de sainteté qui imprègne les bâtiments, la mentalité des gens et l'atmosphère – une sainteté qui n'a pas de parenté avec celle des monastères ou des lieux de pèlerinage, mais faite de respect, de passivité que l'on pourrait avoir pour un ermite vieux de quelque mille ans. Je sais comme elle s'éveille, comme elle coule sa journée, comme elle s'endort. Elle a une odeur, une couleur, un ton propres. En gardent ces caractéristiques ceux qui s'en exilent. Le Seigneur n'y est-il pas né ?
Les villes du Maroc connaissent, surtout le soir, la mélopée de la mendicité. A Fès, les mendiants grouillent. Leurs plaintes ne sont pourtant pas positives et exigeantes comme à Casablanca. Ceux qui demandent un bout de pain ou un bol de soupe le font vaguement et les noms du Seigneur et du saint de la ville ajoutent à leur chanson une note de douceur et de tristesse. Cette chanson à l'aube est basse : les gosiers comme les maisons sont à moitié endormis et la politesse appartient également aux pauvres, parce qu'à cette heure seuls sont debout ceux qui vont travailler dans les jardins de la banlieue, les enfants qui se préparent à aller à l'école coranique et les servantes. Les artisans, les petits commerçants se lèvent entre neuf et dix heures ; les bourgeois cossus vers midi.
Les muezzins des nombreuses mosquées n'arrivent pas à noyer les appels modulés de Moulay Driss et de l'Université théologique des Karawiyine. Les coqs sur les terrasses chantent, les ramiers roucoulent, les mendiants pleurent doucement, les mulets martèlent les cailloux arrachés au sol, les fontaines bruissent et, de place en place, à presque tous les carrefours, rougeoient les fours dans les rues noires. La ville sent à cette heure une odeur de terre arrosée avec un piquant de crottes de cheval.
Bientôt, ce sera le parfum des pauvres qui prédominera, fait de vieilles nippes, de vieux murs verdis, de vieux roseaux couvrant les places publiques. Il sera mêlé, selon les quartiers, de l'écœurement du pain chaud et des gâteaux au miel, de la sueur des foules, du moisi des babouches, de l'épicerie des boutiques. Mais partout il prédominera, que ce soit aux Deggaguine où les petits marteaux et les forets cisèlent les plateaux de cuivre ou d'argent ; aux Chrabliyine où les battoirs aplatissent les cuirs et où les peaux de chèvre étendues par terre au piétinement des passants puent ; aux Harrarine où les rouets tournent des soies multicolores ; à Bab Ftouh où les hommes d'affaires mouillent leur pouce en comptant des billets de banque parmi les odeurs des olives et des huiles ; à Bou Jloud où les menthes parfument les théières dans les cafés maures ; dans les maisons où les ménagères brassent le pain et chassent les mouches ; dans les mosquées où les nattes et les tapis ont protégé de l'humidité tant de pieux derrières ; dans les boutiques de notaires où le calcaire en poudre sèche les grimoires et les signatures illisibles ; chez les passants, les charlatans, les oisifs, les maladifs, les portefaix, les ventrus, les ânes, les crieurs publics, les sebsis à kif, les fontaines, partout.
Les rues commerçantes et les places publiques grouillent de monde. Les foules sont lentes, la fièvre du siècle n'a stimulé de chiffres et d'audaces que les têtes ; les pieds ne se hâtent que dans des circonstances exceptionnelles.
Il est midi, les cohues me tanguent et mon moi est fatigué, affamé, insomniaque. « Dépêche-toi, m'aiguillonne-t-il, ton oncle t'attend, ta mère t'attend, voici une heure que tu flânes, depuis que Jules César t'a débarqué tu flânes, vers quel zéro t'achemines-tu, quelle bile, quelle nausée ? Tu appelles ça extériorisation, parenthèse, poème. Bougre d'idiot, veux-tu bien rentrer ? » Je l'assomme. Est-il autre chose que la voix du Seigneur ?
Je me représente une caméra braquée à quelques centimètres du sol : elle filmerait un grouillement pacifique et presque silencieux de serpents. C'est peut-être une paire de pieds nus au talon rocailleux dans des babouches brunies : leur possesseur est probablement un épicier ou un ânier ; des bas de grosse laine colorée et des babouches à épaisse semelle de caoutchouc : peut-être un fqih à qui l'on donne un petit fabor ou un plat de couscous pour aller réciter une paire de versets sur la tombe d'un disparu ; peut-être aussi un muezzin, un courtier des Dellaline ou un marchand de tabacs ; des jambes d'homme gainées de soie blanche et des pieds délicatement logés dans des babouches fines, jaune pâle ou blanches, des babouches dites « de docteur », révèlent un notaire, un businessman, un imam, un artiste ou un oisif ; mais il y a également des souliers, des sandales, des naïls, des pieds nus, ces derniers porteurs de garçons de four ou de cancres d'école.
C'est l'heure où, sous la lumière tamisée du soleil au zénith, les projections des têtes se superposent aux têtes, l'heure où les mosquées après la prière de midi se sont vidées de leurs fidèles dans les rues, puis dans les maisons, où les ont précédés et où les suivront les mécréants ou les retenus ; les boutiques, les places publiques, les carrefours, les marchés, les rues, les ruelles, les impasses, partout où ont piétiné les foules, gardent de ces heures de travail, de ces chaussures, de ces aisselles, de ces têtes une odeur de vétusté comme le sable du Sahara boit un couchant de soleil. Ce parfum montera de l'ombre et des coins ensoleillés – aux murs, au faîte des maisons, aux coupoles des saints et aux minarets ; et, mêlé de l'encroûtement des façades et de l'endormi des intérieurs, il sera celui que sentiraient, si je les attrapais et les sentais, les pigeons qui volent de toit en toit, dans cet intervalle de temps fait pour la sieste des besogneux comme des gros commerçants, les uns fatigués et cherchant dans ce somme l'oubli du lendemain, les autres trouant un amas de coussins et se demandant, pendant que leurs trois ou quatre épouses dansent et chantent pieds nus, seins nus, croupe pudiquement voilée, quels nouveaux idiots ils auront à plumer pour réunir le million nécessaire pour s'adjuger les charmes de cette petite de treize ans expressément garantie vierge. Hiha ! le rêve prédomine.
Je marchais dans la ville. J'allais vadrouillant, réceptif aux déclics. Comme une chienne de vie, je poussais devant moi le poids d'une civilisation. Que je n'avais pas demandée. Dont j'étais fier. Et qui me faisait étranger dans cette ville d'où j'étais issu. Je cousais rues et ruelles. Idées et visions. J'accusais chaque passant, chaque pierre. Il était celui qui n'oserait pas me jeter la pierre. Elle était la pierre qu'il n'oserait pas me jeter.
Je n'étais plus de ceux qui vidaient un bidon de pétrole sur une tribu de Juifs, une fois le temps, réveils des épopées médiévales, et les regardaient brûler vifs, torches vives ; ni de ceux qui léchaient des dattes de Médine et cultivaient le culte des fossiles. Mon père s'appelait Roche, mes frères Berrada, Lucien, Tchitcho. Ma religion était la révolte. Jusqu'à cette mère dont je savais les glandes desséchées et les tendresses monstrueuses. J'avais donné une poignée de main à Jules César, à Bab Ftouh, peu avant midi. Il avait fait virevolter son autocar et j'avais pénétré les dédales de Fès, six heures de marche, six heures de pseudo-liberté. Parfois nous t'oublions intentionnellement puis nous étendons la main, etc... « Va, avait dit le Seigneur, va à Fès (chemin de Damas), tu y accompagneras ta mère ; son père est marabout ; tu... »
Jusqu'au soir j'ai marché. Une ampoule électrique s'est allumée. Elle éclaire vaguement le groupe de ruelles où je sinue. Les fontaines et les filets d'eau souterrains clapotent. Les portes de la ville se sont closes. Des chats bondissent du noir, miaulent et filent comme des projectiles. L'humidité a repris son empire, les murs suintent, les portes s'égouttent, le sol fume. Un cheval dans une écurie servant d'asile aux indigents renâcle. Je suis triste. Comme si je venais de me promener dans un cimetière.
Sur le seuil d'une maison je me suis plié en deux parce que je suis très grand et que la porte est basse. Le corridor est sombre et fleure le moisi des murs et de l'eau courant tout près dans un petit cagibi : le cabinet. Je franchis une autre porte et je reçois d'en haut le ciel et le crépuscule. Devant moi un petit homme à tête d'ascète s'est courbé.
– Sombre chrétien, vous désirez ? J'ai payé mes impôts, je n'ai ni poux ni puces à déclarer, je ne fais pas de politique et tous ceux qui gîtent dans cette maison ont été maintes fois vaccinés contre toutes les maladies de la création. En conséquence...
Je le relève.
– Ne me reconnais-tu pas ? Je suis Driss. Il a l'air surpris, me tend sa main à baiser.
– C'est bien possible, dit-il. Depuis le traité du Protectorat tout est possible ici-bas. Louange à Dieu !
Il se dirige vers une porte haute de quelque trois mètres. Majestueusement les battants se rabattent.
– Nous étions inquiets à ton sujet. Entre, neveu, entre.
Nous sommes trois autour d'une table chargée d'un tagine et d'un pain chaud. Le fqih joint les mains et récite :
– Louange à Dieu, roi de l'univers, très bon et très miséricordieux.
Il est grand, énorme. Il a des dents blanches et une trogne rouge. Le pouce droit de mon oncle fait une ligne de trous dans le pain chaud. C'est la façon marocaine dont on coupe le pain. Les trous fument. L'invité continue plus vite :
– C'est Toi que nous adorons et c'est devant Toi que nous nous prosternons. Mène-nous dans le Chemin Droit, chemin de Tes élus et par où ne passent jamais ceux que Tu as maudits.
Tout le monde fait « amen ! »
On découvre le tagine, on met le couvercle sous la table, les doigts plongent dans la sauce, le poulet est découpé, haché, mâché, les os craquent – tout cela en quelques secondes. Je me contente de manger du pain trempé dans la sauce et quelques olives que je pêche au fond du plat.
– Tu ne manges rien, mon enfant, dit le saint homme. Tiens, prends : tous les enfants aiment ça.
Il y a du danger à regarder ses yeux. Je prends ce qu'il me présente : deux testicules de coq.
Je le connaissais de nom et de réputation : Si Kettani, truand. Je ne le savais pas homosexuel. Mâchonnant les attributs, je le considère. Attrapé par la peau du cou et accroupi face au Seigneur, il prendrait étrangement figure de briquet. Un tour de molette : flambée. Sur laquelle le Seigneur soufflerait après usage. Ensuite le dégarnirait, essence, mèche, pierre – et cela donnerait une authentique rouillure.
Je battis le fer froid. J'étais rogue, rêche.
– Si Kettani, excusez-moi...
– Oui, mon enfant.
Il avait saisi le plat à deux mains, lapait le reste de sauce.
– Parmi vos prières, vous en avez certainement une ou deux pour lesquelles vous ne réclamez pas d'honoraires.
– Mais toutes mes prières le sont, dit-il, surpris... pour toi, mon enfant.
– Eh bien ! réservez-m'en quelques-unes, j'en ai besoin.
Il se lécha les doigts. La langue qu'il y employa était – j'affirme : intentionnellement – pointue et ferme comme l'organe d'un taureau.
Puis me regarda attentivement.
– Je t'écoute.
– En quel honneur ? Je vous demande tout simplement de prier pour moi. Ou faut-il que je vous paie ? Je n'ai pas d'argent, je m'excuse.
– Veuillez oublier ces paroles, intervint soudain mon oncle. Je l'ai connu au sortir du berceau. Il n'a pas changé : nerveux, insociable.
– Je le vois, dit le fqih. Et je lui pardonne. Mais encore faut-il que je sache quelle direction prendraient mes prières. On ne tue pas un chien parce qu'il boite.
– Je crois pouvoir vous répondre, dit mon oncle. Dans quelques jours, il va se présenter aux épreuves du baccalauréat, deuxième partie. Son père l'a envoyé se reposer parmi nous. Je pense qu'il se comporte en bon musulman en sollicitant de vous...
– Bien, bien, conclut le fqih. Il peut se considérer d'ores et déjà bénéficiaire de l'appui de Dieu. Au fait... (il souleva légèrement son siège, péta très fort, une fois, « à vos souhaits, dit mon oncle ; merci, dit le fqih, ce gaz broyait mes intestins, maintenant il est sorti, louange à Dieu ! ») au fait... balacau... labacau... comment dites-vous ?
– Baccalauréat. C'est un diplôme.
– Un diplôme ? que signifie ?
– Un titre, un grade universitaire.
Et comme il semblait ne pas comprendre, je battis méchamment le fer encore froid, désespérément froid. D'une détente des jarrets, cette table à envoyer voler en éclats, ce plat léché, cette tête d'ascète, cette trogne rouge... le malaise où je ne cessais de m'embourber... où était l'action ? N'importe quelle action ? Le bout de mèche qui aboutirait à l'explosif ? Voleur. Piqueur de bourricots. Accidenté grave. Gaga. Ministre. Ou bourreau. Ou, tiens ! ce truand ostensible en ses appétits forts. Ses appétits de moi. Trente-six panaris, je ne suis rien de cela. Mais : « Tu iras à Fès. Tu accompagneras ta mère à Fès. Son père y est marabout. Tu... »
Le Seigneur ne se départissait jamais de sa politesse. Je fus poli.
– Disons qu'un bachelier, expliquai-je, aura le même pouvoir et la même considération qu'un fqih.
– Driss... Excusez-le, Si Kettani.
– Laissez-le parler. Au contraire ! dit le fqih.
Toute bienveillance avait disparu dans ses yeux. J'y cherchai le léger friselis du désir. En vain. Un vrai briquet.
– Et, ajoutai-je, l'élite de demain ne se composera que de bacheliers.
– Quant aux autres ? à nous autres ?
Je m'abstins de sourire.
– Le mieux que je puisse en dire est que je n'en sais fichtre rien.
– Driss..
Puis :
– Excusez-le, Si Kettani.
– Non.
Il réalisa qu'il avait crié. Le résultat en fut un sourire : sa barbe rouge pointa.
– Non, répéta-t-il.
Et se tourna vers moi. Entier. Tête, buste, siège, jambes. Il le fit en s'aidant des deux mains, la gauche point d'appui sur le matelas, la droite soutenant son ventre, comme une femme enceinte.
– Continue, mon enfant.
Le fer était rouge. Pourquoi cet homme qu'une heure auparavant je ne connaissais point ? Lui plutôt qu'un autre ? Je n'aime pas les mots. Pourquoi les détresses, les bêtises, les souffrances, la mort ? Otés ces mots, il reste les détresses, les bêtises, les souffrances, la mort.
– Bien sûr, dis-je, bien sûr. Je vais continuer. Mon oncle est au supplice, mais je continue. Vous êtes son hôte, et alors ? Vous vous nommez Si Kettani, et alors ? J'ai un camarade de classe fils de général, ce qui ne m'empêche pas de le battre dans toutes les matières du programme. Les temps ont changé, monsieur. Il y a dix ans, j'étais ici, chez cet homme qui se tord les mains, regardez-le, il se les tord. Vous connaissez le dicton : qui dit bonjour converse et partant se fait enculer ? Donc j'étais ici. Le Seigneur à La Mecque. Soi-disant à La Mecque. Parce qu'à son retour – en plus d'un bon kilogramme de dattes de Médine, soi-disant de Médine, et d'un titre honorifique, soi-disant honorifique : haj – il nous gratifiait d'une bonne nouvelle : la presque totalité de sa fortune avait fondu à Damas. A la suite de quel miracle ? Vous-même êtes haj et le comprendrez sans doute. Donc j'étais ici. J'avais huit ans. Je pouvais enfin vivre. Emplir mes poumons d'air. Rire. Pleurer. Et chier à mon aise. Et, jusqu'alors rêve pur et simple, assouvissement furtif, me masturber pour faire acte de n'importe quoi qui ne fût pas un dogme. Erreur ! Je fus réveillé dès la première aube, conduit dans un m'sid, ramené par nuit noire, de nouveau battu, au m'sid, chez mon oncle, sur le crâne, sur la plante des pieds, sur le dos, sur les doigts, au nom du Coran, d'une constipation, d'un manque d'appétit, d'une souffrance, d'un vomissement, nombre de mains à baiser, celles de ma tante au réveil, de mon oncle matin et soir, celles des fqihs, des mokkadems, talebs et hajs qui jalonnaient ma journée. On me donnait une tape sur le crâne. A la gloire d'Allah ! Le soir, je baisais les pieds de ma mère. A la gloire du Seigneur ! Puis je m'écroulais sur un paquet de vieux linge, de linge sale, mon lit. J'ai tué, savez-vous, j'ai tué des poux en grand nombre et j'ai ainsi autant de crimes sur la conscience. Comme vous et moi, les poux sont des créatures de Dieu, n'est-ce pas, Si Kettani ? Un jour mon oncle m'a conduit me baigner dans les eaux sulfureuses de Moulay Yacoub : la gale. Un autre jour, un coiffeur à barbiche blanche m'a ligoté les bras derrière le dos, m'a assis sur le rebord d'une fenêtre, m'a écarté les jambes : circoncision. Puis le Seigneur est revenu porteur des dattes de Médine et de son titre. Et tout fut consommé. Cet après-midi, je cheminais dans Fès, me rappelant tout cela, armé de tout mon passé haineux, décidé à balancer une bordée de gnons sur le premier fqih qui oserait me regarder en face. Et, pis qu'un Juif converti, chaque pierre, chaque ombre, chaque crottin de Fès a fait chanter mes nerfs d'émotion. Voilà...
Mes jarrets se détendirent. La table vola heurter le mur.
– ... pourquoi je vous parle, Si Kettani.
Je repliai mes jambes sous moi.
– Deuxièmement. Vous êtes haj. Comme le Seigneur. Riche. Comme le Seigneur. Et puissant, sûr de vous, honorable. Comme lui. Je vous hais.
Ils me regardaient. Kettani lissant sa barbe rouge. Mon oncle frappant dans ses mains. « Fou égale chrétien, murmurait-il, il est devenu chrétien ; chrétien égale fou, il est devenu fou... » J'eus soudain conscience d'une lassitude infinie.
– Je vous hais. Non pas vous, intrinsèque. Mais en ce moment j'imagine que vous êtes le Seigneur. Et je ne récite même pas de formule coranique. C'est cela : calez le mur, il va s'écrouler. Si vous saviez comme je suis ivre. Je vous fais front, Seigneur, et je vous dis : je vous hais. Vous êtes ruiné. Je n'ai pas d'argent. Je me ferai voleur. Pour vous faire l'aumône. Vous, toujours, partout, me sondez jusque dans la moelle. Et, pitié ! je veux avoir une petite merde à moi. Ce matin, rappelez-vous. Lève-toi. Prépare-toi. Tu accompagneras ta mère à Fès. Elle priera son marabout de père. Il peut nous sauver. Tiens-toi prêt. Et vous êtes allé dormir.
« Chrétien égale fou... », la tête osseuse avait le balancement d'une pendule. L'autre : épaisse, immobile, à l'affût. L'on dit que les chiens perçoivent une émotion forte, telle la peur. Distinctement, je sentis une diarrhée de violence.
– Voici une femme... (je perçus encore ma voix basse, la fatigue de mes os, mes paupières durcies) une femme qui durant quarante ans a espéré et que l'on va enfin satisfaire, soudain. Je descendis. Elle récurait une théière, doucement, tendrement. Je ne sais s'il vous est arrivé de bercer un enfant malade. Moi, si. J'en ai bercé un, mon petit frère, Hamid. Eh bien ! croyez-moi, c'était avec cette même douceur, cette même tendresse, quelque chose de résigné, de naufragé. Mère, nous allons partir. Elle posa la théière, doucement, tendrement. Je veux bien. Habillés, prêts, impatients, patients, nous attendîmes. Une heure, deux heures, le soleil se leva. Il dormait. Nous attendions.
Je n'étais plus maître de mes idées, cela aussi je m'en rendis compte. Je cherchai l'endroit où la table avait atterri et vis une lampe à huile qu'encerclait le vol idiot d'un papillon.
– Il-ne-nous-avait-pas-remis-d'argent. Non pas un oubli, une négligence. Intentionnellement. Laboure et sème, il pleuvra bien un jour. Seigneur, vous êtes vraiment un seigneur. Vous dormiez. Nous attendions. Pourtant, à votre réveil, j'imagine votre fureur. Nous étions loin. Avec votre argent.
Je saisis la main de Kettani, la serrai. Elle était grasse, molle, moite.
– Mais vous n'êtes pas le Seigneur. Sa main est maigre, longue, dure. Et c'est pourquoi je viens de divaguer. Oui, oncle, je suis fou, tu as raison, tu ne peux rien comprendre. Allons ! bonsoir, je vais rejoindre ma mère.
Je voulus me lever. La main du fqih me retint.
– Parmi mes valets, dit-il, il y en a un dont les fonctions exclusives consistent à m'accompagner tous les matins à 11 heures 40 dans un endroit dit vécés afin de me torcher net et promptement. Rassieds-toi, mon enfant.
J'obtempérai.
– Un autre, reprit-il, a pour office de s'accroupir à mes pieds, souriant : c'est sur sa figure que je souffle la fumée de ma cigarette, lorsqu'il me prend envie de fumer, parce que je ne fume pas souvent.
Il parlait d'abondance, en gargouillis, comme si sa bouche eût été pleine d'eau, heurtant les syllabes, choquant les consonances. Je vis sa face : veinules temporales, rictus, zygomatiques, tout s'était détendu ; seule la parole était dure. Parle afin que je te voie ! disait un disciple à Anthistène.
Un instant bref, une éclaircie, et de nouveau ma fatigue pesa comme un brouillard.
– Je sais, dis-je, je sais. Vos références sont litanies depuis le temps que 12 millions de Marocains les murmurent. Alors pourquoi me les citez-vous ? M'impressionner ? Je vais vous conter une histoire. Mon frère aîné se nomme Camel. Il y a quelques années, il disposait d'un atelier de mécanique. On lui confiait un moteur en panne. Lorsque le client revenait : « Il était temps, disait Camel, Delco foutu, vis platinée foutue, bougies foutues, chemises, soupapes, pistons, tout était foutu ; j'ai dû démonter entièrement le moteur, décrasser, souder... maintenant il marche, parole d'honneur ! 10000 francs, s'il vous plaît. » Le client payait sans broncher. En vérité, je vous le dis, seul le gicleur était en cause : bouché.
Il étendit le bras, peut-être pour réclamer la parole, peut-être aussi pour me donner un coup de poing. Je l'attrapai à mi-geste.
– Veux-tu me...
– Non, criai-je, inutile. Qu'est-ce que vous voudriez m'apprendre ? Que vous êtes homosexuel ? Je le sais. Comment vous êtes devenu imam des collèges chérifiens ? Mais tout le monde le sait. Un matin vous vous êtes togé dans un drap presque blanc et vous êtes allé de porte en porte, de carrefour en carrefour, de mosquée en mosquée, hurlant que vous aviez vu en songe le Prophète discuter de la situation mondiale avec Franklin Delano Roosevelt. On vous a donné une zaouïa où vous vous êtes retiré précipitamment et une pension substantielle que vous avez acceptée avec le dédain des vanités de ce monde. Par la suite, vous avez eu d'autres rêves que l'on s'empressa de bénir par autant de dons concrets, notamment une charge de jurisconsulte et une Cadillac. La Résidence vous nomma conseiller général du Makhzen et le Tout-Fès voulut vous avoir pour hôte. Ce soir, vous êtes chez mon oncle – je ne sais pas encore pourquoi – et vous avez honoré son coq de vos trente-deux dents, dont douze en or. Quant à ma mauvaise humeur que je déverse sur vous depuis bientôt une heure, je vous prie de bien vouloir la considérer comme une confidence : l'on se confie parfois à un ennemi ; vous n'êtes pas mon ennemi ; plus négligeable : un étranger. Alors ?
– Qui est ce jeune homme ?
La lampe à huile était en fer forgé. Quelqu'un l'avait peinte à demi, probablement pour utiliser un reste de pot de peinture. Le papillon avait disparu.
– Je ne le connais plus, dit mon oncle précipitamment, je ne le connais pas...
Il bêlait comme bêlerait l'épouse qui accepte l'époux par devoir. Il s'était accroupi, aisselles sur les genoux, et baisait les mains du fqih, par intermèdes, baiser, quelques syllabes, baiser... Petit vaurien, considère l'œuvre de ta langue de vaurien. Le décor était : poufs, soieries, tapis, tentures, bas-reliefs sur boiseries, ors et dorures, le plafond ténébreux en soliveaux, d'où tombaient des lustres éteints mais qui miroitaient de toutes leurs verreries, comme brillait la porcelaine verte et sanguine des murs – et la porte haute et lourde munie d'immenses verrous. Derrière cette porte, un jet d'eau bruissait dans une vasque. J'évoquai brusquement le godillot U.S. de Jules César écrasant l'accélérateur.
– Ne me faites pas répéter. Qui est-ce ?
– Mon neveu, maître, rien que mon neveu. Considérez...
– Imbécile ! je te demande son nom.
– Driss Ferdi, le fils de la sœur de ma femme, par conséquent...
– Haj Fatmi ?
– Vous connaissez mon beau-frère ?
– Imbécile !
Et devant moi j'eus une transformation brusque. En dépit de mon instruction occidentale, je continuais de vivre, d'agir et de juger par paraboles, à la manière de ces conteurs publics qui s'installent dans un coin de rue, munis en tout et pour tout d'un estomac creux et de leur fatalisme, mais en qui la moindre obole, le moindre rire, le moindre geste déclenche une histoire, une giclée d'histoires – qu'au hasard d'une controverse ou d'un silence sceptique ils enjoliveront, interrompront ou adapteront à la mesure de tout un chacun.
La reptation soudaine de cet homme me fit penser à mes manuels de chimie : acides sur bases, exothermie et sels, réactions brutales et partant quelque peu émouvantes. « Un sédentaire tel que toi appelle la violence, disait Roche, comme dans les pays chauds les toiles les plus courantes sont celles qui représentent des neiges éternelles. »
Je me laissais prendre la main, prendre le pied, flatter le genou. Et, dans le cumul des sentiments qui me secouaient, d'abord se discernait une pitié saugrenue : le ventre énorme de Kettani, ainsi aplati, devait le faire souffrir. Etait-ce pour cette raison qu'il geignait comme une pleureuse juive ? – ... jamais, jamais venu à l'idée que je m'adressais...
Le cumul se précisait, vue d'ensemble, fragmentation, regroupement. Il est dit dans une relation qu'une expédition avait découvert au Pôle Sud un chien oublié trente ans plus tôt et qui s'était étonnamment conservé, gelé debout. Je puis, regardant mon oncle et révérence parler, établir un tel rapprochement. Je remontais le cours de la conversation : quel dernier vocable avait-il donc prononcé dont sa bouche gardait ainsi le moule ?
– ... de grande notoriété... monsieur votre père... à tel point que...
Le cumul était : fierté d'être le fils du Seigneur, lassitude et fureur de constater encore une fois la souveraineté-lèpre du Seigneur, jouissance de cette prosternation, même transcendante, même prismatique – et des poussées de logomachies, de sens et de violences, dont la notion d'une énergie que j'avais dépensée pour quelle fût action et qui se soldait par une gloire au Seigneur. Et par-dessus, par-delà, l'appel à l'euphorie, que tout tournoie et se noie et me noie : pitié ! depuis des heures et des heures, je ne cessais d'être lucide. Un moribond : plus il est moribond, plus sa sexualité s'aiguise.
– Monsieur mon père ? C'est selon. En ce qui me concerne, il n'a pas changé : nerfs d'acier, autorité d'acier, expression d'acier. Le soleil qui verra cet acier se réduire en rouille ne luira point : inoxydable, l'acier. Voyez, Si Kettani, voyez : c'est lui qui a déterminé nos attitudes présentes, indépendamment de vous et de moi. Bien que vous soyez peu habitué à faire le reptile et que je n'aime pas les reptiles.
Je marquai une pause, respirai. Un air tiédasse qui fleurait le cuir vieux, les reliefs du coq et l'huile en grésillement. Où était le parfum des pauvres commun à chaque demeure de Fès ? Puis je plantai l'autre clou.
– Mais en ce qui le concerne, lui, sursautez : il est ruiné.
Il sursauta. Se releva péniblement, cala ses fesses flasques comme l'eût fait une poule sur le point de pondre. Je surveillais le ventre, il tangua, roula et reprit son aspect d'outre à demi pleine. J'appuyai mon index sur le sternum de mon oncle.
– Complètement ruiné, hurlai-je.
Mon oncle tomba assis.
– Ta bouche !
Il la ferma, avala sa salive. Je me penchai légèrement : à une tête si décharnée devait correspondre une pomme d'Adam volumineuse. Je me frottai les mains : elle l'était.
– Vous avez repris de l'assurance, dis-je. Logique. Se pourrait-il qu'il en fût autrement ? Un chacal de moins et le restant des chacals acquiert une plus grande férocité.
Cette vasque, je ne l'avais pas vue en entrant. Le patio était sombre alors et le ciel déjà crepusculaire. Elle ne devait être qu'en marbre, noir ou blanc ou vert – style Moulay Ismaël, ce gaga monocastré que l'Histoire a déterré et compare avec Louis Le Quatorzième – mais voyons ! le Maroc est presque modernisé, il lui faut des titres de noblesse... une gageure, m'a dit Roche. Quant au jet d'eau, s'était-il une seule fois tu – bouché, tari, moisi, las ? Je ne crois pas. Un jour on lui avait dit : « Voici ton gicleur, voilà ton eau, tu refouleras cette eau par ce gicleur, tu graviras 12 pieds 4 pouces en direction d'Allah, en suite de quoi tu retomberas et te répandras dans cette vasque ; et maintenant tisse le temps. »
Il l'avait tissé. Et pourquoi pas ?
– Alors, repris-je, il est ruiné. Une histoire de thé assez compliquée et que je n'entreprendrai pas de vous conter parce que j'ai sommeil. Tout à l'heure, je vous ai demandé quelques prières de votre répertoire, gratis. Elles sont pour lui. Une pierre de plus ou de moins dans l'océan, l'océan ne sera pas comblé pour autant. Comme ce défunt qui gît dans un catafalque passé au brou de noix parce que c'est du vulgaire sapin, que je n'ai jamais vu ni connu, son nom a été prononcé ce matin à l'heure où un descendant d'Ismaël ne pourra plus distinguer... ouais... il faut que j'aille l'invoquer, une pierre de plus ou de moins dans l'océan. C'est un saint, matricule 2740 du catalogue. J'ai interrogé ma mère, elle ne sait rien, elle ne l'a jamais vu. Une espèce d'aveugle sourd-muet réduit dans ses vieux jours à l'état, m'a dit le Seigneur, de ces jouets disloqués que l'on emporte sous le bras. Il agonisait délicatement dans un couffin, ex-taleb, ex-mokkadem, ex-humain. A l'aide d'une corde et d'une poulie, on le descendait deux fois par jour, le matin pour lui faire sa toilette et lui donner sa bouillie, le soir pour lui donner sa bouillie et lui lire un chapitre du Coran, vieille habitude. Puis, vlan ! on tirait sur la corde, le panier remontait vers les ténèbres et les toiles d'araignée et l'on rattachait la corde à un bouton de porte. Il a été canonisé, je ne vois pas pourquoi, il a son mausolée et ses fidèles, j'irai donc le prier.
Je battis l'air de mes bras. S'il y avait un second jet d'eau dans cette demeure, ce devait être moi.
– Je crois que je vous ai dit l'essentiel, mais l'abcès est loin d'être vidé. Je le viderais bien un jour. Ce soir, j'ai tenté, je n'ai pas pu, excusez-moi. Alors, Si Kettani ?
– Alors quoi ?
Je connaissais le jeu. L'on dispose de figues sèches. Que l'on aplatit, perce et enfile sur un tressé de doums. Un fils du douar se charge de ce collier et s'apprête à aller le vendre. Or, à ce moment-là, il y a toujours quelqu'un qui le rappelle : ajoute cette figue, je l'ai oubliée. Des jours et des nuits tombent et, en fait de figues, c'en est finalement un plein tombereau qui prend la route du souk. Si Kettani avait sa figue à ajouter.
– Alors, dis-je, je connais le jeu. L'on dispose de figues sèches. Que l'on aplatit, perce et enfile sur un tressé de doums. Un fils du douar se charge de ce collier et s'apprête à aller le vendre. Or, à ce moment-là, il y a toujours quelqu'un qui le rappelle : ajoute cette figue, je l'ai oubliée. En quoi consiste la vôtre, s'il vous plaît ?
Il décida de sourire.
– En mon âme et conscience, dit-il, je ne puis que rendre les armes. Tu es un garçon à battre comme bourrique – ou à chérir.
Je m'affalai sur le tapis, épais comme un matelas, prêt à m'endormir.
– Hésiteriez-vous ?
– Non, dit-il avec un soupir. De toi à moi, le rapport est formel : à chérir, mon enfant, à chérir. Tu l'as dit, bouffi.
Tard dans la soirée, le bouffi nous donna lecture de l'acte. Rien ne m'y avait préparé. Je me réveillai. Mais avais-je vraiment dormi ?
Je posai des questions et, par regroupements, je sus que ma tante Kenza attendait dans la pièce voisine, pas encore dévoilée, les pieds sur ses ballots de frusques. Elle devait deviser avec ma mère, comme seules deux Marocaines, de surcroît parentes, savent deviser – vertigineusement. Annihilant la haute et intelligible voix de Si Kettani, je tendis l'oreille. Mais ne me parvint que le chuchotement métallique du jet d'eau. Sans doute, se contentaient-elles de gesticuler.
J'ai bien compris. La veille au soir, Kenza servait un bol de soupe. Cette soupe était froide. Mon oncle n'aime pas la soupe froide. Par conséquent, il a ramassé ses babouches et s'en est allé frapper à la porte de son voisin le notaire. Kenza était répudiée. Acte en bonne et due forme.
Ni simple ni simpliste. L'on baise ou pète et honni soit qui juge. Fonction naturelle !
Ce soir, Kenza était de nouveau l'épouse légitime de mon oncle « de par la vertu toute-puissante d'un nouvel acte, celui-là d'annulation du précédent et de possibilité théologique, morale, sociale et humaine, accordée et bénie, de reprendre contact marital avec la nommée Kenza Zwitten, laquelle s'était égarée, comme il arrive si souvent en ce bas monde, dans ses devoirs sacrés ; laquelle, par contre, ayant tôt fait de regretter cet égarement, s'est engagée – le mari l'ayant certifié sous serment prêté, ablutions faites, sur le cuir pieux des soixante chapitres du saint Coran – à tenir jusqu'à la fin de ses jours, si Dieu le permet, la soupe judicieusement chaude jusqu'à l'arrivée de son maître et seigneur, que Dieu veuille bien bénir d'avoir eu une telle facilité et une telle rapidité de pardon, amen ! Prélevé pour coût de sceau, achat de papier timbré et frais d'enregistrement la somme de francs : III. Est apposée au bas de cet acte en date du 25 du mois de Ramadan l'empreinte digitale du requérant.
L'adel :
Si KETTANI.
L'adel-assistant :
signé illisible.
Suit l'empreinte du sceau du Cadi.
Louange à Dieu !
Amen ! »
Si Kettani remit l'acte à mon oncle et se leva. Chaussant ses babouches, il demanda 500 francs. Il avait dû insister auprès du Cadi, alité par une forte fièvre. Une servante avait égaré un grain de blé dans le lit du Cadi. Ce grain avait suffi : le Cadi avait la fièvre. Je m'abstins d'infirmer : de longue date, le Cadi, philosophe notoire, avait confié un exemplaire de son sceau à chaque adel ou pseudo-adel. Quant à sa signature, elle était rigoureusement illisible.
Mais, si mon oncle le jugeait bon, qu'il lui fît donc livrer un sac d'olives dénoyautées ou bien un coupon de serge italienne. Je traduisis : lance-moi un pain d'orge, une pièce de monnaie – ou bien une cuisse de poulet. Bien entendu, tout cela n'avait aucune importance. Nous avons partagé les mets et conversé de bouche amie à oreille fidèle.
Mon oncle se leva à son tour et lui donna 400 francs. Je vis le geste. Sec.
J'interrogeai :
– Et la servante, Si Kettani ?
Il me considéra longuement. Petite bouche, joues duveteuses, boucles d'éphèbe grec, sacrée tête de bois... si tu n'étais pas le fils de Ferdi...
– 300 coups de bâton, à la pointe du jour, sur l'omoplate gauche et la cuisse droite, face interne, place Moulay Driss. Ensuite réintégrée chez le Cadi son maître et placée sous les ordres d'une esclave du plus bas échelon.
Il me tendit la main. Il y a des moiteurs qui sont l'expression d'une cruauté tranquille.
– Viens me rendre visite un de ces jours, j'aurai plaisir à te revoir. Promis ?
J'hésitai à peine.
– Je suis actif, dis-je.
– Eh bien ?
– Je n'aime pas les vieux, dis-je.
Il me broya la main.
– Eh bien ? répéta-t-il. Pour un jeune homme indocile et charmant comme toi, un vieux comme moi réserve depuis longtemps un trône. Au revoir, mon enfant.
Je le poussai rudement et refermai trois portes derrière lui.
Ensuite, je me frottai les mains. Et au suivant de ces messieurs ! Les romanciers américains m'ont appris l'aisance. L'éléphant n'a pas cassé grand-chose dans le magasin de porcelaines, il a droit à un petit pain.
Et, revenu dans le patio, je fis flamber une allumette.
– Non seulement, cria mon oncle, tu es devenu chrétien et te conduis en butor ; maintenant tu fumes ?
Sur le mur, l'ombre de son profil figurait, je ne sais par quelle singularité de projection, un quartier de lune. « La nuit sera totale et les os de la terre gémiront et le croissant se dressera vengeur au-dessus de vos têtes, peuple impie », ainsi parlait le pâtre de Koreïch. Je cassais l'allumette en deux avant de la laisser tomber.
– Parfait, dis-je. Tu as du tabac ?
La vasque était en marbre blanc, l'eau glauque et le jet couleur et rigueur d'un commandement de Dieu. Mon hébétude s'évanouit comme un brouillard.
Mon oncle trotta, pieds nus, devant moi. Un corridor, un angle, une porte dont il fit glisser le verrou. Une lumière diffuse fut.
– Vous ferez des œufs sur le plat, dit mon oncle. Du coq il ne reste que les pattes. Ensuite vous veillerez. Moi, je vais à la mosquée. Il y a trop de péchés dans la journée d'un honnête homme.
Ses mains logeaient dans ses babouches, comme dans des moufles. Elles s'abaissèrent. Les babouches tombèrent avec le même et unique claquement sec.
– Je serai de retour dans une heure si Dieu le permet et il se peut que j'aie besoin d'un bol de soupe, Kenza.
Il se chaussa, trotta, doux, âgé. Les ténèbres l'engloutirent. « La nuit sera totale et s'y fondront ceux qui n'auront cru qu'à demi », ainsi parlait le berger. J'entrai. Deux femmes en pleurs s'embrassaient. Kenza était de nouveau une épouse.
Ses ballots étaient là, trois. Je leur allongeai quelques coups de pied : frusques, casseroles, un matelas, un tabouret – les biens d'une femme. Le décor était : plafond bas, deux matelas, une natte, poussière, deux bougies, l'une sur un bol renversé, l'autre à même le sol (je me trompe : sur un papier journal, louable précaution), air chaud, vieux, plâtras au pied des murs – la chambre des femmes.
– Je sais, dis-je, répondant à une exclamation étonnée, je ressemble à un chrétien. Même si j'ôte ce complet de confection. Quant au caractère, plus que chrétien : un tapis turc dans un igloo. Ceci dit, salamalec, tante.
J'allai l'embrasser sur le front, elle me tendait la main.
– Mais continuez donc l'échange de vos souvenirs et de vos impressions, je vous prie. Ne vous occupez pas de moi. Maman, raconte-lui comment nous avons pu partir. Je m'allonge sur ce matelas en coco pur et ne tarderai pas à m'endormir.
Je tardai pourtant un peu. Le temps de donner un sens à leurs lèvres.
Elles étaient là, mère, tante, parlant beaucoup, à tour de rôle, gesticulant ensemble. Et leurs lèvres mentaient.
Chaque fois que je l'ai pu, j'ai étudié les lèvres d'une femme. J'en possède une mnémonique – somnifère et source de divertissements. Mais jusqu'à ce soir – la jalousie maritale voile le visage des femmes et je ne m'intéresse pas aux petites filles, que je sache... ma mère, mea culpa ! – la collection n'était que de lèvres européennes. Ainsi...
J'ai vu des commissures basses d'abrutissement, avachies de sensualité. J'ai vu des plis de chagrin, d'ironie et de férocité. J'ai vu des lèvres sans rides, unies, pleines, impersonnelles, mais révélant leurs secrets parce que fardées du rose à l'écarlate, du sec au gras, du trait à la fleur, épaissies, amincies, dessinées avec art, barbouillées en hâte, lèvres de vieille fille malgré l'alliance au doigt, lèvres étonnantes de jeunesse en plein milieu d'un parchemin, lèvres sarcastiques, bonnes à tout faire, même à dire la vérité, lèvres vénales, ignobles de bestialité et de calomnie, serrées sur une énigme ou sur une souffrance, crispées par un dépit, par une envie, par un cancer, tordues par un hépatisme ou dans un sourire fermé, commercial, circonstantiel, bas, entrouvertes sur des dents blanches, pourries, égales, inégales, sur un dentier, sur un jeu de touches de piano, sur une mixture d'or, de plomb, de platine et d'ivoire, ou tout simplement sur des gencives sans dents ; j'ai vu des lèvres toujours ouvertes, respirant à la place des narines un mélange d'oxygène et d'azote, de coquetterie et de cupidité, d'étonnement et de passivité, de sourire et d'ennui, d'apathie et d'espoir.
Lèvres antipathiques, lèvres sympathiques, lèvres qui nous laissent indifférents, lèvres gonflées de vie et qui nous donnent envie de les mordre pour les punir, provocantes, insensibles à nos murmures et à nos morsures ; lèvres inexpérimentées, sans fard ou avec fard, si belles même irrégulières, si douces même inharmoniques, si charmeresses qu'un baiser les souillerait et sur lesquelles flotte un songe et passe notre caresse aussi lisse que leur velouté ; lèvres de vieilles, d'adolescentes, de concierges, de vendeuses, de putains et d'épouses moyennes, toutes retiennent mon attention et j'en connais plusieurs impossibles à oublier. Ce sont des lèvres d'Européennes, de Françaises, voire de Parisiennes. Elles ont droit à la crème de la civilisation. Des lèvres d'hommes qui s'y posent baisent l'apogée de l'industrie scientifique fine.
Sic.
Je m'endormis.
Pourchassé par vos lèvres, tante et mère, vos lèvres qui ont chuchoté, frémi, baisé, sucé, calomnié et prié, ferventes et scellées, par les chaleurs et les pénombres et les silences, sourires, rires, sanglots, crédules et fidèles, ataviques et pavides, et dans la médiocrité se sont accomplies – puis se sont ridées.
Un jour quelqu'un les fermera comme fermera vos yeux. Typhus ou vieillesse avancée. Mais se comportera en défonceur de portes ouvertes.
Un jour vous fûtes nubiles. Et depuis, vous n'avez cessé d'être mortes.
Cette nuit-là, je ne vis pas la Ligne Mince. Au petit matin je l'appelai. En vain. Mais lorsque arriva le soir...
Je sortis, porteur d'un tapis vert, vêtu d'une djellaba, coiffé d'un fez.
– La 27e nuit est une nuit de révolution, m'avait dit mon oncle.
– Une nuit de foi, ajouta Kenza.
– La Nuit du Pouvoir, dit ma mère.
Elle léchait une datte, la dernière du kilogramme de dattes que le Seigneur avait rapportées de Médine. Ils demandèrent simultanément :
– Où vas-tu ?
– Je ne sais pas, dis-je, vadrouiller, flâner, fumer et boire dans une taverne, peut-être entrer dans une mosquée et dans ce cas prier qui l'on voudra. Les affaires paternelles sont encore en souffrance, ne l'oubliez pas.
C'était la Nuit du Pouvoir. Un uléma des Karawiyine avait allumé un cierge en cire vierge, entre chien et loup. Et quarante minarets s'étaient allumés, ruisselants d'ampoules bleues, jaunes, rouges, vertes, quarante gosiers avaient vagi l'appel à la foi, contenu des boutiques vidé précipitamment dans les rues, marchés et hardes parfumés de santal et d'encens, et ceux qui n'avaient pas cru croyaient, ceux qui se traînaient marchaient, des pétards et des feux de Bengale jaillissaient, se muant en feux de bois par-dessus quoi sautaient, comme l'on saute à la corde, se tenant par la main ou en rondes, fillettes et vieilles dont pas une ne se rappelait quelle avait eu faim, soif, froid, chaud, mal à l'âme, misère au corps, et que cette vieille avait été cette fillette et que celle-ci serait vieille, édentée, éculée, fleurant bouse, geôle, clou de girofle, urine, et les mendiants en hordes grossis de ceux qui allaient demain le devenir, qui trouaient les cohues comme des perce-neige, porteurs de couffins, paniers en doums, sacs de jute où devait normalement la charité islamique se déverser en pièces de monnaie, où tombaient seulement figues véreuses, noix gâtées, chiffons, fond visqueux des casseroles, vieux souliers, vieux habits, repasse l'an prochain, vingt de tes frères sont déjà passés, des séquences temporelles : ces mains qui – tendons blancs, creux violets entre les tendons, tressautantes, hagardes – reçoivent un quignon de pain, puis se transforment – dignes d'une dyne et d'une chaleur humaine – allant porter ce quignon à un autre mendiant, qui n'a pas de pain et n'a que des moignons, ou cul-de-jatte attaché à une borne d'angle de peur qu'il ne lui prenne fantaisie de rouler sur lui-même comme un fût et ne se perde comme un enfant dans ce cataclysme de bruits et de vies ; séquences aussi dans cette paire d'yeux de voyou chlorotique où se plantent et se greffent surexcitations, lumières, clameurs, il les ferme comme ma mère avait fermé les siens dans le car de Jules César et se demande s'il ne s'agit pas de toutes les créatures de l'Enfer que Dieu, à l'allumée du cierge en cire vierge, a déchaînées pour qu'en cette Nuit du Pouvoir elles fraternisent avec les anges.
Un philosophe avait sorti son matelas et s'était installé au milieu de la rue. Les foules l'enjambaient et mules et mulets faisaient un détour. Je m'arrêtai.
– Pousse-toi un peu.
Je m'allongeai près de lui. Il bourra une pipe flamande de tabac vert, d'où nous tirâmes de longues bouffées, consécutivement, en silence, îlots dans la mer en furie. Au-dessus de nos têtes l'étoilée était un abîme.
Sous une porte cochère, un Bambara comptait des grains de chapelet, tempes teigneuses, paupières closes par la cécité. Un poste de T.S.F. lui servait de siège – qui devait certainement brailler à toute puissance, lueur d'une bougie en plein soleil : je le voyais seulement vibrer. A ses pieds une tourterelle gracile sur une jonchée d'orge, si effarouchée que ses ailes étaient entre deux décisions, à demi dépliées. Le Bambara chantait, je ne pouvais l'entendre, ses lèvres avaient le flux et le reflux de la mer, sans doute une de ces mélopées à la gloire de qui ont asservi les Bambaras. Je levai un index rigide, levai ses paupières. Il cessa de chanter, continua d'égrener son chapelet, me regardant fixement de ses yeux blanchis de cataracte.
– Ouais, dis-je.
Et m'en fus m'intégrer dans la foule, qui me souleva, porta, pirouetta, qui sentait la sueur, la laine, criant, chantant, grondant, compacte, seul mouvement, seule énergie, dedans laquelle un soldat américain, ex-soldat, ex-américain, venu là en touriste et que l'on avait dévêtu, déchaussé, violenté, toujours debout, et dont je vis, brusque vision dantesque, la face apoplectique, il dit qu'il ne comprend pas de quoi il s'agit, cria quelqu'un à mon oreille ; et glissa dans ma main une pomme de terre mais l'Américain avait déjà sombré, je ne sais quand, je ne sais comment, je réussis à placer le tubercule dans une bouche ouverte qui appelait Allah, tournoyé, tourbillonné, compressé, déjà ivre – et parfois, comme un volant mécanique qui continue sa rotation alors même que l'on a coupé le courant – stupéfait dans un vide brusque, brusquement comblé – longtemps, longtemps, puis la masse ralentit, s'arrêta, s'éparpilla. Je fus devant une natte rouge et verte étendue sur de larges dalles. Sous mon bras, je tenais encore le tapis de prière. Comme tout à l'heure l'étoilée, le silence était un abîme.
Je m'avançai, mes chaussures à la main, longeant la natte. Des groupes dans l'ombre gesticulaient paisiblement. L'air se faisait plus frais, presque froid. J'évitai des colonnes, passai sous des voûtes, des arcades, des lanternes oscillantes. Je marchai sur des dallages, des tapis. Des gens me dépassaient, furtifs, s'accroupissaient, devenaient plus denses, assis par rangs, les bras croisés et de la tête dodelinants. Je marchai encore, une voix me parvint vers quoi tous les êtres étaient tendus.
– Vous êtes peut-être 5000, peut-être 10, peut-être 2, la certitude n'appartient qu'à Dieu et je ne puis dire que : peut-être. Peut-être, lorsque cette mosquée Saint-Driss où je suis vous parlant et où vous êtes m'écoutant, lorsqu'elle sera bien pleine, pourrai-je dire : nous sommes 30000. Et, je vous le répète, Dieu seul sait ce que vous avez dans les mains et ce que vous cachez derrière vous. Or, mes frères, songez : songez aux quarante mosquées de Fès, à toutes les mosquées de l'Empire, à celles qui sont dans d'autres états, dans tous les coins du monde, vous connaissez l'Algérie, vous avez entendu parler de l'Egypte et la plupart d'entre vous ne se sont même pas demandé où se trouve le Pakistan. Ceux-là sont les plus sages sans doute : ici ou là, un fidèle est toujours un fidèle. Ainsi, tout à l'heure les muezzins de Fès vont clamer l'appel de la nuit. Vous le savez ou vous ne le savez pas, d'un pays à l'autre, d'un continent à un autre continent, il y a des écarts de temps. Mais de toute façon, cette nuit, tous les Musulmans de la terre prieront. Or, si je vous apprenais qu'il existe près de 500 000 000 de Musulmans dans le monde ?
Il ôta sa djellaba, à bras tendu la lança. Sans qu'il me fût besoin de me retourner, je sentais le halètement de cette masse humaine derrière moi. Moi-même, je devenais fébrile. J'étais parvenu au premier rang. Je le dépassai, fis tomber mon tapis vert, tombai assis, tout près de Si Kettani, presqu'à ses pieds. Il ne m'accorda pas un regard. Je posai mes babouches doucement.
– Un demi-milliard, reprit-il, vous commerçants, salariés, oisifs, rentiers, chômeurs, infirmes, vous êtes habitués au monnayage obligatoire des choses et un demi-milliard de francs représente pour vous 1000 ans de travail, un coup de téléphone ou le budget d'un état. Vous lui donnez un poids : quelques kilogrammes ; une utilité : villa, voiture, femmes... et un sens : je désire, je paie ; je suis le Roi des Rois, roi des mangeurs, roi des dormeurs, vous connaissez la suite. Alors, 500 millions d'hommes, qu'en dites-vous ?
Il jeta son tarbouch, le piétina. Contre les voûtes profondes d'ombre, montaient les souffles se briser.
– 500 millions d'hommes qui ont le même Dieu que moi, sont instruits dans le Coran comme vous et depuis la bataille de Poitiers, comme vous et moi sont morts 500 millions d'hommes tournés vers la Pierre Noire de La Mecque se réveillent cette nuit et de nouveau possèdent couilles et cerveau. Car c'est la Nuit du Pouvoir, car jusqu'à l'aube le Pouvoir appartient à chacun de nous – et non seulement à nous, mais à tous les règnes de la création, hyènes, sauterelles, rochers, sable des grèves, et à tous les démons de l'Enfer comme aux anges des cieux. Dans quelques instants, le muezzin du haut de son minaret va crier, je le connais, c'est moi qui lui ai procuré cette charge, auparavant il était fossoyeur, il n'aimait pas cet état ; je dis que ce muezzin va bientôt crier aux quatre vents et il sera le premier qui aura le Pouvoir. Alors, nous nous lèverons tous... Le chant du muezzin s'éleva.
– ... et chacun de nous, pour peu qu'il possède un rudiment du Coran, viendra diriger la prière. Ainsi...
Nous nous levions. La houle qui se déclencha m'apprit que la mosquée s'était totalement emplie.
– Ainsi... ainsi... un peu de silence, tonna Si Kettani... ainsi, en ma qualité de chérif, de chef religieux et de commandeur de zaouïa, je vais commencer.
Il se dirigea vers l'alcôve réservée aux imams et fit face au mur.
– Au nom de Dieu clément et miséricordieux... Trente mille voix répétèrent :
– Au nom de Dieu clément et miséricordieux... Et la Ligne Mince s'empara de moi.
Je me rappelais les enseignements de Raymond Roche : « Un objet ne sera objet que du jour où il lui sera donné un nom idoine et une utilisation déterminée. La Ligne Mince te tracasse ? Cherche à la définir. Surtout, n'explique pas un abstrait par un autre abstrait, tu risquerais de devenir abstrait toi-même. »
Ecoutez, monsieur Roche. Un jour un homme m'a dit – parce que mon père l'employait comme ouvrier agricole à raison de 30 francs par jour, parce qu'à la ferme, moi, ce jour-là, je me prélassais au soleil et le regardais suer, je ne lui avais jamais parlé, je ne le connaissais pas, vous séjournez au Maroc depuis assez longtemps pour ne point ignorer les jalousies et les envies brutales – cet homme a planté sa bêche dans la terre qu'il bêchait et m'a demandé, il me souvient encore de sa voix rouillée :
– Peux-tu fabriquer une aiguille ?
– Une aiguille à coudre ? (Il hocha la tête, affirmatif.) Bien sûr ! fournis-moi de l'acier, une fileuse, une perceuse, enfin la matière première et le matériel nécessaire.
L'homme souriait :
– Rien de tout cela, dit-il. Si je te procurais ce que tu me demandes, où serait ta création ? Donc tu ne peux pas fabriquer une aiguille.
J'ai compris, monsieur Roche.
Que la Ligne Mince se produise dans cette mosquée constitue une donnée ; cette 27e nuit en est une autre, mon état d'âme une troisième. Elle se fût déclenchée plus tôt ou plus tard et je n'eusse probablement jamais rien compris.
Kettani n'avait plus de ventre, je ne voyais que son dos. Même vu de face, il n'eût pas eu de ventre. Il n'était plus laid, il n'était plus bestial. Il récitait à voix haute et chantante les versets du chapitre du Trône. Parfois un saint, le Prophète ou l'Eternel étaient mentionnés. Et la mosquée tout entière s'agitait sous un ressac de chœurs et de ferveurs : « Dieu le bénisse et l'honore ! » ou « Gloire à Dieu ! »
J'aurais dû jouir d'un équilibre normal. Le Seigneur m'envoyait à Fès ? J'y suis. Afin d'invoquer un marabout ? Parfait. Je fermai les yeux : « Marabout n'importe lequel, je t'invoque, mon père est ruiné, fais quelque chose. » Je les rouvris. Je n'avais pas cessé d'être secoué par la Ligne Mince.
La Ligne Mince est nette à présent. Tout s'est brouillé devant mes yeux pour quelle soit très nette. Elle me dit : tu es un nègre. Tu es un nègre depuis des générations croisé de blanc. Tu es en passe de franchir la ligne. De perdre ta dernière goutte de sang authentiquement nègre. Ton angle facial s'est ouvert et tu n'es plus crépu, plus lippu. Tu as été issu de l'Orient et, de par ton passé douloureux, tes imaginations, ton instruction, tu vas triompher de l'Orient. Tu n'as jamais cru en Allah, tu sais disséquer les légendes, tu penses en français, tu es lecteur de Voltaire et admirateur de Kant. Seulement le monde occidental pour lequel tu es destiné te paraît semé de bêtises et de laideurs, à peu de chose près les mêmes laideurs et les mêmes bêtises que tu fuis. De plus, tu le pressens hostile, il ne va pas t'accepter d'emblée. Et, sur le point d'échanger la loge que tu occupes contre un strapontin, tu as des reculs. Voilà pourquoi je t'apparais. Depuis le premier jour où je te suis apparue, tu n'es rien d'autre qu'une plaie.
Mais non ! Je me dirigeai vers Kettani, lui tapai sur l'épaule : « Vous permettez ? » Il y avait certainement tout ce que pouvait signifier la Ligne Mince ; mais aussi sa sensibilité aiguë pour un rat mort ou un poème chinois, si aiguë que Roche me comparait à une cornemuse.
Tout à l'heure, si dans les foules et les lumières et les clameurs j'avais pu jouir, quoi sanctionner ? mon émotivité. Oui, couchers de soleil, levers de lune, vents, tempêtes, chaleurs épaisses d'août, j'étais encore réceptif à tout cela et ce fonds prépubère de joies premières vivait toujours en moi, que nulle lecture, nulle souffrance, nul dogme n'avaient réussi à étouffer.
Si Kettani pirouetta. Entonnant l'ouverture du chapitre H dur M, j'entrai dans le mehreb. Avec moi entra la Ligne Mince.
– H dur M !
« Et voici le livre guide ;
« Nous l'avons voulu d'une lecture facile afin que vous compreniez ;
« Pour Nous l'importance en est grande et le champ vaste.
« Serait-il besoin de vous rappeler en passant, si vous êtes un peuple sans but à teneur spirituelle, combien dans les temps passés Nous avons envoyé de prophètes ?
« Et, à l'avènement de chaque prophète, toujours il s'est trouvé pour l'accueillir un peuple moqueur ;
« Sur ces peuples-là Nous avons fait tomber les calamités et l'exemple des temps passés a disparu... »
Mon Dieu oui, vous parlez juste. Voyez, je vous accepte encore. Vous parlez par le canal de votre « légat », que l'on m'a dit honnête et bon, vous trouvez les mots nécessaires et, même lorsque vous tonnez vos malédictions ou nous détaillez les châtiments du Jugement dernier, vous vous exprimez par rythmes incantatoires. Voyez, mon Dieu : Haj Fatmi Ferdi m'a appris à vous aimer – dans la peur du corps et la désolation de l'âme. Il a appliqué votre loi, une femme qu'il a torturée, si bien torturée, grave, ponctuel, digne, que, cette torture en moins, elle tomberait en poussière ; des fils qu'il lie, ligote, taille, écrase, le devoir et l'honneur, dit-il... je vous aime encore pourtant. Alors – quoique de vous à moi, de vous qui déterminez à moi le déterminé, une prière soit inutile – faites que je vous aime encore longtemps.
Ces versets que je psalmodie dans votre maison et dans les oreilles de vos fidèles, je les dis à chair spasmodique. Parce que – mais il serait dérisoire de vous expliquer quoi que ce soit, à vous qui savez tout, même ce qui nous échappe –, parce que vous devez être autre chose que l'Allah des m'sids et des entraves. Je vous répète que je suis entravé. Œillères, bride, hue ! dia ! stop ! repars ! voilà ta mangeoire, voici ton auge. J'ai dit : bon. Pourquoi pas ? à partir du néant, il est bien possible de fabriquer une aiguille à coudre.
– Si, à un fils d'Adam, vous demandez : qui a créé la terre et les cieux ? il vous répondra : celui qui les a créés est l'Etre Suprême ;
« Celui qui, de par Sa volonté, a fait tomber l'eau des cieux, eau que Nous avons employée pour rendre fertiles des terres mortes – ainsi vous êtes sortis sur la terre... »
Quelqu'un me donna un coup de coude. Qu'est-ce qu'il y a ? je n'ai pas fini... merci... je pris le papier bleu.
– Celui qui pour le mâle la femelle, pour la femelle le mâle, universellement, a créé...
– Je t'ai cherché dans quatorze mosquées, ta mère est à moitié morte de peur... moi, je ne sais pas lire...
– Et pour épargner vos sueurs a prévu pour vos déplacements la felouque et la bête de somme ;
« Puissiez-vous ainsi, tranquilles sur vos montures, remercier le Seigneur ! »
Je me tus.
Derrière moi, le silence tomba. A tel point que je me crus tout seul dans cette mosquée immense. Je me retournai. Mon oncle me regardait. Dans ses yeux, il y avait presque de la tristesse.
Je m'entendis avaler ma salive. Le papier que je tenais était un télégramme.
Des rangées de têtes me considéraient. J'en détaillai quelques-unes, une tête enflée, une tête hirsute, une tête minuscule... trois paires d'yeux étonnamment fixes. Si Kettani avait disparu. La Ligne Mince aussi.
J'ouvris le télégramme. Le lus. Le relus. Chose étrange, ce n'était ni la stupeur ni la douleur qui me vrillait, mais la joie. Je me rappelle encore comment, la moitié gauche du crâne, la moitié gauche de la face, la moitié gauche du buste, la jambe gauche ; de cette dernière montait un faisceau de frissons à propagation ondulatoire. L'action était née.
– Je continue, hurlai-je. Et, tranquilles sur nos montures, nous ne remercierons pas le Seigneur. Pour quoi faire ? A-t-il besoin de quoi que ce soit ?... comment ?
La troisième disparition fut celle de mon oncle. O mon oreille, tu n'as rien entendu. Sans aucun doute.
– Vous dites ?... Messieurs, non. Je ne suis pas un sacrilège... Un communiste ? Non plus. Je m'appelle Driss, fils de Haj Fatmi Ferdi et petits-fils d'Omar Zwitten. Vous connaissez l'un et l'autre, l'un est commerçant en thés, l'autre est marabout. Ce qui ne m'empêche pas d'ajouter : puisque c'est la Nuit du Pouvoir, vous venez de me donner le Pouvoir, mon Dieu ; de cela je vous remercie, mais je ne sais jusqu'où me mènera ce pouvoir...
Les murmures étaient devenus rafales. Devant moi il n'y avait plus de rangs, plus de lustres, plus de colonnes, plus d'ogives. Brusquement j'étais le centre d'un cercle vacillant de colère. Je ne pensai pas. Je plongeai, cognai un tibia, chatouillai un abdomen, accomplis des torsions, me coulai dans un creux. Puis m'assis.
Les hordes passaient et repassaient. Masques grimaçants, yeux rouges, et des mains qui mimaient un étranglement rapide et sûr. Quelques heures je restai méditatif. Ensuite je ramassai une paire de bottines que j'estimai de ma pointure – j'avais perdu mes babouches – et m'en fus.
Je trouvai ma mère prosternée devant le jet d'eau. A mon approche elle se leva.
– Hamid, dis-je.
Elle s'écroula. Cinq ans plus tard, j'ai eu l'occasion d'entendre tomber un sac de bûches. Ce bruit-là quelle produisit en s'écroulant.
Je m'agenouillai, soulevai sa tête. La giflant à gifles sonores, je la sentis : sueur acide et boyaux fades des femmes en couches.
Mon oncle se lavait les mains dans un baquet. Kenza sanglotait, debout dans l'embrasure d'une porte, un pied sur un mollet, à la façon des cigognes. Je tendis les doigts, à les rendre incurvés, frappai sauvagement. Ma mère ouvrit les yeux.
– Bien.
Je l'empoignai, la mis debout.
– Le train ?
– Si Dieu le permet... commença mon oncle. Il se lavait à présent les pieds.
– Il permettra. A quelle heure le premier train ?
– Il est parti. Il faut attendre ce soir.
– Alors, lève-toi. Tu vas m'accompagner chez Kettani.
– Pourquoi ?
– Il possède une voiture.
– Tu crois qu'il...
– Oui.
– Mais je suis en train de faire mes ablutions.
– Lève-toi !
Il se leva, se mit à agiter les mains, les égouttant.
– Kenza, reprocha-t-il, je te croyais assagie, une serviette... Je le saisis par l'épaule et le traînai dehors.
Si Kettani nous reçut dans sa salle de bains. Il avait les bras horizontaux, la tête penchée, les yeux mi-clos. Un jeune Chleuh, mains nues, l'oignait de pétrole.
– Si Kettani...
– Oui, mon enfant ?
– Vous possédez une voiture...
– Quatre, mon enfant.
Ses seins étaient flasques et ses membres glabres.
– Je viens de recevoir un télégramme qui m'appelle de toute urgence à Casablanca. Et le premier train en partance est pour ce soir, 16 ou 17 heures d'attente.
– Alors, mon enfant ?
– Voudriez-vous avoir l'obligeance de me prêter une voiture ?... Je vous répète qu'il s'agit...
– Non, mon enfant.
Il répéta – je comptai douze dents en or, quatre gouttes de sueur sur son nez :
– Non.
– Je m'en doutais, murmura mon oncle.
– A moins, reprit le fqih...
Ses jambes eurent un écart brusque, ostensible. La serviette-éponge qui lui servait de pagne s'ouvrit. Je ne m'étais pas trompé : un organe de taureau.
– A moins qu'auparavant – un quart d'heure est suffisant mais nécessaire – nous ne nous entendions.
Il baissa les bras, caressa la tête du Chleuh. Le Chleuh frémit.
Je criai :
– Salaud !
Il écarta le Berbère, s'avança, épais, lourd, dégoulinant de pétrole. Parla à quelques millimètres de ma face :
– Juste sous tes pieds il y a une trappe. Par laquelle je précipite les fils de putain de ton espèce dans une oubliette. Où les attendent pour les violer trois chimpanzés – ils sont dressés. Fous le camp !
Ma mère, à quelques microns près, n'avait pas bougé. Elle n'était même pas droite sur ses jambes. Et je me souvins que, lorsque je l'avais remise debout, je l'avais fait précipitamment.
– Hamid ? dit-elle.
– Mort, dis-je.
Cette fois je ne la vis pas s'évanouir. Je m'étais accroupi et enfonçais mes pouces dans mes tempes. Ma joie s'était dissipée, à laquelle succédaient d'autres raz de marée dont j'avais peur de prendre conscience. Je m'entendis dire :
– Kenza, frappe. Frappe fort. Si pas de résultat, un seau d'eau. Ensuite, un oignon.
Tout d'une pièce, je me levai, courus.
Juché sur un matelas plié en trois, mon oncle remontait une horloge murale.
– Oncle, y a-t-il un bordel à Fès ? Si oui, où ?
Dehors, c'était le crépuscule du matin. Un mendiant chantait sa famine sur une flûte acide – et la famine de ses enfants et celle de sa femme qui allaitait le dernier-né et celle de sa mère que consumait la gangrène. Tourné vers une borne et la main sur l'estomac, un vieillard vomissait quelque chose de rouge – du sang plutôt que du vin, il avait la toux ronflante du catarrhe –, pudique, très maigre. Plus loin, sur un monceau de déchets de pastèques, un enfant à demi nu, les dents blanches et les yeux blancs, mort. Et des pigeons qui roucoulaient, des fours publics qui rougeoyaient, des fenêtres à rais luminescents et, là-bas, l'horizon où l'on devinait déjà le brasillement de l'aurore. Afin que nul ne puisse dire qu'il n'y a plus de vie. La vie est là, sourdissante à chaque pas, à chaque ordure que mes semelles traînent.
Comme une vieille femme, je calculais : un soir sur deux ; Jules César m'a dit « un soir sur deux, tu me trouveras au Bousbir » ; il m'a dit cela il y a trois jours ; il y a trois jours il était ici, hier il était au Bousbir, cette nuit il est de nouveau à Fès. Où ? sinon à Moulay Abdallah, le bordel de Fès ?
Il en sortit, alors que j'allais en franchir le seuil.
– Salut ! dit-il d'une voix grêle.
Il n'était pas tout à fait ivre, il avait épuisé sa réserve de sperme, il avait besoin d'environ quarante-huit heures de sommeil.
– Où est ton autocar ?
– Mon Chevrolet ? Attends.
Il m'embrassa sur les deux joues, il riait, d'un rire faible, fatigué, je crus qu'il pleurait.
– Vieux frère, j'ai accosté une petite négresse... nous sommes allés dans sa chambre...
– Ton autocar ?
– Alors, imagine qu'au moment de... ouais ! elle m'a dit : « ôte ton genou »... ôte ton genou, elle croyait quelle avait affaire à mon genou.
Il constata que je ne riais point.
Un quart d'heure plus tard, le Cheval Vapeur fonçait dans le soleil levant.